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C’est en 1996 que Carlo Natali publia sa traduction italienne du traité Du destin d’Alexandre d’Aphrodise[10]. Treize ans plus tard, il récidive avec une seconde édition dans laquelle l’introduction, la traduction et le commentaire ont été revus. La différence la plus notable entre les deux éditions est l’ajout du texte grec en regard de la traduction italienne. Le texte retenu est celui d’I. Bruns[11], auquel ont été incorporées les modifications publiées par Sharples[12]. Certains passages plus difficiles ont été directement collationnés dans le manuscrit Marcianus gr. 258. Aucun apparat critique n’accompagne toutefois le texte grec. Les remarques d’ordre textuel apparaissent dans le commentaire. La traduction à l’origine de cet ouvrage est d’Elisa Tetamo, qui a traduit ce traité lors de ses travaux doctoraux. Natali a bonifié cette traduction et lui a ajouté une introduction et un commentaire. C’est un ouvrage sérieux, mais qui ne peut se comparer aux minutieuses analyses de Sharples ou à la précision de l’édition critique de Thillet[13]. Natali déclare qu’il n’exposera pas toutes les doctrines de ce traité, mais seulement les thèmes qui sont doctrinalement plus intéressants. Il prend ses distances de l’interprétation courante et assez critique que les commentateurs modernes ont d’Alexandre, pour souligner plutôt la cohérence de cette oeuvre et le fait qu’Alexandre demeure fidèle à Aristote et n’innove que sur des points particuliers.

L’introduction s’étend sur quatre-vingt-huit pages et se divise en trois sections : le déterminisme stoïcien, les critiques d’Alexandre et la conclusion. La première introduit le lecteur à la notion de cause et de déterminisme chez les stoïciens. La seconde reprend l’ordre d’exposition des matières dans le traité, à savoir la doctrine du destin d’Alexandre et les critiques alexandristes du stoïcisme.

Pour Natali, le déterminisme et la philosophie de l’action sont liés au concept de cause. Les pages 11 à 48 de l’introduction insistent sur ce thème chez les stoïciens, et accessoirement chez Aristote et Alexandre. La conception philosophique du destin, par opposition à la conception mythique, considère que le déterminisme est un problème de physique avec des répercussions éthiques. Les stoïciens, on le sait, présentent plusieurs définitions du destin et multiplient les types de causes. Par des arguments parfois alambiqués, ils démontrent que tout arrive par le destin, que tout a une cause, mais que la responsabilité humaine existe malgré tout, car l’homme est lui aussi cause. Tout advient par le destin, mais tout n’advient pas nécessairement. En distinguant les causes (au sens propre ou impropre, suffisante, efficiente, con-cause, etc.), les stoïciens tentent de préserver la responsabilité humaine en l’inscrivant dans un écheveau complexe de causes. Il va de soi qu’Aristote définit la causalité de manière différente. Il n’admet que quatre causes (forme, matière, agent, fin) et il n’envisage jamais qu’elles forment une chaîne causale de causes efficientes : ce sont des causes du point de vue ontologique, qui expliquent l’être des choses. Quant à Alexandre, qui fait sienne la doctrine aristotélicienne des causes, il interrompt la chaîne causale des stoïciens, car les événements fortuits et les mouvements de l’âme n’appartiennent pas à une séquence de causalité. Du reste, la chaîne de causalité ne peut, selon lui, remonter au-delà des causes premières, par exemple les moteurs immobiles. Cela dit, le but de ces pages introductives n’apparaît pas clairement au lecteur. Un résumé général, à la fin de cette partie, aurait aidé à trier ce qui a été dit. On sent que ces pages se veulent propédeutiques, mais le fil conducteur de la présentation s’efface par moments.

Nous entrons davantage dans le vif du sujet aux pages 49 à 60, où la stratégie argumentative d’Alexandre et sa théorie du destin sont résumées. Ce que Natali qualifie de « stratégie argumentative » est en fait le plan du traité (p. 49-50), agrémenté de quelques remarques. Il aurait été plus intéressant que l’auteur dresse un plan systématique du traité et l’insère entre l’introduction et la traduction. La « stratégie » d’Alexandre consiste à ne jamais nommer les stoïciens, mais surtout à les interpréter et à les réfuter sur la base de doctrines aristotéliciennes. À ce chapitre, Natali adopte une position mitoyenne entre ceux, assez nombreux, qui estiment qu’Alexandre déforme les doctrines stoïciennes, et ceux, peu nombreux, qui pensent que l’exposé d’Alexandre rend justice aux stoïciens. L’argumentation d’Alexandre vise un public externe et cultivé, pas un public de philosophes patentés. Les problèmes pointus sont donc évacués en quelques lignes.

