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Au coeur des préoccupations épistémologiques de la tradition platonico-aristotélicienne se pose le problème de la relation entre la pensée et son objet. Le théoricien de la connaissance doit non seulement expliquer comment la pensée arrive à appréhender son objet de manière claire et distincte, mais aussi identifier ce qui lui permet de le définir sous une forme propositionnelle, dans un discours à valeur scientifique. À ces problèmes, dont la portée philosophique transcende le cadre antique, Plotin a apporté ses propres réponses, en mobilisant des concepts aux origines diverses, tout en restant fidèle à l’esprit du platonisme.

C’est par l’analyse d’un concept fondamental de la pensée néoplatonicienne que nous aborderons la question, encore aujourd’hui débattue, des rapports entre l’intuition et la pensée discursive (διάνοια) dans les Ennéades[1]. Par l’étude de la notion d’ἐπιβολή, nous espérons contribuer à la clarification de certains aspects de cette problématique[2]. Plotin n’est pas le premier philosophe à avoir employé le terme ἐπιβολή pour signifier la visée d’un objet cognitif par la pensée : ce sens est déjà attesté chez Épicure et Alexandre d’Aphrodise. Toutefois, il est le premier à avoir intégré ce concept à un système philosophique répondant à des principes essentiellement platoniciens. C’est en comparant le premier sens philosophique attribué à ἐπιβολή aux nouvelles acceptions que ce terme acquiert dans les Ennéades que l’on arrivera à mieux saisir sa fonction dans l’économie de la pensée plotinienne.

Plusieurs traductions françaises ont été offertes pour rendre manifeste la signification philosophique du terme ἐπιβολή, chacune révélant une interprétation plus ou moins adéquate de la fonction conceptuelle qui lui est propre. En choisissant par exemple de traduire par intuition, on perdra de vue l’image concrète que continue d’évoquer ce concept, celle d’une visée ou plus littéralement d’une pro-jection de la pensée sur son objet (le préfixe ἐπι- indiquant une direction, vers ou sur ; le radical -βολή signifiant un jet). L’inclusion d’ἐπιβολή dans le lexique traditionnel de la noétique — aux côtés des νοεῖν, λαμβάνειν, ἅπτεσθαι, θιγγάνειν et de leurs formes nominales — risque donc de susciter un contresens entraînant une compréhension inadéquate de sa fonction épistémologique. En effet, ce terme ne renvoie pas spécifiquement à la saisie claire et distincte d’un objet intelligible, mais plus généralement à la visée et à la représentation de cet objet par la pensée, que celle-ci lui soit adéquate ou non[3].

Pour Plotin, la faculté proprement humaine de l’âme, la pensée discursive (διάνοια), opère une double activité : tout en contemplant les formes inhérentes à la partie supérieure de l’âme humaine — dont l’activité est constamment dirigée vers la réalité intelligible —, elle porte ses jugements sur les données fournies par la sensation. C’est précisément à cette faculté « bicéphale », la διάνοια, que l’ἐπιβολή se voit le plus souvent rattachée, comme l’attestent les nombreuses occurrences de l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας dans les Ennéades. Notre étude montrera que l’ἐπιβολή plotinienne renvoie en premier lieu à la visée des notions inhérentes à l’âme humaine ainsi qu’à leur représentation par la pensée. C’est par analogie avec cette activité, que l’on pourrait qualifier d’intentionnelle, que Plotin attribuera à l’Intellect hypostase une forme d’ἐπιβολή supérieure à l’activité de la pensée proprement humaine[4]. Afin de mieux distinguer les différentes acceptions de l’ἐπιβολή dans les Ennéades, nous traiterons d’abord de sa fonction épistémologique dans les écrits d’Épicure et les commentaires d’Alexandre d’Aphrodise, qui s’avèrent aujourd’hui les seuls témoignages significatifs d’un usage philosophique de ce terme avant Plotin.

I. Le sens philosophique d’ἐπιβολή avant Plotin

1. Épicure et l’épicurisme

C’est dans les écrits d’Épicure que le terme ἐπιβολή prend pour la première fois un sens technique dans le corpus philosophique grec : on le rencontre, sous différentes formes, dans la Lettre à Hérodote et dans les Κύριαι δόξαι[5]. Étant donné l’état fragmentaire du corpus épicurien et la concision avec laquelle les doctrines y sont exposées, peu de commentateurs ont osé fournir une justification philosophique de sa fonction épistémologique. Ce concept n’en constitue pas moins un des fondements de la pensée épicurienne. En effet, aux critères de vérité définis par leur maître — la sensation (αἴσθησις), la préconception (πρόληψις) et l’affection (πάθος) — les épicuriens ont jugé bon d’ajouter l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας[6]. Précisons que cette notion est bien présente dans les écrits d’Épicure, mais qu’elle n’y compte pas au nombre des critères de vérité qui y sont énumérés[7].

