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Introduction

Le problème de déterminer le type de connaissance que nous pouvons avoir de Dieu a tourmenté maints esprits anciens et médiévaux. Parmi les maîtres ès arts de Paris de la première moitié du xiiie siècle, bien qu’ils ne soient pas supposés donner des cours en métaphysique[1] et bien sûr moins encore en théologie, la question se pose aussi. Or, les disciplines enseignées par les artiens étant principalement la grammaire, la logique et l’éthique aristotéliciennes, cette question est à chercher dans les commentaires artiens de l’Éthique à Nicomaque. C’est dans un de ces commentaires que nous avons trouvé une batterie d’arguments pour et contre les diverses possibilités d’intelligibilité du Premier principe. Dans les discussions des commentaires, nous avons trouvé plusieurs points qui montrent une influence du philosophe persan Ibn Sînâ, plus connu en Occident sous le nom d’Avicenne. Il nous a paru alors important de souligner ces points qui arrivent chez les maîtres ès arts non sans médiation des philosophes espagnols (Dominique Gundissalinus)[2] ou des théologiens parisiens (Philippe le Chancelier)[3], mais qui reprennent en quelque sorte chez nos maîtres les traits philosophiques de leur source avicennienne.

En effet, il y a eu historiquement des raisons purement philosophiques qui ont mené à une problématisation du thème de la connaissance de Dieu. Chez Aristote lui-même, qui n’est pas le premier à exposer cette idée, dans l’Éthiqueà Nicomaque, livre X, on retrouve un idéal de connaissance du supérieur dans la valorisation de la vertu de sagesse comme connaissance de ce qui est supérieur et plus divin, voire comme l’effort de ressembler au divin[4]. Cette valorisation n’est pas sans rappeler celle de Platon dans plusieurs de ses oeuvres, notamment dans le Théétète 176b, où il présente une consigne qui deviendra l’adage des écoles philosophiques de l’Antiquité tardive : « l’assimilation au divin dans la mesure du possible[5] ». Dans les deux cas, à savoir celui d’Aristote comme celui de Platon, la connaissance du divin est posée comme extrêmement souhaitable en soi-même et suscitant, dans le cas de la sophia aristotélicienne, le bonheur (eudaimonia) de l’homme.

Or, en ce qui concerne les philosophies développées dans un contexte monothéiste, comme chez les chrétiens et chez les musulmans, cette connaissance du divin est spécifiée comme connaissance de Dieu, lequel est représenté dans un contexte philosophique comme le Premier principe[6]. Les philosophes arabes ont développé de cette façon un idéal contemplatif de connaissance du supérieur et particulièrement du Premier principe[7]. Chez les philosophes parisiens lecteurs de l’Éthique à Nicomaque vers 1240-1250 — dans les traductions fragmentaires de l’Ethica Noua, livre I, et de l’Ethica Vetus, livres II-III[8] —, le souverain bien, posé par Aristote dès le début et identifié avec le bonheur, ne peut être autre que Dieu, le Premier principe[9]. Or, l’éthique étant une science sur le bien, il faut d’emblée s’interroger sur la possibilité de connaissance de son sujet principal, le bien, et principalement du souverain bien, le Premier principe. C’est ainsi que les maîtres ès arts de Paris arrivent à s’interroger sur l’intelligibilité du Premier principe en soi, et sur nos possibilités d’en avoir l’intellection.

Dans ce qui suit, nous présenterons le problème et les réponses concernant la cognoscibilité du Premier principe chez Avicenne — qui constitue une des sources principales des philosophes parisiens du xiiie siècle — pour ensuite les comparer avec les discussions des maîtres ès arts de Paris. Parmi eux, nous attirerons l’attention surtout sur le Commentarium in Ethicam nouam du Pseudo-Peckham[10], mais aussi sur le Compendium examinatoire du ms. Ripoll 109 (appelé couramment « Guide de l’étudiant parisien[11] ») et la Divisio scientiarum d’Arnoul de Provence[12].

