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« On désigne par théologie naturelle, écrit Claude Geffré, une connaissance de Dieu à partir des créatures, indépendamment de la révélation[1]. » La théologie naturelle a été définie par la constitution dogmatique Dei Filius du premier Concile du Vatican : « Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées : “depuis la création du monde, ses perfections invisibles se laissent voir à l’intelligence par ses oeuvres” (Rm 1,20)[2] » ; plus loin, la constitution anathématise celui qui prétend que « le Dieu unique et véritable, notre Créateur et Seigneur, ne peut être connu avec certitude par ses oeuvres grâce à la lumière naturelle de la raison humaine[3] ». Au xxe siècle, la théologie naturelle est une question disputée entre catholiques et protestants. Karl Barth en rejette violemment la possibilité : « Que nous connaissions Dieu, affirme-t-il, c’est là son oeuvre et non la nôtre. […] Dieu est et reste celui que nous ne pouvons connaître que parce qu’il se donne à connaître ; il est et reste la lumière qu’on ne peut voir qu’à sa propre lumière à lui[4] ». La position barthienne est en conflit ouvert avec la théologie catholique, et elle radicalise celle des réformateurs.

Entre la définition conciliaire et sa négation radicale par le théologien bâlois, la position d’Henri Bouillard (1908-1981) évolue : en cours de carrière, il affirme une connaissance de Dieu d’origine philosophique, tandis qu’en fin de carrière, il en préconise une autre d’origine religieuse.

Dans cet article, nous voudrions considérer cette évolution de notre théologien, et en manifester les raisons. Nous montrerons, d’une part, que sa lecture de Maurice Blondel le conduit, dans son travail sur Barth, à une connaissance naturelle de Dieu d’origine philosophique, d’autre part, que sa fréquentation d’Éric Weil l’amène, dans ses travaux ultérieurs, à une connaissance religieuse de Dieu. En conclusion, nous soulignerons que ses positions successives passent par une herméneutique de la définition conciliaire, et nous indiquerons que sa position finale est gouvernée par des présupposés qui seront confirmés par la suite.

I. La lecture de Maurice Blondel

Dans le second chapitre de son livre sur Blondel et le christianisme, Bouillard plaide pour une genèse philosophique de l’idée de surnaturel dans la philosophie de Blondel. L’action, écrit-il, fait naître en nous l’idée de surnaturel, mais celle-ci est l’idée indéterminée des philosophes : non pas « le surnaturel sous la forme positivement déterminée que lui confère la révélation chrétienne, mais le surnaturel encore indéterminé que des philosophes, même païens, ont pressenti[5] ». La genèse de l’idée de surnaturel s’effectue en trois étapes : l’insuffisance de l’ordre naturel fait naître en nous l’idée d’un surnaturel indéterminé, qui s’avère conforme à celle du surnaturel chrétien ; dans les troisième, quatrième et cinquième parties de L’Action du philosophe d’Aix, « on voit établir successivement l’insuffisance de l’ordre naturel, puis la nécessité absolue de s’ouvrir à l’action divine, quelle qu’elle soit, enfin la nécessité de prendre au sérieux l’idée de l’ordre surnaturel défini par le christianisme[6] ».

Dès son premier article sur Blondel, en 1942, notre théologien précisait déjà : « Si l’idée du surnaturel est immanente à notre esprit comme une hypothèse nécessaire, nous n’en prenons conscience de façon déterminée que si elle se présente à nous dans un objet historique. […] Cette idée reste entièrement indéterminée, tant qu’elle ne s’offre pas à nous comme un objet dans l’histoire[7] ». La distinction entre le surnaturel déterminé et indéterminé, commente Bernard Lucchesi, « laisse déjà entrevoir que la genèse du surnaturel est constituée de trois étapes[8] ». Et le commentateur d’ajouter en note : « C’est dans Blondel et le christianisme que Bouillard mettra en pleine lumière les trois étapes du surgissement de l’idée du surnaturel en l’homme[9] ».

