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La docilité du captif est la parure de la geôle.

Vladimir Nabokov, Invitation au supplice[1].

L’érotisme […] survit mal à la liberté d’un monde qui ne connaît plus le péché.

Georges Bataille, L’érotisme[2].

L’humanisation de l’homme, c’est cela : l’échafaudage qui construit l’image du Père.

Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental[3].

Dans son édition du 18 juin 2008, le journal Guardian rapportait qu’une école du nord-est de la Thaïlande avait aménagé des toilettes pour les travestis après qu’un sondage eut indiqué que plus de deux cents étudiants se considéraient eux-mêmes comme « transgenres ». Quelques mois plus tôt, en mars, le quotidien Times of India nous apprenait que l’État du Tamil Nadu, situé au sud de l’Inde, venait de reconnaître un troisième genre en ajoutant une case « T » — pour transsexuel — sur des papiers officiels[4]. La décision du Tamil Nadu accorde à ces personnes les mêmes droits qu’à chaque citoyen, en les dispensant de choisir entre une identité « homme » et une identité « femme ». Déjà en 2004, l’Université de Harvard avait distribué à ses étudiants un questionnaire proposant trois cases pour le sexe : « homme », « femme » et « autre »…

Je voudrais rapprocher ces anecdotes des débats ayant cours dans nos sociétés autour du mariage entre personnes de même sexe et autour du droit à l’adoption ou du droit à la procréation par les couples homosexuels. Ces revendications doivent elles-mêmes être mises en relation, me semble-t-il, avec une série de phénomènes observables touchant l’identité sexuelle et ses vacillements. Ces revendications et ces phénomènes sont à la fois troublants et intéressants en ce qu’ils supposent, en définitive, une remise en cause de l’« évidence » de la différence sexuelle. On est conduit à se demander s’il ne faudrait pas considérer comme un « droit de l’homme » le droit de choisir son sexe, ou d’en inventer un, et si on n’est pas renvoyé à l’idéal d’un monde autre, parfaitement égalitaire en un sens, où les différences entre les sexes et la discrimination seraient enfin effacées. Auteur d’une « histoire culturelle du troisième sexe », Laure Murat tient la création de la catégorie du troisième sexe comme étant précisément liée à la question de l’égalité entre les hommes et les femmes[5].

Cet idéal d’une société parfaitement égalitaire, ayant de ce fait dépassé un ordre social maintenant la subordination du sexe féminin au sexe masculin, n’est-il pas un idéal proprement chrétien ? Le monde d’après la différence sexuelle n’est-il le monde annoncé par saint Paul dans l’épître aux Galates, un monde où « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre », mais aussi où « il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28) ? À l’inverse, on peut se demander si l’affirmation de la différence sexuelle n’est pas au coeur du dispositif judéo-chrétien[6]. Comme elle serait d’ailleurs au coeur du discours psychanalytique[7].

Ces questions constituent l’horizon sur le fond duquel je voudrais entrer dans la Dogmatique de Gérard Siegwalt, ou plutôt dans une petite partie de celle-ci. Je vais m’attacher ici aux analyses contenues dans la deuxième partie du quatrième volume, intitulée : « Anthropologie théologique, la réalité humaine devant Dieu[8] ». Après avoir dégagé les grandes lignes de la pensée théologique de Siegwalt sur la sexualité humaine, je voudrais mettre en lumière les termes du débat autour de la différence sexuelle en présentant les positions qui se situent à l’un et l’autre extrêmes du spectre des positions possibles. Après quoi, je voudrais montrer comment l’option théologique de Siegwalt est en quelque sorte en porte-à-faux par rapport à ces positions.

La réflexion de Gérard Siegwalt sur la sexualité intervient dans le contexte d’une lecture des récits de la création de la Genèse.

S’attachant à l’examen du premier récit de la Création, Gérard Siegwalt commente l’affirmation de Gn 1,27 : « Dieu créa l’humain à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa mâle et femelle » (Gn 1,27). Il dégage la double portée de cette affirmation. D’une part, il y voit l’affirmation d’une « relationnalité intra-humaine ». Je le cite :

Nous avons, à propos de « Faisons », évoqué la relationnalité intra-divine : la relation Dieu-être humain est précédée par la relation de Dieu à lui-même. Avant que l’être humain ne corresponde à Dieu, Dieu correspond à lui-même. De plus, la relationnalité intra-divine se faisant, du fait de la création, aussi extra-divine, Dieu correspond à l’être humain avant que la réciproque ne soit vraie. Concernant l’être humain, sa ressemblance et donc sa relation responsable à Dieu implique et donc suppose sa relationnalité intra-humaine. C’est en tant qu’être relationnel en lui-même que l’être humain correspond, est lié, à Dieu. La relationnalité intra-humaine est la relationnalité spirituelle de l’être humain comme corps, psyché, et raison. C’est l’être humain comme totalité qui est à l’image de Dieu, ou il n’est pas à l’image de Dieu (p. 130).

Cette remarque est tout à fait décisive : si c’est l’humain total qui est image de Dieu, nulle place pour le mépris du corps et pour la sexualité[9]. C’est aussi l’humain en tant que corps, et en tant que corps sexué, qui « correspond » à Dieu.

D’autre part, Gérard Siegwalt insiste largement sur le fait que cette relationnalité intra-humaine ouvre sur la relationnalité inter-humaine, en l’occurrence sur la relationnalité homme-femme. « En précisant l’affirmation selon laquelle “Dieu créa l’être humain à son image” par la mention : “il le créa mâle et femelle” (Gn 1,27), [le texte biblique] inclut expressément dans la ressemblance (spirituelle) avec Dieu l’être bi-sexuel et donc l’altérité de l’être humain par rapport à lui-même » (p. 131). Cette phrase est importante, Gérard Siegwalt y affirme essentiellement deux choses, qu’il pose ensemble mais qu’il m’apparaît possible de distinguer. En premier lieu, Gérard Siegwalt tire de Gn 1,27 l’affirmation de la bi-sexualité de l’être humain ; il utilise le terme de bi-sexualité dans un sens un peu inhabituel, n’entendant pas par là un comportement sexuel, l’attirance pour les personnes des deux sexes, ou une prédisposition bio-psychologique que Freud, on le sait, pose au fondement inconscient de tout être humain[10]. La bi-sexualité telle que l’entend Gérard Siegwalt constitue plutôt la césure humaine en deux sexes, l’un masculin, l’autre féminin. En second lieu, Siegwalt rapporte cette bi-sexualité à une certaine posture, celle de « l’altérité de l’être humain par rapport à lui-même ». Ainsi, pour lui, se trouve pensé ensemble le deux du sexe, c’est-à-dire la constitution duelle de la sexualité, et le rapport à l’altérité constitutif de l’humain.