L’ἐπιβολή épicurienne se définit généralement comme la visée, consciente ou non[8], d’un objet par les sens (αἰσθητήρια) ou par la pensée (διάνοια). C’est en référence à cette seconde acception que les épicuriens auraient élevé l’ἐπιβολή au rang de critère de vérité, en créant ainsi un concept, l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας, destiné à être récupéré par la tradition platonico-aristotélicienne, d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Philopon.

Dans les écrits d’Épicure, le lexique de l’imagination — φαντασία, φάντασμα, etc. — accompagne généralement l’expression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας. Ainsi, la διάνοια prendrait pour objet des images qui en raison de leur trop grande subtilité n’auraient pas été saisies par les sens, et auraient ainsi outrepassé l’intermédiaire de la sensation pour venir se fixer directement dans la pensée. Pour Épicure, ces images seraient notamment celles des dieux et des morts, imperceptibles aux sens, mais accessibles à la pensée, entre autres par la voie des rêves[9]. Si réellement l’ἐπιβολή ne renvoie qu’à une perception sensible ou à une saisie d’images subtiles et oniriques par la pensée, on arrive difficilement à comprendre la fonction épistémologique propre que lui réservaient les épicuriens ; en effet, d’aucuns pourraient objecter qu’elle redouble inutilement ces autres critères de vérité que sont la sensation et la préconception. C’est contre ce genre d’objections que C. Bailey, dans une étude faisant suite à sa traduction des fragments d’Épicure, a voulu prémunir la pensée épicurienne. Il y attribue un sens proprement épistémologique à l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας, la définissant comme la saisie immédiate et intuitive de concepts, en particulier des concepts évidents de la pensée scientifique[10]. Par la juxtaposition de notions claires préalablement saisies (πρόληψις), la pensée arriverait à produire une nouvelle notion, à son tour appréhendée par l’acte cognitif qu’est l’ἐπιβολή. C’est alors qu’une connaissance scientifique viendrait se substituer à une opinion fausse, causée par une combinaison inadéquate de notions, en elles-mêmes vraies, issues de la sensation. Ainsi, bien que nos sens soient en eux-mêmes inaptes à saisir des notions telles que l’atome ou le vide, par une juxtaposition adéquate de concepts plus élémentaires acquis via nos sensations, et par la visée cognitive du résultat de cette synthèse, il nous serait possible d’en avoir une connaissance certaine, et donc scientifique.

Aussi convaincante qu’elle puisse sembler, on peut douter, à la suite de plusieurs spécialistes actuels de l’épicurisme, que l’interprétation proposée par Bailey reflète authentiquement la doctrine épistémologique d’Épicure. Toutefois, en dépit des critiques qui peuvent lui être adressées, le modèle interprétatif défendu par Bailey conserve ce mérite indéniable : il fournit une justification à la thèse épicurienne voulant que des notions complexes comme le vide et l’atome puissent acquérir une certitude scientifique pour la pensée. Comme la suite de notre étude le montrera, l’interprétation de l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας proposée par Bailey convient peut-être moins au sens qu’Épicure a pu lui attribuer qu’à la fonction qu’elle acquerra chez Plotin, qui s’en servira pour conceptualiser le passage d’une opinion confuse et injustifiée — par exemple, l’idée que chacun peut se faire de la notion de temps — à une connaissance claire et certaine, pouvant être exposée dans un discours scientifique.

2. Alexandre d’Aphrodise

Dans son commentaire à la Métaphysique d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise emploie à son tour le terme ἐπιβολή, en reprenant littéralement la formule apparue dans le corpus épicurien : ἐπιβολὴ τῆς διανοίας[11]. Davantage que sa signification dans les écrits d’Épicure, c’est le sens que cette expression prend pour Alexandre qui permettra d’éclairer l’usage qu’en fera Plotin. Le syntagme apparaît dans l’exégèse de ce locus classicus du livre G (IV) de la Métaphysique[12] : « Maintenant, si l’être et l’unité sont une même chose, c’est-à-dire une même nature, au sens où ils sont associés l’un à l’autre comme le principe et la cause, mais non au sens où ils seraient signifiés par une seule définition (λόγος) […][13] ». Pour illustrer son propos, Aristote montre que les expressions « un homme » et « homme » renvoient à un même sujet, tout comme « homme existant » et « homme », qui ont le même référent ; par conséquent, les prédicats un et existant ne peuvent être distingués en tant qu’ils désignent une seule et même réalité substantielle, par exemple, tel homme. Aristote en conclut que l’unité n’est pas une nature distincte de l’être. L’argument montre ainsi que sur le plan ontologique, l’être et l’unité ont un même référent, et partagent ainsi une même nature, alors que du point de vue logique, chacun se voit attribuer une définition (λόγος) qui lui est propre. En effet, on ne saurait définir l’être de la même manière que l’unité.