Pour Bouillard, la genèse de l’idée de surnaturel dans la philosophie blondélienne est philosophique. Cette lecture du philosophe d’Aix amène notre théologien à affirmer une connaissance naturelle de Dieu.

II. La connaissance naturelle de Dieu

Dans son ouvrage sur Karl Barth, en effet, Bouillard se rallie avec réserve à la position barthienne, notamment sur deux aspects : la connaissance de Dieu et la preuve de son existence.

Selon Barth, écrit notre théologien, Dieu ne nous est connaissable que par la révélation, en Jésus-Christ et par l’Esprit-Saint ; notre pouvoir de le connaître tient, non pas à ce que nous sommes, mais à ce que nous existons en Jésus-Christ : ces deux thèses excluent toute connaissance naturelle de Dieu. Le premier Concile du Vatican, rétorque Bouillard, définit « la possibilité radicale de connaître Dieu à la lumière naturelle de la raison[10] ». Mais il distingue de cette possibilité radicale une possibilité effective : « Dans l’humanité pécheresse, le pouvoir radical de connaître Dieu ne s’exerce guère en fait de façon correcte qu’en dépendance de la révélation chrétienne[11]. » La théologie catholique admet comme le théologien bâlois que la connaissance chrétienne de Dieu présuppose la grâce, mais la connaissance de foi implique nécessairement une saisie originaire de Dieu, même non thématisée, sinon la connaissance d’une révélation divine dans l’histoire serait impossible. « On doit donc dire avec Barth […] : nous ne pouvons connaître Dieu que par Dieu. À condition toutefois d’ajouter : mais c’est nous qui pouvons le connaître[12] ». Dans Rm 1,18ss, Paul affirme la coexistence simultanée chez les païens de la connaissance et de la non-connaissance de Dieu : on ne saurait diviniser les créatures et être coupable en le faisant, sans avoir une certaine connaissance de Dieu. Dans le discours à l’Aréopage (Ac 17,16ss), en citant des poètes païens au lieu de la Bible, Paul suggère que ceux-ci ont effectivement soupçonné et exprimé quelque chose du vrai Dieu. Les écrivains bibliques, conclut notre théologien, « font appel à une connaissance naturelle de Dieu[13] ».

Selon Barth, les preuves philosophiques de l’existence de Dieu doivent être rejetées, parce qu’elles font abstraction de l’initiative divine, mais une preuve théologique est admissible, qui épelle la preuve que Dieu donne de lui-même dans la révélation biblique. Telle est la preuve de saint Anselme dans le Proslogion : pour son auteur, l’existence de Dieu est une certitude de foi, il ne s’agit pas pour lui de prouver que Dieu existe, mais de comprendre dans la foi comment cette affirmation est vraie. Certes, répond Bouillard, la preuve se développe au cours d’une prière. Elle présuppose la foi et en procède. La notion de Dieu d’où part Anselme lui vient de la foi. L’argument de l’auteur a bien un caractère théologique. Cependant, ajoute notre théologien, la preuve a aussi un caractère philosophique. Croyant fermement que Dieu existe, mais rencontrant l’idée de sa négation, Anselme se pose la question : n’existe-t-il que dans notre intelligence ? Et de répondre en substance : « Ce qui est tel qu’on ne peut rien concevoir de plus grand, ne serait pas ce qu’il est dans l’esprit, s’il n’existait en réalité[14]. » L’intelligence de la foi ne cesse pas d’être elle-même, mais elle s’incorpore une démarche philosophique. Nous pouvons donc dire avec le théologien bâlois qu’il nous suffit de nous reporter à l’attestation que Dieu donne de lui-même dans sa Révélation ; mais c’est nous qui le reconnaissons.

Pour Bouillard, une connaissance naturelle de Dieu d’origine philosophique est avérée : une saisie originaire de Dieu, même non thématisée, est nécessaire à la connaissance de foi ; et la preuve anselmienne de l’existence de Dieu est valide : ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand ne peut exister dans l’esprit s’il n’existe dans la réalité. Mais la fréquentation de Weil entraîne notre théologien à évoluer.

