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Peu de jours après […] s’abattit le coup de foudre qui lézarda notre vie entière : le suicide de notre quatrième fils […]. Je trouvai quelque secours dans un essai que j’avais écrit à l’automne précédent et dont la publication survint peu après la catastrophe ; dans ce texte intitulé Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie…, je tentais de formuler les apories suscitées par le mal-souffrance et occultées par les théodicées ; mais aussi j’y esquissais pour finir les étapes d’un cheminement de consentement et de sagesse. Je me découvris soudain le destinataire imprévu de cette âpre méditation.

P. Ricœur, Réflexion faite, p. 79-80.

I. Le défi du mal

Le mal est un défi pour la pensée. Il l’est aussi pour l’existence. Dans le parcours philosophique de Paul Ricœur, les circonstances ont voulu que la tenue d’une conférence donnée à Lausanne en automne 1985 — où il synthétisait diverses approches du mal dans un horizon à la fois philosophique et théologique[1] — précédât de quelques mois le drame du suicide de son quatrième fils, Olivier[2]. L’ébranlement engendré par une telle tragédie et le lent travail de deuil qu’il convoque à l’intérieur du soi mettent à l’épreuve la pensée. En dépit de l’abîme éprouvé, l’esprit, bien qu’abattu, est provoqué à penser plus avant, à penser autrement, à penser l’autrement que le mal. C’est ainsi que se noue pour la réflexion philosophique — autour de l’intolérable distingué de l’injustifiable, autour de l’excès du mal débordant l’intentionnalité de la conscience, autour de notre plainte sans cesse confrontée à l’inscrutable du Transcendant — une intrigue récurrente, invitant la pensée à son propre dépassement devant l’irrésorbable opacité du mal. Notre contribution voudrait suggérer que, dans les années qui ont suivi 1986, le cheminement intellectuel de Ricœur a tourné autour de ces interrogations. En marge de ses œuvres essentielles, il revient en effet à la notion d’excès du mal en contrepoint des pensées de Nabert et de Lévinas, et il s’efforce par ailleurs de relier à une intelligence de l’espérance, aussi bien son interprétation de la philosophie de la religion de Kant que son herméneutique biblique du Psaume 22. Le défi du mal — qui n’a cessé de hanter sa première philosophie de la volonté puis son herméneutique d’un soi humain capable d’actions justes — prend désormais une tonalité plus abrupte, tonalité qui, paradoxalement, révèle à la pensée un « ultime », à la fois source et énigme d’une espérance sans imaginaire. Mais pour faire apparaître cette configuration de sens, il convient de brièvement retracer l’approche que, jusqu’en 1986, Ricœur a proposée du scandale du mal.

Inspiré par la phénoménologie sans rompre avec la tradition réflexive française, le geste philosophique premier de Ricœur est une mise en lumière des possibilités les plus fondamentales d’un sujet humain qui a congédié les prétentions d’auto-fondation d’un Cogito transparent à lui-même, s’atteignant dans son absolue et spontanée immédiateté. L’opacité du mal — ce paradoxe qui veut qu’à chaque fois c’est nous qui le commençons alors qu’il est toujours déjà là, antériorité insondable —, l’insaisissable de son origine qui ne saurait se réduire à la seule transgression morale, obligent au détour réflexif et herméneutique. Il convient de partir de l’aveu que l’homme faillible fait de son mieux « face au mal » pour ressaisir, à travers les symboles qui expriment cet aveu, les intentions originaires de la conscience qui s’y expose. Car ce qui fait obstacle dans cette sorte de « nébuleuse du mal[3] » que forment ensemble mal physique, mal commis, mal subi, voire mal radical au fondement de la liberté, c’est l’incapacité où se trouve la pensée à en reconstituer une probante cohérence logique. Cette entrave réflexive s’érige dès lors en défi herméneutique. Ricœur a d’emblée vu dans l’obstacle — scandalon « l’obstacle qui fait chuter sur le chemin » ! — la nécessité d’un fructueux détour interprétatif. Le scandale du mal n’est plus ainsi à dissoudre rationnellement comme l’ont tenté les théodicées, il est à mettre en lumière dans son aspect insondable par une phénoménologie que relaie une herméneutique des symboles, des mythes et de la raison elle-même.

On se souvient de la distinction kantienne entre Übel (le mal subi de la souffrance et de l’injustice) et Böse (le mal commis par la propension mauvaise de la volonté)[4]. L’étonnement philosophique de Ricœur porte toutefois sur l’intrication de ce que désignent ces deux termes. Il est pratiquement impossible de les désenchevêtrer. Toute souffrance provient d’une violence, d’une cruauté ou d’une méchanceté subies. Comme si le mal était une sorte de « sans-fond » dont affleurent dans le mal-agir et le souffrir deux fragments indissolublement liés. Or ce lien inamissible, c’est précisément ce que tentent de maintenir les grands mythes de l’humanité en rejetant au-delà du bien et du mal, l’énigme de leur commencement. Les symboles du mythe donnent donc à penser la source du mal en termes d’origine, en termes d’antériorité à la distinction mal subi/mal commis[5]. Mais ce qui, ici, se donne à penser, prend tout d’abord l’apparence d’une « pseudo-explication » du pourquoi du mal. Il faut donc penser avec le mythe mais contre lui. Il faut renoncer à la question « pourquoi ? ». Afin de dégager, au pli du symbole, le mal comme toujours déjà-là, inexplicable, rivé à notre condition ontologique et pourtant sans cesse mis en œuvre par nous. Paradoxe d’une liberté précédée par le mal qu’elle va provoquer ! La plainte de l’homme souffrant, victime, fait face à ce mystère dans sa lamentation. Or celle-ci reste sans réponse. Elle nous oblige à nous détacher des fausses théories de la rétribution — tribut cher payé aux ruses de l’inconscient. Mais elle nous ouvre un autre chemin : renoncer à toute explicationoriginaire du mal. Ce renversement de perspective maintient dès lors le mal dans sa seule et vive dimension pratique : il devient ce contre quoi on lutte et ce en dépit de quoi on espère. La sagesse qui se dégage d’une telle attitude est une manière existentielle de se tourner vers le futur en renonçant à être soi-même épargné par la souffrance, en renonçant à être soi-même récompensé pour ses propres vertus. Elle consiste à discerner dans le « en dépit du mal… » une subversion d’espérance — secret à l’intime du soi, qui se rend solidaire des luttes éthiques et politiques, en proximité de sollicitude envers autrui souffrant.

