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Il est bien connu qu’à partir du moment où la religion chrétienne va s’imposer à tout l’Empire, l’activité législative faisant la promotion de la sacro-sainte orthodoxie va lentement mais sûrement transformer ceux qu’on appelle les hérétiques en étrangers dans leur propre pays : ils ne pourront plus servir ni dans l’armée ni dans l’administration ; ils n’auront plus le droit ni de témoigner ni de recevoir de succession… Bien entendu, et fort heureusement, de nos jours, ceux que d’aucuns persistent à identifier comme des hérétiques ne sont plus socialement traités comme des étrangers indésirables et sans aucun droit. Toutefois, dans maintes Églises et Synagogues, le statut de l’hétérodoxe (terme nettement préférable à celui d’hérétique) est encore assimilable à celui de l’étranger à qui on refuse le droit d’asile et de parole, car il incarne une différence trop dérangeante et contrariante. De nos jours, dans les milieux croyants, les herméneutes queer représentent sans doute la figure par excellence de l’hétérodoxe et de l’étranger malvenu[1]. Or, l’objectif du présent article est de leur donner la parole, mais aussi de l’évaluer, de la défendre, de l’enrichir, de la critiquer, voire de la réfuter.

Dans ce dessein, nous commencerons, dans une première partie, par retracer la genèse du mot « queer ». Nous présenterons ensuite l’histoire et les principaux objectifs de la théorie queer. Puis, nous cernerons de quelle manière la théorie queer peut contribuer à l’étude des textes bibliques. Dans une deuxième partie, afin de bien montrer comment cette théorie peut contribuer à mieux cerner l’altérité, voire l’étrangeté d’un texte biblique précis, nous proposerons quelques lectures queer du Cantique des cantiques.

I. Introduction à la théorie queer

1. Genèse du mot queer

Définir la théorie queer est d’emblée une tâche difficile puisqu’elle correspond justement à la dénonciation et à la contestation des savoirs dominants où l’on trouve des définitions et des systèmes de pensées binaires[2]. Certain-e-s vont même jusqu’à affirmer qu’entreprendre de définir le « queer » mène à en limiter le potentiel[3]. Pour cette raison, nous allons d’abord présenter une petite généalogie de ce terme afin d’en mieux cerner les épaisseurs discursives.

Il faut d’abord savoir que l’adjectif queer était considéré comme une insulte jusqu’au milieu du vingtième siècle. Sa connotation péjorative a donc nécessairement imprégné sa signification et sa traduction en français[4]. Ce terme a en effet été tantôt traduit littéralement par « étrange », « bizarre », « anormal », « malade[5] », tantôt par des insultes hétérosexistes comme « pédale », « tapette », « pédé », « lope », « gouine », « taré », etc.[6]. Dans l’ouvrage Gay New York (1890-1940), qui traite de l’homosexualité dans la ville de New York à la fin du 19e et au début du 20e siècle, dans différents quartiers comme Harlem, G. Chauncey situe l’apparition du terme « queer » dans le contexte d’un « argot homosexuel new-yorkais[7] ». Le terme « queer » y faisait partie d’une panoplie d’identités associées à des pratiques sexuées/sexuelles, principalement entre hommes, dans le New York (Harlem) de l’époque : les gays, les trades, les fairies, les drag queens[8], etc. L’adjectif queer et le substantif fairy étaient les désignations les plus populaires, utilisées à la fois comme auto-identification et comme manière de nommer l’autre[9]. Les hommes désignés par le terme « queer » se différenciaient à la fois des fairies (« tantes ») et des trades. Au contraire des premiers, ils n’étaient ni efféminés, ni particulièrement flamboyants. Quant aux trades, souvent des ouvriers, des hommes identifiés comme « normaux », car engagés principalement dans des relations hétérosexuelles, c’est principalement sur eux que se portait le désir des queers, lesquels appartenaient plutôt à la classe moyenne et ne participaient à aucune relation hétérosexuelle[10]. On constate avec Chauncey que les queers dans cette désignation de leurs partenaires par « hommes normaux » reconduisent et reconnaissent la norme hétérosexuelle[11] (hétéronormativité). Par ailleurs, en ce qui concerne le partenaire sexuel recherché, le genre masculin y est idéalisé par tous (fairies et queers)[12]. Néanmoins, et c’est à ce moment que se termine le premier développement historique du mot « queer », ce dernier sera petit à petit remplacé par gay dans les années 1930, puis 1940, en raison de sa connotation péjorative (insulte) qui déplaît à nombre de jeunes[13].

Il ne suffit pourtant pas de limiter le terme « queer » à une manière de désigner ceux et celles dont les désirs et les pratiques ont/avaient pour objet un individu de même sexe[14]. En effet, une telle définition est exacte dans le contexte du siècle dernier, mais elle ne saurait pourtant cerner la spécificité des pratiques associées au queer et la grande déstabilisation qu’elles entraînent au sein du social. En effet, comme le rappelle Dorlin, ces pratiques sexuelles furent [et sont encore] une « […] mise en scène décalée, exubérante, parodique, des normes dominantes en matière de sexe, de sexualité et de couleur[15] », une manière de subvertir par une performance dissonante[16] la domination hétérosexuelle, masculine et blanche[17], seule normalité acceptable.

D’insulte, le mot « queer » fut réapproprié par celles et ceux qu’il marginalisait outrageusement afin de l’associer à une identité positive, une auto-identification re vendiquée[18], une « antiparastase[19] ». À travers cette réappropriation, c’est aussi une véritable question de survie qui se joue pour plusieurs[20]. Dans le texte « Critically Queer », Butler s’interroge d’ailleurs sur la transformation possible d’un mot aussi blessant en baume permettant de « réparer l’histoire[21] ». Comment une telle chose est-elle possible ? Sedgwick réfléchit elle aussi à l’impossibilité de détacher de sa connotation honteuse l’identité queer ainsi réclamée, cette honte contribuant à la construction de l’identité[22].

2. La théorie queer

L’expression « théorie queer » viendra bien plus tard. En effet, c’est au début des années 1990 que la théoricienne féministe et lesbienne Teresa de Lauretis, spécialiste en études filmiques, emploie pour la première fois cette expression dans son introduction aux actes d’un colloque publiés dans la revue d’études culturelles féministes Differences. De Lauretis tire le mot « queer » de la fréquentation d’un autre colloque intitulé How Do I Look ? Queer Film and Video organisé par le collectif Bad Object Choices[23]. Halperin rappelle d’ailleurs que cette première formulation de l’expression « théorie queer » par de Lauretis fut d’abord de l’ordre de la blague et de la provocation. Aucun contenu définitionnel ne préexistait en effet à l’expression ainsi forgée. S’y exprimait néanmoins une volonté de remise en question de certaines dimensions des études lesbiennes et gaies[24]. En effet, pour Teresa de Lauretis, la théorie queer correspond à la fois à la construction d’un discours, à sa critique et à l’élucidation de ses silences, de ses non-dits, et des exclusions qu’il implique[25]. La théorie queer permet à son avis de problématiser la catégorie « lesbienne et gai » et d’en remettre en question la capacité de représentation et donc d’inclusion. En effet, elle reproche à cette catégorie politique de faire peu de cas des différences de race, de classe, de génération, etc.[26]. C’est entre autres le cas de la différence de genre que l’on tend à occulter, ce dont témoigne par exemple la sous-représentation des lesbiennes dans ces communautés. Comme l’explique de Lauretis, « les critiques gais font rarement plus qu’un geste rapide en direction des études féministes et des études lesbiennes[27] ». Le même constat s’applique d’ailleurs dans le cas de la race et de l’orientation sexuelle. La critique gaie et lesbienne doit également s’ouvrir aux transsexuel-le-s et aux transgenres[28]. Le propos de la théorie queer apparaît donc clairement politique, d’où l’idée d’un projet de « repolitisation du champ sexuel » avancée par Bourcier[29]. En effet, le queer est une théorie, mais c’est aussi une politique et un mouvement, une praxis[30].