C’est probablement en raison de l’équivocité du terme λόγος, qui apparaît dans l’extrait commenté, qu’Alexandre a jugé bon d’introduire la notion d’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας :

Il [Aristote] dit que l’unité est la même chose que l’être, tout comme le principe et la cause sont une même chose ; en effet, ils sont associés l’un à l’autre et sont prédiqués d’un même sujet (car ce qui est principe est aussi cause, et ce qui est cause est aussi principe). Cependant, la définition (λόγος) de ce sujet et sa visée par la pensée (ἐπιβολὴ τῆς διανοίας) diffèrent en tant qu’il est dit principe ou cause (en effet, il est dit principe en tant qu’il est premier par rapport à ce dont il est principe, et en tant que provient de lui ce dont il est principe ; alors qu’il est dit cause en tant qu’il est ce par quoi ce dont il est la cause existe : ce dont une chose provient diffère de ce par quoi cette chose existe), il en est donc ainsi, dit-il, du rapport entre l’être et l’unité[14].

Selon l’interprétation alexandrinienne, un sujet qui est principe est également cause, tout comme une chose qui existe est également une ; cependant, selon le prédicat visé, on proposera telle ou telle définition (λόγος) de ce même sujet. C’est ici qu’Alexandre introduit le concept d’ἐπιβολή. L’analyse syntaxique du passage en question montre que la conjonction καί, qui précède le syntagme ἐπιβολὴ τῆς διανοίας, a une fonction explicative. Pour Alexandre, le λόγος se définit comme ce qui est dit d’un sujet en tant qu’un de ses prédicats est visé par la pensée : l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας vient donc expliciter la notion de visée relative au concept de λόγος. En effet, cette expression renvoie à la visée cognitive d’un des prédicats du sujet à définir, autrement dit, c’est le point de vue à partir duquel ce sujet sera défini. Bref, l’ἐπιβολή désigne la saisie intuitive et simple de son objet par la pensée, alors que le λόγος renvoie à son expression propositionnelle et dès lors complexe.

Dans le cadre d’un autre modèle, celui de l’innéisme plotinien, l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας conservera somme toute la même fonction que chez Alexandre ; toutefois, la pensée discursive (διάνοια) n’y visera plus l’un des prédicats du sujet à définir, mais une notion inhérente à l’âme humaine en tant qu’elle est tournée vers une réalité intelligible qui la transcende.

II. L’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας dans les Ennéades

1. La nature et les activités de la pensée discursive (διάνοια)

Au milieu du iiie siècle de notre ère, alors que Plotin entreprend la rédaction de son oeuvre, le terme ἐπιβολή a depuis longtemps acquis un sens technique en philosophie, ce que l’auteur des Ennéades, par une connaissance probable de la doxographie épicurienne[15], ou plus vraisemblablement par un accès direct aux commentaires d’Alexandre[16], ne pouvait ignorer.

Avant d’amorcer l’étude de l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας dans l’oeuvre de Plotin, il convient d’abord de définir cette faculté, la διάνοια, à laquelle l’ἐπιβολή se voit fréquemment rattachée. Au traité 49, Plotin livre un de ses plus brillants exposés sur la nature de la pensée discursive (διάνοια) : il en fait le siège de la cognition humaine en la distinguant de l’Intellect, dont elle accueille les impressions, et de la sensation, dont elle reçoit les images. C’est ce qu’illustre cette métaphore, à valeur proverbiale pour la tradition néoplatonicienne : « la sensation est notre messager, mais l’Intellect est notre roi[17] ». Contrairement à l’Intellect, la διάνοια ne saisit pas la totalité de son contenu d’un seul coup, mais de manière discursive, par passage (διέξοδος) ou transition (μετάβασις) d’un concept à un autre[18].

En tant que puissance intermédiaire entre la sensation et l’Intellect, c’est à la faculté discursive que l’homme s’identifie essentiellement. C’est ce que confirmera le traité 53[19], où Plotin fait correspondre le nous (ἡμεῖς) — où l’on peut voir une lointaine anticipation du sujet moderne — aux activités de la pensée discursive. Il y énonce que l’homme véritable, ce que nous sommes par essence, correspond à notre faculté rationnelle (ἡ λογικὴ ψυχή)[20]. À la suite de H.J. Blumenthal, on considère communément que les termes διάνοια et λόγος renvoient à une même faculté[21]. Toutefois, si cette faculté, la plus haute de l’âme humaine, reste une, ses activités sont quant à elles multiples. Leur distinction s’avérera d’ailleurs fondamentale pour comprendre la fonction propre qu’attribue Plotin à l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας.