Mais cette sagesse est précisément ce que manquent les spéculations gnostiques, les totalisations dogmatiques, les théodicées. Ricœur brosse un tableau de leurs principales figures[6]. La gnose élève la question undemalum — d’où vient le mal ? — au rang d’une gigantomachie où forces du bien et du mal se livrent un combat sans merci en vue d’une délivrance des parcelles de lumière captives dans les ténèbres de la matière. L’échec de ce mythe rationalisé vient de ce qu’il substantialise ontologiquement le mal et en perd ainsi l’énigmatique opacité. Avec Augustin répondant à la gnose mais se laissant déporter sur son terrain, la question unde malum se déplace vers le questionnement unde malum faciamus — d’où vient que nous fassions le mal ? —, et ramène le problème dans la seule sphère de l’acte, de la volonté, du libre ou serf arbitre. Le mal n’est plus un quelque chose. Il est une relation rompue. Le mal n’est pas « être », mais « faire ». Vision éthique du mal qui le lie indéfectiblement au péché, à la peine, au vertige de décliner loin du Bien pour incliner vers un néant privant d’elle-même la liberté. Mais vision morale qui, à son tour, va dissoudre l’énigme de la puissance déjà là du mal en l’enfermant dans la fausse clarté du « pseudo-concept » de péché originel qui mêle abusivement transmission héréditaire et imputation de culpabilité individuelle[7]. L’impasse des théodicées est pire encore. Celle de Leibniz reste un modèle du genre. Mal moral, souffrance, mort, sont placés sous la catégorie du mal métaphysique, inéluctable défaut de toute finitude — car Dieu, en créant, ne saurait créer que de l’être limité, non un autre Dieu ! Le principe de raison suffisante permet alors de concevoir l’entendement divin comme créant nécessairement, parmi tous les mondes possibles, le seul qui soit composé d’un maximum de perfections pour un minimum de défauts. « Le meilleur des mondes possibles » raillé par Voltaire ! Mais l’harmonie pré-établie de la balance des biens et des maux échoue devant l’abyssal du mal et la douleur des victimes, qu’aucune « perfection » ne viendra jamais compenser. La théodicée croit couronner la croissance spéculative de l’onto-théologie, mais sa couronne est tissée d’épines. Le mal déborde de partout cette « hybris rationnelle[8] ». Il reste inintégrable — même sous la forme dialectique d’une négativité réconciliant le tragique et le logique, comme dans l’Aufhebung des figures de l’Esprit chez Hegel. « La souffrance, par la voix de la lamentation, est ce qui s’exclut du système[9] ».

Telle est, résumée en survol, l’approche que Ricœur propose du mal en 1986 lorsque le séisme de la disparition de son fils l’atteint de plein fouet. La douleur est démesurée. Elle exclut d’elle-même toute dérisoire consolation proposée par un quelconque « système » de pensée. Le rien de la mort absurde se détache sur le « pour rien » de la vie. Le « en dépit de… » et le « malgré tout… » ferment provisoirement leurs issues d’espérance. L’immensité du souffrir creuse un écart insurmontable à l’égard de toute sagesse face au malheur survenu.

Or il se trouve que la réflexion de Ricœur sur « Le scandale du mal » avait été présentée quelques mois auparavant lors d’une table ronde à laquelle participait Emmanuel Lévinas qui fit une intervention dont on peut mesurer rétrospectivement combien elle aura sans doute résonné dans la mémoire endeuillée de Ricœur. En voici un extrait :

Il faut partir du mal dans sa cruauté originelle et concrète, du mal physique dans son immédiateté : de ma douleur. Tout mal s’y réfère ou s’y souffre. Cette cruauté ne tient pas simplement à la démesure d’une intensité qualitative quelconque dans la sensation, à un superlatif d’un adjectif — elle est, d’emblée, le comment du sentir, précisément le mal comme adverbe. Un mal se sentir, où le senti ne se range pas en l’ordre du sensé ; dans la con-science qui assemble sous l’unité d’une synthèse, c’est déjà le mal mal-gré la conscience. Non point symptôme d’une déchirure incapable de s’unir en un tout sensé, mais la malignité même du déchirement en tant que souffrance. Le mal souffert serait plus concret que les métaphores appelées à les éclairer. Déchirement du vécu empêché de se rassembler en sens, de se faire pensée de… et de sortir de soi. Sensibilité ainsi vouée à elle-même — ma douleur, en moi, dans mon corps. Finitude s’accomplissant et s’exposant ainsi dans ce mal, dans ce souffrir comme l’invincible subir, comme le pâtir. Le pâtir, passivité extrême, l’insensé par excellence, l’absurde, la solitude — misère et abandon. Description qui n’est pas une abusive réduction du « mal physique » — d’une otite ou d’un mal de dent — au moral ou à l’intellectuel, mais la tentative de partir d’un point où ces dimensions du physique et du moral ne sont pas encore séparées.

Solitude et enfermement. Et cependant un cri qui s’échappe, un soupir sans intention, l’involontaire d’une plainte, un appel à l’aide, à une extériorité. Ouverture insoupçonnée vers le secourable. Dans la finitude de la souffrance qui se souffre sans issue, un au-delà de l’altérité. Prière originelle[10].

Ce qui cherche à affleurer dans ces lignes c’est l’idée qu’au pli du souffrir, dans « ma » douleur, le mal excède la capacité intentionnelle ou réflexive du Cogito qui se trouve ainsi exposé à penser plus qu’il ne peut. L’excès du mal, dans l’écart où il s’éprouve comme cri face au malheur, se donne donc philosophiquement à penser dans la démesure de son extériorité. Ouverture vers un dehors qui défie l’attestation de soi du sujet et creuse en lui l’intrigue inattendue d’un renversement. Ce chemin nouveau vers l’énigme du mal — à vrai dire déjà côtoyé mais pas au vif de la même intensité — va désormais accompagner Ricœur tel un lieu de débat intérieur dans le long cheminement réflexif de son travail de deuil. Plusieurs textes en témoignent. Non seulement l’ampleur de Soi-même comme un autre dont l’interlude sur « Le tragique de l’action » retourne aux sources de la tragédie grecque et porte en dédicace : « pour Olivier encore[11] », ou l’ambitieux essai exégétique et herméneutique écrit à deux voix Penser la Bible[12], mais aussi une « relecture » de l’Essai sur le mal de Jean Nabert en 1992[13], une préface à un ouvrage sur la torture[14], un dialogue à distance poursuivi avec la pensée d’Emmanuel Lévinas[15], enfin une interprétation renouvelée et tournée vers l’espérance, du mal radical chez Kant[16].