La théorie queer est un appel à la subversion de la norme et de l’ensemble des oppositions binaires qui la constituent : homme/femme, nature/culture, hétérosexuel/homosexuel, etc.[31]. Elle est donc en particulier une déconstruction critique des identités sexuelles[32], mais aussi de toutes les identités, fussent-elles nationales, de classe, de genre, de race, etc.[33]. Il s’agit de déboulonner ou du moins de montrer au grand jour le caractère construit des fondations identitaires. En effet, le queer est aussi le lieu de la mise en pratique d’une « déessentialisation » des identités, y compris des identités « femme » et gaie, avec une visée post-identitaire, voire post-féministe[34]. À la limite, il n’y est même plus question d’identité fixe, mais plutôt de position dans le cadre de rapports de pouvoir[35].

À ce sujet, deux auteur-e-s se révèlent particulièrement important-e-s dans le développement des approches queer : Michel Foucault, même s’il ne s’est jamais réclamé de ce mouvement, et Judith Butler. La théorie du pouvoir de Michel Foucault constitue l’une des principales sources d’inspiration des études queer dans son exploration de la sexualité et du champ des savoirs-pouvoirs qui la produit[36]. En effet, l’idée selon laquelle le pouvoir est partout et qu’il n’existe pas d’espace extérieur au pouvoir est très importante dans la théorie queer. Une telle idée permet entre autres d’expliquer qu’on y parle de déstabilisation, de subversion et de résistance à l’intérieur d’un cadre normatif et non de transformation totalisante[37]. D’où la définition suivante de Bourcier : « “Queer” recouvre alors des pratiques de resignification et de recodification anti-hégémoniques et performatives dont le but est de définir des espaces de résistance aux régimes de la normalité[38] ».

Judith Butler est une autre des auteur-e-s dont les théories sont lues et relues par les tenant-e-s des approches queer, en particulier sa théorie de la performativité du genre. La théorie de la performativité a été empruntée à J.L. Austin et retravaillée par cette théoricienne féministe et queer afin de penser le genre. Cette réflexion a donné lieu à une série d’ouvrages dont le premier fut Gender Trouble. La conception performative de Butler s’enracine dans l’idée que le genre est un « faire » plutôt qu’un « être[39] ». C’est à travers le discours que ce genre est construit/agi[40]. Par ailleurs, si le genre implique la performance, le sexe n’en est pas pour autant la contrepartie biologique. Les sexes sont en fait « fixés » à travers le système de production qu’est le genre[41]. C’est à travers cette performativité du genre que le sexe se voit drapé de prédiscursivité, de naturel. Il faut aussi mentionner que le système hétéronormatif exerce des contraintes sur la pratique performative[42] du genre. La contrainte à l’hétérosexualité s’exprime de la manière suivante : genres et sexes (ainsi que désir et sexualité) doivent s’accorder les uns aux autres, masculin avec mâle, féminin avec femelle alors que le désir, pour sa part, se doit d’être dirigé vers l’autre genre de manière oppositionnelle[43]. Le non-respect de cette contrainte entraîne un grand risque : celui qu’un corps soit incompris et rejeté hors du monde du reconnaissable, de l’humain. Malgré ce contrôle exercé par la norme hétérosexuelle, il existe des espaces de liberté qui permettent l’expression d’une certaine volonté. Cette subversion peut prendre différentes formes dont celle de la parodie ou de la dissonance[44]. Cependant, subvertir les normes de genre, c’est d’emblée risquer l’exclusion et la marginalité les plus totales. Butler utilise entre autres la figure de la drag queen pour penser cette performativité du genre et ses potentialités subversives[45]. De l’avis de Butler et de Sedgwick, la praxisqueer dispose d’un tel potentiel subversif. Selon Butler, « The term queer emerges as an interpellation that raises the question of the status of force and opposition, of stability and variability, within performativity[46] ». Sedgwick en tente d’ailleurs la démonstration dans son article « Queer Performativity » alors qu’elle réfléchit au caractère performatif de l’expression « Shame on you/Honte à toi[47] », la honte permettant à la question de l’identité de se poser sans l’essentialiser en montrant l’inadéquation (« queerité ») entre référence et performativité[48]. Une interprétation queer du caractère performatif du discours permet par ailleurs de montrer la norme hétérosexuelle à l’oeuvre, son caractère non naturel[49]. La théorie de Butler est une grande source d’inspiration pour plusieurs en études queer, y compris dans le domaine des études bibliques comme nous aurons maintenant l’occasion de le constater.

3. Queeriser la Bible

Il s’agit maintenant de cerner de quelles manières la théorie queer plus globalement (et non seulement la performativité queer) peut contribuer à l’interprétation des textes bibliques. Il faut d’abord savoir que les lectures queer, comme les approches féministes, s’inscrivent dans la mouvance des interprétations à partir de contextes précis, de positions particulières, marginales, d’individu-e-s dans la société[50]. Les interprétations queer sont donc avant tout caractérisées par les communautés de lecture qui travaillent sur les textes bibliques : soit les gais, les lesbiennes, les bisexuel-le-s, les transsexuel-le-s et les transgenres. On suppose, dans cette première acception du terme, que l’identité sexuelle minoritaire de la lectrice ou du lecteur influence sa manière d’interagir avec le texte[51]. Une telle vision de l’interprétation queer pose cependant problème en ce qu’elle peut contribuer à la réification de ces identités sociales qui deviennent alors essentialisantes[52]. De Lauretis, dans sa manière de poser la théorie queer, permet néanmoins de sortir de cette impasse. Le propre du queer passe alors des individu-e-s, lecteurs ou lectrices, aux questions qui sont posées aux textes bibliques, particulièrement en matière de sexualité.

Néanmoins, cela n’empêche pas plusieurs lectrices et lecteurs queer d’être à la recherche de relations entre partenaires de même sexe dans le corpus biblique[53]. Comme nous l’avons constaté à la lecture de différentes contributions aux ouvrages collectifs The Queer Bible Commentary et Queer Commentary and the Hebrew Bible, une telle pratique de lecture est encore très importante. Par exemple, la relation entre David et Jonathan (et Saül) fait encore couler beaucoup d’encre dans l’exégèse queer[54], tout comme la relation de David avec Yhwh[55]. De même, Mona West s’intéresse à la relation lesbienne de Ruth et Naomi et à la famille queer qu’elles construisent avec Boaz, une famille qui lui donne à penser entre autres en termes d’homoparentalité contemporaine[56]. On trouve aussi des lectures de type communautaire ayant pour destinataires les minorités sexuelles, comme dans le cas du texte de Rebecca Alpert destiné à la communauté « translesbigay ». Alpert tente en effet d’activer les dimensions libératrices du livre de l’Exode pour ces lectrices et ces lecteurs. Par exemple, elle construit une analogie entre « coming out » et la sortie d’Égypte, elle souligne la relation homoérotique entre Moïse et Yhwh, et elle identifie des lieux ou des traces de relations lesbiennes entre la prophétesse Miryam et les sages-femmes[57].

