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Le Séminaire français de Rome fut fondé en 1853, par les pères du Saint-Esprit, dans le but de romaniser le clergé de France qu’ils estimaient trop soumis aux influences gallicanes. Il reçut l’approbation canonique du pape Pie IX par la bulle In sublimi Principis (14 juillet 1859), et le titre de Séminaire Pontifical par le bref Cum nihil potius (20 juin 1902) de Léon XIII.

La première étude sur le Séminaire français de Rome fut celle réalisée en 1903 par le recteur Alphonse Eschbach[1] à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fondation[2]. Quelques années plus tard, un autre supérieur du Séminaire, le père Jean-Baptiste Frey s’intéressa à nouveau à la question dans un ouvrage intitulé Le Saint-Siège et le Séminaire français de Rome[3], dans lequel il réunit un ensemble de documents pontificaux concernant le Séminaire.

En 1953, dans La Pensée catholique, l’abbé Raymond Dulac écrivit sur l’institution qui l’avait formé un article intitulé « Réflexions et documents sur un centenaire[4] ». Ce travail partisan ne répond certes pas à tous les critères scientifiques, mais il est tout de même intéressant, autant par les éléments qu’il apporte que par les documents cités.

La première étude accomplie par un historien étranger à l’institution fut l’article d’Yves-Marie Hilaire, qui étudia le recrutement des étudiants du Séminaire de sa fondation à 1914[5]. À partir du registre du Séminaire, qui indique pour chaque étudiant le lieu et le diocèse d’origine, l’auteur a cartographié le recrutement des élèves par diocèses d’origines, et ce, pour deux périodes distinctes, de 1853 à 1870, et 1906 à 1914.

En 2003, Paul Airiau soutint sa thèse de doctorat sur Le Séminaire français de Rome du père Le Floch[6]. Sous la direction de Jean-Marie Mayeur, il a travaillé essentiellement à partir des archives générales de la Congrégation du Saint-Esprit, des archives du Séminaire Français de Rome, des archives diocésaines, des archives Vaticanes, des Archives Nationales, des Archives du Ministère des Affaires étrangères (Paris), des archives Francisque Gay, des Papiers Édith Crosnier, etc. Cette thèse n’est malheureusement pas publiée.

L’année même où Paul Airiau soutint sa thèse (2003), l’historien Marcel Launay publia un ouvrage sur Les séminaires français au xixe et xxe siècles[7], dans lequel il étudia essentiellement la place et le rôle des Sulpiciens. Ce n’est que de façon anecdotique qu’il s’est penché sur la fondation du Séminaire spiritain à Rome. Il faut attendre l’année suivante, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire du Séminaire, pour voir la parution d’un ouvrage entièrement dédié à ce sujet. Publié sous la direction de Philippe Levillain, de Philippe Boutry et d’Yves-Marie Fradet, il s’intitule 150 ans au coeur de Rome. Le Séminaire français 1853-2003. Dans ce livre, les 22 collaborateurs, clercs ou universitaires, présentent les grandes étapes de l’histoire du Séminaire français, les traits distinctifs de la formation donnée, le rapport à la fois aux différents papes, à l’Église et à l’État français, son rôle lors du Concile Vatican II, les personnalités qui ont marqué son histoire, ainsi que quelques réflexions sur l’oeuvre du Séminaire. Les collaborateurs ont pu puiser avec beaucoup de profit dans les archives de l’institution.