II. L’excès du mal

La pensée de Jean Nabert n’a cessé d’accompagner la réflexion de Ricœur[17]. Notamment sur le mal. En 1959, Ricœur — qui va publier l’année suivante les deux tomes de Finitude et culpabilité, c’est-à-dire La symbolique du mal et L’homme faillible (qui sera d’ailleurs dédié à Jean Nabert !)[18] — donne à la revue Esprit une étude critique admirative de l’Essai sur le mal[19]. De ce livre, Ricœur avoue d’emblée s’être dit en le refermant : c’est celui-là que j’aurais aimé avoir écrit ! Car le point de départ philosophique de Nabert est en fait le sien. Il reconnaît en chaque acte de pensée de ces sujets pensant voulant et agissant que nous sommes, une affirmation originaire qui fonde l’unité de nos réciprocités, mais qui est mise en défaut par la rencontre — dans la cruauté, la bassesse ou les inégalités extrêmes — de ce qu’il faut nommer l’injustifiable. Ce qui caractérise l’injustifiable, c’est qu’il excède l’opposition qu’une pensée normative pourrait établir entre le valable et le non valable. Dans une sorte de passage à la limite, cette position dans l’excès situe l’injustifiable en un au-delà du valable. Mais surtout elle rend insuffisante toute approche spéculative du mal comme privation, limitation ou simple travail de la négativité, en imposant à la réflexion la complicité du vouloir qui, rendant irréparable le mal commis, le rapproche du « péché », à comprendre — philosophiquement — comme l’émergence d’une idée spirituelle d’« impureté », corrélative d’une attente de « régénération » du moi. Nabert retrouve ainsi le mal radical kantien sous la forme d’une rupture spirituelle constitutive du moi singulier où s’efface la différence morale entre « bons » et « méchants », mais où s’atteste que nous sommes « tous » négation vivante de l’idée d’une conscience pure — sans cesse manquée. Ce rapport d’une conscience particulière à une conscience pure qui se dérobe apparaît comme l’unité vivante d’où se constituent nos réciprocités. Or c’est là que le mal s’insère. Ce qui abîme ma relation à moi-même — défiance, agression, hostilité, haine — détruit mon rapport à autrui. Seule la restauration en nous de l’affirmation originaire intérieure à la reconnaissance du mal et s’y opposant dans le même acte spirituel et réflexif, ouvre la voie à une possible justification — par la dénonciation de l’injustifiable absolu au travers d’actes qui nous tournent vers son éradication. Rompue par le mal, la réciprocité des consciences redevient vivante en son principe originaire d’unité grâce aux actes singuliers qui, dans la sollicitude envers autrui, prennent sur eux la souffrance injustifiable. Union intime de l’absolu et du contingent, donnant sens au devenir dans la gratuité justifiante d’actes où coïncident affirmation et dénonciation du mal.

Ricœur, en ses racines protestantes, adhère pleinement à une telle pensée en 1959. Le dissentiment par lequel il reproche à Nabert de tendre à réduire la finitude à une forme de mal et la justification à un royaume des personnes, se situe à l’intérieur d’un fondamental accord. Mais rejoint en 1986 par le tragique absurde du suicide de son fils, Ricœur perçoit, dans l’épouvante du cataclysme intérieur, le mal en tant qu’excès absolu. L’intolérable, qu’il faut pourtant supporter, confère à l’injustifiable une sorte de statut hyperbolique qui marque la démesure devant laquelle se trouvent le langage et la pensée. C’est ainsi qu’à l’occasion d’un colloque « Jean Nabert » en 1992, Ricœur propose une « Relecture » des lignes qu’il avait consacrées à l’Essai sur le mal. Il reconnaît que ce qui lui avait échappé dans sa première lecture, c’est le lien entre l’injustifiable et l’excès. Et voici ce qu’il écrit :

Quelles sont donc les expériences-témoins de l’injustifiable ? En bref, ce sont de grandes souffrances, de graves blessures de la sensibilité, et non pas n’importe lesquelles. Ce n’est pas un hasard si, au détour des pages, reviennent des mots comme trahison, délation, bassesse, cruauté, abaissement de certains hommes, inégalités extrêmes… Et « quand la mort, interrompant prématurément une destinée, nous frappe de stupeur, ou qu’elle nous apparaît comme la rançon d’une haute ambition spirituelle, est-ce par l’idée de l’injuste que nous apprécions l’événement ? ». Il faut que la stupeur nous laisse d’abord sans réponse. Et ce quifrappedestupeur,c’estcequidanslasouffranceestexcès. Souffrir, n’est-ce pas d’ailleurs trop souffrir ? Voilà ce qui met en déroute le normatif sur le plan du jugement lorsque nous parlons d’injustifiable et de justification. Mais c’est un jugement arraché à ses gonds par l’excès du souffrir, un jugement condamné à un excès en retour. Si la norme marque la mesure, la démesure du souffrir appelle la démesure inverse d’un recours hors norme[20].

Derrière cette analyse et l’appui de sa citation, on pressent la charge émotionnelle qui oriente la pensée. La tâche se dessine : « […] c’est la même lecture en termes d’excès ou d’hyperbole qu’il faudrait poursuivre dans les deux registres du rapport à soi et du rapport à autrui[21] ». On pourrait ajouter du rapport à Dieu — au divin (Nabert) ou à l’Infini (Lévinas). À l’évidence, en insistant sur les termes d’excès et d’hyperbole, Ricœur vient frayer dans les parages de la pensée lévinassienne[22]. Pour aborder philosophiquement le mal en son excès, il faut consentir à ce que langage et conscience se voient déboutés de leur confort réflexif et argumentatif. Le défi à relever consonne fortement avec la remarque de Lévinas longuement citée plus haut. Visiblement, Ricœur rejoint le même cheminement intérieur. Mais les deux philosophes — à la fois en proximité et en distance — vont diverger dans la modalité d’approche des éclairages à apporter. Voyons cela de plus près.

Lévinas, quelques années auparavant, avait eu l’occasion de s’exprimer sur l’excès du mal à propos d’un ouvrage de Philippe Nemo qui se risquait à une interprétation philosophique audacieuse du Livre de Job[23]. Or dans le canon biblique, la figure de Job symbolise l’humain affronté non seulement à la souffrance injuste, mais à une victimisation injustifiable qui excède toute justification et qui, du cœur de son excès absolu, désigne énigmatiquement un au-delà transcendant. Sous le voile littéraire du poème, on n’est donc pas loin de Nabert et fort proche de la situation existentielle de Ricœur. C’est pourquoi il est intéressant de noter que Lévinas — lui qui dès ses premiers écrits décrivait l’existence, en son souci d’être, comme rivée à la possibilité essentielle d’un mal élémental dont elle cherche à s’évader[24] — va risquer un pas philosophique de plus. Il va s’attacher à mettre en lumière dans l’essai de Nemo que, du cœur de l’absolue excession de son excès, le mal signifie une triple rupture. Une rupture avec l’angoisse où il se reçoit. Une rupture avec l’immanence dont il dérange l’ordre. Une rupture dans le reposer sur soi de l’humain. Au fil de ces trois ruptures, se dégage le retournement d’une élection vers l’opposé du mal, le Bien.