Par ailleurs, la recherche de référents homosexuels et lesbiens dans le corpus biblique ne correspond qu’à une petite partie des lectures queer possibles[58]. Selon Boer, il s’agit avant tout de poser un regard queer sur des textes qui n’ont, en apparence, rien de queer et de travailler par le fait même à une lecture déstabilisante de ces écrits[59].

La théorie de la performativité telle que développée par Butler contribue particulièrement bien à ce type de lectures. C’est ce dont témoigne un article de Ken Stone, qui reprend à son compte cette théorie afin de penser non plus le genre, mais la Bible elle-même comme un « faire » et non un « être » fixe, donc afin de la comprendre en termes performatifs[60]. La dimension post-identitaire de la théorie queer, qui vise à prendre ses distances vis-à-vis des identités gaies et lesbiennes, se fait sentir ici jusque dans le rapport au texte. En effet, Stone invite à percevoir la Bible non plus comme une essence fixe qui se donne à lire, mais plutôt comme le produit de copies, de traductions, de commentaires, de citations, etc. La Bible est donc l’effet produit par l’ensemble de ces activités et de ces pratiques[61]. De tels effets sont évidemment multiples. Ce sont plusieurs Bibles qui sont ainsi produites, certaines étant hétéronormatives, d’autres queer, pour ne donner que ces deux exemples. Avec Butler et à travers une lecture queer, il s’agit de révéler le statut contingent de toutes ces Bibles en décelant les instabilités, les tensions et les ambiguïtés qui parsèment le texte. Pour cette raison, Stone est d’avis que plusieurs méthodes sont particulièrement appropriées pour queeriser la Bible : la critique textuelle, la traduction et la lexicographie, mais aussi l’intertextualité[62]. Bref, il n’y a pas de grille d’analyse queer fixe, une telle chose serait de l’ordre du contresens, mais le projet queer appelle néanmoins certaines méthodes plus que d’autres.

Quoi qu’il en soit des méthodes utilisées, la théorie queer amène avant tout à problématiser le champ de la sexualité dans la Bible hébraïque. Selon Eve Kosofsky Sedgwick, la lecture queer est une lecture à rebours, à contre-fil[63]. Il s’agit donc de lire le texte à rebrousse-poil afin de montrer le caractère non naturel des idéologies de sexe et de genre en jeu dans les textes. La Bible hébraïque est elle-même l’un de ces champs de pouvoirs à l’intérieur duquel il s’agit de trouver des espaces de résistance. Selon Stone, il est particulièrement important de mettre à profit les ambiguïtés en ce qui a trait au genre et à la sexualité dans les textes bibliques[64]. En effet, ce sont ces espaces qui sont les plus à même de permettre la remise en question, en particulier, de l’injonction à l’hétérosexualité, de sa normativité qui semble aller de soi. Dans le même ordre d’idées, une approche queer se doit aussi d’identifier les manières dont l’hétéronormativité[65] d’un texte est maintenue ou contestée[66]. La lecture queer invite de même à prendre en considération les exclusions propres à toute lecture, toute interprétation et toute traduction. C’est la révélation de telles exclusions qui sera la plus à même d’ébranler les fondements dits inébranlables des Bibles hétéronormatives[67]. Une grande importance est donc accordée aux représentations liées au genre (féminin et masculin) et à la sexualité ainsi qu’à l’efficacité éventuelle de leur reproduction dans les textes bibliques. Plusieurs auteur-e-s présentent différentes interprétations de ce type. Un intérêt particulier est accordé aux personnages dont les pratiques ou les identités sexuelles sont marginales. Parmi les exemples intéressants qui peuvent être fournis, nous pouvons mentionner ceux des prostituées et des eunuques[68].

L’importance accordée à de tels personnages marginaux va de pair avec le refus de la position de lectrice ou de lecteur implicite supposée par la narration du texte biblique. Cette stratégie queer permet de rendre plus apparente l’idéologie biblique, entre autres en matière de sexualité. Les commentaires queer en offrent plusieurs démonstrations. Par exemple, Elizabeth Stuart affirme que la lectrice ou le lecteur queer refuse la position du fils (lecteur implicite) dans la lecture des Proverbes[69], alors que Boer, à propos du même texte, envisage plutôt une multiplicité de lecteurs et de lectrices rendus possibles par le texte[70]. De la même manière, Stone invite à se méfier de ce qu’il nomme « théopolitique du sexe », qui contribue à diaboliser les femmes étrangères, en particulier Jézabel, laquelle est par ailleurs victime d’une hypersexualisation dans l’histoire de sa réception[71]. Il rappelle que ce type de moralisation est aussi en vigueur aujourd’hui contre les minorités sexuelles[72]. Pour sa part, Guest propose de refuser notre sympathie de lectrice ou de lecteur à Éhud, meurtrier d’Églon, alors que se déploie dans son geste une violence d’une extrême homophobie[73].

Par ailleurs, d’autres approches queer peuvent mener à se dissocier de l’identification des interprètes à l’homosexualité[74]. C’est entre autres le cas de l’article de Rowlett qui interprète, dans le livre des Juges, la relation entre Delilah et Samson, et plus globalement la relation entre Yhwh et son peuple à la lumière de pratiques sadomasochistes[75]. Le queer signifie dès lors simplement une manière de résister à la norme et à la normalité sexuelles en ouvrant l’interprétation à des sexualités alternatives, marginales et même problématiques d’un point de vue moral (sadomasochisme, pornographie, prostitution, inceste, etc.). Bien entendu, il n’est donc pas nécessaire d’être gai ou lesbienne pour contribuer à une telle lecture. Il suffit d’adopter une position stratégique[76]. C’est ce que nous ferons dans notre analyse du Cantique des cantiques.

II. Quelques lectures queer du Cantique des cantiques

Depuis déjà quelques décennies, les spécialistes du Ct s’entendent pour reconnaître que ce livre nous donne à penser d’un point de vue anthropologique sur l’éros[77]. En effet, quiconque connaît le moindrement un peu les publications récentes sur le Ct, qui sont surtout d’inspiration historico-critique et/ou d’inspiration féministe, sait que ce livre propose une sagesse subversive par rapport aux normes patriarcales qui traversent l’ensemble de la Bible, le livre du Ct y compris[78]. Par contre, si les études historico-critiques et féministes du Ct abondent, les interprétations queer du Ct, elles, n’en sont qu’à leurs premiers balbutiements. Pourtant, le Ct est un des livres bibliques qui se prêtent le mieux à une lecture queer, parce que tout le livre promeut sans honte un enthousiasme pour l’éros humain. Qui plus est, et contrairement à ce que d’aucuns seraient enclins à penser, le Ct peut nous donner à penser aussi bien du point de vue de l’amour hétérosexuel qu’homosexuel, puisqu’il célèbre avant tout le don de l’amour humain en soi, sans faire référence à la procréation et à une quelconque conformité à une loi naturelle. Délié des chaînes de la seule hétérosexualité, on peut donc lire le Ct comme un livre qui met de l’avant un paradigme libérateur pour l’identité et l’action queer. C’est ce que nous allons montrer en nous concentrant sur cinq thématiques qui n’ont pas encore reçu toute l’attention qu’elles méritent : la marginalité de la bien-aimée, la réciprocité du désir amoureux, le brouillage des frontières sexuelles, l’absence d’allusion à la procréation et l’amour malgré l’oppression sociale. Puis, avant de conclure, nous présenterons les principaux arguments qui incitent certains exégètes à identifier le Ct comme un texte pornographique : l’humiliation de la femme, l’absence complète de progression, les répétitions et les multiples partenaires ou le problème de l’instance énonciatrice.