III. La fréquentation d’Éric Weil

Dans son étude intitulée « Philosophie et religion dans l’oeuvre d’Éric Weil », Bouillard estime que la Logique de la philosophie de Weil identifie Dieu, non pas à l’Être qui existe par lui-même, mais au sens que l’homme donne au monde et à lui-même ; autrement dit, l’ouvrage développe, non pas une théologie naturelle, mais une herméneutique de l’existence humaine.

L’idée de Dieu y entre par l’attitude de la foi biblique, et comme une catégorie qui permet à l’homme de se comprendre lui-même[15] : « Dieu n’y intervient pas comme être, comme Être suprême à reconnaître (et qu’on pourrait éventuellement adorer) ; il y entre comme concept organisateur d’un discours, comme catégorie, l’une des catégories dont l’ensemble permet à l’homme de comprendre ce qu’il est lui-même et ce qu’est son monde[16]. » L’idée de Dieu a donc une origine religieuse, et ne procède pas d’une théologie naturelle.

Soutenir que la catégorie de Dieu est appelée par celle du moi ou par la conscience que la catégorie du moi prend d’elle-même, c’est lui assigner une origine philosophique, et la faire dériver d’une théologie naturelle ; en fait, la catégorie de Dieu consiste pour l’homme à se comprendre comme créature de Dieu, et l’attitude de foi relève du sentiment.

Mais en se comprenant par Dieu, le croyant se comprend par quelqu’un qui lui est extérieur ; à la différence du philosophe, il ne voit pas qu’en se comprenant ainsi, il se comprend en fait par quelque chose qui lui est intérieur. Pour le croyant, Dieu est extérieur à l’homme. Pour le philosophe, « ce que l’homme voit en Dieu, c’est lui-même[17] ». Pour lui, « le croyant voit le principe en Dieu, non en lui-même[18] ».

Et la reprise[19] de la catégorie de Dieu sous celle de l’objet engendre la théologie naturelle qui cherche à connaître Dieu rationnellement, et s’avère par conséquent « un mixte de sentiment et de raison[20] ».

Pour notre théologien, dans la philosophie weilienne, l’idée de Dieu est d’origine religieuse, et la théologie naturelle est un mélange de sentiment et de raison. Cette fréquentation du philosophe niçois conduit Bouillard à préconiser une connaissance religieuse de Dieu.

IV. La connaissance religieuse de Dieu

Dans ses travaux de fin de carrière, en effet, Bouillard préconise une connaissance de Dieu d’origine religieuse. Il critique d’abord la théologie naturelle, il retrace ensuite l’histoire de la théologie philosophique, il reconsidère alors la preuve de l’existence de Dieu, avant d’en tirer enfin les conséquences quant à la connaissance de Dieu.

1. La théologie naturelle

Critiquant la théologie naturelle, notre théologien commence par soutenir que tout discours sur Dieu s’enracine dans la tradition, il poursuit en soutenant que le discours sur Dieu s’enracine dans la religion, et que le discours philosophique sur Dieu dépend partiellement de celle-ci, il termine en montrant qu’il en va bien ainsi pour la théologie naturelle.

Pour lui, tout discours sur Dieu s’enracine dans une tradition langagière que nous recevons de la société, car l’individu n’invente pas le langage, il le reçoit. « Tout discours sur Dieu se réfère inévitablement à la tradition[21]. » Par conséquent, « on n’invente pas l’idée de Dieu, à plus forte raison une doctrine de Dieu ; on la trouve dans la tradition, transmise dans le langage[22] ».