Phénoménologiquement, résume Lévinas, l’angoisse — en tant que modalité de dévoilement du néant, pure ouverture à un « monde » qui se dérobe — est en conjonction avec le mal. Car l’angoisse n’est ni un état d’âme, ni une prise de conscience de la finitude. Elle est l’acuité vécue d’une impossibilité de se dissimuler la mort à venir. Elle est la non-dissimulation même, dont tout mal — jusqu’en ses profondeurs abyssales — réveille l’écho. Le mal toutefois se distingue de l’angoisse en ce qu’il l’excède. Il n’en est ni un mode, ni une forme, ni la négation propre au néant dévoilé. Il est purerupture d’excès au cœur même de l’angoisse. La quiddité, l’essence propre de la malignité du mal, se révèle en tant que l’absolumentnon-intégrable. Le mal ne se synthétise pas avec l’angoisse qui le dévoile. Il demeure dérangement sans accommodement. Pas seulement injustifiable. Mais surtout irréductible à toute systématisation, hétérogène à toute récapitulation de sens. Il ne s’intègre à aucune corrélation préalable de la conscience, à aucune « intériorité » psychique. Son excès signifie la rupture en tant que telle. C’est en quoi il met en échec tout système, toute gnose, toute théodicée.

Le mal, ajoute Lévinas, survient ainsi toujours comme purerupture de l’immanence où se vit — se perd et se retrouve — le sujet pensant. Son excès, pourtant, laisse encore surgir une autre signifiance. C’est « moi » que le mal atteint. Comme si le mal, de soi, comportait un « me viser » — selon l’expression de Nemo. Car le mal m’atteint dans une blessure d’où se lève ce que l’on pourrait appeler du sensé hors sens — l’insensé d’un cri, d’un appel, d’une prière originelle que m’arrache la douleur. Comme si — à travers le mal qui m’atteint et la lamentation qu’il provoque — se jouait une sorte de persécution dans laquelle se surprend un réveil de l’âme, un sursaut, une ré-attestation de la dignité unique du sujet souffrant — unicité « ex-ceptionnelle » en réponse à l’« ex-cès » du mal. Cette attestation à revers — lieu sans lieu d’un insensible renversement au cœur du soi — révèle au sujet que son arrachement au « monde » par le mal souffert dissimule en fait l’antériorité d’une élection. Une élection qui met en question son reposer en soi-même dans l’effort d’être « sans autre ». Une élection qui le tourne vers l’autrement d’une autre scène. Comme si avant même ma propre lamentation, antérieurement à mon propre cri, et parce que le mal me frappe dans mon horreur du mal, j’avais toujours déjà été appelé à mettre en rapport indissociable « ma » souffrance et la souffrance que je peux éprouver pour la souffrance d’autrui — donc ma responsabilité irremplaçable à cet égard. Dans son épreuve de l’excès du mal, le « je » se découvrirait élu à une excession de responsabilité. Retournement qui — semblable à celui qui se produit dans la visitation du visage — nous place dans la trace de l’Un, de l’Infini, du Bien où se fonde notre lutte contre le mal.

Ainsi, souligne Lévinas, ce que l’excès du mal révèle c’est d’abord notre impossibilité de l’agréer. Le mal qui vient nous frapper dans notre horreur du mal témoigne donc obliquement de notre association avec le Bien. Ce que le « je » ne peut souffrir et supporter, il ne peut — au nom de l’unicité irremplaçable qui le lie d’élection à chaque « un » — le laisser souffrir ou supporter à autrui. Au creux de la radicalité non intégrable de l’excès du mal, l’impératif catégorique kantien prend forme nouvelle. Au pli de notre expérience de la souffrance et par le détour de notre solidarité réaffirmée avec autrui, se joue une invisible percée élective vers le Bien. Non par simple inversion du mal en bien, mais par le truchement d’une élévation au Bien de notre échec même à intégrer le mal à un quelconque système — conjoncture qui convoque la pensée à « penser plus qu’elle ne pense », c’est-à-dire à ne point retourner « sans Autre » à l’être-au-monde de la conscience empirique mais à s’élever à la visée d’une fin qui dépasse infiniment ce qu’elle vise. L’attente d’un attendu-dépassant-infiniment-son-attente devient ainsi, face au mal, la modalité psychique d’une « u-topie » de l’humain et d’une « ex-cédence » de Dieu dans la trace desquelles, au détour du visage ou de l’idée de l’Infini, peut faire signe la Transcendance.

Au lendemain du drame de 1986, Ricœur éprouve son abattement à l’image de celui de Job. Il pressent — comme il le dit dans sa relecture de Nabert — que le souffrir qu’il endure ouvre à une relecture en termes d’excès et d’hyperbole, relecture à poursuivre dans les deux registres du rapport à soi et du rapport à autrui. Mais la voie esquissée par Lévinas dans son interprétation philosophique de Nemo — voie largement adossée à des développements antérieurs publiés dans Autrement qu’être sur la « substitution » et le sujet « otage » de l’autre dans sa responsabilité[25] — ne convient pas à Ricœur. Car ce dernier résiste à l’idée que sous la blessure du traumatisme, l’excès du mal subi puisse — même hyperboliquement — se retourner en une élection vers le Bien qui dépossède le sujet de son initiative, qui l’oblige, qui l’astreigne en quelque sorte, sans son concours. Il ne perçoit pas que l’élection dont parle Lévinas n’est point un escamotage du sujet, mais son ancrage originaire, antérieure à l’exercice subséquent de la liberté. Il ne partage pas l’idée que ce soit dans l’antécédence d’une telle élection que s’affirme le caractère irremplaçable de tout sujet[26]. Ni que l’unicité du sujet soit non-coïncidence à soi — telle qu’elle découle de son exposition non plus au « Même » mais à l’« Autre », là où l’irruption de cette « autre scène » fait effraction sous diverses modalités (excès du mal, visage d’autrui, cogitatio pensant plus que son cogitatum — conjonctures où peut se surprendre la signifiance d’un renversement vers le Transcendant). Ricœur entend maintenir que, même dans l’épreuve du mal, l’ipséité du soi ne s’atteste que dans l’acte même par lequel elle s’interprète. L’herméneutique de soi demeure la vie vive du Cogito. Même au cœur de l’écart où son impossible fondation nous laisse. « Je » n’est jamais une place vide. L’attestation du sujet reste un préalable nécessaire à l’accueil de toute élection signifiée[27]. La médiation décisive demeure donc le langage et l’acte de dire. Le sujet aux prises avec l’excès du mal doit pouvoir se dire au cœur même de l’excessif qui le déborde.