L’être humain rencontre dans « l’autre semblable » (la femelle pour le mâle, le mâle pour la femelle) une altérité au plan de l’humanité qui ne renvoie pas à la même altérité dans la divinité elle-même (la sexualité, comme la dualité, est liée à la créaturalité) mais qu’il ne peut assumer comme altérité et donc sans réduction de l’autre semblable à soi-même (sans fusionnalité, dirait la psychanalyse, ou encore sans confusion) qu’en y respectant un mystère, à savoir son propre mystère d’être irréductible à soi (mâle ou femelle) ou, autrement dit, d’être en excès de soi (le mâle en excès de la femelle, et réciproquement) et, partant, d’être qui, n’étant pas « par soi » (l’aséité est la qualité de Dieu, non de la créature), est, dans sa polarité d’être duel (mâle et femelle), par un Autre que soi et correspond à cet Autre par le fait de sa « béance » : béance soit de mâle ou de femme soit, en tant que mâle et femelle, de créature indélébilement qualifiée comme telle. C’est l’être humain, mâle et femme, qui est à l’image de Dieu, lorsque cette dualité est vue comme posée (ou donnée) et comme renvoyant, au-delà d’elle, dans le mystère qu’elle est dans son advenir (dans son devenir), à la question non seulement : comment vivre cette dualité ?, mais : qui suis-je, comme mâle ou comme femelle, dans cette dualité et dans sa dimension dernière qui me lie, mâle ou femelle, par-delà cette dualité à Celui qui en est le principe et la fin (p. 131) ?

Gérard Siegwalt relie ainsi de manière directe et très forte l’affirmation de l’humain comme d’un être altéré, constitué par une béance qui est ouverture à l’autre, et l’affirmation de la différence sexuelle comme affirmation du caractère duel de l’être sexué : mâle d’un côté, femelle de l’autre.

À cette affirmation de la différence sexuelle — même si Siegwalt ne la nomme pas ainsi —, et de la dualité de la sexualité humaine, s’ajoute l’affirmation de la différence générationnelle[11]. Non seulement l’un ne se ferme-t-il pas sur lui-même, a besoin de l’autre, mais le deux du couple ne forme pas non plus une totalité close : « […] la relationnalité inter-humaine ainsi entendue comme relationnalité mâle-femelle n’est pas fermée sur elle-même mais est ouverte sur la continuité des générations, car elle en est non le fondement — c’est Dieu — mais la source humaine » (p. 131). À suivre le récit de la Genèse, il y a donc « une bénédiction de Dieu pour le couple qui s’atteste dans sa fécondité : “Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre” (Gn 1,28 et suiv.) » (p. 131). La bénédiction de la fécondité ne distingue pas l’être humain de l’animal, dont la fécondité est également l’objet d’une bénédiction (Gn 1,22). Quelle est alors la spécificité de la fécondité humaine par rapport à la fécondité animale, s’il y a spécificité ? Pour Siegwalt, il y a bien une spécificité de la fécondité humaine : « […] c’est que la fécondité humaine est liée à la qualité d’image de Dieu de l’être humain et est par conséquent responsable » (p. 132).

Le mot clef ici est responsable : « Dans le cas de l’être humain [et à la différence de ce qui se passe dans le règne végétal et dans le règne animal], le choix du partenaire relève de la responsabilité ; il est appelé à être choix et donc décision responsable. C’est seulement ainsi, en tant que responsable […], que la sexualité est […] humaine » (p. 132). S’il y a responsabilité, donc réponse, s’il y a question ouverte, il y a indétermination, espace de liberté. La sexualité ne relève pas de l’ordre de la programmation : elle n’est pas le déploiement rigoureux et sans faille d’une donnée livrée d’avance. S’il y a responsabilité, responsabilité humaine, c’est qu’il y a décision responsable : une telle décision, si elle est une vraie décision, ne peut être simplement l’acquiescement à ce qui s’impose. Elle est choix d’un possible parmi d’autres possibles. Chez Siegwalt, ce champ d’indétermination apparaît parfois très large : presque infini. À d’autres occasions, on a plutôt l’impression que l’indétermination est relative, et que la décision responsable doit se faire dans la prise en compte de grandes données universelles, indépassables, comme la dualité masculin-féminin — même si, il faut le préciser, on pourrait aussi interpréter cette dualité comme étant intérieure à chaque être humain. Ainsi, il dira, s’agissant du mandat humain de la « domination de la terre », que ce « mandat est donné à l’être humain mâle et femelle, ni au seul mâle ni à la seule femelle. La culture à laquelle l’être humain est appelé implique l’élément masculin et l’élément féminin au même titre, compte tenu de la spécificité de chacun des deux ». C’est pourquoi, poursuit-il, « une culture unilatéralement masculine ou unilatéralement féminine, une culture qui ne respecte par conséquent pas la relationnalité inter-humaine — et aussi la relationnalité inter-générations — ne respecte pas non plus la relationnalité constitutive de la nature » (p. 133).

Siegwalt fera intervenir de nouveau la question de la responsabilité à l’occasion de l’interprétation qu’il propose de l’épisode racontant l’union des « fils de Dieu » et des « filles des hommes », aux versets 1 à 4 du chapitre 6 du livre de la Genèse. Il s’agit, comme on le sait, de l’un des textes les plus étranges et les plus complexes de la Bible. Voici le texte en question, dans la traduction de Louis Segond :

61 Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre, et que des filles leur furent nées, 2 les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu’ils choisirent. 3 Alors l’Éternel dit : Mon esprit ne restera pas à toujours dans l’homme, car l’homme n’est que chair, et ses jours seront de cent vingt ans. 4 Les géants étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu’elles leur eurent donné des enfants : ce sont ces héros qui furent fameux dans l’Antiquité.