I. Connaissance du Premier principe selon Avicenne

Chez Avicenne, nous trouvons la question sur la connaissance du Premier principe selon divers aspects. D’abord, il traite de la possibilité d’une connaissance scientifique, c’est-à-dire, qui puisse être énoncée selon la structure de la définition, par un genre et une espèce. Ensuite, il considère la possibilité d’une connaissance intuitive du Premier principe, dans une intuition ou appréhension intellectuelle. Finalement, il suggère, non sans équivoques, la possibilité d’une connaissance mystique du Premier principe[13].

1. Connaissance scientifique du Premier principe selon Avicenne

Dans le livre VIII de sa Métaphysique, Avicenne entreprend de prouver l’existence du Premier principe et d’en décrire les attributs. Le Premier principe, nécessairement existant, est une pure existence sans aucune privation. Or, puisque toute chose causée a une quiddité à laquelle s’ajoute son existence qui découle d’une cause nécessaire, « le Premier n’a donc pas de quiddité, mais de lui s’écoule l’être sur les <choses> ayant une quiddité[14] ». Il est parfaitement simple et rien ne s’ajoute à lui, donc « le Premier n’a pas de genre ; en effet, le Premier n’a pas de quiddité, mais ce qui n’a pas de quiddité, n’a pas de genre ; car, le genre répond à la question “qu’est-il”[15] ». Étant donné que la quiddité est la réponse à la question « qu’est-ce que c’est » et que cette question est répondue par une définition contenant le genre et la différence spécifique, le Premier principe n’aura pas non plus de différence, ce qui implique qu’il ne pourra pas être défini. Finalement, puisqu’il est une cause mais il n’est pas causé, il est impossible de faire une démonstration du Premier principe :

Et c’est pourquoi <le Premier> n’a pas de différence ; et c’est parce qu’il n’a pas de genre ni de différence qu’il n’a pas de définition. Et aucune démonstration n’est faite de lui parce qu’il n’a pas de cause. Similairement, on ne demande pas « pourquoi » relativement à lui[16].

Ensuite, dans le chapitre 5, Avicenne va prouver que le Premier principe n’a pas de qualité ni de quantité, ni d’endroit (ubi), ni de temps (quando), ni de similaire ni de contraire. Le philosophe persan récapitule ce qu’il a dit auparavant, à savoir que le Premier principe n’a pas de définition et qu’aucune démonstration n’est produite à son égard, puisqu’Il est la preuve de toute chose. Finalement, il ajoute qu’il n’y a relativement au Premier principe que des signes évidents (signa manifesta — al-dalâ’il al-wâd(iha)[17].

Si la démonstration par la cause (propter quid) n’est pas possible pour le Premier principe, il reste tout de même une possibilité de connaissance scientifique — même si ce n’est pas au sens le plus fort du terme — sous la forme de la démonstration par les faits (quia) et par les effets, en parlant par exemple des « signes manifestes ». L’être par soi nécessaire qu’est le Premier principe selon Avicenne fait peut-être l’objet d’une démonstration proprement métaphysique, par le biais des notions de possible et de nécessaire, dans la Métaphysique du Shifa.

Nous pourrions conclure qu’à proprement parler une connaissance scientifique, par les causes, du Premier principe n’est pas possible selon Avicenne. Or, il faut considérer qu’il présente dans les chapitres 4 et 5 de nombreux indices ou « signes évidents » pour désigner l’existence nécessaire du Premier principe ; ces signes, il l’avoue lui-même, se trouvent dans une voie négative du savoir[18].

2. Connaissance intuitive du Premier principe selon Avicenne

Par la suite, dans le livre VIII, chapitre 7, Avicenne propose un autre type de connaissance, intuitive, du Premier principe. Pour déterminer quelle sorte d’intuition ou appréhension (apprehensioidrâk) peut être adéquate pour lui, il les énonce d’abord toutes :

Toute beauté et convenance, quand on les appréhende, on <les> aime et on <se> délecte ; le principe de cela est leur appréhension, soit sensible, soit imaginative, soit estimative, soit conjecturale, soit intelligible[19].

Après avoir présenté les cinq types d’appréhension : sensible, imaginative, estimative, conjecturale et intelligible, le philosophe persan désigne une correspondance entre la qualité de l’appréhension, celle de l’objet appréhendé et la jouissance de la faculté qui appréhende :

Mais parce que celui qui appréhende est d’autant plus compréhensif et certain que l’appréhendé est plus beau et plus noble en soi-même, aussi, la vertu appréhendant ce qu’elle doit avoir, sa délectation en lui est plus grande[20].