Le discours sur Dieu en particulier s’enracine dans une tradition religieuse ; l’idée de Dieu n’est pas une idée innée ou construite par l’individu, mais elle surgit à un moment de l’histoire. Comme Weil, Bouillard considère l’idée de Dieu comme une idée poétique, c’est-à-dire créatrice de sens concret. Dans cette perspective, le discours philosophique sur Dieu s’enracine, pour une part, dans celui de la religion. « Le lieu natal du discours sur Dieu, le lieu où Dieu advient à l’histoire et à la conscience des hommes, est la religion, non la philosophie. Le discours des philosophes sur Dieu est un discours second, dérivé, dépendant, relatif à celui de la religion[23]. » Tout au long de l’histoire, « le discours philosophique sur Dieu est second, dérivé, dépendant du discours de la religion[24] ».

La théologie naturelle classique notamment dépend partiellement de la religion, et son Dieu reste celui de la tradition chrétienne. Comme le philosophe niçois, notre théologien estime que la théologie naturelle est un mélange de vécu religieux et de savoir rationnel, même si pour lui, ce vécu n’est pas seulement, comme chez Weil, sentiment d’une relation immédiate à Dieu, mais jugement d’adhésion à des dogmes. La théologie philosophique s’enracine dans la religion, et la théologie naturelle classique est une théologie chrétienne sécularisée : « Toute voie rationnelle vers le Dieu de la Bible et des croyants est soutenue par une tradition religieuse et par un vécu religieux, et […] la théologie naturelle de la période dite classique est en réalité un décalque sécularisé de la théologie chrétienne[25] ». Un homme ne peut concevoir de lui-même l’idée de Dieu et la certitude de son existence en réfléchissant sur le monde, car la pensée suppose le langage ; nous recevons l’idée de Dieu d’une tradition langagière qui est religieuse avant d’être philosophique.

2. L’histoire de la théologie philosophique

Retraçant l’histoire de la théologie philosophique, Bouillard distingue cinq périodes : la Grèce classique ; la nouveauté chrétienne ; Thomas d’Aquin ; l’âge classique des temps modernes ; la période contemporaine.

Pour lui, la théologie philosophique grecque naît par réflexion sur la religion grecque, dans le but de comprendre rationnellement le monde : elle surgit « à partir d’une première rationalité déjà incluse dans la poésie mythico-religieuse. […] Elle est issue de la volonté d’atteindre à un savoir stable et sûr, de comprendre l’expérience commune à partir de principes hiérarchisés en dépendance d’un premier, et d’organiser en fonction d’un tel savoir une cité où régnât la justice[26]. » Elle emprunte à la religion grecque l’idée de dieu et le mot dieu, pour le transférer au principe de compréhension du monde qu’elle découvre rationnellement :

Les philosophes de la Grèce classique désignent par le mot dieu ce qui est à leurs yeux principe de compréhension et non objet de croyance ou de culte. Ils empruntent évidemment ce terme à la religion et à la poésie mythologique ; mais ils l’appliquent à un ou plusieurs principes que leur a fait poser une exigence rationnelle. Ils effectuent donc un transfert métaphorique, qui comme tel ne compromet pas l’originalité de la philosophie[27].

La doctrine de Dieu considéré en lui-même, qui inaugure les grandes sommes théologiques, est issue de la rencontre du christianisme et de la philosophie grecque. La foi chrétienne introduit une nouveauté dans la culture hellénistique du monde romain : un Dieu acteur de l’histoire du salut, conçu comme un sujet unique et éminemment personnel. Aussi ne peut-on plus traiter le mot Dieu comme un prédicat transférable, le faire passer de la religion à la philosophie pour y désigner un autre Dieu que celui de la religion. « Au terme de la preuve philosophique de Dieu, le transfert métaphorique du prédicat est remplacé par le saut de la foi, comme il apparaîtra clairement dans la structure des cinq voies thomistes. La preuve de Dieu est désormais la mise en forme logique de la croyance biblique et chrétienne ; elle est oeuvre du théologien utilisant à sa manière les arguments du métaphysicien[28]. »