Cet épisode, composé de quatre petits versets, évoque plusieurs personnages : « des hommes » (les glébeux), des filles de glébeu (et non pas des fils, incidemment), des « fils de Dieu », des « géants » et des « héros ». Il relate aussi toutes sortes d’actions, touchant la vie, la mort, l’enfantement, dont il n’est pas facile de dégager le sens exact. Siegwalt y voit une dénonciation de l’« idolâtrisation de la sexualité » (p. 183), comme il voit dans l’épisode de Babel une dénonciation de l’« idolâtrisation du pouvoir ». À vrai dire, je ne suis convaincu ni par l’une ni par l’autre de ces thèses[12]. Pour ce qui est de l’épisode qui nous occupe ici (Gn 6,1-4), j’ai peine à y voir une mise en scène de l’« idolâtrisation de la sexualité » ou une condamnation d’une « sexualité débridée » (p. 183). En fait je ne sais pas exactement de quoi parle ce texte…

Par ailleurs, ce que Siegwalt avance au sujet de la sexualité humaine, en s’appuyant sur Gn 6,1-4, m’apparaît tout à fait intéressant, pertinent et juste, sur au moins un point décisif : la part incombant à la parole — donc par conséquent à la réponse, à la responsabilité — dans la sexualité humaine.

Rappelant le verset 2, où il est affirmé que « les fils de Dieu virent (la beauté des femmes) et ils les prirent », Siegwalt commente ainsi : « De la vue ils passent à la consommation du désir que cette vue suscite. Aucune relation ne se construit ainsi ; l’être humain étant un être de parole, la relation entre homme et femme se construit, aussi dans son aspect “charnel” ou physique, grâce à la parole. Prendre, c’est consommer l’autre, sans attention à l’altérité de l’autre et donc à sa qualité de sujet ; la relationnalité est ici piétinée » (p. 184-185). De ce point de vue, Genèse 6 dénoncerait en quelque sorte la tentation du viol. C’est sans doute pousser un peu loin l’interprétation du texte biblique : rien n’indique en effet dans le texte que l’union des « fils de Dieu » et des « filles des hommes » s’est opérée sous une forme quelconque de contrainte ; l’expression hébraïque « prendre pour femme » qui est utilisée ici est en fait une expression usuelle pour désigner un « mariage légitime ».

Cela étant dit, l’intuition de Siegwalt m’apparaît tout à fait juste : entre le voir et le prendre, il faut le dire. Bref, l’élément spécifique de la sexualité humaine, c’est la parole. La sexualité humaine s’inscrit — ou devrait s’inscrire — dans le champ d’une relation entre deux altérités, qui se rencontrent (en se dérobant simultanément l’un à l’autre) dans l’élément de la parole et non simplement dans la rencontre des corps. Cet élément de la parole, qui noue ensemble les êtres sexués, est l’élément propre de l’altération : donc non pas une parole de séduction qui ramène l’autre à moi, qui tient l’autre pour objet de ma satisfaction, mais une parole qui me lie à l’autre, en laissant l’autre être autre[13]. De telle sorte que l’altérité de l’autre ne vient pas combler mon manque — elle ne vient pas me combler —, mais vient plutôt le creuser. La sexualité humaine, c’est précisément cette rencontre altérante, qui ne me laisse pas intact, et qui ne confine pas l’autre au rang d’objet. L’expérience sexuelle marque la venue de l’autre, qui vient à moi, et qu’il m’incombe d’accueillir ; la sexualité humaine relève de l’hospitalité, de l’accueil en soi de l’autre, de l’ouverture à la venue possible de l’autre, une venue toujours imprévisible, non programmable et toujours dérangeante. D’ailleurs, il n’y a pas d’autre rencontre véritable que celle de l’autre. La rencontre du Même n’est pas une rencontre mais une non-rencontre, c’est la clôture absolue de soi, la douce mort de la répétition, du retour de l’identique[14].

Gérard Siegwalt découvre cette loi de la relation dans la Genèse, dans le premier récit de la création et dans l’épisode obscur de Genèse 6,1-4. Il la voit également à l’oeuvre dans le second récit de la création, auquel je voudrais maintenant m’attacher (toujours en suivant Siegwalt). Alors même qu’il est beaucoup question d’interdit et de transgression dans ce récit, Siegwalt insiste sur la « compréhension positive de la sexualité » qui s’en dégage : « […] si la relation des sexes est concernée […] par l’interdit, comme l’est la relation à tout autre et celle à Dieu, c’est dans le même sens que celles-ci. L’interdit ne porte pas sur la relation sexuelle […], il porte sur une relation qui se nie comme relation, qui est une prise de possession, une dévoration de l’autre, autrement dit une consommation au lieu d’une communion » (p. 222). Ce qui se trouve condamné, c’est donc « la tentation de la dévoration », c’est le désir de manger l’autre, de le ramener à soi, de l’assimiler à soi, et ce faisant de le nier dans son altérité. Ce qui est condamné, « c’est le règne de la fusionnalité, de l’amalgame, de la confusion » ; en fait, « ce règne est condamné en lui-même, il est irrespirable, proprement aliénant. Il n’y a de promesse de liberté et de vie que par son éclatement » (p. 223).

Cette loi de la relation constitue l’arrière-fond de la réflexion de Gérard Siegwalt sur la question de la « différence sexuelle » — qui nous intéresse ici — et que lui-même ne traite pas sous ce titre, mais sous celui de la « bi-sexualité », c’est-à-dire de la constitution duelle, relationnelle et communielle de la sexualité humaine. Pour Siegwalt, la sexualité humaine ne se vit que sous la loi de la relation ; « elle ne va pas sans autre que soi » (p. 238). C’est là pour lui une « donnée anthropologique élémentaire ». Comment cette donnée se concrétise-t-elle dans le réel, et comment se la représente-t-on, ou se l’est-on représentée historiquement ? C’est là une autre question. Ici, me semble-t-il, Siegwalt insiste sur la relativité et l’historicité des modèles de compréhension.