De plus, l’appréhension adéquate entre chaque type d’objet (sensible, imaginatif, estimatif, conjectural ou intelligible) et la faculté correspondante entraîne une délectation : ainsi, la délectation sensible consiste en l’appréhension du sensible et la délectation intelligible se trouve dans l’intellection de l’intelligible (ou appréhension intelligible). Le degré de délectation correspond au degré d’appréhension. Tout est en place pour passer à la question de l’appréhension du Premier principe. Or, l’Être nécessaire (necesse esse) — ou l’Existant nécessaire (al-wâjib al-wujûd) — étant le plus parfait, l’intellection qu’il a de lui-même est la plus parfaite et dans son acte de parfaite intellection, l’appréhendé, l’action et l’agent de l’appréhension s’identifient.

Alors l’être nécessaire (necesse esse, al-wâjib al-wujûd), qui est dans l’ultime <degré> de perfection et de beauté et de charme, en cela qu’Il s’intellige soi-même dans un tel ultime <degré> de perfection et de beauté et de charme, <Il intellige> aussi qu’il est très certainement un et avec la perfection de <l’acte d’>intelliger, et avec l’intelligence de l’intelligeant et de l’intelligé. C’est pourquoi lui-même est l’aimant maximal et l’aimé de lui-même, et plus délectant et délecté, parce que la délectation n’est que l’appréhension du convenable selon qu’il est convenable ; d’où la délectation sensible est la sensibilité du convenable, et la <délectation> intelligible résulte de l’intellection du convenable[21].

Avicenne considère alors que l’appréhension la plus juste et la plus délectable du Premier principe est celle que le Premier principe a de lui-même :

Maintenant donc, le Premier est le meilleur « appréhenseur » avec la meilleure appréhension du meilleur appréhendé, et c’est pourquoi <le Premier> est le meilleur délectant avec la meilleure délectation dans le meilleur délecté, et cela est ce en quoi rien ne peut être comparé à lui. Ces intentions n’ont d’autres noms que ceux-ci, mais celui qui rejette ceux-ci, qu’il en introduise d’autres, s’il peut[22].

Par conséquent, pour Avicenne, l’appréhension adéquate du Premier principe est l’appréhension intellectuelle. Or, dans le cas des intellects humains, pendant leur séjour dans le corps, même s’ils peuvent atteindre leur perfection en acte, la jouissance n’est pas correspondante en intensité avec la perfection atteinte, à cause de l’empêchement du corps.

Or, il arrive que la vertu appréhensive ne se délecte pas de ce qu’il faut se délecter à cause de certains accidents, comme le malade ne se délecte pas du sucré et le rejette à cause de quelque chose qui <lui> arrive. Il faut que tu saches que similairement est notre disposition pendant que nous sommes dans le corps ; en effet, quoique notre vertu intelligible ait acquis sa perfection en acte, pourtant nous ne trouvons pas dans cette réalité autant de délectation que la réalité <devrait nous donner>, et cela arrive à cause de l’empêchement du corps[23].

Il faut conclure, donc, que le seul qui peut avoir une intellection convenable du Premier principe est le Premier principe lui-même, car il n’est pas dans sa nature d’être appréhendé convenablement par quelque autre intellect. Toutefois, notre intellect peut avoir une intuition ou appréhension intelligible du Premier principe dans la mesure de ses possibilités. En effet, il doit s’efforcer de s’assimiler à lui dans la mesure du possible[24]. Même pour décrire ce que l’Existant nécessaire est, les mots nous manquent. Avicenne lance un défi à ceux qui voudraient tenter de le décrire, pour qu’ils trouvent de meilleurs noms[25].

La délectation de toute puissance est la réalisation de sa perfection, comme nous l’avons vu, et la perfection de l’âme raisonnable est de devenir un monde intelligible en acte[26]. Pourtant, même si elle atteint sa perfection en acte en vue de l’assimilation avec la Bonté ultime dans l’intellection de son essence dans sa perfection, l’âme raisonnable ne peut pas trouver cette délectation à cause de l’empêchement du corps. Notre intellection du Premier principe n’arrive donc que dans la mesure du possible.