La doctrine thomiste du Dieu un appartient au domaine des vérités de foi accessibles à la raison ; cependant, elle appartient à la doctrine sacrée, l’Écriture y commande les thèses, et saint Thomas identifie le Dieu d’Aristote et celui de la Bible. Mais dans cette doctrine, la philosophie commande le discours, et l’originalité du Dieu de la Bible est estompée. Saint Thomas distingue les vérités de la foi accessibles et inaccessibles à la raison naturelle. L’essence une et unique de Dieu relève du premier domaine, la trinité des personnes en Dieu du second. La nouveauté évangélique, Dieu révélé dans le Christ, « n’est expressément introduite qu’au moment où saint Thomas traite des vérités inaccessibles à la raison naturelle : la Trinité, puis l’Incarnation (d’ailleurs dissociées l’une de l’autre)[29]. » Cependant, sa doctrine du Dieu un fait partie intégrante de la doctrine sacrée, emprunts et développements philosophiques n’y figurant qu’à titre auxiliaire.

La théologie naturelle classique se veut totalement indépendante du christianisme, puisqu’elle entend traiter de Dieu uniquement rationnellement, mais son Dieu reste celui du christianisme patristique et médiéval. Avec Suárez et surtout Descartes, la philosophie se veut autonome par rapport à la révélation surnaturelle et à la théologie chrétienne, et sous le nom de métaphysique ou de théologie naturelle, elle entend traiter rationnellement de Dieu et de l’âme. En fait, la théologie naturelle des métaphysiciens de l’époque classique dépend largement de la théologie médiévale : « Leurs propos […] apparaissent souvent comme des transpositions laïcisées de la théologie chrétienne[30] ».

À l’époque contemporaine, la théologie philosophique disparaît progressivement de la majorité des philosophies, et le discours sur Dieu devient le fait de la seule religion. Depuis cinquante ans, écrit en substance notre théologien, les philosophes d’Europe occidentale vivent dans un monde sécularisé, dominé par la mentalité scientifique et technique, où la croyance en Dieu, n’étant plus une évidence collective, se réfugie dans des communautés religieuses minoritaires. Aussi la majorité d’entre eux ne parle-t-elle plus de Dieu, estimant que cela relève de la foi, de la religion, de la théologie, non de la philosophie. « Dans ces conditions, il devient clair que l’idée de Dieu vit exclusivement au sein d’une attitude ou d’une culture religieuse, et que la philosophie n’en parle qu’en référence à la foi chrétienne ou à ses traces dans la culture[31]. »

En somme, l’histoire de la théologie philosophique montre que celle-ci dépend partiellement de la religion : la théologie philosophique grecque emprunte à la religion grecque l’idée de dieu et le mot dieu ; la doctrine de Dieu considéré en lui-même des Pères de l’Église et des théologiens médiévaux est issue de la rencontre du christianisme et de la philosophe grecque ; la doctrine thomiste du Dieu un appartient à la doctrine sacrée ; le Dieu de la théologie naturelle classique reste celui du christianisme patristique et médiéval ; la théologie philosophique contemporaine ne parle de Dieu qu’en référence au christianisme.

3. La preuve de l’existence de Dieu

Reconsidérant la preuve de l’existence de Dieu, Bouillard soutient d’abord qu’elle ne peut être que l’articulation, la structuration rationnelle d’une expérience religieuse. Il montre ensuite que pour saint Anselme, elle a une structure logique valable pour tout esprit, même incrédule, mais que seule l’expérience du croyant donne consistance concrète à cette structure logique qui reste vide aux yeux de l’incroyant. Puis il montre que chez Platon et Aristote, elle se réfère déjà à l’expérience religieuse du paganisme grec. Il s’interroge alors sur sa valeur. Il examine enfin son processus logique.