Avant de décrire le modèle biblique, il présente la vision caractéristique de l’Antiquité grecque qui comprend la bi-sexualité « comme portant en elle deux potentialités différentes : l’homosexualité d’un côté, l’hétérosexualité de l’autre côté » (p. 238). Selon la mythologie, rappelle Siegwalt en citant l’étude de Heller[15], avec à l’arrière-fond le Banquet de Platon, « “au début l’humanité se composait de trois espèces : les hommes, les femmes et les androgynes, c’est-à-dire les êtres qui sont à la fois homme et femme”. Comme “ils tentaient d’escalader le ciel pour combattre les dieux, […] Zeus prit la décision de les couper en deux. Depuis ce temps, chaque être humain cherche sa moitié” » (p. 238). Siegwalt précise que, dans la perspective grecque, « les hommes qui cherchent leur moitié mâle sont désignés comme les meilleurs, parce qu’ils sont les plus mâles de nature ; ils se consacrent au gouvernement des États » (p. 238)[16].

Ayant ainsi présenté brièvement le modèle grec, en un sens homo-normatif, Siegwalt présente ensuite le modèle biblique. Ici, « l’homosexualité est vue comme une déviation de l’hétérosexualité et est jugée dans l’ensemble négativement » (p. 238-239)[17]. Du point de vie biblique, la relation hétérosexuelle correspond « davantage à la nature bi-sexuée de l’être humain que la relation homosexuelle ». L’affirmation de Paul dans sa lettre aux Romains (1,26-27) ne souffrirait d’aucune équivoque à cet égard et reprendrait la position de la tradition juive, une position hétéro-normative. Il convient ici de parler au conditionnel, car des interprétations récentes de l’affirmation de la lettre aux Romains et de la théologie paulinienne dans son ensemble viennent nuancer un jugement aussi catégorique, certaines interprétations en arrivant pratiquement à faire de saint Paul le fondateur des Gender Studies[18] !

Je vais peut-être aller un peu au-delà ici de ce que Gérard Siegwalt dit explicitement dans les développements de la Dogmatique auxquels je m’attache ici, mais je crois être assez fidèle à la logique de son argumentaire en affirmant la relativité des modèles — ici grec et biblique — de compréhension de la sexualité et des pratiques auxquelles ils renvoient. Un éventuel modèle contemporain — Siegwalt n’en dit rien ici — serait soumis à la même relativité. Le modèle grec homo-normatif et le modèle biblique hétéro-normatif sont deux modèles possibles, et ils ne sont pas bons ou mauvais en eux-mêmes, mais plutôt par rapport à leur degré de correspondance à la « loi fondamentale de la bi-sexualité humaine », une loi de relation, de rapport — non dévorant — à l’autre.

Gérard Siegwalt aborde ici, indirectement, la question actuelle de la différence sexuelle, de sa remise en cause par les « théories du genre », question qui est évidemment au coeur des débats touchant l’identité sexuelle, le mariage des personnes de même sexe, le droit (ou non) à l’homoparentalité. Ces dernières années, ces débats ont eu des répercussions en théologie et ont donné lieu à des numéros thématiques de revues (notamment dans Communio, dans la Revue d’éthique et de théologie morale et dans la Revue des sciences religieuses[19]), ont été l’objet de colloques[20]. Avant de mesurer l’éventuelle contribution de Siegwalt à ce débat, un détour s’impose.

Je voudrais présenter maintenant très brièvement — et donc de façon un peu caricaturale — deux positions bien campées (et diamétralement opposées) dans le débat autour de la différence sexuelle : je vais présenter d’abord la position « constructiviste » (avec la figure emblématique de Judith Butler), puis la position « naturaliste » (avec la figure de Joseph Ratzinger). Je dessinerai ensuite les contours d’une troisième voie, à laquelle Gérard Siegwalt m’apparaît appartenir.

Dans son ouvrage Gender Trouble, la philosophe et théoricienne féministe américaine Judith Butler remet en cause les postulats de base du féminisme occidental « traditionnel » et propose un nouveau cadrage des questions, ayant largement présidé à l’émergence et au développement des théories Queer, et aux « Gender Studies[21] ». Je voudrais dégager les grandes lignes de force du travail de Butler, en m’appuyant sur la reconstruction proposée par la théologienne québécoise Denise Couture, qui assume pour une bonne part les perspectives théoriques de Butler [22]. Cette manière de procéder — me glisser un moment dans la parole de la femme, pour essayer de rendre justice à l’autre parole — est liée à un problème épistémologique réel : comment parler de la femme et de la différence sexuelle à partir d’une posture masculine et hétérosexuelle sans que cette posture même n’invalide structurellement (c’est-à-dire sans procès d’intention particulier), ce que je vais en dire, ce que je vais dire d’elle, la femme, prise alors nécessairement dans les fils d’un discours phallocentrique ? Je propose donc une entrée dans la pensée de Butler par le biais de la synthèse qu’en propose une théologienne féministe.

Pour Judith Butler, le féminisme ne peut se contenter de viser l’inclusion des femmes dans le système dominant, mais doit aussi proposer des nouvelles manières de penser et de faire qui pourront déstabiliser et remettre en cause ce système. Pour Butler, il s’agit de déconstruire la logique du discours dominant, un discours phallocentrique, qui place la femme dans la position de « l’autre de l’homme ». Bref, dans le discours phallocentrique, la femme n’a pas de position propre, elle n’est qu’à être assignée par l’homme à sa place, par rapport à l’homme, en fonction de l’homme : elle n’existe pas — malgré ce qu’on veut faire croire — comme sujet plein, comme sujet autonome. Bref, écrit Denise Couture, il s’agit « de travailler à déconstruire une logique discursive qui continue d’attribuer à la “femme” la position de l’autre de “l’homme” en la produisant comme une subordonnée[23] ». Car là même où « des femmes ont accédé à une égalité fonctionnelle, le phallocentrisme continue pourtant de les déterminer ». À l’appui de cette affirmation, Couture cite Butler : « It is not enough to inquire into how women might become more fully represented in language and politics. Feminist critique ought also to understand how the category of ‘women,’ […] is produced and restrained by the very structures of power through which emancipation is sought[24] ». Ainsi, « un féminisme ne peut pas avoir seulement pour objectif l’inclusion des femmes dans un système déjà existant, même s’il ne peut pas ne pas rechercher cette inclusion. Il vise aussi l’expérimentation de nouvelles manières de faire qui contribueraient à fissurer un système qui exclut une subjectivité de femme[25] ». D’où la nécessité d’une déconstruction de la logique discursive du phallocentrisme.

