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Cet ouvrage de Gervais Deschênes mérite d’être mis en évidence. Le simple fait d’aborder le sujet des loisirs en théologie relève déjà de l’exploit. En effet, cette problématique théologique avait presque disparu de la scène intellectuelle depuis une quarantaine d’années. Il fallait une certaine dose de courage pour s’y attaquer de nouveau. La dimension festive du christianisme a connu son apogée vers la fin des années 1960, à l’« ère du Verseau », de Woodstock et de l’optimiste Alvin Toffler (Le choc du futur). Il suffit de se rappeler les ouvrages d’Harvey Cox pour s’en convaincre. N’est-ce pas à cette période que la Fête des fous a connu son heure de gloire ? Même le très sérieux Jürgen Moltmann s’y est mis avec son Seigneur de la danse. Au Québec, quelques livres en ont bien saisi les enjeux. Pensons à l’ouvrage collectif L’homme en mouvement : le sport, le jeu, la fête ou encore à la très solide thèse d’Éric Volant qui a fait le point sur une problématique similaire de façon magistrale (Le jeu des affranchis). Mais ils datent du début des années 1970. L’air du temps a changé depuis. L’espoir suscité par la chute du mur de Berlin n’a pu faire contrepoids au pessimisme engendré par les chocs pétroliers successifs, la récession économique, les problèmes écologiques et les événements du 11 septembre 2001. Peut-on encore parler de société des loisirs aujourd’hui ? Peut-on faire du jeu et du plaisir un lieu de quête de sens ? Voilà le redoutable défi que s’est imposé l’A.

D’entrée de jeu, on peut sans contredit confirmer la nouveauté de l’entreprise, en particulier aux chapitres 4 et 5. C’est dans ces pages que l’A. appose sa griffe avec le plus d’originalité. Il y développe une suite aux « métaphores » de son auteur de prédilection, John R. Kelley, qui en avait présenté huit dans son ouvrage : Freedom to Be. New Sociology of Leisure. La neuvième métaphore élaborée par l’A., celle du religieux, prend acte de la survivance du sacré dans nos sociétés actuelles et démontre l’importance de la dimension sacrale du loisir, en particulier lors des grandes manifestations culturelles et sportives (p. 153-170). Quant à la métaphore de la transcendance (p. 173-216), plus proprement théologique, elle permet de « prendre conscience de la réalité divine dans la pratique du loisir » (p. 174). L’A. y élabore une brillante étude des Noces de Cana, faisant ressortir non seulement la dimension ludique et festive de l’événement, mais aussi son caractère de révélation divine. Il montre par là que l’on peut ouvrir de nouvelles voies d’accès au christianisme qui s’est trop souvent fondé sur la souffrance du Christ sur la croix, perçue comme génératrice du salut, en en oubliant la dimension jubilatoire tout empreinte de la grâce divine. Comme l’écrit si bien l’A. : « Jésus, comme homo ludens, se détache donc d’une logique de la production pour s’engager dans une logique du jeu de la grâce » (p. 196). On y apprend également que l’humour et l’ironie tiennent une place non négligeable dans l’Évangile.

Le sous-titre de l’ouvrage de M. Gervais est « essai de théologie pratique ». Il faut avouer qu’il a réussi à nous convaincre sans trop de difficultés de la pertinence de situer sa problématique dans le domaine de la théologie pratique. N’est-ce pas la discipline théologique la plus adaptée pour ce genre de développement ? Il est en effet nécessaire de bien s’ancrer dans un terrain au point de départ. Son enquête « d’inspiration phénoménologique » permet cet ancrage (chapitre 2). Les témoignages qui apparaissent dans ce chapitre sont riches et suffisamment éloquents pour que l’A. s’en serve comme référence dans la suite de l’analyse. Dans un deuxième temps, la théologie pratique oblige à une remontée théorique que l’A. a effectuée par le truchement d’une interprétation tant sociologique (chap. 3 et chap. 4) que théologique (chap. 5). Il termine par une redescente vers la pratique dans une prospective qui ouvre sur une éthique du loisir (chap. 6). On reconnaît certes la méthode de praxéologie pastorale en vigueur depuis de nombreuses années à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Cette méthode n’a plus besoin de démontrer son utilité. Depuis le temps, la praxéologie a fait ses preuves lorsqu’elle est bien administrée, et ce fut incontestablement le cas ici. De plus, l’A. possède un esprit délié qui lui permet de manier avec bonheur une langue simple et compréhensible malgré la complexité du sujet à certains endroits. Il est seulement dommage que l’on sente encore peser le poids de la thèse de doctorat : multiplication des références aux autorités, forte dépendance à l’égard des sources, longues citations en retrait ou redondances des données d’enquête. L’originalité de l’oeuvre s’en trouve parfois masquée, comme enfouie sous l’érudition. Cela ne devrait pas toutefois nous enlever le plaisir d’apprécier cet ouvrage remarquable qui balise d’une pierre blanche le parcours sinueux de la problématique de la théologie du loisir à l’époque contemporaine.