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Les sikhs forment environ 2 % de la population de l’Inde, soit près de 20 millions d’individus au recensement de 2001, et constituent en nombre la cinquième grande religion du monde. Spécialiste reconnu de l’histoire culturelle et religieuse de l’Inde du Nord, Denis Matringe est tout à fait conscient du fait qu’il est impossible d’extraire la religion sikhe d’une histoire fort tumultueuse, et il définit de façon large l’objectif qu’il poursuit dans ce livre : « Le présent ouvrage — dit-il — est en effet un livre sur les sikhs, et non sur leur religion, même si bien sûr le fait religieux est au coeur de leur histoire » (p. 13).

Le lecteur aura tôt fait de se rendre compte qu’il lui faut absolument se plonger dans une histoire où les valeurs religieuses chevauchent constamment les dimensions politiques et sociales, s’il veut comprendre quelque chose à l’univers complexe des sikhs. D’ailleurs, fort habilement, l’auteur commence par ramener son lecteur en pleine année 1604, juste au moment où Arjan, le cinquième Gurû, fait rassembler en un « Livre premier », l’Âdi Granth, les compositions de mystiques qui l’ont précédé sur cette voie originale et celles d’autres mystiques hindous et musulmans contemporains (comme Kabîr), avant d’être lui-même mis à mort par l’empereur Jahângîr. L’histoire socio-religieuse des sikhs est inséparable d’un univers de vexations et de violences. Et il est peut-être symptomatique que la création de ce livre saint, qui entérine la diversité religieuse, voisine avec le martyre de son maître d’oeuvre.

Loin d’être univoque, le concept de sikh se transforme au fil des aléas de l’histoire. Ce n’est donc pas rendre justice au sikhisme que de le réduire aux croyances et aux pratiques d’un petit groupe de « purs » (le Khâlsâ), comme d’aucuns le voudraient aujourd’hui. Quelques lignes de la fin du préambule permettront de saisir la position nuancée défendue par Denis Matringe :

Comme un survol de l’histoire des sikhs le laisse entrevoir, il est à certains égards tout aussi malaisé de parler de communauté sikhe que de sikhisme. Les divers groupes sociaux qui se réclament de l’enseignement de Nânak et de ses successeurs aujourd’hui comme au xviiie ou au xixe siècle diffèrent en termes de croyances, de pratiques, d’appartenance sociale et de vision de la société. Même s’il est possible de distinguer un courant qui socialement s’impose, celui du Khâlsâ tel qu’il est reformulé à la fin du xixe siècle, les frontières du sikhisme, comme celles de toute religion, sont floues. Beaucoup d’Indiens se disent sikhs qui ne se reconnaissent pas dans le Khâlsâ, et tous les Indiens qui se disent sikhs, même parmi ceux qui semblent appartenir au Khâlsâ, ne croient pas, ou pas complètement, ou pas exclusivement, à la religion appelée sikhisme (p. 19).

L’ouvrage est divisé en trois parties correspondant aux trois grandes phases de l’histoire des sikhs. La première partie va du Nânak Panth (la voie fondée par Gurû Nânak) à la formation du Khâlsâ (p. 21-113). La deuxième partie commence à la conquête du Panjab jusqu’à la Partition de l’Inde et du Pakistan en 1947 (p. 115-225). La troisième partie se concentre sur l’histoire récente de l’indépendance à nos jours (p. 227-300). Au fil des pages, en plus d’une solide introduction historique, le lecteur découvrira entre autres, habilement présenté, ce qui fait l’originalité de la position religieuse de Gurû Nânak parmi les saints poètes hindous et soufis (p. 59-67) ; il comprendra l’importance de la lignée des dix Gurû qui sont à la base de cette religion (passim) ; il verra comment une communauté de purs, le Khâlsâ, s’est créée en 1699, et comment cette communauté religieuse a d’abord évolué vers une fraternité armée. Ce livre lui apprendra également comment cette religion s’est polarisée entre un sikhisme traditionnel (sanâtan) qui n’était qu’une version particulière de l’hindouisme et les tat-khâlsâ, les membres du « vrai Khâlsâ », qui se considéraient comme une religion radicalement différente des superstitions ambiantes (cf. en part. p. 174-175). Ce lecteur découvrira encore l’éclatement sectaire de cette religion (p. 164-169, 283-291), ses principaux rituels (p. 274-281) et la façon dont s’y pose la question de l’autorité religieuse (p. 281-283).

En plus d’être historien, Denis Matringe est aussi connu comme traducteur du panjabi et de l’ourdou. Il a traduit du panjabi le Hîr de Vâris Shâh, un poème du xviiie siècle (Pondichéry, Institut français d’indologie, 1988) ; Sassî de Hâsham Shâh (édition bilingue, Paris, Langues et Mondes, 2004) ; deux romans de la Pakistanaise Amritâ Prîtam, La vérité (Ih sacc hai) (Paris, Éd. des Femmes, 1989) et Pinjar : Le Squelette (Paris, Kailash, 2003) ; et de l’ourdou, une série de Masnavîs, des poèmes d’amour de Mîr Tagî Mîr, datant de l’Inde moghole (Gallimard, 1993). On ne sera pas surpris qu’une des originalités du présent livre soit justement d’être émaillé de traductions de témoignages historiques, d’extraits littéraires de toutes sortes, d’une courte nouvelle de Nânak Singh tirée d’un recueil de 1940 (p. 213-216), d’un poème d’Amritâ Prîtam (1919-2005) (p. 224-225), d’un résumé de son premier roman Le Squelette (p. 229-231), d’un résumé de l’histoire de Hîr et Rânjhâ dans la version de Vâris Shâh (1767) (p. 305-307). En utilisant ainsi des poèmes et des histoires populaires pour mieux camper l’identité sikhe et construire son livre, Denis Matringe s’inscrit d’ailleurs dans une manière de faire l’histoire qui remonte au moins pour le Panjab au Char Bhag-i-Panjab (1849) de l’administrateur Ganesh Das Vadhera qu’un article récent de Farina Mir entend réhabiliter[1].

Cet ouvrage de référence se termine par une bibliographie qui comprend une longue note historiographique résumant les principales étapes de la recherche sur les sikhs (p. 327-350), une chronologie (p. 351-353), un glossaire (p. 355-361) et un index (p. 363-374). Un excellent travail qui répondra à la demande d’un public en quête d’information sérieuse sur les sikhs et leur religion.