La rupture provoquée par l’intolérable qui se produit comporte certes une inintégrable extériorité, mais celle-ci ne rompt pas l’immanence du soi qui en témoigne. Elle blesse et déchire la mêmeté de son identité, mais elle laisse à son ipséité la dimension de promesse où continue d’advenir à lui-même le sujet (sur)vivant[28]. C’est pourquoi effroi, stupeur, silence et parole, persistent conjointement face à l’excès du mal. Ils en témoignent sans absorber son excession dans une thématisation. Ils en attestent l’intolérable obliquement. Non point, comme le propose Lévinas, dans un « Dire sans dit » qui serait simple franchise de l’exposition à autrui dans l’élection du l’« un pour l’autre » révélée par le retournement de la « visée » du mal. Mais sous la modalité d’un langage qui — fût-il muet ou voix de fin silence — demeure traversé par les failles que lui imprime l’« impossible-à-dire », et se mue, aux replis du souffle, en respirs de signifiance. Quelque part le langage — sa possibilité même — sauve notre parole. Car avant que l’excès du mal ne nous désarçonne, le langage nous a toujours déjà précédés — autre scène de la rencontre de l’Autre ! Nous sommes entrés par le langage en conversation non seulement avec la parole instituante de nos proches, mais avec l’extension infinie d’une mémoire universelle dans les strates de laquelle sont déposés — en des chaînes de transmission et de réinterprétations illimitées — les « mi-dires » de témoignages innombrables recueillis à l’épreuve de l’excès du mal. Pour Ricœur le relèvement du sujet confronté à l’excès du mal passe par l’espoir que, dans la diversité des trésors de cette mémoire culturelle et religieuse collective, chacun peut trouver des ressources pour une herméneutique de soi où l’excessif — maintenu en sa morsure dans la surenchère des entre-dits et l’hyperbole des dépassements — peut mener au retournement d’un consentement éthique comparable à celui d’une élection nous appelant au Bien.

Cette voie herméneutique pour surmonter la rupture inintégrable de l’excès du mal, a chez Ricœur une raison profonde. Elle suppose que le caractère irremplaçable du sujet est d’abord lié à l’estime de soi où s’atteste sa capacité à faire front. Dans une remarquable préface à un ouvrage sur la torture, il écrit ceci :

[…] l’estime de soi est quelque chose de plus fondamental que le respect de soi. Le respect, dit Kant, va à l’humanité dans ma personne et dans la personne d’autrui. Le respect passe ainsi par la médiation de l’universel, le mot « humanité » devant être pris non seulement au sens extensif d’« ensemble des hommes », mais au sens compréhensif de « caractéristique humaine » (l’allemand distingue Menschtum et Menschheit), l’estime de soi va droit à la singularité des personnes dans leur caractère insubstituable, irremplaçable[29].

La notation est décisive. Car la torture, elle aussi, relève de l’excès du mal en ce que, dépassant tout justifiable, elle « vise » dans la victime l’anéantissement de son estime de soi. Par là même est mis à nu le noyau irréductible où s’atteste la singularité insubstituable du sujet — celle qui oriente l’éthique et commande la compassion. Reste à savoir de quoi est faite cette estime de soi que l’humiliation de la torture détruit. Ricœur répond :

De quoi nous estimons-nous ? De pouvoir accéder à l’une ou l’autre des échelles de grandeur. Dans l’ordre du pouvoir se dire, dans l’ordre du pouvoir faire, dans l’ordre du pouvoir se raconter, dans l’ordre du pouvoir être tenu pour responsable, c’est-à-dire susceptible d’imputation morale. En quoi, demandions-nous, l’homme est-il digne d’estime ? Nous pouvons maintenant répondre : en tant qu’homme capable[30].

L’ultime raison de la voie herméneutique suivie par Ricœur pour surmonter l’excès de malheur, la torture morale, l’anéantissement existentiel qu’a dû représenter la disparition de son fils, nous est donnée ici. Le sujet doit avoir la capacité de se dire dans une estime de soi retrouvée après la tourmente où l’a plongé l’épreuve du tragique. Cette réappropriation de l’estime de soi au creuset du drame, accomplit la tâche d’égaler le travail de deuil à la position « je suis en dépit de tout ». En ce sens la réflexion philosophique vient épouser la ressaisie du « je » dans son effort pour exister et son désir d’être — peut-être d’autrement qu’être — face à la radicalité du mal et à l’inscrutabilité de Dieu[31].

III. L’au-delà du mal

L’acte désespéré de celui qui s’enlève la vie « vise » ses proches. Geste mû inconsciemment par une régression vers un imaginaire infantile de toute-puissance, il entend entraîner l’autre — par un amour retourné en vengeance — dans le désespoir d’un irrémédiable mortifère. Il ouvre ainsi, dans l’âme de l’autre, les vannes du sentiment de culpabilité. Or ce dernier est un piège. Être coupable (soit être solidaire en sa personne de ses actes responsables) et se sentir coupable (à savoir se laisser envahir par un sentiment qui peut réactiver en tout sujet les sources refoulées d’une culpabilité inconsciente) ne sont pas la même chose[32]. Aucune vie n’est entièrement transparente à elle-même — comme le Cogito lui-même ! Toute existence a besoin d’aveu, de régénération, de grâce, de pardon. Lorsque le malheur survient, lorsque le mal-être en son excès entraîne un fils à mettre fin à ses jours, la sagesse est de ne pas se laisser engloutir par un sentiment de culpabilité, de perte et de mésestime de soi. L’herméneutique de soi doit au contraire quitter l’entrelacs des remords et des reproches que l’on s’adresse et se tourner — des profondeurs de l’estime de soi blessée — vers ce qui peut attester en nous l’horizon d’une « espérance-en-dépit-de… ». Fidèle à cette voie où le soi se reconstruit en interprétant, Ricœur va revenir à Kant et à sa réflexion sur le mal radical pour y mettre en lumière la justification philosophique d’une originairebonté à la source de l’espérance. Puis il va faire retour à l’Écriture biblique pour comprendre comment s’opère le retournement de la plainte chez le psalmiste aux prises avec le mal et avec le silence de Dieu : « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? » (Ps 22,2).

Le recours à Kant nous offre une méditation magistrale de l’opuscule La Religion dans les limites de la simple raison[33]. Sans entrer dans la démonstration détaillée de l’interprétation proposée par Ricœur, il faut souligner ce qu’une herméneutique du soi peut y puiser : l’occasion de donner corps « à une intelligence de l’espérance en tant que réplique d’un genre unique à l’aveu du mal radical[34] ».