Dans la mesure où « la fondation du discours qui subordonne le groupe des femmes par voie d’appropriation est la différence sexuelle », la déconstruction de la logique discursive du phallocentrisme devra nécessairement s’attaquer à cette notion. Pour Butler, il y a ici quelque chose d’impensé et d’impensable, parce que relevant d’un « dogme » (selon la traduction française de Gender trouble[26]) ou d’une logique « fondamentaliste » (selon la version anglaise[27]). Pour penser cet impensable et agir sur lui, il importe de se démarquer de certaines postures féministes, représentées par Simone de Beauvoir et Luce Irigaray et par rapport auxquelles Butler définit sa propre posture : pour Simone de Beauvoir, « la subjectivité de la femme occupe la place de l’Autre à l’intérieur du système symbolique ; pour la deuxième, elle répond à une autre logique et loge en extériorité par rapport à l’ordre langagier du père, c’est-à-dire tant par rapport au sujet qu’à son autre[28] ». Le problème de la perspective de Simone de Beauvoir serait « de supposer une subjectivité de la femme qui précéderait la loi symbolique du père et qui aurait suffisamment de consistance en elle-même pour sa propre mise en oeuvre, de sorte que des femmes auraient la possibilité de se faire elles-mêmes en déconstruisant la position de l’Autre à elles assignée ». Or, Denise Couture note que, pour Butler, « une telle subjectivité de femme, libre par rapport au système symbolique, n’existe pas ». La perspective de Luce Irigaray, cherchant à loger la subjectivité de la femme en extériorité, serait sujette à la même critique[29]. Aussi Butler propose-t-elle, pour sa part, « de situer la subjectivité de la femme ni complètement en dedans ni totalement en dehors du système symbolique. Elle ne peut émerger de l’intérieur du système, car l’autre n’y est pas sujet, ne l’a jamais été et n’occupe pas une fonction qui pourrait l’amener à le devenir [30] ».

Les déplacements épistémologiques ainsi engagés modifient en profondeur le statut de la différence sexuelle. Pour dire les choses un peu trop rapidement, la différence sexuelle se voit privée de tout statut ontologique pour être plutôt conçue comme un effet de discours. Ce qui nous apparaît et se donne comme « réel », comme « naturel », comme « fondateur », est en fait une construction discursive. « Dans ce processus, écrit Denise Couture, nous prenons les effets pour des fondations ». Ou, pour le dire comme Judith Butler, « Gender proves to be performative […] gender is always a doing. […] There is no gender identity behind the expressions of gender ; that identity is performatively constituted by the very ‘expressions’ that are said to be its results[31] ». Ou encore : « The ‘being’ of gender is an effect, an object of a genealogical investigation that maps out the political parameters of its construction in the mode of ontology[32] ». Ainsi, pour Butler, la différence sexuelle n’est tout au plus — mais c’est loin d’être insignifiant — qu’un effet de réel. C’est une construction qui se donne pour « la réalité » ou « la nature ». Ce que l’on prend et que l’on appelle le « réel » est en fait un effet de discours, le résultat d’une construction discursive, elle-même au service d’un programme de domination. La différence des sexes est une construction — langagière, sociale, politique, théologique, etc. —, elle n’est pas fondée dans une « nature », qui serait le « réel » auquel le discours se référerait. Pour Butler, et les théoriciens et théoriciennes de cette mouvance, le réel est ce que le discours produit, et l’assignation de ce réel à une nature constitue une stratégie discursive qu’il s’agit de dévoiler, de dénoncer, et de déjouer performativement. Car il n’y a ici aucune sortie simple de la logique discursive[33].

Se trouve ainsi directement mise en cause, non pas la Loi elle-même (d’ailleurs essentielle au désir [34]), mais assurément une certaine « théologie catholique » qui insiste largement sur la fondation biologique indépassable de la différence sexuelle, pour y articuler une « théologie de la femme », une « théologie de mariage », une « théologie du corps », etc. Il convient ici d’évoquer la position de Joseph Ratzinger, telle qu’elle apparaît dans quelques documents produits par la Congrégation pour la doctrine de la foi au moment où il en était le Préfet.

Il semble que la question de la différence sexuelle fasse partie des préoccupations actuelles de la hiérarchie catholique. À cet égard, il n’est pas sans importance que le pape Benoît XVI ait évoqué la théorie des genres lors de son discours traditionnel à la curie romaine, le 22 décembre 2008[35]. Cette évocation s’inscrivait dans une réflexion théologique plus large sur la Création, dont voici le noeud central :

Étant donné que la foi dans le Créateur est une partie essentielle du Credo chrétien, l’Église ne peut pas et ne doit pas se limiter à transmettre à ses fidèles uniquement le message du salut. Celle-ci a une responsabilité à l’égard de la création et doit faire valoir cette responsabilité également en public. Et en le faisant, elle ne doit pas seulement défendre la terre, l’eau et l’air comme des dons de la création appartenant à tous. Elle doit également protéger l’homme contre la destruction de lui-même. Il est nécessaire qu’il existe quelque chose comme une écologie de l’homme, entendue d’une juste manière.

Que s’agit-il de défendre sous le titre de l’« écologie de l’homme », aujourd’hui nécessaire pour « protéger l’homme contre la destruction de lui-même » ?

Il s’agit de la différence des sexes, différence fondée en nature : « Il ne s’agit pas d’une métaphysique dépassée, si l’Église parle de la nature de l’être humain comme homme et femme, et demande que cet ordre de la création soit respecté. Ici, il s’agit de fait de la foi dans le Créateur et de l’écoute du langage de la création, dont le mépris serait une autodestruction de l’homme et donc une destruction de l’oeuvre de Dieu lui-même ». C’est alors qu’intervient la référence polémique à la notion de gender : « Ce qui est souvent exprimé et entendu par le terme “gender”, se résout en définitive dans l’auto-émancipation de l’homme par rapport à la création et au Créateur. L’homme veut se construire tout seul et décider toujours et exclusivement tout seul de ce qui le concerne[36] ». De cette manière, poursuit le pape, « il vit contre la vérité, il vit contre l’Esprit créateur ». Contre l’idée même de genre, il s’agit donc de défendre l’humain « en tant que créature », de défendre le mariage — « c’est-à-dire le lien pour toute la vie entre un homme et une femme » — en tant que « sacrement de la création », et de reprendre l’enseignement de l’Encyclique Humanaevitae et sa défense de « l’amour contre la sexualité en tant que consommation, [de] l’avenir contre la prétention exclusive du présent et [de] la nature de l’homme contre sa manipulation ».