3. Une voie alternative pour la connaissance du Premier principe

Cela étant posé, il convient de se demander s’il n’y a pas une possibilité pour l’homme de connaître convenablement le Premier principe. Pour vérifier cela, Avicenne analyse un cas particulier de connaissance, celui du prophète. Le prophète accède à une perfection totale de l’âme raisonnable[27]. Ensuite, le prophète fait connaître la majesté de Dieu au moyen de signes et symboles[28]. Mais pour mieux comprendre le phénomène du prophète, il faut emprunter une voie alternative. En fait, c’est la voie de la « mystique » qui nous permet de considérer ce que l’on ne peut pas investiguer scientifiquement, c’est-à-dire de parler de l’ineffable. Or, la tâche du prophète consiste à donner des indices sur l’ineffable essence du Premier principe à l’aide d’une argumentation par des syllogismes poétiques et rhétoriques[29], c’est-à-dire dans une expression complètement différente du langage philosophique, caractérisé principalement par la démonstration. S’il y a une connaissance du Premier principe, donc, elle tombe hors de la portée philosophique ; mais c’est à l’aide de la philosophie que l’on découvre les conditions de possibilité de cette connaissance parmi les hommes.

D’après ces informations que nous avons rassemblées et qui étaient disponibles au début du xiiie siècle aux maîtres ès arts de Paris, nous pouvons dégager certains traits généraux relatifs à la position qu’Avicenne développe dans le livre de la philosophie première quant à la connaissance du Premier principe possible pour l’homme. D’abord, il semble clair qu’il n’y a pas de connaissance scientifique dans le sens de démonstration par les causes (propter quid) et de définition selon la quiddité. Ensuite, la connaissance intuitive intelligible qui nous est possible ne correspond pas à la perfection de la réalité à connaître ; donc, l’intellection du Premier s’achève seulement selon la mesure du possible. Finalement, nous pouvons envisager une troisième voie de connaissance, appelons-la « mystique », laquelle, à l’aide des argumentations et syllogismes poétiques et rhétoriques, essaie de rendre compte de cette essence insondable que constitue le Premier principe.

II. Connaissance du Premier principe selon les maîtres ès arts de Paris

Les maîtres ès arts de Paris seront confrontés à la question de la cognoscibilité ou de l’intelligibilité du Premier principe, d’une manière singulière. Ils trouvent ce questionnement lors de leur analyse de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, livre I, chapitre 1, où le Stagirite traite de la connaissance de la fin désirable pour elle-même :

S’il est donc quelque fin […] que nous souhaitons pour elle-même et pour laquelle nous souhaitons les autres, […] il est clair que cette fin doit constituer le bien et ce, au titre suprême. Est-ce que dès lors, pour l’existence, la connaissance de celui-ci n’est pas aussi d’un grand poids[30] ?

Les artiens se poseront donc la question de savoir si le souverain bien, qui est le Premier principe, est connaissable : c’est le cas du Commentairesurla Nouvelle Éthique du Pseudo-Peckham (1245-1250)[31], du Compendium examinatoire du ms. Ripoll 109 (vers 1240)[32] et de la Division des sciences d’Arnoul de Provence[33]. Nous examinerons ces trois textes suivant le même schème que nous avons dégagé d’Avicenne pour bien montrer les ressemblances et les différences entre les auteurs.

1. Connaissance scientifique du Premier principe

Le Pseudo-Peckham se demande explicitement si le souverain bien non causé peut être connu (Vtrum summum bonum incausatum possit cognosci). Bien qu’en suivant un ordre différent de celui d’Avicenne, l’artien parisien utilisera dans son commentaire les divers éléments qui constituent la réponse du philosophe persan. D’abord, il considérera que l’optimal (optimum) simple ou l’optimal absolu n’est pas proprement définissable et que, en outre, on peut le connaître seulement par une esquisse :

L’optimal <purement et> simplement ou non causé n’est pas proprement définissable. Pourtant, selon ce que l’on entend communément par le nom de définition, on définit […] non seulement par les <choses> antérieures <purement et> simplement, mais aussi quant à nous, comme on peut définir par l’effet ou <par> les signes, et c’est de cette manière qu’<Aristote> parle ici. Ce qui est patent par cela qu’il dit « il faut tenter d’entendre qu’est-ce qu’il est par une esquisse (typo) », d’où il ne dit pas qu’est-ce qu’il est <purement et> simplement, mais qu’est-ce qu’il est par une esquisse (typo). […] Ou on peut dire qu’il parle de l’optimal non <purement et> simplement ou non causé mais en général[34].