Pour lui, la preuve de Dieu ne convainc que le croyant ; elle n’est pas une démonstration rigoureuse, sinon l’incroyant y souscrirait ; aussi est-elle l’articulation rationnelle d’une expérience religieuse. « S’il y a une preuve valide du Dieu auquel croient les chrétiens, elle ne peut être que l’articulation rationnelle du vécu théologal des chrétiens[32]. »

Ainsi la preuve anselmienne de Dieu est une intelligence de la foi ; son idée de Dieu procède de l’adoration ; l’insensé ne la comprend pas, parce qu’il ne veut pas croire, et que par conséquent il ne fait pas l’expérience qui ne se réalise que dans la foi. Certes, la preuve anselmienne a une structure logique, mais elle s’enracine dans l’expérience religieuse du croyant : « Ce n’est pas la preuve, mais la foi qui affirme effectivement l’existence réelle de Dieu[33]. »

La théologie de Platon et d’Aristote est polythéiste, tout comme la religion grecque : « Leur théologie était polythéiste, ce qui montre bien qu’elle restait dépendante de la tradition religieuse des Grecs et de l’expérience païenne du divin[34]. » Par ailleurs, Platon et Aristote transfèrent le qualificatif de divin ou le terme de dieu de la religion à la philosophie : chez Platon, « c’est à partir du mythe religieux que le qualificatif de divin est transféré à ce qui paraît le terme d’une exigence rationnelle[35] ». Quant à Aristote, « c’est au mythe qu’il emprunte le terme de Dieu pour le transférer à ce qui est pour lui l’objet d’une conclusion scientifique[36] ». De la même manière, la théologie philosophique de saint Thomas s’enracine dans sa foi chrétienne : ses preuves rationnelles « sont l’articulation rationnelle de sa foi théologale[37] ».

La preuve de Dieu vaut à deux titres : elle purifie nos images de Dieu, et peut amener à l’expérience de celui-ci. Elle « contribue à écarter les fausses images de Dieu, à contenir l’idolâtrie, à situer exactement le mystère, en marquant sa place dans notre vision du monde[38] ». Elle a aussi un pouvoir inducteur à l’égard de la foi : « Quoique le langage soit incapable de suppléer une expérience absente, […] il suggère à l’esprit de l’auditeur le mouvement qu’il lui faudrait accomplir pour accéder à l’expérience[39] ». De même que, comme le dit Jean Ladrière, le langage est capable d’introduire à l’expérience, « de construire d’une certaine manière l’expérience comme possible [40] », du fait de sa puissance évocatrice due au caractère symbolique de certains de ses termes, de même la preuve de Dieu est en mesure d’initier à l’expérience de celui-ci.

La preuve de Dieu manifeste la cohérence d’une affirmation religieuse de celui-ci. Elle est un acte libre, elle se réfère au Dieu d’une religion, et elle est en relation avec notre expérience globale de la réalité : cette expérience ouvre éventuellement à la religion. « La preuve de l’existence de Dieu n’est pas un acte de théologie naturelle au sens classique, mais un acte de philosophie de la religion : elle déploie la cohérence intrinsèque de l’affirmation de Dieu posée par l’homme religieux[41]. »

En somme, la preuve de l’existence de Dieu dépend partiellement de la religion : elle est l’articulation rationnelle d’une expérience religieuse, comme on peut le vérifier chez saint Anselme et déjà chez Platon et Aristote, elle peut amener à cette expérience, et elle en manifeste la cohérence. Elle permet au chrétien d’acquérir l’intelligence de sa foi et de la communiquer. Elle s’enracine dans une expérience religieuse, et en particulier dans la foi en Dieu créateur : les tentatives récentes de justifier la croyance chrétienne en Dieu ne constituent pas une démonstration rigoureuse semblable à celle des mathématiques, mais une explication formelle de « l’expérience religieuse modulée par le thème biblique de la création [42] ».

4. La connaissance de Dieu

Aussi la connaissance de Dieu est-elle de nature religieuse. Elle existe dans le judaïsme et le christianisme, dans le paganisme antique, et dans toutes les religions, comme première connaissance de Dieu à partir de la considération de la nature ; elle n’est donc pas une connaissance philosophique, mais religieuse : « Plutôt que la conclusion d’un raisonnement philosophique techniquement élaboré, c’est la connaissance intérieure à une croyance religieuse non biblique et non chrétienne[43]. » Le premier concile du Vatican appelle raison toute connaissance de Dieu acquise en dehors de la foi chrétienne explicite, et fait de la connaissance naturelle de Dieu une connaissance philosophique ; en fait, il faut distinguer compréhension philosophique et connaissance religieuse de Dieu, et considérer la connaissance de Dieu comme une connaissance religieuse.