1. La marginalité de la bien-aimée

Dès le v. 5 du premier chapitre, la femme est présentée comme une personne marginale. Ce v. 5 se lit comme suit : šehôrâh ’anî wenâ’wâh. Ce qu’on peut rendre de deux façons : « Je suis noire, moi, et jolie » ou « Je suis noire, moi, mais jolie ». Même si la LXX a retenu la première traduction : melaina eimi kai kalē, la seconde traduction est celle qui a été retenue par la Vulgate et donc par maints Pères de l’Église : Nigra sum sed formosa[79]. Rarement une seule petite lettre aura eu autant d’incidence du point de vue culturel et religieux. En donnant au waw un sens disjonctif, le traducteur de la Vulgate, Jérôme, et les allégoristes ont donc opposé les deux qualificatifs : noire, mais jolie[80].

Dans ces deux lectures possibles de Ct 1,5 apparaît un problème qui résume l’expérience queer : le problème de l’identité et de la marginalité de la femme, la fascination et la répulsion qu’elle exerce. Elle se présente en effet aux filles de Jérusalem comme une femme différente et étrangère, une femme qui a la peau noire comme les tentes de Qédar. Les tentes de Qédar sont les tentes noires en poil de chèvre d’une tribu arabe de nomades vivant dans le désert (voir Gn 25,13 ; Is 21,16 ; Jr 49,28 ; Ps 120,5). Cette auto-présentation suscite aussitôt un commentaire :

Ne me regardez pas ainsi, parce que je suis noirâtre,

parce que le soleil m’a aperçue

Ct 1,6ab

La convergence paradoxale entre la couleur noire de sa peau (son statut de marginale) et sa beauté (le fait qu’elle soit désirable) trouble et déconcerte les filles de Jérusalem. Est-il possible de réconcilier sa noirceur et sa beauté ? À l’instar de la traduction de Jérôme, les allégoristes vont répondre par la négative en associant noirceur avec péché, et beauté avec pénitence[81]. Le péché a même fréquemment été identifié à un péché à caractère sexuel. Pour maints commentateurs, cette noirceur est donc un signe que la femme marche sur des voies tortueuses. Bref, les allégoristes présentent la bien-aimée comme une femme dangereuse et différente socialement ; son style de vie est littéralement queer. Qui plus est, en commentant de la sorte la soi-disant opposition entre noire et belle, les allégoristes renforcent le dualisme que l’herméneutique queer conteste : dualisme entre corps et âme, entre sexualité et spiritualité[82] et entre éros et agapè[83].

Du point de vue de l’herméneutique queer, le waw peut avoir ici la valeur d’une conjonction de coordination : noire et belle[84]. Ce sont là des qualités complémentaires et non en opposition. Sa noirceur, qui est le signe visible de son altérité et de sa marginalité, peut très bien être comprise comme la qualité de sa beauté éclatante. En effet, l’expression « Ne me regardez pas ainsi » ne permet pas de présupposer que les filles de Jérusalem la regardent avec dédain. Au contraire, elles peuvent très bien la regarder avec envie et admiration, puisqu’elle est différente, marginale et belle.

Quoi qu’il en soit, en relisant Ct 1,5-6, force est de constater que le Ct ne parle pas de manière abstraite du désir amoureux. Au contraire, il parle d’un désir bien spécifique, non pas du désir d’une personne de l’intérieur et semblable aux autres, mais du désir d’une personne différente et marginale. Ainsi, d’entrée de jeu, le Ct fait allusion à la transgression d’une frontière sociale. L’amour dont le Ct va parler, comme l’amour entre des personnes queer, est essentiellement transgressif. Dès le début du livre, comme à la toute fin, le Ct proclame aussi la liberté de l’amour (cf. Ct 1,6 et 8,10.12)[85] et c’est pourquoi les amoureux du Ct ne cherchent jamais à justifier leur amour à partir d’un fondement extérieur. Seule la réciprocité du désir constitue le fondement de l’amour. C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner.

2. L’amour nourri par un désir réciproque

L’amour dans le Ct est nourri par un désir réciproque. Dès les premiers versets du livre, les paroles de la femme sont magnétiques et suscitent aussitôt une attraction réciproque (voir Ct 1,4a et 1,4bc). Maints autres passages du Ct soulignent cet attrait réciproque (voir par exemple Ct 4,15-16 et 5,1). Les amants manifestent aussi leur amour réciproque par des chants tout à fait semblables[86]. La réciprocité entre les amoureux est si grande que leur appartenance mutuelle est parfaite :

Mon bien-aimé est à moi et moi je suis à lui, qui paît parmi les fleurs de lotus.

Ct 2,16

Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi, lui qui paît parmi les fleurs de lotus.

6,3

Or, lorsque l’amour est nourri par un désir réciproque, les amoureux ont le droit d’aimer au moment où ils veulent, qui ils veulent, quand ils veulent et comme ils veulent[87]. Dans le Ct, la réciprocité est donc en quelque sorte la seule loi de l’amour. Or, cette réciprocité constitue également le fondement de l’éthique sexuelle queer. Il suffit que le désir amoureux et sexuel entre deux hommes ou deux femmes soit réciproque pour qu’il soit irréprochable au niveau éthique.

3. Le brouillage des frontières sexuelles

Le Ct brouille à maintes reprises les frontières sexuelles entre les amoureux. Par exemple, en Ct 4,4, le corps de la femme est masculinisé :

Comme la tour de David est ton cou, bâti en hauteur : mille sont les boucliers qui y sont suspendus, tous, des armures de héros.

Ces images de « tour de David », de « boucliers » et d’« armures de héros » sont des images militaires empruntées au monde masculin, tout comme les images suivantes qui servent également à décrire le corps de la femme : « chars de Pharaon » (Ct 1,9), « terrifiante comme les étendards » (Ct 6,4.10), « tour d’ivoire », « tour du Liban guettant en face de Damas » (Ct 7,5), « rempart » et « tour » (Ct 8,10). Cette masculinisation de la femme se retrouve également en Ct 7,6 où c’est le bien-aimé lui-même qui affirme que le roi est enchaîné dans les tresses de sa bien-aimée[88].