En effet, on reprend ici l’énonciation avicennienne selon laquelle il n’y a que certains signes qui puissent se donner du Premier principe, sans pourtant procurer une véritable définition. Dans cette même optique, le Pseudo-Peckham complète son analyse en considérant que l’on ne peut pas connaître par nature la quiddité du bien non causé, c’est-à-dire « qu’est-ce que c’est » le bien non causé, selon son essence :

Il faut savoir que l’on ne peut pas connaître par nature, je ne dis pas par grâce, qu’est-ce que c’est le bien non causé selon son essence, et ceci par affirmation ; mais par privation des autres <choses>, on peut bien connaître qu’est-ce qu’il n’est pas. Et la cause <de ceci> est l’insaisissabilité de son essence par l’intellect fini. Cependant, par certaines <choses> qui sont dites de lui sous une certaine relation à nous, comme « sagesse », « bonté », ou des <choses> de cette sorte, d’une telle manière il peut être connu, mais cette connaissance n’est pas proprement le « qu’est-ce que c’est » et cette connaissance n’est même qu’en raison des effets : d’où nous connaissons les effets, mais nous ne connaissons pas qu’est-ce que c’est l’essence qui est reliée <à ces effets>[35].

Le Premier principe ne peut donc pas être connu quant à sa quiddité. En outre, nous, en tant qu’intellects finis, ne pouvons pas le connaître affirmativement si ce n’est que par grâce, tandis que nous pouvons seulement le connaître par la voie négative, à savoir par la privation de toutes les quiddités qu’il n’est pas. On peut aussi arriver à connaître le Premier principe d’une autre façon : par ses effets, ce qui pourrait correspondre à une démonstration par les faits (quia).

Par conséquent, le Premier principe ne peut pas être connu scientifiquement parce que sa quiddité se trouve être insondable pour nous et que nous ne pouvons pas non plus avoir une définition de lui. En outre, ajoutera le compilateur du Compendium examinatoire, le philosophe moral travaille avec des principes qui lui sont propres, et non pas par démonstration[36], car, quant à la félicité ou souverain bien, il n’y pas de science par les causes, ni de connaissance certaine parmi nous, mais seulement en raison de la fin[37].

2. Connaissance intuitive du Premier principe

La possibilité d’une intuition intellectuelle du Premier principe est aussi examinée par le Pseudo-Peckham dans sa question sur la cognoscibilité du souverain bien. Or, il détermine alors une série de distinctions destinées à préciser selon quel rapport le Premier principe peut nous être connaissable. La première distinction concerne une double façon d’être intelligible : par nature ou par volonté. Par nature le Premier principe n’est pas connaissable :

Il faut savoir que l’intelligible est double : un par nature et un autre par volonté, selon ce qu’on a l’habitude de dire, qu’il y a le spéculatif volontaire et le spéculatif naturel. Et je dis que le Premier, ou la Première Cause, même s’il n’est pas intelligible ou connaissable par nature, pourtant peut être connaissable par volonté non de celui qui connaît, mais de lui-même[38].