Ricœur voit en Kant le philosophe qui a le courage de lier l’approche du mal au problème de la volonté[35], et qui a l’audace de considérer le fait de la religion comme une extériorité positive dont la philosophie doit rendre compte. Ce qui motive cette hardiesse kantienne est la reconnaissance du fait que dans les croyances et institutions religieuses s’exprime, sous forme symbolique, le même paradoxe que celui qui est rencontré par la critique philosophique : la constatation de l’impuissance de la libre volonté à faire le choix du bien qui pourtant lui est commandé par l’impératif catégorique. Ainsi le récit biblique de la faute est-il réinterprété par Kant à travers l’idée limite du mal radical, et l’incarnation de la figure christique devient-elle pour lui régulation symbolique du schématisme de l’espérance. Rendre raison de cet entrecroisement du mal radical et d’une régénération de soi dans l’espérance est donc le motif majeur de cette herméneutique philosophique de la religion qui répond à la troisième question kantienne : que m’est-il permis d’espérer ? Ricœur va y puiser la confiance rationnelle que, dans le non-savoir de nos limites, la bonté est aussi originaire que la radicale malignité du mal.

En effet, la méditation kantienne sur le mal radical — en faisant voir que, si radical fût-il, le mal « n’occupe pas la place de l’originaire, qui est celle de la disposition au bien[36] » — joue d’un renversement qui ouvre chemin à l’espérance. L’originalité de Kant, insiste Ricœur, est de lier ainsi mal et volonté. On sait que, selon Kant, l’humain est partagé entre deux mobiles fondamentaux : en son versant rationnel et intelligible il obéit à l’impératif catégorique de la loi morale, mais en son versant d’être naturel empirique il obéit à ses penchants et à ses passions. Toutefois, comme l’a bien vu Jaspers, « le bien et le mal ne résident pas dans la distinction des deux mobiles, mais dans la manière dont ils se subordonnent l’un à l’autre[37] », car penchants, tendances, besoins peuvent parfaitement s’intégrer à une volonté respectant la loi morale. C’est donc seulement dans la faiblesse de la volonté elle-même que le mal s’introduit et réside. Là où le rapport de subordination — entre les mobiles du respect et ceux des penchants — se renverse, se pervertit. Là où la disposition au bien se voit soudainement inclinée vers le mal. Là où socialement, sous la guise de projets et de règles de justice, se constitue une rationalité pratique qui devrait être « bonne » (universalisable) et qui devient « mauvaise » (injustifiable). Mais comment se fait-il que des mobiles mauvais finissent par prendre le dessus sur la volonté originairement bonne au point d’inciter à des comportements humains à rebours de la vie espérée ? La réponse de Kant tient en quatre mots : le penchant au mal. Ce dernier n’est pas inné, souligne Ricœur, il doit être compris comme un « intelligible ». Il se donne tel un a priori. Cet a priori nous tourne vers la racine d’où le mal s’éclaire au fond du soi telle une profondeur non intégrable qui s’empare mystérieusement de l’agir même de notre liberté et se présente dès lors sous la guise d’un mal radical[38]. Cette idée limite si discutée exprime notre anxiété face au non-savoir de ce qu’elle désigne. Elle traduit l’extrême d’un infranchissable que reconnaît la raison dans son angoisse devant l’emprise du mal. Mais en même temps elle atteste, au cœur de la volonté, la coexistence originaire de ce mal radical et de la disposition au bien. Car ainsi révélé par le penchant au mal, le mal radical n’occupe pas, dans la volonté, la place de la disposition au bien. Cette dernière demeure aussi originaire, aussi inscrutable, aux confins d’une profondeur qui échappe au savoir mais donne racine à une bonté que l’on pourrait, elle aussi à son tour, ériger en « idée limite » d’une bonté radicale.

Dans l’herméneutique de soi où se reconstruit Ricœur, ce point est capital. En dépit de tout, une bonté originaire, fondée rationnellement mais aussi impénétrable que le déjà-là du mal, s’atteste par le simple fait que « le mal ne peut faire que nous cessions d’être ouverts à l’appel de la conscience[39] ». La séduction, par laquelle nous pouvons devenir la proie du mal et du mal-vivre, n’est pas le dernier mot. La visée éthique d’une vie bonne demeure l’essor possible d’une espérance[40]. « Ainsi, l’aveu de l’inscrutable du mal ne ferme la voie de l’explication que pour tenir ouverte celle de la régénération[41] ».

Cette voie de la régénération passe, pour Kant, par l’interprétation philosophique et purement formelle de la figure christique. Cette dernière — dans les limites d’une analogie comprise comme une ressemblance entre des rapports formels et non entre des choses réelles — représente la figuration d’un schématisme de l’espérance reposant sur l’idée d’un « surplus », d’une « grâce » venant à l’homme d’au-delà son impuissance. L’effectivité de cette représentation dépasse la philosophie. Elle appartient au domaine de la croyance qui, se tournant vers le don de ce secours insondable, rend effective une renaissance de soi. Mais la volonté, résume Ricœur, « se tourne vers ce don venu d’ailleurs, du fond de la disposition au bien que n’a pas aboli le penchant au mal[42] ». L’antinomie kantienne se transforme en paradoxe d’une espérance qui lie l’effort de la volonté et le don venu d’ailleurs. Le caractère purement formel de cette démarche philosophique pour éclairer l’origine lui confère sa force. La foi lui donne sens existentiel. Un au-delà du mal radical y trouve de la sorte sa silencieuse délimitation : il est dans l’espérance d’une originaire bonté — inscrutable bonté, à accueillir dans un soi rendu ainsi capable de renaître à lui-même.

Ce que tout travail de deuil recherche — une capacité à renaître dans l’estime de soi, une remise consentie du geste suicidaire d’autrui à l’inscrutable d’un au-delà — tout cela est présent dans cette herméneutique philosophique orientant l’espérance vers l’énigme ultime de la Transcendance. Reste à éprouver dans l’Écriture biblique qui témoigne du dire paradoxal d’une telle foi, la réalité advenante de cette espérance.