Par ailleurs, en Ct 5,10-16, le corps de l’homme est présenté à l’aide d’images qui ont déjà servi à décrire la femme. C’est le cas des colombes pour les yeux (Ct 5,12 ; voir 1,15b), du lotus pour les lèvres (Ct 5,13 ; voir 2,1.2.16 ; 4,5) et du Liban pour son apparence (Ct 5,15 ; voir 4,8.11). Selon King, en décrivant l’autre ou l’être aimé à l’aide des mêmes termes, les amants sont certes dans une dynamique hétérosexuelle, mais la structure d’une telle dynamique est définitivement homoérotique : elle traduit une attirance pour le même[89].

C’est aussi ce qu’indiquent les passages du Ct où les amoureux se voient comme frère et soeur (Ct 4,9-12 ; 5,1-2 et 8,1). Ces titres familiaux montrent qu’ils partagent une ressemblance. Certes, les amoureux ne perdent pas leur identité comme homme et comme femme, mais l’amour et les rapports sexuels expriment quant à eux une union du même[90]. Ainsi, le Ct purifie l’amour de toute forme de hiérarchie et de différence de pouvoir qui sont typiques des relations traditionnelles entre homme et femme[91]. L’amour queer, précisément parce qu’il se veut un amour purifié de toute forme de différence de pouvoir, n’est donc pas différent de l’amour hétérosexuel.

4. L’absence d’allusion à la procréation

La majorité des exégètes reconnaissent de nos jours que le Ct ne fait aucune allusion à la procréation[92]. Contrairement à maints autres textes de la Bible[93] et à maints discours moralisateurs qui prévalent dans certains milieux religieux, le Ct ne subordonne donc pas la sexualité à sa dimension biologique et génitale.

Qui plus est, selon Stone, les nombreuses images du Ct qui évoquent la nourriture et la boisson[94] soulignent le caractère oral, et donc non phallique du désir sexuel. Autrement dit, ces images alimentaires interrompent la conception phallocentrique et s’apparentent davantage à l’érotisme lesbien[95].

Quoi qu’il en soit de cette dernière interprétation, en refusant d’être considérée comme une possession ou comme un simple instrument de procréation, la bien-aimée est décrite comme une femme qui est libre d’aimer comme elle veut et qui elle veut. Suivre l’exemple de la bien-aimée, c’est faire un choix queer, car c’est faire un choix qui ne tient aucun compte des normes extérieures, même si le choix de son amoureux peut être condamné. L’absence de crainte de la bien-aimée, la proclamation de son autonomie érotique et sa liberté à l’égard de la procréation constituent autant de messages libérateurs non seulement pour les femmes, mais aussi pour toute la communauté queer.

5. L’amour malgré l’oppression sociale

À l’instar des amoureux du Ct, les personnes queer sont exclues comme des étrangers ou comme des marginaux qui dérangent le reste de la société. En effet, les amoureux du Ct ne jouissent pas des avantages que procurent des autorisations publiques, culturelles et sociales. Au contraire, leur amour est expressément interdit par les gardiens patriarcaux de l’économie sociale. Deux représentants de cette économie publique dominent l’univers social du Ct : les gardiens de la ville et les frères de la bien-aimée[96]. Ces représentants de l’ordre social, du pouvoir civil et familial ont bien des raisons pour désapprouver le comportement amoureux de la bien-aimée. Pour eux, la morale androcentrique et les apparences publiques représentent une plus grande autorité que la vérité qui se trouve au coeur de la passion des amoureux. Ces deux représentants de l’ordre social illustrent bien l’oppression patriarcale que les femmes et les hommes queer subissent de nos jours. Par contre, et c’est ce que nous allons montrer, dans les comportements des amoureux du Ct, l’herméneutique queer trouve les modèles appropriés pour les membres de sa propre communauté.

En Ct 3,1-3, alors que la bien-aimée part à la recherche de son bien-aimé, mais sans le trouver (tsâ’), le texte précise que ce sont les gardiens de la ville qui l’ont trouvée (tsâ’) :

Sur mon lit pendant les nuits, j’ai cherché celui que j’aime. Je l’ai cherché, mais je ne l’ai pas trouvé. Je vais me lever, je vais faire le tour de la ville ; dans les rues et les places, je vais chercher celui que j’aime. Je l’ai cherché, mais je ne l’ai pas trouvé. Ce sont les gardes qui m’ont trouvée, ceux qui font le tour de la ville. Celui que j’aime, l’avez-vous vu ?.

Ct 3,1-3

Plus loin, en Ct 5,7, leur fonction répressive est décrite de manière encore plus explicite :

Ce sont les gardes qui m’ont trouvée, ceux qui font le tour de la ville. Ils m’ont frappée, ils m’ont blessée. Ils ont levé mon voile de dessus moi, les gardes des remparts.

Ct 5,7

Ceux qui sont censés protéger la bien-aimée sont ceux-là mêmes qui l’attaquent brutalement. Les gardes ont sans doute présumé que la bien-aimée était une prostituée[97]. Paradoxalement, elle est victime de violence physique et cette violence implique même un caractère sexuel : ils ont enlevé son voile ou son long foulard ou encore son châle[98].

La bien-aimée devient ici le bouc émissaire des gardiens de la ville, qui incarnent l’hypocrisie sexuelle des maîtres de la cité et de la morale sociale. Cette expérience de victime que vit la bien-aimée correspond à celle que vivent les membres de la communauté queer, ce groupe de hors-la-loi sexuels. Toutefois, les membres de la communauté queer savent que cette violence et ses agents sont critiqués et condamnés par le Ct. La bien-aimée, en effet, ne cesse pour autant de rechercher son bien-aimé, comme l’indiquent les versets qui suivent (voir Ct 3,4 et 5,8). Cette réaction de la bien-aimée face à la violence constitue un exemple à suivre pour les lecteurs et lectrices de la communauté queer.

En outre, en Ct 8,1-2ab, dans sa relation imaginaire avec son bien-aimé, la bien-aimée veut que son amour soit publiquement reconnu :

Qui te donnerait à moi comme un frère, tétant aux seins de ma mère ! Je te trouverais dehors, je t’embrasserais. Cependant, les gens ne me mépriseraient pas. Je te conduirais, je te ferais entrer dans la maison de ma mère.

Ct 8,1-2ab

Elle aimerait qu’il soit son frère et elle l’imagine même comme un frère qui a sucé les seins de sa mère, car cette familiarité ou cette intimité lui permettrait de l’embrasser en public et de l’amener à la maison sans que cela ne délie les mauvaises langues. Les gens de la communauté queer souffrent, eux aussi, du rejet social et familial. Ils veulent, eux aussi, que leur amour soit reconnu publiquement dans la société aussi bien que dans leur famille. À l’instar de la bien-aimée, ils rêvent de cette reconnaissance. Plus encore, ils la revendiquent.

En ce qui concerne les frères de la bien-aimée ou plus précisément les fils de la mère, ils apparaissent dès le sixième verset du premier chapitre. Dans ce passage, la bien-aimée doit faire face à leur colère :

Les fils de ma mère se sont enflammés contre moi, ils m’ont mise à garder les vignes. Ma vigne à moi, je ne l’ai pas gardée !.