La cognoscibilité du Premier principe nous est de plus en plus éloignée du fait que non seulement il demeure inconnaissable par nature, mais aussi que, étant connaissable certes par volonté, il l’est seulement par sa propre volonté et non par la volonté de qui veut le connaître. Or, notre maître va analyser davantage le sujet en distinguant encore deux sortes de volontaire connaissable : celui qui conduit la faculté cognitive de la puissance à l’acte et celui qui la produit dans l’être, que l’on peut interpréter respectivement comme les activités exercées par l’intellect agent et par la Première Cause ou Premier principe. Ensuite, notre maître présente son avis quant à la cognoscibilité de ces deux « volontaires » :

Mais le volontaire connaissable est double : un qui est la cause de la vertu ou de la puissance de celui qui connaît non seulement en conduisant cette <vertu> de la puissance à l’acte, mais aussi en la produisant dans l’être et un tel, même si en tant qu’il est <spéculatif> naturel ou une nature ne peut pas être connu par l’âme, pourtant en tant qu’il est <spéculatif> volontaire ou par la volonté, est connaissable ; il y a un autre connaissable volontaire qui a seulement à conduire la vertu connaissante de la puissance à l’acte, mais il ne donne pas l’être à la puissance, et un tel est ainsi <connaissable>. Donc, la Première Cause d’une manière ne peut pas être connue par l’intellect, d’une autre manière elle <le> peut[39].

Le Pseudo-Peckham considère que le volontaire connaissable peut être connu en tant qu’il est celui qui conduit la vertu ou faculté cognitive de la puissance à l’acte. En ce sens, il se rapproche d’Avicenne qui soutient que l’intellect agent (lequel peut être connu par l’homme) conduit l’intellect humain de la puissance à l’acte[40].

Le Pseudo-Peckham distingue deux types de connaissables volontaires, or nous pouvons avoir deux interprétations de ces deux volontaires. 1) Selon une première interprétation, il les applique tous les deux au Premier principe ou Première Cause : « donc, la Première Cause d’une manière ne peut pas être connue par l’intellect, d’une autre manière elle <le> peut ». On pense alors que le Premier principe est un « connaissable volontaire » pour nous en tant qu’il conduit la faculté cognitive de la puissance à l’acte, mais non pas en tant qu’il produit dans l’être cette même faculté cognitive. De cette manière, ce serait plutôt le Premier principe lui-même qui conduit la faculté cognitive de la puissance à l’acte, attribuant ainsi au Premier principe une activité propre à l’intellect agent[41]. 2) Selon une deuxième interprétation, c’est une seule de ces deux options qui s’applique à la Première Cause, à savoir « un qui est la cause de la vertu ou de la puissance de celui qui connaît non seulement en conduisant cette <vertu> de la puissance à l’acte, mais aussi en la produisant dans l’être ». Dans ce cas, la Première Cause, remarque-t-il, même si elle n’est pas un spéculatif naturel, elle reste un spéculatif volontaire. L’autre connaissable volontaire « qui a seulement à conduire la vertu connaissante de la puissance à l’acte, mais il ne donne pas l’être à la puissance », peut être connu mais n’est pas la Première Cause.

Nous refusons encore de prendre position sur ce point, jusqu’à ce que de nouveaux éléments textuels nous donnent des repères plus certains.

Par ailleurs, le Pseudo-Peckham nous apporte encore une réponse alternative :

Autrement, on peut dire que dans la matière, la Première Cause ne peut nullement être connue, et ceci est à cause de sa distance et de son éloignement de toute créature. Pourtant dans les créatures ou par les créatures elle est connue d’une certaine façon. Et ceci parce qu’elles effectuent une certaine mesure entre l’excellence du Premier Intelligible et la finitude de l’intellect humain ; et <parce que> dans les créatures la <Première cause> a d’une certaine manière la species puisque la cause reluit d’une certaine manière dans l’effet. Et note que le Premier est dit infini non à cause de l’imperfection mais à cause de la puissance insaisissable et de la bonté insaisissable ; et cette infinitude ne supprime <aucune puissance, même> pas, du point de vue du concept, la puissance de définir. Ainsi donc, le <Premier> pourra être connu par l’intellect humain au moyen des créatures[42].

Le Premier principe ne pourrait pas être connu par nous en tant que nous restons plongés dans la matière ; dans les termes d’Avicenne, ce serait à cause de l’empêchement du corps. Pourtant dans les créatures ou par les créatures il est connu d’une certaine façon[43]. La raison en est que les créatures véhiculent une image représentative (species) du Premier principe, car toute cause est reflétée (reluceat) d’une certaine façon dans ses effets. L’image que les créatures reflètent exerce un certain mesurage de la démesure. En effet, le Premier principe étant insaisissable (incomprehensibile) par toute créature, la seule façon de le mesurer demeure de le rapporter à ce qui est défini. Le Premier principe, infini, nous est donc connaissable seulement à travers le prisme du fini.