Cette prise de position récente du pape Benoît XVI fait écho aux propositions que l’on retrouve dans des documents produits par la Congrégation pour la doctrine de la foi en 2003 et en 2004, documents signés par Joseph Ratzinger : la « Lettre aux Évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde » (datée du 31 mai 2004) et des « Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles » (datées du 3 juin 2003).

Dans la « Lettre aux Évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde », on affirme que certaines caractéristiques biologiques de la nature humaine s’imposent, sur le plan de l’anthropologie, « de manière absolue[37] ». On critique alors les tendances reposant sur « la tentative humaine de se libérer de ses conditionnements biologiques », en faisant explicitement référence à « la question complexe du genre (gender) » (no 3). Parmi ces tendances, on vise celle qui, « pour éviter toute suprématie de l’un ou l’autre sexe, […] tend à gommer leurs différences, considérées comme de simples effets d’un conditionnement historique et culturel » (no 2). Sous le couvert de nobles « visées égalitaires », cette perspective féministe présuppose une anthropologie inspirant en fait des idéologies qui font la promotion : d’une part, de « la mise en question de la famille » — qui est, lit-on dans le document, « par nature bi-parentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère » — et, d’autre part, d’un « modèle nouveau de sexualité polymorphe » (no 2 ; je souligne). À cette anthropologie « féministe » — dont les assises philosophiques seraient fragiles et les visées inavouées et inavouables —, le document de la Congrégation pour la Doctrine de la foi oppose « les données fondamentales de l’anthropologie biblique », incidemment à partir d’une certaine lecture des premiers chapitres de la Genèse qu’il serait intéressant de reprendre et d’analyser en détail, en la comparant à celle de Siegwalt et d’autres lectures possibles.

Une année plus tôt, en 2003, la même Congrégation pour la doctrine de la foi affirmait, dans ses « Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles », que « la complémentarité des sexes » était « une vérité évidente pour la droite raison et reconnue comme telle par toutes les grandes cultures du monde[38] ». Selon le document, « aucune idéologie ne peut effacer de l’esprit humain cette certitude : le mariage n’existe qu’entre deux personnes de sexe différent ». Ces certitudes, qui nous viennent de « la sagesse humaine originaire où se fait entendre la voix de la nature elle-même », reçoivent une confirmation « par la Révélation dans les récits bibliques de la création » (no 3). Ici encore, une certaine lecture des premiers chapitres de la Genèse est invoquée à l’appui de la conception traditionnelle du mariage.

À l’inverse de la perspective « constructioniste » de Butler, qui rapporte les genres masculin et féminin à des facteurs strictement sociaux, Ratzinger, tout en reconnaissant la dimension psychosociale et culturelle des genres, estime que cette identité de genre doit s’harmoniser avec l’identité de sexe, d’ordre proprement biologique. Par ailleurs, du point de vue de Butler, le discours de Ratzinger appartient à la tradition discursive phallocentrique, celle qui pose le sexe comme ce qui n’est pas construit, celle qui procède à la « construction du “sexe” comme le radicalement non construit » (« construction of “sex” as the radically unconstructed[39] »). D’où la nécessité, pour Butler, de dénaturaliser la différence sexuelle.

Doit-on choisir entre un constructionisme à la Judith Butler et un naturalisme à la Joseph Ratzinger ? Doit-on, soit accepter que la différence sexuelle constitue une simple construction sociale — thèse qui prend souvent appui sur une certaine lecture des thèses de Pierre Bourdieu[40] —, soit soutenir la thèse « naturaliste » et affirmer que la différence sexuelle a un fondement proprement biologique déterminant[41] ? N’est-il pas possible et souhaitable d’ouvrir une troisième voie ? Et à quoi ressemblerait-elle ? Il est difficile de le dire. Ce qui est certain, ce qui m’apparaît important à tout le moins, c’est d’éviter de se laisser prendre dans des alternatives stériles. Comme Jacques Derrida, je crois qu’il faut refuser « l’alternative naturalisme/constructivisme [et ne tenir] pour légitime aucune des nombreuses oppositions conceptuelles qui sont appelées, présupposées ou tenues pour acquises dans une telle alternative[42] ». Il s’agirait ainsi « de n’être ni naturiste ni constructiviste — si ce dernier mot renvoie à une sorte de montage totalement déraciné, hors de toute prémisse biologique[43] ».

C’est dans cette troisième voie (difficile parce qu’elle n’est pas la voie de la conciliation ou du compromis) que cherche à avancer Gérard Siegwalt.

Comment procède-t-il ? Il avance une thèse qu’il présente comme une « vérité anthropologique », puis il cherche à l’étayer à partir d’une lecture du livre de la Genèse, lecture redevable en partie à la lecture psychanalytique de Marie Balmary[44]. La première partie de la thèse de Siegwalt touchant la question de la différence sexuelle est que « la sexualité, c’est-à-dire la bi-sexualité, est une donnée constitutive de l’être humain en tant qu’enfant de la terre ; elle relève de la physiologie humaine, tout comme la croissance et la nutrition » (p. 240). Mais il ne faut pas en rester à ce niveau strictement physio-bio-naturo-logique ; c’est que, écrit Siegwalt, la sexualité « n’est humaine que si, de fait de nature, elle devient un fait de culture » (p. 240).

Les notions de « culture » et de « nature », on le sait, sont des notions difficiles, susceptibles de prêter à bien des équivoques. Il convient sans doute d’éviter ces deux notions, et de se référer au symbolique plutôt qu’au culturel — même si la notion de symbolique et surtout celle d’« ordre symbolique » sont sujettes à caution[45]. Bref peu importe ici les termes choisis, la portée décisive de la proposition de Gérard Siegwalt est de refuser la thèse du simple ancrage biologique de la sexualité humaine : pour qu’il y ait sexualité véritablement humaine, il doit y avoir un construit, dans le prolongement et en décalage par rapport au donné. Or, cet écart, il est affirmé dans la Bible elle-même, dans le livre de la Genèse, nous rappelle à juste titre Gérard Siegwalt.