Au chapitre 7 du traité 53, Plotin énonce que la perception des choses extérieures est en réalité l’image d’une contemplation intérieure, celle des formes intelligibles par l’âme. Non seulement ces formes rendent possible l’activité perceptive, mais elles sont aussi à la source de ces trois activités rationnelles, propres à l’homme : le raisonnement (διάνοια), l’opinion (δόξα) et l’intuition (νόησις)[22]. Alors que l’opinion et, dans une certaine mesure, le raisonnement portent sur les images issues de la sensation[23], on peut s’interroger sur la nature et l’objet de l’intuition. En effet, l’analyse des traités 49 et 53 montre que νόησις est un terme équivoque dans les Ennéades. Au chapitre 8 du traité 53, Plotin énonce que nous possédons les formes (εἴδη) de deux manières : déployées et séparées dans notre âme, et rassemblées dans l’Intellect. L’âme supérieure, que Plotin identifie à la pensée véritable (ἡ διάνοια ἡ ἀληθὴς), saisit l’intelligible par une multiplicité d’actes intuitifs[24]. Sommes-nous cette âme pour Plotin ? Oui, mais seulement lorsque nous avons une appréhension consciente (ἀντίληψις) des formes qu’elle contemple et qui lui sont dès lors inhérentes. En référence à Aristote[25], Plotin énonce que nous touchons ou nous ne touchons pas aux intelligibles qui sont dans l’Intellect, ou plutôt à ceux qui sont en nous, à savoir dans notre âme[26]. Bien que nous les possédions tous en puissance, nous ne les appréhendons en acte que lorsque notre pensée en fait l’objet de sa visée (ἐπιβολή).

Si les formes psychiques sont séparées les unes des autres, comment la διάνοια, qui les saisit une à une, arrivera-t-elle à les relier entre elles afin de produire un discours (λόγος) ? La solution plotinienne à ce problème peut être trouvée au chapitre 5 du traité 8[27]. Plotin y fait l’analogie suivante : une âme particulière est à l’Âme universelle ce qu’un théorème est à sa science, soit une partie dont l’existence et l’intelligibilité dépendent du tout auquel elle se rattache. Par exemple, la totalité de la science du géomètre est contenue potentiellement dans le théorème particulier sur lequel porte sa démonstration, ce qui signifie que la résolution de ce théorème présuppose la connaissance des principes généraux et spécifiques de cette science, ces principes contenant en puissance la totalité des théorèmes que le géomètre peut démontrer. Plus généralement, on peut dire que la pensée humaine ne vise en acte qu’une forme particulière, bien que par sa participation à l’Intellect — qui rassemble la totalité des formes en une unité conservant leurs différences —, elle ait accès, en puissance, à l’ensemble des formes intelligibles. Pour qualifier cette saisie compréhensive du tout intelligible, Plotin emploiera le terme ἀθρόος[28]. Ainsi, en tant qu’il se rapporte à l’âme humaine, le syntagme ἐπιβολὴ ἀθρόα désignera une visée cognitive qui porte en acte (ἐνεργείᾳ) sur une notion particulière, mais qui comprend, enpuissance (δυνάμει), l’ensemble des attributs qui serviront à la définir (d’où notre traduction par viséecompréhensive). Ainsi, c’est au moyen des concepts aristotéliciens de l’enacte et l’enpuissance que la notion épicurienne d’ἐπιβολή sera repensée par Plotin[29].

Avant de conclure cette brève présentation des activités de la διάνοια, il convient de revenir sur le concept de jugement (κρίσις). Juger, pour la pensée discursive, consiste à rassembler (συνάγειν) et à diviser (διαιρεῖν) les impressions qu’elle reçoit, de la sensation, certes, mais aussi de l’Intellect[30]. Alors que la plupart des hommes ne portent leurs jugements que sur les images laissées par leurs sensations, le philosophe est apte à recevoir les impressions des intelligibles : celles-ci constituent même les principes (ἀρχή) de sa science, la dialectique[31]. Dans les traités 49 et 53, Plotin soutient que l’homme s’identifie essentiellement à sa faculté discursive, dont l’activité est à la fois raisonnante et intuitive : « […] c’est nous-mêmes qui raisonnons (λογιζόμενοι) et nous-mêmes qui avons l’intuition (νοοῦμεν) des notions de notre pensée discursive[32] ». L’ἐπιβολή correspond à l’acte intuitif de la διάνοια, alors que le raisonnement (λόγος) constitue l’expression propositionnelle de cet acte. Mutatis mutandis, l’ἐπιβολή conservera pour Plotin la fonction qu’elle avait déjà pour Alexandre, celle de principe du discours (λόγος).