Ct 1,6c-f

Les frères sont en colère après leur soeur, car elle n’a pas gardé sa vigne (kerem), laquelle symbolise son corps et sa propre vie sexuelle (voir Ct 2,15 ; 7,13 et 8,11-12)[99]. Toutefois, la bien-aimée n’hésite pas à déclarer qu’elle est la seule à décider de sa vie sexuelle et qu’elle s’est déjà donnée à celui qu’elle aime. Bien entendu, les frères ne partagent pas cet avis.

Ces frères machistes qui cherchent à étouffer l’amour et la liberté de leur soeur réapparaissent également à la toute fin, formant ainsi une sorte d’inclusion. En Ct 8,8-9, ils expriment de nouveau leur désir de contrôler la liberté sexuelle de leur petite soeur, de protéger sa virginité :

Nous avons une soeur, petite et elle n’a pas de seins. Que ferons-nous de notre soeur au jour où l’on parlera d’elle ? Si elle est une muraille, nous bâtirons sur elle un mur en argent. Si elle est une porte, nous attacherons sur elle une planche de cèdre.

Ct 8,8-9

La réponse de la bien-aimée en Ct 8,10 contredit une fois de plus le discours de ses frères et défie du même coup l’autorité patriarcale :

Moi une muraille et mes seins comme des tours ? Alors j’existe à ses yeux comme celle qui trouve la paix.

Non sans ironie, Ct 8,9-10 présente une opposition entre les desseins des frères (au v. 9, les deux verbes sont à l’inaccompli) et l’action de l’amour (au v. 10, le premier verbe est à l’accompli, tandis que le second est un qal participe). Qui plus est, la bien-aimée a bel et bien des seins. Ses seins se sont développés comme une ville en état de se défendre fait parade de ses tours. Mais lorsqu’on lit la suite du verset, force est de constater que cette défense si fièrement affichée n’est pas prise au sérieux. En effet, la suite du texte indique que quelqu’un a déjà su apporter la paix à cette ville assiégée[100]. La bien-aimée a donc déjà capitulé devant son amoureux et le texte semble laisser entendre qu’elle n’en est aucunement malheureuse[101].

En résumé, l’herméneutique queer du Ct nous permet d’émettre les cinq propositions suivantes : 1) ce qui doit être au centre des relations amoureuses, c’est une éthique de l’intimité et de la réciprocité plutôt qu’une éthique de la complémentarité des sexes ; 2) chaque personne a le droit d’aimer qui elle veut et comme elle veut à partir du moment où le désir est réciproque ; 3) l’éros authentique est fondé sur un certain homoérotisme, une attraction du même ; 4) la persécution ou l’oppression de celui ou de celle qu’on estime hors-la-loi du point de vue de la sexualité est injuste et moralement condamnable ; 5) les personnes qui sont sexuellement marginalisées ont la responsabilité de travailler avec courage et persistance pour la justice, la tolérance et l’acceptation.

En définitive, le fait surprenant que le Ct célèbre un éros socialement transgresseur permet aux membres de la communauté queer de croire que leur statut se défend d’un point de vue biblique.

6. Le Cantique des cantiques, un texte pornographique ?

La question n’est pas nouvelle et les réponses varient d’un exégète à l’autre. Selon Clines, la compétition entre des hommes qui sont à la recherche du meilleur chant constitue le contexte social qui a donné naissance au Ct. Il en résulte que l’auteur implicite aussi bien que les lecteurs implicites du Ct sont des hommes et que le Ct est une invention qui se représente elle-même comme la grande gagnante. Mais ce n’est pas tout. Le Ct est aussi un texte pornographique au sens négatif du terme, tout comme le sont les textes des prophètes Osée, Ézéchiel et Jérémie, car l’humiliation de la femme est mise en spectacle pour le plaisir sexuel de certains hommes[102]. Dans le cas du Ct, on peut, par exemple, évoquer l’humiliation de la femme par les frères et les gardiens de la cité.

De son côté, Goulder est conscient que le lecteur ou la lectrice risque d’être troublé par les détails de sa traduction du Ct, car ceux-ci pourraient laisser croire que le Ct n’est rien de plus qu’un texte pornographique de haute classe[103]. Toutefois, pour éviter de le réduire à un texte pornographique, il voit dans ce livre 14 chants coordonnés racontant le mariage d’une princesse arabe avec le roi Salomon, de son arrivée au palais jusqu’à son intronisation comme reine, en passant par la première nuit où le mariage est consommé (Ct 5,1). Puis, faisant appel à la socio-critique (en s’éclairant de quelques livres comme Ruth, Malachie, Jonas, Trito-Isaïe, Esdras et Néhémie), il considère le Ct comme un document antiraciste du 4e ou 3e siècle, qui répondrait à la controverse postexilique sur les mariages avec des étrangères[104].

Cette thèse de Goulder n’a reçu aucun appui de la part des exégètes[105]. Au contraire, il y a un certain consensus en ce qui concerne l’amour dans le Ct : il est célébré en dehors de l’institution du mariage[106]. En effet, le Ct ne parle ni du père, ni de procréation, ni de Dieu et les expressions « ma compagne » (ra‘eyâtî : Ct 1,9.15 ; 2,2.10.13 ; 4,1.7 ; 5,2 ; 6,4) et « mon bien-aimé » (dôdî : Ct 1,13.14.16 ; 2,3.8.9.10.16.17 ; 4,16 ; 5,2.4.5.6.8.10.16 ; 6,2.3 ; 7,10.11.12.14 ; 8,14) par lesquelles les partenaires sont interpellés ne font aucunement allusion à l’institution du mariage. D’ailleurs, une déclaration comme celle de Ct 8,1-2 n’aurait aucun sens si le couple était déjà marié. La même remarque s’impose en ce qui concerne Ct 8,8-12, qui discute de ce qu’il conviendra de faire lorsque la bien-aimée sera en âge d’être mariée.

Par ailleurs, d’aucuns estiment que le Ct peut être considéré comme un texte pornographique au sens positif du terme, puisqu’il utilise des images sexuelles non sexistes, qui promeuvent ainsi une certaine liberté sexuelle[107]. Selon Boer, le Ct est non seulement un des poèmes les plus pornographiques de la littérature, mais il fait même partie de ces textes qui ont promu l’invention de la pornographie[108]. Parmi les arguments évoqués, nous n’en retiendrons que trois et notre présentation diffère passablement de celle de Boer.

Le premier argument est celui de l’absence complète de progression dans le Ct. Il est en effet bien connu que toutes les tentatives de retracer une quelconque structure ou trame narrative dans le Ct ont échoué[109]. Que l’on défende l’unité littéraire du Ct ou que l’on y voit une anthologie de chants[110], force est de constater qu’il n’y a aucune histoire continue dans le Ct, ni aucune prise en charge par un narrateur. Qui plus est, le v. 2 qui suit le titre nous plonge abruptement au coeur d’un dialogue entre un « je » et un « tu », dont nous ne savons rien de l’origine. Quant au dernier verset (Ct 8,14), il n’a rien d’une fin puisqu’il nous ramène à Ct 2,17[111]. Le Ct est donc un texte qui n’a ni début ni fin. Cette absence de véritable commencement et de dénouement clair indique que la première fonction du désir est de perpétuer le désir lui-même. Bref, le sexe constitue le seul fil conducteur du Ct, tout comme il constitue le seul fil conducteur des productions pornographiques. En effet, trop de progression du point de vue narratif diminue même l’ampleur de la pornographie. Autrement dit, cette absence de progression dans le Ct est justement un trait qui caractérise la pornographie.