La lecture de Blondel conduit Bouillard à affirmer, dans son travail sur Barth, une connaissance naturelle de Dieu d’origine philosophique. Sa fréquentation de Weil l’amène à préconiser, dans ses travaux ultérieurs, une connaissance de Dieu d’origine religieuse.

Ses positions successives en la matière passent par une herméneutique de la définition du premier Concile du Vatican. En rappelant, dans son encyclique Humani generis, que la raison humaine peut « vraiment par ses forces et sa lumière naturelles arriver à une connaissance vraie et certaine d’un Dieu personnel, protégeant et gouvernant le monde par sa providence, ainsi que d’une loi naturelle mise par le Créateur dans nos âmes[44] », et en condamnant, plus loin, la mise en doute de « la puissance de la raison à démontrer, par des arguments tirés des créatures, sans l’aide de la révélation et de la grâce divine, l’existence d’un Dieu personnel[45] », Pie XII propose une interprétation maximaliste de la définition conciliaire, qui suggère une connaissance naturelle de Dieu d’origine philosophique. En distinguant, dans un premier temps, avec le Concile, possibilité radicale et possibilité effective de connaître Dieu à la lumière naturelle de la raison, notre théologien donne une lecture minimaliste de la définition, qui s’oriente déjà vers une connaissance de Dieu d’origine religieuse. En appelant, dans un second temps, avec le Concile, raison toute connaissance de Dieu acquise en dehors de la foi, et foi la foi chrétienne explicite, Bouillard livre une nouvelle interprétation minimaliste de la définition, qui confirme son orientation initiale.

Ses deux positions sont gouvernées par deux présupposés : la première sous-entend que l’homme invente le langage et que la pensée précède celui-ci, la seconde que l’individu n’invente pas le langage mais le reçoit, et que la pensée ne précède pas le langage mais le suppose. Ultérieurement, Louis-Marie Chauvet affirmera que le langage n’est pas un instrument que nous inventons pour exprimer notre pensée préalablement élaborée, mais la médiation dans laquelle nous élaborons notre pensée. Pour saint Augustin, écrit Fergus Kerr, « le langage n’est présumé ni nécessaire pour former les pensées de quelqu’un, ni pour en identifier les désirs. Avant toute aptitude à parler, et indépendamment d’elle, l’individu est censé être conscient de ses états et de ses actes mentaux[46] ». Or, observe Émile Benveniste,

nous sommes toujours enclins à cette imagination naïve d’une période originelle où un homme complet se découvrirait un semblable, également complet, et entre eux, peu à peu le langage s’élaborerait. C’est là pure fiction. Nous ne voyons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. Nous n’atteignons jamais l’homme réduit à lui-même et s’ingéniant à concevoir l’existence de l’autre. C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde ; un homme parlant à un autre homme[47].

Autrement dit, « le langage est contemporain de l’homme — de l’humanité comme telle qui commence avec lui, et de chacun individuellement. Traiter le langage comme un instrument, c’est supposer […] que le sujet pourrait, au moins logiquement, lui préexister[48] ». Il n’est de sujet que parlant à un autre sujet parlant ; inventer le langage suppose d’y penser, ce qui suppose d’être déjà dans le langage ! C’est pourquoi « à la notion d’“instrument”, on substituera […], pour le langage, celle de “médiation”, c’est-à-dire de milieu dans lequel advient le sujet. […] L’enfant-loup, qui avait pourtant reçu de ses père et mère tout l’équipement chromosomique pour marcher et parler comme les humains, marchait à quatre pattes et ne savait pas parler quand il fut découvert […][49] ». Ces propos de L.-M. Chauvet éclairent rétrospectivement la conception bouillardienne, et ratifient sa position finale.