2. La clarification de la visée cognitive

Les premières lignes du traité 45, Sur l’éternité et le temps, offrent sans doute l’illustration la plus évocatrice de la fonction attribuée à l’ἐπιβολή dans les Ennéades. Plotin y montre comment l’homme peut passer de l’opinion à la science par une réflexion sur ses propres pensées. Son traitement des notions d’éternité et de temps, avec lesquelles chacun se croit familier, lui fournit l’occasion d’illustrer les procédés et la fin de la méthode dialectique :

L’éternité et le temps, disons-nous, sont deux choses différentes : l’éternité se rapporte à la nature qui est perpétuelle, le temps, à ce qui devient et à ce monde. Spontanément, comme si nous avions une visée compréhensive de leur notion (ταῖς τῆς ἐννοίας ἀθροωτέραις ἐπιβολαῖς), nous croyons en avoir une impression claire dans nos âmes, puisque nous en parlons toujours et à propos de tout. Cependant, lorsque nous tentons de les examiner, comme si nous nous rapprochions de nos pensées, nous sommes dans l’embarras […][33].

Ce passage confirme ce que nous avons mentionné au sujet de la double activité de la pensée discursive. Selon Plotin, tout homme, à partir des notions qu’il possède, porte un jugement sur les données de son expérience. Ainsi, c’est en ayant une certaine idée du temps qu’il arrive à prévoir la durée de ses activités, à fixer un rendez-vous, etc. ; cependant, cette connaissance pratique, essentielle à l’action humaine, n’implique en rien une connaissance théorique de la nature du temps. Tout comme le fera saint Augustin au livre XI de ses Confessions, Plotin témoigne déjà, dans les premières lignes du traité 45, de l’étonnement qui surgit en chaque homme lorsqu’il est amené à définir ce qu’est le temps. Spontanément, il pensera en avoir une idée claire, pouvant être exprimée dans une proposition du genre : le temps, c’est […]. Toutefois, en rapportant son attention sur cette notion qu’il croyait naguère évidente, il ne pourra que constater son ignorance. Privé de la visée compréhensive (ἐπιβολὴ ἀθρόα) de ses attributs, il n’aura à l’esprit qu’une idée vague, inexprimable dans un discours clair, précis et structuré. Pour Plotin, cette connaissance, dont la plupart des hommes sont privés, ne peut être atteinte que par le véritable philosophe qui, au terme du long exercice qu’est la dialectique, peut espérer parvenir à une intelligence parfaite de son objet[34]. Son discours (λόγος), par exemple celui que livre Plotin tout au long du traité 45, ne sera que l’expression propositionnelle de cette visée intuitive, par laquelle il saisit d’un seul coup l’ensemble des attributs de la notion traitée.

Ainsi, lorsqu’elle est qualifiée d’ἀθρόα, l’ἐπιβολή désigne une saisie claire et distincte d’une notion, et de ses attributs, par la pensée. D’autres occurrences montreront que le terme ἐπιβολή, lorsqu’il apparaît sans l’épithète ἀθρόα, ne renvoie pas forcément à la connaissance adéquate des multiples attributs compris dans l’unité du concept. Au traité 49, Plotin rappelle que l’activité de la διάνοια porte d’une part sur les images produites par la sensation et, d’autre part, sur les impressions qu’elle reçoit de l’Intellect. Les images sensibles, avec lesquelles la pensée discursive est naturellement plus familière, constituent un obstacle à sa visée compréhensive des formes intelligibles. Afin d’acquérir une réelle connaissance de ces notions, l’homme devra d’abord se détourner des images qui le trompent. C’est ce que rappelle Plotin en conclusion du traité 41 :

Il n’est pas étonnant qu’en général tout ce qui se rapporte à l’âme soit différent de ce que les hommes en ont cru, par manque d’examen, et des représentations immédiates (πρόχειροι αὐτοῖς ἐπιβολαὶ) qui leur sont venues des objets sensibles et les ont trompés par leur ressemblance[35].

Pour Plotin, les hommes sont naturellement trompés par leurs sensations : les images qu’elles produisent amènent la pensée à concevoir les réalités incorporelles, telles que l’âme et ses facultés, sur le modèle des objets sensibles. Comme le laisse entendre Plotin en tête du traité 45, chaque homme doit prendre conscience que ses représentations (πρόχειροι αὐτοῖς ἐπιβολαὶ) sont trompeuses afin que naisse en lui le désir de réexaminer ces notions mêmes qu’il croyait naguère connaître. Cependant, la démarche réflexive ne suscite pas d’emblée l’intuition claire et distincte de celles-ci. Au traité 43, Plotin précise que la première représentation « critique » de l’âme (ὡς δόξει τῇ πρώτῃ τῆς διανοίας ἐπιβολῇ) reste inadéquate, bien que la pensée se soit déjà détournée de ses modèles sensibles et des images qui en proviennent[36]. Pour saisir clairement et distinctement la nature de l’âme, la pensée doit non seulement la concevoir comme simple et immatérielle, mais aussi reconnaître la multiplicité de ses attributs. En effet, une visée compréhensive (ἐπιβολὴ ἀθρόα) de la nature de l’âme implique la connaissance de ses multiples puissances (δύναμις). Voilà précisément en quoi consiste la tâche du dialecticien — déjà présentée par Platon dans le Phèdre (265d-e) et reformulée par Plotin au traité 20 —, à savoir diviser son objet selon ses multiples puissances pour ensuite rassembler cette multiplicité dans l’unité du concept.