Les auteurs le mettent en évidence dès l’introduction, le but de cette fondation était clair : « romaniser le clergé de France trop soumis, selon le courant ultramontain, aux influences gallicanes et, par le fait même, concurrencer d’une certaine manière les Sulpiciens dont l’enseignement était critiqué. On comprendra : le débat quant à la fondation d’un Séminaire français à Rome relèverait d’une opposition entre deux conceptions classiques au xixe siècle entre gallicanisme et ultramontanisme » (p. 2). Plus loin dans l’introduction, dans une partie intitulée « Romanité, romanisation » (p. 11-16), cette affirmation est cependant nuancée de façon quelque peu incompréhensible, comme si l’auteur (les auteurs ?) voulait affaiblir la portée et l’importance de cette notion de romanité. Jugeons-en par l’affirmation suivante : « Le Séminaire français de Rome ne fut pas fondé, quoi qu’on dit, pour défendre le traditionalisme. Il fut établi en vue d’une formation spirituelle et scientifique dans le climat d’un catholicisme romain qui devait conduire au savoir par une spiritualité de proximité. Il revenait donc à faire le pont entre gallicanisme et ultramontanisme » (p. 13). Soulignons tout d’abord que le lien de causalité entre les deux premières phrases et la troisième est bien difficile à cerner. De plus, pour prouver son affirmation l’auteur cite une phrase de Pie IX qui ne démontre rien du tout. Il s’agit d’une phrase à caractère général qui peut vouloir dire plusieurs choses et pas grand-chose, d’autant plus que ni le contexte ni le moment ni l’endroit où le pape l’a prononcé n’est présenté. Jugeons-en : « Rome est la cité mère de la science ecclésiastique. Pierre y a enseigné. Sa grande voix traverse les siècles et les siècles y retentissent encore de la mâle énergie et de sa céleste intégrité, car le Seigneur a prié pour que sa foi ne défaille pas. De la (sic) cette attraction forte et qui de tous les points du globe fait affluer à Rome les jeunes élèves du sanctuaire » (Archives du Séminaire français de Rome, C5. 3). En quoi cette phrase prouve-t-elle que le Séminaire français de Rome fut fondé pour « faire le pont entre gallicanisme et ultramontanisme » ? C’est tout d’abord ignorer l’article d’Yves-Marie Hilaire, cité plus haut, et dans lequel l’auteur montre très bien que, pour la période 1853-1870, le recrutement fut très inégal et qu’il dépendait en grande partie de l’ultramontanisme de l’évêque et du clergé en place. C’est également faire l’impasse sur l’ouvrage du père Jean-Baptiste Frey, également présenté plus haut, dans lequel sont réunies un grand nombre de citations papales qui insistent sur la mission romanisatrice du Séminaire. Il faut absolument partir de cette romanité, en lui donnant une définition juste, pour comprendre la fondation du Séminaire français. Le sens profond du mot romanisation n’est pas un « optimisme romain entre gallicanisme et ultramontanisme » (p. 16). Que le sens du mot ait évolué dans l’imaginaire catholique, soit, mais il ne faut pas faire d’anachronisme. La romanité n’est rien d’autre, autant au xixe qu’au xxe siècle, qu’un sentiment profond d’attachement à Rome comme symbole par excellence de la chrétienté, comme centre de l’Église universelle, et comme référence doctrinale. La romanité est donc un attachement au pouvoir central de l’Église, à la personne du pape, et à ce qu’il représente. À ce titre, le prêtre romain est non pas un « pont entre gallicanisme et ultramontanisme », mais un relais entre le centre romain et la périphérie des Églises locales ; il est un écho fidèle de Rome comme référence universelle de la catholicité. Dans l’esprit des papes, le prêtre romain a donc pour mission de transmettre la soumission qu’il a lui-même envers la papauté à l’ensemble des catholiques sous sa gouverne. Dans cette vision de la catholicité, et Jean-Dominique Durand le montre parfaitement, les séminaires romains « sont un élément majeur de la stratégie pontificale dans la formation du clergé mondial, pour le romaniser et pour le préparer à ses tâches pastorales » (p. 70).

Dans la première partie de cet ouvrage, consacrée aux grands moments de l’institution, deux contributions portent sur la fondation du Séminaire. Dans le premier chapitre, le père Roger Billy raconte l’histoire des premières années, en s’attardant particulièrement sur le fondateur et premier supérieur, le père Lannurien, mort du choléra le 6 septembre 1854. Philippe Boutry met ensuite en évidence le rôle et la bienveillance de Pie IX dans cette fondation, regard élargi par Jean-Dominique Durand qui s’intéresse aux différents papes et sur leurs rapports avec le Séminaire entre 1878 et 2003. Marcel Launay présente ensuite le séminaire comme lieu d’hospitalité des évêques intransigeants et infaillibilistes lors du premier Concile du Vatican, avant de laisser Paul Airiau faire le point sur le très controversé père Le Floch, recteur entre 1904 et 1927, et sur le rectorat duquel il a fait sa thèse de doctorat. Romain et intransigeant, consulteur de plusieurs congrégations romaines, soutenu par Pie X et Merry del Val, en relation avec tout ce que la France et l’Italie possédaient de plus intransigeant, il fut emporté dans la tourmente de l’Action française. Frédéric Gugelot présente, à l’aide de nombreuses citations, le tribut payé par l’institution pendant la Grande Guerre. L’article suivant, signé par Philippe Levillain, est plutôt décevant. L’auteur, censé s’attarder, si l’on s’en réfère au titre, sur « Le Séminaire pontifical français de Rome et le deuxième Concile de Vatican », se penche plutôt sur des généralités très connues par les historiens du Concile et n’apporte pas grand-chose de nouveau. Mgr Gilson témoigne ensuite de ses séjours au Séminaire lors de ses passages dans la Ville Éternelle. Le titre, « Les divers synodes », ne correspond encore une fois pas beaucoup au contenu de l’article : il n’est question de synodes qu’en quelques lignes… à partir de l’avant-dernière page du chapitre ! Le père Jean Savoie et Mgr Fréchard s’intéressent ensuite au Séminaire après le Concile en se penchant plus particulièrement sur les nouvelles orientations et les inflexions pédagogiques et pastorales qu’il a engendrées dans la formation des étudiants. Enfin, le père Bernard Tenailleau, ancien étudiant et ancien recteur du Séminaire, rend compte de la formation pastorale des années postconciliaires.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, des présentations biographiques, mais aussi des témoignages évoquent quelques grandes figures qui ont marqué l’histoire du Séminaire. Cette partie débute par un immense travail du père Yves-Marie Fradet qui, à partir des registres, présente une sociographie fort intéressante et très riche des anciens séminaristes de la fondation à aujourd’hui. Pour construire son travail, très scientifique quant à la méthodologie, il a consulté, outre d’autres archives, environ 4 700 dossiers personnels. Des tableaux et graphiques illustrent judicieusement le travail. Une seule chose nous semble regrettable : l’auteur ne montre pas que le premier recrutement provient des diocèses ultramontains. Il mentionne le nom des premiers évêques qui envoyèrent des étudiants, mais sans montrer qu’ils appartenaient au catholicisme ultramontain. Il y a là un manque de perspective assez décevant, d’autant plus qu’Yves-Marie Hilaire a déjà mis cet aspect en évidence. Il aurait été judicieux d’y revenir ici. L’ensemble du travail reste cependant admirable et fourmille d’informations désormais incontournables à tous ceux qui travailleront sur le Séminaire. Après cette imposante étude, sont présentés les figures d’anciens du Séminaire, les cardinaux Paul Gouyon (Philippe Levillain) et Gabriel-Marie Garrone (Mgr Fréchard et cardinal Poupard), de Mgr Ancel (Olivier de Berranger), d’Henri Barré (René Laurentin), médiéviste et mariologue, du père Joseph Lécuyer, Supérieur général de la congrégation du Saint-Esprit de 1968 à 1974 (Pierre Descouvemont), Roger Le Déaut, professeur à l’Institut biblique pontifical (Claude Tassin), le père Marcel Martin, ancien économe du Séminaire, puis procureur des spiritains (cardinal Etchegaray) et Bartholomeos Ier qui, lorsqu’il était diacre et étudiant à l’Institut pontifical oriental, fut l’hôte du Séminaire français (Sotirios Varnalidis).