Pour appuyer l’opinion du Pseudo-Peckham, parmi les maîtres ès arts de Paris, il faut considérer l’opinion d’Arnoul de Provence, le célèbre auteur de la Division des sciences. Il distingue entre la connaissance des intelligences célestes et la connaissance de l’âme humaine. Les intelligences célestes ont une connaissance intuitive directe ou immédiate du Premier principe, tandis que les âmes humaines en ont une intuition médiatisée[44] par les sens et l’imagination.

Quant à la connaissance de l’âme intellective, elle ne provient pas seulement du Premier, mais dépend des choses dont elle acquiert la connaissance à force de travail et de peine par l’intermédiaire des sens et de l’imagination, si bien que, par la connaissance des choses <qui en sont> comme la trace, elle vient à connaître son Auteur[45].

Arnoul de Provence pose, comme le Pseudo-Peckham, la connaissance du Premier principe à partir de ses effets ou « traces » (uestigia) qui nous sont accessibles par les sens et l’imagination. Les maîtres ès arts de Paris, même en valorisant au plus haut point la connaissance du divin, gardent leur compétence professionnelle spécifique en déterminant et en maintenant les conditions de possibilité d’une telle connaissance.

3. Connaissance « fronésique » : une troisième voie ?

Pour continuer le parallélisme avec l’analyse que nous avons faite de la possibilité de connaissance du Premier principe chez Avicenne, il faut déterminer s’il y a aussi une troisième possibilité de connaissance chez les artiens parisiens. Or, nous trouvons un autre traitement sur la connaissance du Premier principe dans la description des vertus intellectuelles, dont la fronesis constitue le degré suprême[46]. En tant que vertu intellectuelle, la fronesis entraîne une connaissance qui suscite une affection ou dilection du Premier principe dans la mesure du possible pour des créatures intelligibles comme les hommes :

La fronesis, quant à elle, est la connaissance du souverain bien avec sa dilection, dans la mesure où il peut y avoir connaissance du souverain bien, et par les créatures intelligibles dans lesquelles reluit maximalement son image, selon qu’il est possible qu’il reluise dans ses créatures. Et ainsi ces trois habitus <i.e. intelligence, sagesse et fronesis> se distinguent les uns des autres selon un mode plus noble <et, entre> les vertus existantes, <les vertus intellectuelles sont plus nobles> que les vertus morales par lesquelles l’âme ordonne bien le corps et ordonne bien à l’égard du prochain, afin qu’une partie de l’univers ne soit pas dissonante par rapport à une autre partie de l’univers selon l’affection, comme elle n’est pas dissonante selon la nature[47].

Le Pseudo-Peckham reprend dans la description de la fronesis plusieurs des éléments constitutifs de la discussion de la cognoscibilité du Premier principe, éléments, remarquons-le, déjà présents chez Avicenne, lequel certes n’en discute pas d’un point de vue éthique. La connaissance du souverain bien ou du Premier principe est possible, donc, dans la mesure où il est reflété dans les créatures, et il est reflété maximalement dans les créatures intelligibles, parmi lesquelles on trouve, outre les intelligences célestes, les âmes intellectives des humains. Pourtant, ce type de connaissance n’est pas une nouvelle approche du Premier principe : il s’agit, comme les différents éléments repris nous le laissent comprendre, d’une intuition intellective limitée à la capacité de l’agent de connaissance.

C’est aussi cette même intuition intellective qui est proposée, nous semble-t-il, par Arnoul de Provence dans sa Division des sciences :

Car selon que, par sa partie supérieure, l’<intellect> intuitionne le Créateur sans beaucoup et <sans> grande affection, il est informé par un habitus de vertu qui est dit « intelligence » ; mais selon que davantage par l’affection il s’étend et que l’affect s’intensifie, <l’intellect> est informé par un deuxième habitus de vertu qui est dit « sagesse », quasi « assaisonnée de saveur » ; enfin, selon que par un affect et un amour intenses <l’intellect> s’enflamme de telle sorte qu’à Lui, autant que possible, il se conforme, il s’acquiert un habitus de vertu qui est dit fronesis, c’est-à-dire « information »[48].