Le deuxième argument recoupe le premier : c’est celui des répétitions. Comme la pornographie se complaît dans la répétition des mêmes scènes de sexe, le Ct est tout entier tissé de répétitions, aussi bien au niveau des paroles que des gestes : la position classique des amants (Ct 2,6 ; 8,3)[112], la maladie d’amour (Ct 2,5 ; 5,8), le réveil (Ct 2,7 ; 3,5 ; 8,4), l’appartenance réciproque (Ct 2,16 ; 6,3 ; 7,11), le pâturage parmi les fleurs de lotus (Ct 2,16 ; 4,5 ; 6,3), le passage du jour (Ct 2,17 ; 4,6), l’ascension du désert (Ct 3,6 ; 8,5), les images de la gazelle et du faon de biche (Ct 2,17 ; 4,5 ; 8,14), des chants descriptifs ou wasf (Ct 4,1-5 ; 5,10-16 ; 6,4-10 ; 7,2-6), etc. Bien entendu, ces répétitions apparaissent sans aucun ordre. Ces scènes répétitives font référence à la nature répétitive du sexe lui-même. Ces répétitions signifient aussi la dynamique du désir, car le premier objectif du désir ce n’est pas d’être comblé, mais c’est d’être lui-même éternellement prolongé. La répétition joue en quelque sorte le rôle d’un aphrodisiaque.

Le troisième argument est celui des multiples partenaires. Il est bien connu que la trame narrative du Ct est indiscernable et que l’instance énonciatrice est carrément incertaine. D’aucuns affirment même que l’histoire de l’interprétation du Ct est « avant tout, une histoire des identifications des partenaires du dialogue ». Cette histoire « serait moins celle de variations de contenus que celle des diverses attitudes adoptées à l’égard du scénario énonciatif [113] ». En effet, il est très difficile de savoir qui parle et à qui on parle. Autrement dit, l’identification des personnages et la délimitation de leurs discours sont très problématiques.

Le texte qui ouvre le livre, soit Ct 1,2-4, illustre très bien ce problème. En voici la traduction littérale :

il me baisera de baisers (de) sa bouche / car bonnes tes caresses plus que vin / pour parfum tes huiles bonnes / huile est répandue ton nom / c’est pourquoi jeunes filles t’aiment / attire-moi derrière-toi nous courrons (ou : courons !) / m’a fait venir le roi ses chambres / nous exulterons (ou : exultons !) et nous nous réjouirons (ou : réjouissons-nous !) en toi / nous nous souviendrons de (ou : souvenons-nous !) tes caresses plus que vin / droitures (= avec droiture) ils t’aiment

Déjà le Codex Sinaïticus de la LXX avait tenté de régler ce problème en ajoutant des notes qui identifient les personnages et leurs destinataires :

  • Ct 1,2-4a : L’épouse ;

  • Ct 1,4b : L’épouse qui s’adresse aux jeunes filles en parlant de son époux ;

  • Ct 1,4cd : Les jeunes filles parlant avec l’épouse ;

  • Ct 1,4e : Les jeunes filles indiquant à l’époux le nom de l’épouse[114].

Le petit survol de la recherche qui suit illustre bien le fait que l’identification des personnages et la délimitation de leurs paroles en Ct 1,2-4 sont toujours loin de faire l’unanimité chez les exégètes :

  • Ct 1,2-4 : Elle[115].

  •  

  • Ct 1,2-4 : Les femmes du harem[116].

  •  

  • Ct 1,2-4a : Les jeunes filles de Jérusalem ;

  • Ct 1,4b : La bien-aimée[117].

  •  

  • Ct 1,2-4b : Elle ;

  • Ct 1,4c : Lui ;

  • Ct 1,4de : Elle[118].

  •  

  • Ct 1,2-4b : Elle ;

  • Ct 1,4cd : Un choeur imaginaire ;

  • Ct 1,4e : Sans précision[119].

  •  

  • Ct 1,2 : La bien-aimée ;

  • Ct 1,3 : Les jeunes filles ;

  • Ct 1,4 : La bien-aimée[120].

  •  

  • Ct 1,2a : L’amante, en aparté ;

  • Ct 1,2b-3 : Le choeur s’adressant à Salomon ;

  • Ct 1,4ab : L’amante, en aparté à son amant absent ;

  • Ct 1,4cde : Le choeur s’adressant à Salomon[121].

  •  

  • Ct 1,2-3a : L’amante ;

  • Ct 1,3bc : L’amante s’intégrant au choeur formé par les jeunes filles ;

  • Ct 1,4ab : L’amante ;

  • Ct 1,4cd : L’amante s’intégrant au choeur formé par les jeunes filles ;

  • Ct 1,4e : L’amante[122].

  •  

  • Ct 1,2-4 : Aucune indication[123] !

Bien entendu, Ct 1,2-4 n’est pas un texte qui fait exception. Par exemple, en Ct 2,15, on ne sait si la citation des paroles de son bien-aimé s’y prolonge, si la femme reprend son propre discours ou encore si un tiers intervient. D’aucuns croient qu’il s’agit d’une parole : du bien-aimé[124], de la mère[125], d’un groupe qui s’adresse à d’autres personnes[126], du choeur[127], de la femme[128], de la femme se souvenant d’une chanson de son village[129], du bien-aimé et de la bien-aimée[130]. Bref, pour le seul v. 15, sept identifications ont été données et notre état de la recherche ne prétend pas à l’exhaustivité. Le bilan est donc pour le moins problématique[131].

En outre, rien dans le Ct n’indique clairement que les personnages sont les mêmes du début à la fin. Au contraire, certains passages sont difficilement conciliables. Par exemple, Ct 1,5 nous dit que la bien-aimée est noire, tandis que Ct 6,10 et 7,5 nous la présentent avec des images qui suggèrent sa blancheur. En ce qui concerne le bien-aimé, il est tantôt présenté comme un roi (Ct 1,4.12 ; 7,6), tantôt comme un simple berger (Ct 1,7-8 ; 2,16 ; 6,2-3). S’agit-il de deux rôles joués par le même personnage ou de deux personnages distincts, voire rivaux (voir Ct 8,12) ? On le sait, la réponse à cette dernière question ne fait plus l’unanimité depuis le commentaire de Jacobi en 1772[132]. Deux exemples suffiront à illustrer notre propos. Selon Bosshard-Nepustil, le Ct met en scène deux couples : d’une part, un roi et une reine et, d’autre part, un berger et une bergère[133]. Au contraire, d’autres considèrent que la structure dialoguée du Ct met en scène un drame entre deux hommes (le roi Salomon et un berger) qui désirent tous deux la même femme (la Sulamite). Celle-ci résiste à Salomon et choisit de vivre avec son berger[134]. Force est de constater que nous n’avons accès qu’aux paroles des amoureux et ne savons pas qui ils sont. C’est d’ailleurs cette absence d’identité clairement définie qui permet à tous les lecteurs et lectrices — donc également ceux et celles qui proviennent de la communauté queer — de s’approprier leurs chants d’amour.