La troisième et dernière partie présente quelques réflexions sur l’oeuvre du Séminaire. Tout d’abord, pense-t-on en consultant le titre de sa contribution, Louis Menvielle s’intéresse à « La formation spirituelle au Séminaire ». Lorsqu’on y regarde de plus près, il s’agit cependant de réflexions théologico-idéalistes très générales sur la formation du prêtre après le Concile Vatican II, réflexions qui ne sont pas ancrées dans la réalité du Séminaire français de Rome ; c’est pourtant le sujet qui est traité dans cet ouvrage, et on ne s’attend surtout pas à y trouver une présentation du Catéchisme de l’Église catholique, ni une apologie idéalisée de la vie du séminariste… Après être passé à côté d’un sujet qui promettait d’être intéressant, le lecteur poursuit sa lecture avec la contribution de Claude Dagens (évêque d’Angoulême) qui porte sur la formation intellectuelle dispensée au Séminaire. Encore une fois, même si dans ce cas le sujet traité a rapport avec le titre et qu’il a davantage de consistance scientifique, le lecteur reste sur sa faim, car il ne s’agit pas d’un travail fait sur des archives de première main. L’auteur mentionne certes l’influence des cours reçus à l’Université grégorienne (Université liée au Séminaire depuis sa fondation), mais il aurait été intéressant de connaître le contenu des cours et leur évolution, les professeurs qui ont marqué les élèves selon les périodes, etc. Le cardinal Poupard s’attarde quant à lui à une caractéristique essentielle du Séminaire, sa romanité comme perspective d’éducation, mais il ne semble pas connaître les quelques travaux conceptuels — forts restreints il est vrai — qui existent sur cette notion. Dans « Le Séminaire français au service de l’Église de France » (Mgr Marcus), que le lecteur ne s’attende pas à ce qu’on l’entretienne de ce sujet. L’auteur s’intéresse plutôt aux bénéfices particuliers que les anciens du Séminaire français ont retirés de leur formation et ce n’est qu’accessoirement (en une page et demie) qu’il fait mention des services que rend ce séminaire à l’Église de France ! Le lecteur ne sera finalement au bout de ses déceptions qu’après avoir tourné la dernière page du livre, après avoir lu un piètre entretien de Philippe Levillain avec le cardinal Jean-Louis Tauran et après une contribution — heureusement pas trop longue puisqu’elle est également médiocre — de Mgr Daucourt sur la présence des orthodoxes au Séminaire.

À côté de contributions fort intéressantes, d’une haute valeur intellectuelle et instructives, plusieurs sont plutôt décevantes. Ce qui est souvent le lot des ouvrages collectifs est ici très caractéristique. Et puis, quel intérêt y a-t-il à donner des titres prometteurs à des contributions qui ne correspondent pas au contenu qu’on y trouve ? De plus, si l’introduction met les choses bien en perspective, le livre aurait mérité une conclusion qui mette en valeur sa cohérence et son unité et qui présente une ouverture sur d’éventuels travaux futurs et sur des champs encore à explorer. Mentionnons également le manque de perspective historiographique de cet ouvrage présenté à tort dans l’introduction comme étant le premier ouvrage historique sur le Séminaire : « À part l’ouvrage du P. Jean-Baptiste Frey […] et qui s’apparente à une publication de document plus qu’à une histoire, celle-ci n’avait jamais été faite » (p. 1). Est-elle faite désormais ? Outre le fait qu’un état de la littérature plus précis et plus complet aurait ajouté à la valeur générale de l’ouvrage, il ne semble pas. Bref, l’ouvrage sur Le Séminaire français de Rome reste encore à faire.