Croisant, prolongeant et déplaçant la lecture de Siegwalt, je voudrais m’attacher au passage concernant la création de l’humain, aux versets 26 et 27 du premier chapitre du livre de la Genèse — texte que je propose de lire dans la traduction de Chouraqui[46].

Élohîm dit : « Nous ferons Adâm — le Glébeu — à notre réplique, selon notre ressemblance. Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre ».

Élohîm crée le glébeu à sa réplique,

à la réplique d’Élohîm, il le crée,

mâle et femelle, il les crée (Gn 1,26-27).

Ce passage est étrange, à plus d’un égard. D’abord, le lecteur ne manque pas d’être étonné par le fait que la création de l’humain — d’Adâm le Glébeu — n’est pas suivie de la formule qui ponctue l’ensemble du récit de création : « Élohîm voit : quel bien ! ». Les différentes étapes de la création — la création de la lumière (verset 4), des mers (verset 10), du gazon, de l’herbe et de l’arbre-fruit (verset 12), des astres (verset 18), des poissons, des animaux des mers et des oiseaux (verset 21), des animaux de la terre (verset 25) —, toutes ces étapes de la création se concluent par la formule « Élohîm voit : quel bien ! ». Ce n’est pas le cas pour la création de l’humain. Pourquoi ? Avant de répondre à cette question ou de risquer une hypothèse, il faut remarquer que la formule de bénédiction est omise à une autre étape de la création, lors de la séparation des eaux. Cette omission est expliquée de la façon suivante par l’exégèse juive : « […] ce n’est pas ce jour que l’oeuvre de l’eau fut achevé[47] ». En effet, c’est seulement quand les eaux sous le ciel s’amassent en une seule masse qui forme le continent que l’oeuvre peut être considérée comme achevée et que Dieu peut dire : « cela est bon ». Dès lors, on peut se demander si l’explication ne vaut pas pour la création de l’humain : n’est-ce pas en raison de son caractère inachevé que l’oeuvre de la création de l’humain n’appelle pas la formule de bénédiction divine[48] ?

D’autres indices permettent d’étayer cette hypothèse. S’agissant du récit de la création de l’humain, il faut remarquer que Dieu ne fait pas ce qu’il dit qu’il va faire. En effet, alors qu’il se propose, au verset 26, de « faire l’humain », il s’attache plutôt, au verset suivant, à le « créer » (mot répété à trois reprises). Quelle différence cela fait-il ? Toute la différence. Le verbe « créer » en hébreu ne peut avoir que Dieu pour sujet, il renvoie toujours à une action divine, alors que le verbe « faire » a un sens beaucoup plus général. Ainsi quand Dieu dit « faisons l’humain » ou « nous ferons Adâm », il ne se parle pas à lui-même — même à plusieurs[49] —, il parle aux humains, en les invitant à assumer la part qui leur revient en propre, c’est-à-dire faire, et cela après que Lui-même eut réalisé le travail qui lui revient en propre, c’est-à-dire créer. Ainsi après la création de l’humain par Dieu, il reste quelque chose à faire, par l’humain lui-même. De telle sorte que celui-ci n’est pas présenté comme une essence mais comme un projet [50].

Le caractère inachevé de l’humain apparaît encore dans la création d’un être différencié sexuellement certes, mais qui n’est pas encore parvenu à l’état de l’homme et de la femme. Ce que Dieu crée, c’est simplement de l’humain « mâle et femelle ». C’est comme si l’humanité pleine relevait, encore ici, d’un projet, comme si cette humanité pleine n’était encore qu’une simple potentialité, qu’il fallait que le mâle devienne un homme, que la femelle devienne une femme.

Un dernier détail intrigant du passage qui relate la création de l’humain est la disparition du mot « ressemblance ». Ici encore, Dieu apparaît un peu menteur, puisqu’il ne fait pas tout à fait ce qu’il dit qu’il fera. Alors qu’il se propose de faire l’humain « à sa réplique (ou à son image), à sa ressemblance » (verset 26), en réalité il ne le fait qu’« à sa réplique » (verset 27), ce mot étant répété comme pour signaler au lecteur le contournement délibéré de la ressemblance. Si l’humain est bien créé à l’image de Dieu, à la réplique de Dieu, c’est à l’humain qu’il revient de faire en sorte de ressembler à cette image.

On retiendra qu’il revient à l’humain de faire et de parachever la création de Dieu, et ainsi de s’achever. C’est là tout le champ de ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Gérard Siegwalt, la culture. Il n’y a pas de sexualité humaine sans l’entrée dans ce champ de la culture, sans que l’on soit déjà dans le champ symbolique. Certains voudraient restreindre le champ de l’innovation culturelle touchant la sexualité en la soumettant à une nature close et éternelle ; or la Bible elle-même (dans le récit de la Genèse) nous présente non pas une création achevée, mais une création inachevée qu’il nous revient, à nous humain, de parachever, de prolonger. D’autres voudraient que ce travail d’innovation et de création soit infini et ne rencontre pas d’autres limites que celles de l’imagination. Or, à cette volonté de maîtrise totale et infinie, à ce refus de la Loi — non pas des lois, mais de la loi de la Loi —, la Bible pose l’idéal d’une maîtrise maîtrisée : celle d’un Dieu qui, le septième jour, se repose, prend de la distance par rapport à ses actions, par rapport à son travail. Pour contempler, rendre grâce, réfléchir, décider de la suite. Un autre nom de cette « maîtrise maîtrisée » est la responsabilité : un motif sur lequel Gérard Siegwalt insiste largement dans la section de la Dogmatique sur laquelle je me suis penché mais aussi dans l’ensemble de son oeuvre.