Bref, le philosophe doit rendre sa visée intuitive semblable à son objet, qui est à la fois simple et multiple[37]. En cela, Plotin se conforme au principe selon lequel le semblable est connu par le semblable[38] : la visée de la pensée doit être à la fois simple, puisqu’elle ne porte en acte que sur une seule notion, et multiple, puisqu’elle contient en puissance la totalité de ses attributs. Il reste maintenant à déterminer si l’ensemble des objets de la pensée (διάνοια) peuvent être ainsi conçus, ou si certains restent essentiellement insaisissables et indéfinissables.

3. La pensée de l’indéfini (ἀόριστος) : le cas de la matière

Dans les extraits précédemment commentés, Plotin montre comment l’homme, en se détournant des images qui le trompent, en prenant conscience de son ignorance et en cherchant à redéfinir ses notions par les procédés de la dialectique, peut espérer acquérir une connaissance adéquate de son objet. Cependant, l’intuition des notions telles que le temps, l’éternité et l’âme ne constitue pas pour lui le terme de la quête philosophique : pour Plotin, le but ultime de l’âme demeure l’union avec l’Un-Bien, le principe ultime de toutes choses, au-delà des êtres (ἐπέκεινα τῶν ὄντων) visés par la pensée. En tant qu’il est au-delà de l’être, comment l’Un peut-il alors être pensé ? En effet, comment peut-on penser ce qui, pour Plotin, est au-delà de l’être, et donc n’est pas ?

La même question se pose au sujet de la matière (ὕλη), qui elle reste toujours en deçà de l’être. La διάνοια semble a priori incapable de la concevoir, en raison de sa nature essentiellement indéfinie. En effet, l’âme est naturellement portée à projeter les formes qu’elle contient sur ce qui se présente à elle[39], et donc à définir son objet. Au traité 12, Sur les deux matières[40], Plotin discute de la difficulté inhérente à la conception de la matière par l’âme humaine. En référence au Timée (52b), où Platon affirme qu’elle ne peut être saisie que par un raisonnement bâtard (νόθῳ λογισμῷ), Plotin fait appel au concept d’ἐπιβολή pour montrer comment la matière peut malgré tout être pensée et faire l’objet d’un discours :

Comment concevrai-je l’absence de grandeur dans la matière ? Comment peut-on concevoir quelque chose qui soit sans qualité ? De quel genre sera notre intuition ou la visée de notre pensée (τῆς διανοίας ἡ ἐπιβολή) ? S’il est vrai que le semblable est connu par le semblable, l’indéfini sera connu par l’indéfini. Le concept de l’indéfini sera donc défini, mais sa visée (ἐπιβολή) indéfinie[41].

En reprenant l’axiome selon lequel le semblable est connu par le semblable, Plotin montre comment la matière peut être conçue : par l’indéfinition inhérente à l’âme. En outre, il définit dans ce passage les fonctions respectives du λόγος et de l’ἐπιβολή, qui relèvent tous deux de la διάνοια. En s’inspirant d’un autre passage canonique du Timée (28a), il rappelle que chaque chose est connue par la définition (λόγῳ) et l’intuition (νοήσει) que nous en avons. À la suite d’Alexandre, Plotin fait ainsi du λόγος l’expression propositionnelle de la visée intuitive (ἐπιβολή), que son objet soit défini, comme le temps, l’éternité et l’âme, ou indéfini, comme la matière.

III. L’âme, l’Intellect et l’Un-Bien

Plusieurs études ont récemment porté sur les rapports entre l’Intellect et l’Un. Notre but n’est pas ici de redéfinir cette relation en elle-même[42], mais plutôt de justifier l’usage que fait Plotin du concept d’ἐπιβολή, d’abord associé à la διάνοια, pour caractériser l’activité de l’Intellect (qui constitue, après l’Un-Bien, le second principe du système plotinien).