Concluons. C’est l’interprétation que l’on donne à chacun des passages qui permet d’y associer tel ou tel personnage et c’est l’association à tel ou tel personnage qui oriente forcément l’interprétation que l’on donne à chacun des passages. Autrement dit, comme le souligne De Ena, « le Cantique reste trop indéfini dans sa forme textuelle pour aboutir à une interprétation définitive de son énonciation ; cela permet de mieux comprendre pourquoi et comment éclate le conflit herméneutique sur ce dernier point, capital dans le cas, d’un texte dialogué comme l’est ce texte biblique[135] ».

Bien entendu, compte tenu de cette absence d’unité littéraire et de ce conflit énonciatif, l’herméneute queer estime qu’il peut légitimement conclure que le Ct ne présente aucunement un seul couple d’amoureux. Autrement dit, dans le Ct, comme dans la pornographie, le sexe peut se pratiquer avec différents partenaires[136].

Parmi ces partenaires, certains s’appellent « frère » et « soeur » (Ct 4,9.10.12 ; 5,1.2 ; 8,1). Boer y voit là une autre référence à une pratique pornographique, celle de l’inceste[137]. Déjà en 1968, Cook y voyait une violation imaginée de l’interdit de l’inceste, comme une expression de liberté[138]. Pour Landy, ce vocabulaire amoureux évoque l’état paradisiaque avant l’interdit, donc de l’époque où tout était permis, même l’inceste[139].

Quoi qu’il en soit de la valeur de ces nombreux arguments qui visent à montrer que le Ct est un texte pornographique, il est évident que ce débat gagnerait en clarté si tous s’entendaient sur le sens à accorder au mot « pornographie ». Or, l’histoire de ce qu’on qualifie communément de pornographie illustre qu’elle est une réalité essentiellement politique et idéologique. En effet, la distinction entre érotisme et pornographie a varié au cours des siècles, voire des décennies. Il en est de même pour la distinction entre art et obscénité. Ce qui était qualifié de pornographique ou d’obscène, il y a quelques décennies à peine, est très souvent identifié aujourd’hui comme érotique ou comme artistique. La frontière entre érotisme et pornographie est donc bien poreuse et subjective. Par exemple, ce que donne à voir le bulletin d’information de Radio-Canada ou de CNN constitue à notre avis une pornographie bien plus inavouable que les images des films classés trois x[140]. Bref, c’est aussi le regard qui fait la pornographie ou l’érotisme, et non seulement l’écrivain ou le cinéaste…

Pour ne pas conclure…

Il est notoire que, pour les Pères de l’Église, le Ct était d’abord un livre dans lequel ils reconnaissaient leur propre expérience. Loin de vouloir prendre une distance comme lecteur et de viser à ne présenter qu’un commentaire explicatif, ils cherchaient à s’approprier le texte et à trouver en lui un éclairage pour leur propre existence. Un seul exemple suffira à illustrer notre propos. Origène, qui a profondément marqué l’exégèse patristique et médiévale, affirme explicitement, dès sa Première homélie sur le Ct 1,1, que le meilleur des lecteurs est celui ou celle qui s’identifie au personnage de l’Épouse :

Ceci compris, écoute le Cantique des Cantiques, et hâte-toi de le pénétrer et de répéter avec l’Épouse ce que dit l’Épouse, pour pouvoir entendre ce que l’Épouse elle-même a entendu. Mais si tu ne peux dire avec elle ce qu’a dit l’Épouse, préoccupé d’entendre ce qui lui a été dit, hâte-toi au moins de te joindre aux compagnons de l’Époux. Que si ces paroles te dépassent encore, tiens-toi avec les jeunes filles qui sont dans les bonnes grâces de l’Épouse[141].

Cette invitation faite au lecteur à se sentir concerné par le dialogue est ce qui explique en bonne partie l’audace des diverses lectures que les Pères de l’Église ont proposées au cours de l’histoire. Il en va de même des herméneutes queer. Leur lecture inattendue provient du fait qu’ils cherchent, eux aussi, à entrer dans le dialogue des amoureux du Ct, à s’approprier leurs mots. Autrement dit, le Ct est d’abord pour eux un texte où ils déchiffrent et reconnaissent leur propre expérience. Les herméneutes queer n’ont donc aucunement la prétention, typique de certains exégètes historico-critiques, de faire fi de leur position de lecteur ou de lectrice et de prétendre révéler l’unique bonne interprétation, celle qui serait soi-disant protégée de tout conditionnement socio-historique. Au contraire, les herméneutes queer savent pertinemment que toute lecture s’inscrit dans une conjoncture socio-historique qui a rendu possible et explicable son émergence. Ils savent que toutes les lectures du Ct ont été tributaires des questions de leur temps. Par exemple, il est évident que la sensibilité moderne aux enjeux anthropologiques de l’amour et de la sexualité, ou aux questions posées par les féministes, a récemment orienté les lectures du Ct. Ce livre, comme tout livre d’ailleurs, ne parle donc qu’à la mesure des questions qu’on lui pose et des échos qu’on trouve en lui.

Est-ce à dire que toutes les interprétations du Ct s’équivalent ? Bien sûr que non ! Mais ce que dit le texte du Ct aux herméneutes queer n’est pas totalement étranger à ce que dit le texte lui-même. Et s’il est vrai que l’histoire de l’interprétation du livre du Ct n’est pas extrinsèque à celui-ci[142], force est alors de constater que les lectures queer font désormais partie de l’histoire du Ct et qu’elles font donc, en quelque sorte, partie de son identité.

Quoi qu’il en soit des critiques que l’on pourrait faire aux herméneutes queer du Ct, ceux-ci ont au moins un triple mérite. Premièrement, à l’instar des Pères de l’Église qui s’impliquaient dans le dialogue des amoureux, ils intègrent la notion d’application à l’acte de comprendre, ce que font rarement les exégètes historico-critiques. Deuxièmement, toujours à l’instar des Pères de l’Église qui étaient sensibles à la pluralité des sens du texte biblique[143], ils ont le mérite de déranger les exégètes qui estiment de manière bien positiviste que le Ct ne se prête qu’à une seule interprétation. Du même souffle, en incitant les exégètes à reconnaître qu’il est possible de lire autrement ce livre biblique, ils viennent brouiller toute certitude, hormis celle d’aimer[144]. Troisièmement, ils ont le mérite de nous rappeler que l’amour ne s’institutionnalise pas, puisqu’il trouve en lui-même sa propre justification et sa propre fin. Telle était déjà en 1955, donc bien avant que l’herméneutique queer n’existe, la position de Paul Ricoeur, lorsqu’il écrivait que l’éros « est infra-juridique, para-juridique, supra-juridique. Aussi est-il de son essence de menacer de son démonisme l’institution — toute institution, y compris celle du mariage[145] ».

En définitive, si l’amour ne peut se vivre en marge du corps social, comme le rappelle par exemple la présence des filles de Jérusalem, il ne trouve pas son origine dans ce corps social. Le corps social, également incarné par la présence des fils de la mère et des gardiens de la cité, ne constitue pas la loi des amoureux. L’amour, lorsqu’il est vécu dans la réciprocité, est célébré comme un absolu qui transcende la loi. Personne n’a donc à recevoir une quelconque autorisation pour aimer[146].