Lorsque son ami André LaCocque proposa à Ricœur dans un dialogue entre exégète et herméneute d’interpréter quelques textes bibliques choisis, l’un des choix se porta sur le Psaume 22[43]. Ce psaume est emblématique puisque son entame a été mise sur les lèvres de Jésus en croix pour expliciter le sens de l’absence de Dieu lors de la Passion. Mais il doit fondamentalement être compris en lui-même, indépendamment de toute sollicitation christologique. Car tout psaume retenu dans le psautier est d’abord un poème qui élève au rang de texte liturgiquement réitérable un moment fondamental de l’expérience religieuse. Le Psaume 22 se présente comme une prière de plainte (Klage) qui se fait accusation (Anklage) et qui ose scandaleusement parler de la souffrance et de la déréliction comme d’un « abandon par Dieu », avant que ne s’opère dans le poème un mystérieux renversement par lequel la plainte se retourne en louange. À l’inverse de la méthode historico-critique Ricœur entend aborder le psaume tel qu’il se donne dans le canon par le biais d’une analyse littéraire, afin de repérer les procédures de langage qui parviennent à élever la souffrance au rang de paradigme, et afin de surprendre le moment « intratextuel » de l’inattendu renversement. On peut regretter toutefois que son analyse ne s’adossât au risque d’une traduction du texte tenant compte des réelles difficultés textuelles repérées par la critique — difficultés qui laissent affleurer, selon nous, un sens « entre-dit » décisif [44]. Aussi, avant de poursuivre, proposons-nous notre propre traduction de Psaume 22,2-27.

2 Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné,
loin de mon salut, (loin) des paroles de mon rugissement ?
3 Oh Dieu, je crie de jour : Tu ne réponds pas ! Et la nuit : un non-silence pour moi !
 
4 Pourtant Toi — Saint — Tu habites les louanges d’Israël.
5 En Toi nos pères eurent confiance. Ils eurent confiance et Tu les délivras.
6 Vers Toi ils implorèrent et ils furent délivrés.
En Toi ils eurent confiance et n’ont pas eu de honte.
7 Mais moi : un vermisseau, un non-homme ! Flétrissure d’humain, mépris du peuple !
8 Tous ceux qui me voient se moquent de moi. Ils ont sourire aux lèvres.
Ils hochent la tête :
9 « Roule vers YHWH… ! Il le délivrera ! Il lui portera secours puisqu’Il l’aime ! »
 
10 C’est Toi pourtant mon enfanteur hors du ventre,
ma sécurité sur les deux seins de ma mère.
11 Près de Toi j’ai été jeté dès la matrice. Dès le ventre de ma mère, mon Dieu (c’est) Toi !
12 De moi ne T’éloigne pas ! Oui, proche est l’angoisse, et point d’aide !
13 Ils m’entourent, taureaux nombreux ! Fortes bêtes de Bashân, ils m’encerclent !
14 Ils ouvrent contre moi leur gueule — lion déchiquetant et rugissant !
15 Je me répands comme de l’eau. Tous mes os se disloquent.
Mon cœur est comme cire, il fond au milieu de mes viscères.
16 Ma force sèche comme argile. Ma langue colle à mes mâchoires.
À poussière-de-mort Tu me réduis !
17 Oui, ils m’encerclent, les chiens ! Bande de malfaiteurs,
ils m’entourent comme (ferait) un lion… mes mains, mes pieds…
18 Je compte tous mes os. Eux, ils me regardent. Ils m’examinent.
19 Ils se partagent mes vêtements, et sur mon habit font tomber le sort !
 
20 Mais Toi, YHWH, ne T’éloigne pas ! À l’aide ! Hâte-Toi !
21 Protège de l’épée mon souffle-de-vie, de la griffe du chien mon unique vie !
22 Sauve-moi de la gueule du lion, des cornes des buffles…
… Tu m’as répondu !
 
23 J’annonce ton Nom à mes frères ! Au milieu de l’Assemblée, je Te loue !
24 Vous qui révérez YHWH, louez-Le ! Toute la descendance de Jacob, glorifiez-Le !
Et frémissez de Lui, toute la descendance d’Israël !
25 Non, Il n’a pas méprisé, Il n’a pas dédaigné, la misère d’un miséreux.
Il ne lui a pas caché sa Face.
À la supplication (montée) vers Lui, Il a donné écoute.
 
26 C’est de Toi que provient ma louange dans la Grande Assemblée.
J’accomplis mes vœux devant ceux qui Le révèrent.
27 Les humbles mangent et se rassasient. Ils louent YHWH ceux qui Le scrutent.
« Que votre cœur vive à jamais ! »

L’analyse de Ricœur s’attache à repérer les procédures de poétisation qui ont élevé la spontanéité émotionnelle de la plainte à un statut paradigmatique et universel. Il observe que le tour de force du langage poétique consiste à effacer les marques singularisantes de la souffrance exprimée, de manière à « transformer le “je” en place vide susceptible d’être occupée chaque fois à nouveau par un lecteur ou un auditeur différent[45] ». La souffrance — lue telle la détresse d’un « devant Dieu » — est en outre poussée aux extrêmes sous le motif de « l’abandon par Dieu » et devient ce que l’exégèse allemande nomme une Urleiden, une souffrance radicale, dont la description relève de l’hyperbole.

Ricœur repère parfaitement que le verset 22b contient dans le texte l’énigme du renversement de la plainte. Il juge inutile de supposer, comme certains exégètes, l’implicite intervention d’un événement extratextuel — par exemple le fait qu’un oracle de salut puisse avoir été prononcé en faveur de l’orant. C’est dans le texte même du psaume que doit être découvert le trait de textualité à la charnière du renversement. Et Ricœur — sans peut-être mesurer toute la portée de sa notation — propose de repérer ce point de capiton dans l’absence même de parole, en quelque sorte dans le blanc du texte. « Cette absence est alors à rapprocher des procédures décrites plus haut de désingularisation des expressions de la souffrance. De même que le “je” poétique est ouvert à quiconque dit “je”, le renversement intratextuel est offert à tout suppliant invité à parcourir le chemin de la plainte à la louange. C’est ainsi que le renversement poétiquement signifié devient lui aussi paradigmatique[46] ». L’entière dynamique du texte se met alors en place. S’aiguise dans l’interrogation sans fond des « pourquoi ? ». S’enveloppe dans une mise en question de la confiance immémoriale faite au Transcendant. Se déploie dans la métaphorisation des figures de l’affliction, dans l’encerclement des forces ennemies et jusqu’à la proximité de la mort. L’excès de cette souffrance radicale est exprimé par hyperbole et, comme par surenchère, dépasse toute intentionnalité pour désigner un au-delà inscrutable face auquel la plainte se renverse en louange. « De l’Abîme à la Cime, dirait-on[47] ».