En quoi l’activité de l’Intellect se distingue-t-elle de celle de la διάνοια ? Aux deux premiers chapitres du traité 28, Plotin formule cette question en des termes différents : il n’y traite pas directement de la διάνοια, mais de la partie de l’âme qui reste auprès de l’Intellect. Contrairement à la pensée discursive, qui saisit ses objets dans le temps, en passant d’une notion à une autre, l’âme supérieure a un accès immédiat à la totalité des formes intelligibles[43]. Plotin prend toutefois le soin de distinguer son activité de celle de l’Intellect ; en effet, alors que cette âme saisit ses objets par une multiplicité d’actes intuitifs, l’Intellect a une visée simple et compréhensive (ἐπιβολὴν ἀθρόαν ἀθρόων) de l’ensemble des formes qui le constituent[44]. La supériorité de l’Intellect sur l’âme s’explique donc par la plus grande simplicité de son activité. Quant à la pensée discursive, on peut affirmer que son activité imite celle de l’âme supérieure, qui n’est pas descendue vers le monde sensible : toutefois, en raison de sa nature discursive, cette pensée ne vise (ἐπιβάλλων) en acte qu’une seule forme à la fois[45]. Ainsi, l’activité de la διάνοια relève à la fois de l’âme supérieure, par la multiplicité de ses actes intuitifs, et de l’Intellect, par sa visée compréhensive du tout intelligible[46].

Contrairement à la pensée discursive, l’Intellect n’est pas à la recherche de son objet : il possède en acte la totalité de ses formes. En tant qu’il est Intellect, sa visée compréhensive (ἐπιβολὴ ἀθρόα) est donc purement actuelle : il ne connaît pas la potentialité inhérente à la pensée humaine et n’a donc pas à actualiser son contenu. Cependant, la connaissance parfaite et totale que l’Intellect a de lui-même n’est rendue possible que par son désir d’union avec le principe dont il procède. Pour faire comprendre cette tension de l’Intellect vers l’Un-Bien, Plotin introduit la notion d’Intellect aimant, d’une puissance supra-intellectuelle qui demande à être actualisée par le principe dont elle émane. Cette doctrine est exposée au chapitre 35 du traité 38[47]. Plotin s’y inspire librement du récit de Poros, tiré du Banquet (203b) de Platon, pour concevoir la procession première menant à la formation de l’Intellect. À cette même réalité, il attribue ces deux puissances : l’une par laquelle elle contemple son propre contenu intelligible, l’autre par laquelle elle vise et reçoit (ἐπιβολῇ τινι καὶ παραδοχῇ) ce qui est au-delà d’elle-même[48]. Pour Plotin, c’est cette seconde activité qui rend possible la première, non pas chronologiquement, mais ontologiquement. Dans ce contexte, l’emploi du pronom indéfini τινι pour qualifier l’ἐπιβολή — littéralement, par une sorte de visée (ἐπιβολῇ τινι)[49] — pointe en direction d’un usage analogique de l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας : tout comme la pensée discursive ne peut raisonner qu’en visant ce qui est au-delà d’elle-même, l’intelligible, l’Intellect ne peut se connaître qu’en visant ce qui le transcende, l’Un-Bien. En bon platonicien, Plotin se sert donc d’un concept associé à l’activité humaine, l’ἐπιβολή, pour traiter des réalités divines, à savoir l’Intellect et son principe.

Par-delà l’Intellect, peut-on attribuer à l’Un une sorte de connaissance de soi ? Certains passages des Ennéades semblent a priori corroborer cette idée. Certes, Plotin s’interroge sur cette possibilité ; dans un de ses premiers traités, il va même jusqu’à doter l’Un d’une forme de conscience de soi (συναίσθησις)[50]. En réponse à des critiques péripatéticiennes jugeant absurde l’idée que le premier principe soit incapable de se penser lui-même, l’auteur des Ennéades a peut-être voulu présenter sa doctrine de l’Un en se servant des concepts mêmes de ses détracteurs. Toutefois, si dans ses premiers traités, Plotin expose sa pensée hénologique en des termes qui lui sont encore impropres, s’il se sent contraint de présenter son premier principe comme une réalité consciente d’elle-même, il prendra par la suite soin d’évacuer toute forme de multiplicité au sein de l’Un[51]. Ce dernier ne se connaîtra donc plus en lui-même, par-delà toute altérité, mais seulement par la médiation de l’Intellect, qui en se retournant vers la réalité dont il émane, parviendra à se connaître. Bref, à la question : peut-on attribuer à l’Un une sorte de visée simple (ἁπλῆ τις ἐπιβολή) de lui-même[52], la réponse de Plotin sera négative.

IV. Retour sur la pensée « non discursive » et son objet

L’analyse des occurrences du terme ἐπιβολή dans les Ennéades nous a permis de distinguer quatre genres d’intuition : l’intuition de la pensée discursive, l’intuition de l’âme supérieure, l’intuition de l’Intellect séparé et l’intuition de l’Intellect aimant. En négligeant de faire une telle distinction, on ne peut que difficilement apporter une solution viable au problème des rapports entre l’intuition et la discursivité chez Plotin.