Ultimement le discours chrétien renvoie les humains à cet ordre de la responsabilité, qui implique tout à la fois l’urgence et la nécessité de répondre, de décider et de trancher — car si tout est possible, tout n’est pas bon pour l’humain[51] —, et celle de suspendre les jugements hâtifs et péremptoires, par crainte de l’inconnu et de l’inédit, par crainte de ce qui vient et qui pourrait ne pas ressembler tout à fait à ce qui a été. Sans que cela soit mal pour autant.

Réponse de Gérard Siegwalt

La contribution de François Nault à la fois rend bien justice, en l’enrichissant par ses nombreuses lectures et sa réflexion personnelles, à la question de la sexualité telle que traitée dans l’Anthropologie théologique de la DCE, et ouvre à un questionnement qui dépasse ce qui y est expressément pris en considération et que je connais peu, à savoir la réflexion de ces dernières années sur les « genres » (genders). L’apport propre de F. Nault tient à cette inclusion d’une problématique nouvelle, mais qu’il lie aux données de ce que j’appelle la bi-sexualité constitutive de l’être humain, entendant par là non pas l’attirance pour les personnes des deux sexes mais la relationnalité fondamentale entre mâle et femelle et donc ce qu’il nomme la différence sexuelle.

Ce qui permet à F. Nault cette ouverture, c’est la reconnaissance de l’être humain comme être en devenir, aussi dans sa qualité d’être sexué ; c’est là également l’affirmation fondamentale, et décisive, de la DCE. L’être humain n’est pas mais il devient, en se constituant comme tel par la parole, à travers les différents âges de sa vie, et cela dans la relation parlée à l’autre (à l’autre semblable, ou semblable autre), et à l’Autre, le Dieu créateur et rédempteur : tel est en bref le sens des textes scripturaires, principalement de la Genèse. Le pro-jet de l’être humain est orienté en avant, étant entendu que le point de départ en est, pour la personne individuelle, son propre vécu. Or, le nouveau questionnement concernant la sexualité, laquelle est caractérisée comme fondamentalement relationnelle, nomme les différents vécus, dans la conscience qu’ils ne peuvent être récapitulés qu’en étant nommés, non en étant soit ignorés et refoulés soit stigmatisés et exclus au nom d’une compréhension fixiste et donc idéologique de l’être humain tout comme de Dieu. On connaît ces différents vécus, à côté du vécu hétéro-sexuel paradigmatique : homo-sexuel et bi-sexuel (dans le sens habituel de l’attirance pour les deux sexes), et aussi le questionnement, existentiel pour les intéressé/e/s, concernant le genre masculin et le genre féminin à la fois en relation à, et par distinction d’avec, la sexualité mâle et femelle, voire un troisième genre (transgenre), neutre (?) — sexuellement — pour ainsi dire.

Questions nouvelles et pourtant, à y bien regarder, déjà anciennes mais guère thématisées philosophiquement et théologiquement, sinon marginalement. C’est sur de telles questions, maintenant qu’elles sont là, que se joue la pertinence de la théologie, dans le sens de leur prise en compte au nom d’une vérité — l’évangile biblique — libérante et non répressive, culpabilisante et aliénante. Les données mentionnées sont ce qu’elles sont, toujours existentiellement fascinantes et douloureuses à la fois, signe de quête, de soi et d’accomplissement : la question est de savoir ce qu’elles deviennent — ce que les êtres concernés deviennent —, et la contribution de la théologie chrétienne à ce devenir. La théologie chrétienne est une théologie du discernement, autrement dit de la récapitulation. Le discernement peut impliquer, et toujours à nouveau implique, une démarche chirurgicale, d’émondage pour ainsi dire par rapport à ce qui ne construit pas mais détruit, mais celle-ci est toujours au service de l’advenir, et donc de la construction, de l’être humain dans le sens de son accomplissement.

Face aux « théories du genre », pour qui la différence sexuelle, qui se base bien évidemment sur une donnée de nature, est en fait, dans sa réalité mentalement structurante une donnée de culture, autrement dit, comme formule F. Nault, « une construction qui se donne pour la “réalité” ou la “nature” » — il en parle comme d’un constructivisme —, l’auteur esquisse une réflexion critique, comme il le fait pour la position « naturaliste » de Rome. Si le naturalisme absolutise le donné bio-physiologique de la différence sexuelle, le constructivisme décèle dans ce naturalisme une donnée culturelle, une superstructure idéologique qui enferme la « nature » sur elle-même et donc fige la culture, c’est-à-dire la parole. F. Nault, voyant la stérilité d’une alternative entre les deux, cherche une troisième voie, et celle indiquée de la récapitulation lui paraît féconde. Puis-je ici proposer d’éclairer ce débat en référant à la querelle médiévale entre le nominalisme (un constructivisme !) et le réalisme (qui n’est pas un naturalisme) : il s’agit de « déconstruire » le donné culturel (construit !) en posant la question de savoir quelle « chose » (res) non simplement « naturelle » mais essentielle — dynamiquement essentielle — est en jeu, et il s’agit de « construire » à partir du donné « naturel » tel qu’il est vécu, différemment, et peut-être de manière aussi perverse, par les uns et les autres (car le naturel toujours est ambivalent), dans le sens de l’avènement de chacun dans sa vocation de plénitude en Dieu. Car la différence sexuelle (et, si cela existe, aussi l’indifférence sexuelle) renvoie, par-delà l’incomplétude de l’individu humain, mâle ou femelle (ou encore, s’il y a lieu, indifférencié), à l’incomplétude de la créature humaine en tant qu’image de Dieu et donc référée constitutivement (ou ontologiquement, non dans un sens fixiste mais dynamique, celui du Vivant) à son Créateur qui est aussi son Rédempteur.

Voilà un chantier anthropologique esquissé dans la pertinente et donc utile et éclairante — et aussi courageuse — contribution de F. Nault et dans lequel tout être humain en tant qu’être en devenir est engagé et où il est perçu — « respecté » — comme mystère, et comme mystère théologique. Ne peut-on appliquer à ce dernier cette parole d’Ep 5,32 : « Ce mystère est grand ; je dis cela par rapport au Christ et à l’Église » ? Si cette parole vaut pour l’union de l’homme et de la femme située devant Dieu, ne pourrait-elle avoir une portée — provisoire, au sens de « provision », et donc critiquement relative et « pro-jetante » — aussi pour d’autres cas de figures de relationnalité inter-humaine ?