L’analyse que fait Natali du chapitre VI retient l’attention, car cette section est, à juste titre, parmi les plus longues et confuses du traité Du destin. Natali s’accorde avec P. Thillet pour dire que l’exposé d’Alexandre n’est pas incohérent. Le problème tient dans le fait que le destin est une cause qui agit par nature, alors que l’action humaine agit selon la raison. Comment peut-on alors lier le destin à l’agir humain, puisque ces causes agissent sur des plans différents ? Si l’homme agit selon sa raison, il échappe au destin. S’il suit la nature, il se soumet au destin. Suivre la nature, pour l’homme, consiste à obéir à son ethos, son caractère. Mais ce caractère n’a rien d’absolu. Il n’est pas une cause absolue. L’homme peut dominer son caractère et échapper au destin. Natali note, au passage, que cette doctrine du caractère n’apparaît pas clairement chez Aristote. Le Stagirite verrait le caractère comme un mélange de culture et de nature, pas simplement une manifestation de la nature.

Les critiques qu’Alexandre adresse aux stoïciens occupent le reste de l’introduction. C’est une section difficile, car tout exposé qui aborde les notions de possible, de contingent et de hasard devrait inspirer une juste crainte aux lecteurs. Nous nous contenterons de souligner deux points qui ressortent de l’exposé de Natali. En premier lieu, selon lui, l’argumentation des chapitres 9 et 10 n’est pas du tout convaincante, quand Alexandre s’attaque à ceux qui prétendent qu’un événement qui n’advient pas reste possible. De pétitions de principe en réductions à l’absurde, Alexandre ne prouve pas que le contingent existe, mais qu’il faut choisir entre deux options : tout est nécessaire ou il y a du contingent. On ne peut conserver les deux à la fois comme le souhaitent au fond les stoïciens. En second lieu, c’est aux pages 85-86, que Natali résume le mieux la position d’Alexandre. Alexandre et les stoïciens se distinguent par leurs conceptions fondamentalement différentes de l’action. Alexandre situe l’action dans un cadre téléologique où le choix entre les divers moyens d’atteindre une fin occupe une place centrale. La faculté de choisir rationnellement ne fait pas partie de la nature innée ou du caractère de l’homme. Elle reste extérieure à son caractère naturel. La raison est l’élément par lequel l’homme n’est pas complètement soumis à son destin. Alexandre ne suit pas une conception « mécaniste » de l’action, à saveur stoïcienne, qui voit l’action comme un processus de perception-assentiment-impulsion-action. Cet enchaînement ne suffit pas à garantir la liberté humaine vis-à-vis du destin.

L’introduction se termine sur une appréciation générale du traité Du destin. Natali estime que ce traité montre bien à quel point les débats entre les aristotéliciens et les stoïciens dépendent de présupposés doctrinaux implicites que le commentateur moderne doit sans cesse tenter de mettre au jour. Refusant une approche philologique, qui s’attarde trop sur le vocabulaire employé, mais prenant le parti d’une approche philosophique, Natali voit des points de contact là où le vocabulaire diffère, et des points de divergence là où le vocabulaire concorde. Il faut retenir avant tout de ce traité qu’un exposé sur le destin, quelle que soit l’école philosophique qui le produit, implique une théorie de l’action, qui elle-même dépend d’une théorie des causes.

Une brève notice biographique suit l’introduction (p. 97-98), puis la traduction italienne se présente avec le texte grec en regard. Il serait prétentieux d’évaluer ici la valeur de cette traduction. C’est une entreprise bien trop sérieuse et semée d’embûches pour émettre une opinion à la légère. Avec les traductions de Sharples et de Thillet pour guide, Natali était entre bonnes mains. La présentation matérielle semble impeccable en ce qui concerne la pagination, les coupures de ligne et les numérotations. Natali a eu raison de ne pas se faire l’esclave de la ponctuation grecque et de rendre le texte plus lisible pour une langue moderne. Alexandre a en effet la fâcheuse tendance à insérer des incises interminables au milieu d’un raisonnement. La traduction semble précise et adéquate pour les passages, choisis au hasard, que nous avons vérifiés.

Le commentaire est une addition bienvenue pour les spécialistes. Il contient des informations plus techniques sur le traité : remarques philologiques, justifications de la traduction ou du texte grec choisi, renvois à la littérature pertinente, et ainsi de suite. Ce n’est pas un commentaire suivi, mais une sélection de remarques ponctuelles au fil des chapitres. Une bibliographie de treize pages complète le volume, avec un index des auteurs anciens cités.

Cet ouvrage, déjà connu par sa première édition, méritait d’être à nouveau disponible, dans une édition entièrement revue à laquelle s’ajoute enfin le texte grec.