A.C. Lloyd et R. Sorabji, deux éminents spécialistes de la pensée philosophique grecque, sont les protagonistes du débat concernant l’objet de la pensée intuitive selon Plotin[53]. Pour Lloyd[54], la pensée « non discursive », non-discursive thought, (1) n’implique aucune transition d’un concept à l’autre, (2) aucune distinction entre le sujet connaissant et l’objet connu, et (3) exige que l’on pense tout du même coup. De fait, l’ensemble de ces caractéristiques peuvent être attribuées à la pensée intuitive en général. Cependant, l’intuition est pour Plotin un terme aux acceptions multiples : elle doit donc être définie plus spécifiquement en fonction de la faculté dont elle est l’activité. En ne prenant pas le soin de distinguer ces différentes facultés, dont la διάνοια — à laquelle se voit notamment associée l’ἐπιβολή —, Lloyd ne rend pas explicitement compte du passage de la simplicité de l’intuition à la complexité de la pensée discursive. En fait, l’exposition de la visée intuitive en raisonnements propositionnels est rendue possible parce que ces deux activités relèvent d’une même faculté, la διάνοια, qui saisit les attributs des notions inhérentes à l’âme supérieure pour ensuite les combiner au moyen de sa puissance logique, par le λόγος.

Contrairement à Lloyd, R. Sorabji[55] a cherché à prouver que l’objet de l’intuition est non seulement complexe, mais qu’il est déjà en soi propositionnel. Selon Sorabji, Plotin distingue trois niveaux d’expérience : celui de la pensée discursive, celui de l’Intellect, qui est non discursif, et celui de l’Un, qui est au-delà de la pensée. Sorabji soutient avec raison que par son activité temporelle, la διάνοια se distingue de l’Intellect. Toutefois, la διάνοια doit elle aussi se voir attribuer une activité intuitive, puisqu’elle contemple, comme Sorabji l’admet lui-même[56], les formes qui sont inhérentes à l’âme. En soutenant que la pensée intuitive appréhende un réseau de concepts définissables en termes de genre et d’espèce, Sorabji attribue à l’Intellect ce qui relève, à notre avis, de la double activité de la pensée humaine (διάνοια), à savoir viser de manière compréhensive la multiplicité contenue par son objet pour ensuite l’exposer de manière propositionnelle dans un discours. En effet, le λόγος a pour fonction de traduire sous forme propositionnelle la visée de la pensée, l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας. La visée intuitive de la διάνοια — et a fortiori celles de l’âme supérieure et de l’Intellect — n’est donc pas en soi propositionnelle, bien qu’elle contienne en puissance la totalité des concepts actualisables et énonçables par le λόγος. Bref, si les Anciens avaient une idée de la propositionnalité telle que nous la concevons aujourd’hui, c’est par la notion de λόγος qu’ils pouvaient le mieux l’exprimer.

Conclusion

Notre étude de l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας dans les Ennéades a montré la fonction essentielle que remplit ce concept dans l’épistémologie plotinienne ; héritière du sens que lui avaient donné Épicure et Alexandre, l’ἐπιβολή y désigne la visée d’une notion inhérente à l’âme supérieure par la pensée. Grâce aux procédés de la dialectique, par la division et le rassemblement des notions appréhendées par la pensée, l’homme peut espérer atteindre une connaissance parfaite de son objet. Ainsi, par-delà la notion particulière qu’elle appréhende, la pensée humaine conserve un accès potentiel à la totalité des attributs de son objet, ce qui lui permet d’en discourir. Comme nous l’avons montré, c’est par analogie avec la visée de la pensée discursive que Plotin emploiera le concept d’ἐπιβολή pour caractériser la double activité de l’Intellect : sa conversion vers l’Un-Bien et la connaissance de soi qui en résulte.

L’analyse des différentes acceptions de l’ἐπιβολή plotinienne permet d’en arriver à cette conclusion. Entre la position d’A.C. Lloyd, pour qui l’intuition se comprend comme une contemplation simple et indéterminée de l’intelligible, et celle de R. Sorabji, pour qui la pensée intuitive est essentiellement propositionnelle, notre étude de l’ἐπιβολὴ τῆς διανοίας permet d’introduire une tierce conception de l’objet de la pensée humaine. C’est cette notion qui permet à Plotin de rendre compte du passage de la simplicité de la visée intuitive à la complexité propositionnelle de la pensée discursive. En repensant le concept épicurien d’ἐπιβολή à partir des notions aristotéliciennes d’ἐνεργείᾳ et de δυνάμει, Plotin apporte sa propre solution aux problèmes de l’épistémologie classique. La pensée peut ainsi porter en acte sur une notion particulière, tout en conservant en puissance un accès à la multiplicité de ses attributs, ce que dans un langage plus moderne nous nommerions son contenu intentionnel. Pour Plotin, c’est cette visée compréhensive, qui saisit d’un seul coup une notion et ses attributs, qui rend possible le raisonnement scientifique, à savoir le passage nécessaire d’un concept à un autre à partir de principes premiers saisis intuitivement. Bref, l’intuition, lorsqu’elle appréhende adéquatement son objet, est pour lui le principe même du discours scientifique.