Arnoul considère, en effet, que l’intellect intuitionne (intuetur) le Premier principe, en se conformant à Lui dans la mesure du possible. L’intellect, par sa partie supérieure, c’est-à-dire la partie spéculative[49], est « informé » par le Premier principe. Cette information[50] que constitue la fronesis correspond à une mise en acte et un perfectionnement de l’intellect humain[51]. Tout ceci est compris à l’intérieur d’une démarche naturelle de connaissance ; il ne faut pas une figure extraordinaire ni « supranormale[52] » comme le prophète pour exercer les vertus intellectuelles — quoique peu d’hommes peuvent arriver à la fronesis, notamment les philosophes[53] — ; en outre, la démarche des vertus intellectuelles est décrite suivant un langage philosophique et technique accepté dans la communauté épistémique des maîtres parisiens.

Conclusion

La possibilité de la connaissance du Premier principe chez les maîtres ès arts de Paris semble s’éclaircir à l’aide d’un examen de cette même possibilité chez Avicenne. En effet, nous pouvons voir que l’analyse du philosophe persan contient certains éléments qui joueront après lui dans la scolastique latine. Il abandonne d’abord la possibilité d’une connaissance scientifique proprement dite du Premier principe, en constatant qu’il n’a pas de quiddité et, donc, pas de définition et que, puisqu’il n’a pas de cause (car il est la cause de tout), aucune démonstration par la cause ne peut être produite à son sujet. Ensuite, il précisera qu’aucune intuition intellectuelle du Premier principe n’est parfaite, sauf celle du Premier principe lui-même, car il dépasse tout infiniment ; même les intellections des intelligences cosmiques ne se font que dans la mesure du possible pour chacune ; pourtant, il est important que l’on essaie de se conformer et de s’assimiler à lui dans la mesure dont chacun est capable. Finalement, une nouvelle voie est ouverte quant à la connaissance du Premier principe dans la figure du prophète, qui constitue une sorte d’exception à la loi naturelle mais qui doit être pris en considération. Parmi les hommes, c’est seulement le prophète qui peut parvenir à la connaissance la plus élevée, mais il ne pourra la communiquer aux autres qu’à travers la poétique et la rhétorique. Un nouveau discours doit surgir alors, absolument éloigné du discours philosophique : il s’agit des allégories qu’Avicenne développe dans ses récits « mystiques ».

Quant aux maîtres ès arts de Paris, ils suivent un parcours semblable à celui de la Métaphysique avicennienne. D’abord, ils considèrent qu’il n’y a pas à l’égard du Premier principe de connaissance scientifique « quidditative » (du quid est) : aucune démonstration ni aucune définition au sens strict ne sont possibles à son sujet. Ensuite, la connaissance intuitive se trouve limitée par la finitude de l’intellect humain. L’intuition intellectuelle du Premier principe, donc, jamais parfaite, reste seulement achevable dans la mesure du possible pour chacun. Jusqu’ici nous voyons un parcours dont le parallèle avec Avicenne est remarquable. Pourtant, le parallèle s’arrête là, puisque nos maîtres ès arts n’iront pas jusqu’à la confection d’une mystique. Même s’ils définissent, dans leurs doctrines sur les vertus intellectuelles en général et sur la fronesis en particulier, la conformation ou l’assimilation au Premier principe, cette assimilation reste dans la mesure du possible, c’est-à-dire dans les limites d’un intellect fini. S’ils n’en nient pas la possibilité d’une expérience proprement mystique, ils ne développent pas non plus un discours poétique pour en rendre compte ; leur démarche reste complètement dans leur champ scientifique de compétence : la philosophie et, plus précisément, l’éthique. Dans ce contexte, la vertu de la fronesis, qui occupe certes le degré suprême parmi les vertus intellectuelles, ne serait pas à proprement parler mystique. Elle représente une démarche humaine non pas réservée à une figure exceptionnelle, comme le prophète chez Avicenne, mais théoriquement possible pour tous, quoique pratiquement achevable presque seulement par les philosophes professionnels que sont les artiens.