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Relativement peu connu au Canada, le philosophe allemand Axel Honneth a succédé au professeur Jürgen Habermas à l’Institut de recherche sociale de l’Université Goethe à Francfort, c’est-à-dire la célèbre « École de Francfort » longtemps associée à Max Horkheimer, Theodor Adorno, Walter Benjamin, Herbert Marcuse, et plusieurs autres philosophes. Fidèle à cette continuité et à cet héritage intellectuel, les travaux du professeur Axel Honneth touchent la philosophie sociale, l’épistémologie « de la reconnaissance », la théorie critique d’hier et d’aujourd’hui, le capitalisme, l’étude des idéologies et la psychanalyse. Son livre La société du mépris a d’ailleurs été réédité en format de poche aux Éditions La Découverte ; mais nous axerons cette recension sur la première traduction en français de cette compilation d’articles, d’abord parue dans la collection « Armillaire ».

Loin d’être une simple mise en contexte, la préface du traducteur Olivier Voirol situe cet ouvrage avec précision, en proposant plusieurs références et repères utiles (p. 9-34). Selon le professeur Voirol, Axel Honneth a fait siennes les idées fondatrices de la théorie critique, tout en se permettant de les questionner et parfois de les actualiser. Le préfacier écrit à propos de Honneth : « Son intérêt à revivifier cette tradition philosophique occupée à penser les conditions sociales de la réalisation de soi et ses revers “pathologiques” le conduit à une relecture originale de la Théorie critique de l’École de Francfort » (p. 26). Le terme de « pathologie » sera central dans cet ouvrage, comme l’explique Olivier Voirol en cernant le propre de l’apport philosophique d’Axel Honneth : « L’idée hégélienne d’un développement historique de la raison et de ses déformations “pathologiques” est à ses yeux au coeur de la Théorie critique, depuis le jeune Horkheimer jusqu’à Habermas » (p. 26). Au quatrième chapitre, Axel Honneth reformule sa définition des pathologies sociales, qui toucheraient d’abord l’individu : « Par pathologies sociales, j’entends des relations ou des évolutions sociales qui portent atteinte, pour nous tous, aux conditions de réalisation de soi » (p. 179). Cette dimension pathologique serait amenée par les dérives apparemment inévitables du système capitaliste et les logiques qui en découlent : « Pour les membres de l’École de Francfort, ce potentiel rationnel immanent au processus historique est déformé par le capitalisme, par les pratiques et les manières de penser qu’il impose » (p. 26).

La société du mépris rassemble onze textes rédigés séparément et parus initialement entre 1981 et 2004 ; ils sont ici ordonnés selon une progression thématique et non chronologique (p. 5). Différent des autres par sa forme, le chapitre sur « La Théorie critique de l’École de Francfort et la théorie de la reconnaissance » reprend un entretien inédit entre Olivier Voirol et Axel Honneth réalisé en 2001. Par ailleurs, le neuvième chapitre récapitulant un programme de recherche axé sur « Les paradoxes du capitalisme » avait été écrit conjointement par Martin Hartmann et Axel Honneth (p. 275). L’ouvrage ne contient pas vraiment de conclusion et n’inclut pas d’index, ce qui est dommage ; mais les dernières pages du chapitre sur « La dynamique du mépris » pourraient peut-être s’y substituer (p. 200-202). De plus, Axel Honneth a rédigé pour l’occasion un bref avant-propos à l’édition française (p. 35-37).

Pour Axel Honneth, il importe de bien délimiter le domaine d’investigation de ses recherches ; il fournit des correspondances et une distinction intéressantes sur les traditions intellectuelles et le contexte entourant les études philosophiques des dernières décennies : « […] les pays anglo-saxons se sont forgés depuis les débuts de l’utilitarisme une compréhension de la philosophie sociale très comparable à ce que l’on entend chez nous par “philosophie politique” : ce qui en constitue l’enjeu principal, ce sont les questions normatives qui se posent à chaque fois que la reproduction de la société civile est tributaire des interventions de l’État » (p. 40). Par la suite, Axel Honneth déplorera la perte d’autonomie de la philosophie sociale au détriment de la philosophie politique, pour ensuite préciser sa thèse : « […] l’objet de la philosophie sociale, sa propriété, est de définir et d’analyser les processus d’évolution de la société qui apparaissent comme des évolutions manquées ou des perturbations, c’est-à-dire comme des “pathologies du social” » (p. 40).

Dans un chapitre dense qui est assez représentatif de toute son approche, Axel Honneth critique pour ensuite tenter de prolonger et d’actualiser la pensée d’Habermas à propos des critères moraux pouvant être invoqués pour décrire la société capitaliste (p. 203). Autrement dit, comment le sentiment d’injustice sociale peut-il être toléré, accepté comme étant inhérent et inévitable dans toute société, encore de nos jours ? Pour tenter d’expliquer cette situation largement répandue, Axel Honneth soutient que « les modes de manifestation des sentiments d’injustice sociale dépendent aussi de l’efficacité du contrôle social » (p. 206). Ce sont en fait tous les fondements de « l’idéologie actuelle de la légitimation » qui sont ici examinés (p. 218).

Dans ce livre étoffé, Axel Honneth n’écrit pas avec la volonté d’initier, de clarifier, ou de présenter les bases des concepts ou des idées ; il préfère examiner des concepts et des hypothèses à la lumière de la tradition théorique héritée de l’École de Francfort pour ensuite les approfondir. Pour ce faire, il ne citera pas exclusivement des auteurs de la théorie critique ; d’une manière plus large, il emprunte à un bon nombre de philosophes, sociologues et psychanalystes contemporains (de Michel Foucault à Jacques Lacan), dont plusieurs auteurs germanophones et français, convoqués pour prolonger sa réflexion. Par exemple, il mentionne les travaux d’Alain Ehrenberg qui s’inquiétait de l’augmentation fulgurante des dépressions et de l’usage de plus en plus répandu des antidépresseurs chimiques caractérisant une véritable « pathologie de masse » (p. 322). De plus, l’avant-dernier chapitre (« Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l’individualisation ») s’interroge pertinemment sur « l’apparition d’une multitude de symptômes individuels de vide intérieur, un sentiment d’inutilité et de désarroi » (p. 311). Pour expliquer schématiquement ce phénomène relativement récent et non moins inquiétant, Axel Honneth explique qu’un processus d’institutionnalisation aurait devancé plusieurs des aspirations profondes qui existaient déjà de manière informelle chez un grand nombre de personnes. Or, au lieu de sentir qu’elles pourraient matérialiser leurs initiatives individuelles et originales, ces personnes reconnaissaient tout à coup leurs objectifs personnels comme étant déjà répandus et rendus accessibles, même dans leur entourage, ce qui leur enlevait l’impression de toute initiative individuelle et spontanée (p. 311).

Des quatre ouvrages d’Axel Honneth disponibles en français, La société du mépris est certainement le plus dense et le plus exigeant. Mais pour le lecteur à la recherche des prolongements les plus stimulants des travaux de la théorie critique, le présent ouvrage ne prétend pas servir d’initiation, mais plutôt d’inspiration. En revanche, pour l’étudiant non initié, je lui suggérerais de ne pas débuter sa lecture par les premières pages de ce livre mais de se rendre directement au quatrième chapitre, où le style même de l’entretien permettra sans doute un premier contact moins abrupt et assurément plus facile à suivre (p. 151 et suiv.).