Dans sa lecture du psaume, Ricœur, ce n’est guère douteux, occupe lui aussi cette place vide du « je » que le poème reconstruit pour le lecteur comme une place où l’interprétation de soi devant l’excès du souffrir est emportée dans un mouvement de confiance malgré tout, dans un consentement d’espérance en dépit de. Mais ce renversement, dans la facture même de ses procédés littéraires, que dit-il de l’au-delà transcendant dont il témoigne ? Ricœur a clairement vu qu’affleure ici le thème de l’inscrutabilité divine — celle que la prophétie biblique et la sagesse jobienne ont éprouvée comme silence et retrait de Dieu, mais celle aussi qu’une théologie deutéronomiste de la rétribution a confondu avec la conséquence de nos infidélités. Il entoure donc ce constat de trois remarques existentiellement fortes.

Le témoignage rendu au Dieu caché reste une lutte pour la manifestation. Le retrait du Transcendant est souffert et combattu. La prière de plainte reste arc-boutée sur son « pourquoi ? » sans perdre espoir qu’un sens se montre.

Face à l’au-delà inscrutable de la Transcendance, la souffrance radicale (l’Urleiden) est élevée à un souffrir-pour qui substitue au subir (la passivité blessée que suppose la plainte) un agir (le partage et l’engagement que suppose la louange). La prière qui part du silence de Dieu comporte un versant « agonistique ». Elle ne se départit pas de son caractère de combat pour une confiance et une solidarité retrouvées — discret appel, dirons-nous, à une pratique personnelle et communautaire de la « com-passion » que l’on pourrait dire renouer avec cette originaire bonté de la disposition au bien mise en lumière par Kant tel l’au-delà des limites de la raison et de la volonté.

Enfin, contrairement aux psaumes de pénitence, les psaumes de plainte qui se heurtent au silence de Dieu lorsque mal et malheur adviennent, ne contiennent aucun aveu de culpabilité. Ils ne prétendent pas non plus affirmer l’innocence de l’orant. Ils demeurent simple expression du cri de la souffrance dans son paradoxe absolu. S’il survient, le renversement de la plainte en louange n’efface pas le paradoxe, qui demeure en quelque sorte garant de la vérité attestée.

Mais ces remarques — dans l’herméneutique de soi qu’offre à tout lecteur du psaume la place vide du « je » énonciateur — impliquent de considérer la plainte telle une invocation. Ce qui soulève l’ultime interrogation que Ricœur souligne sans ambages :

[…] l’homme souffrant d’aujourd’hui peut-il encore donner la forme d’une invocation à sa plainte ? L’Urleiden d’aujourd’hui ne consiste-t-il pas en ceci qu’il n’y a plus personne à qui se plaindre ? L’expression « abandonné par Dieu » n’a-t-elle pas cessé de constituer un theologoumenon dès lors qu’elle en est venue à signifier non plus l’éloignement, le retrait, l’inscrutabilité de Dieu, mais sa non-existence ? Les croyants ont-ils une réponse à proposer à ce défi extrême ? Comment échapperaient-ils à l’alternative : ou bien construire (reconstruire) des preuves incroyables, ou bien professer un fidéisme incommunicable[48] ?

Entre ces deux écueils, la voie étroite préconisée par Ricœur — spiritualité qui en dépit de tout a certainement été la sienne — est de ne point renoncer, aujourd’hui moins que jamais, à habiter la plainte en tant que prière. Pour y retrouver une force comparable à l’énergie initiale du psaume. Pour « ré-habiter » la place vide du « je » et la transformer en effectivité pour le « soi ». L’herméneutique de soi trouverait ainsi l’apaisement en fonction du chiffre d’un au-delà ouvrant à une possible Transcendance mais ne la détenant pas.

Peut-on, philosophiquement, aller plus loin ? Il nous semble — à ces confins de l’interprétation et du théologique — que Ricœur n’a pas approfondi dans le Psaume 22 une modalité présente dans la textualité même du texte : celle de la trace. Cette modalité de la trace concerne le silence. En elle se produit le retournement d’un silence opaque en un Silence accompagnant à l’intime duquel fait signe, de nous échapper, la Transcendance. En effet, à l’orée de la plainte du psalmiste, au verset 3, s’affirme l’en face d’un « non-silence » (lô’-doûmiyyâh). L’étrange de cette métaphorisation que permet la langue hébraïque témoigne du poids d’une déréliction qui se heurte dans son cri vers Dieu au mur d’un silence inerte, sans écho, indifférencié, pointant vers la dimension méta-silencielle du néant. Le fil de la plainte se déroule alors en une suite d’images de plus en plus extrêmes jusqu’au soudain suspens du verset 22 — blanc du texte hébraïque semblable à trois points de suspension d’où émerge l’improbable retournement d’un « Tu m’as répondu » adressé au même Dieu silencieux. Qu’est-ce à dire sinon que le renversement se produit au cœur du silence même — silence désormais dissocié du « mal-entendu » de son opacité pour être entendu comme trace d’un « in-ouï ». Le renversement s’opère par la levée de deux confusions. Le silence de Dieu n’est pas à confondre avec celui de l’idole sensée agir sur commande. Il n’est pas à confondre non plus avec la lente et sourde préparation d’un futur miracle. Il est la Face inaudible de l’Origine, le Surplomb du versant caché de la Transcendance, la Trace d’un accompagnement dont la passée ne laisse rien d’autre dans son sillage que la parole prophétique déjà délivrée — parole d’un langage élevé dans l’épreuve à sa dignité prophétique et auquel le psalmiste, à son tour, joindra son propre témoignage : « Il ne lui a pas caché sa Face » (verset 25). La Transcendance se révèle profondeur même du Silence. « Ils louent YHWH ceux qui Le scrutent » (verset 27) : ils louent le Silence imprononçable du tétragramme. La Transcendance ne cache pas sa Face. Elle fait autrement entendre sa Trace[49].

Dans sa démarche philosophique, Ricœur a toujours été très soucieux de ne pas empiéter sur le théologique et de laisser la Transcendance à l’horizon, tel un « chiffre ». Mais ses essais herméneutiques se sont sans cesse tournés vers l’Écriture biblique. Or dans l’existentielle herméneutique de soi où il lui a été nécessaire de se reconstruire dans l’épreuve, il est vraisemblable que la frontière entre ces divers registres de la pensée s’est faite plus poreuse. Dans la détresse face à l’intolérable, lorsqu’on a récusé les explications insignifiantes, après que l’excès du mal a entamé votre désir d’être, il devient évident que l’ouverture philosophique à une bonté originaire du créé et l’ouverture herméneutique au paradoxe du Silence accompagnant de la Transcendance, se conjuguent à l’intime du soi pour lui donner d’aborder à nouveau, plus confiant, la rive solidaire de la vie, là où se redresse le soi dans l’horizon de ce qui le restaure.

Le défi du mal ne s’efface pas. Mais il est assumé à partir de son au-delà.