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La mise en avant de la « pastoralité » de la doctrine ou de la forme pastorale de la doctrine[1], trait caractéristique de Vatican II, est généralement attribuée au discours d’ouverture de Jean XXIII[2]. On convient également que la réception de cette perspective par les Pères conciliaires s’est réalisée au moment du débat sur le schéma De Fontibus revelationis, au mois de novembre 1962[3]. L’origine de la « pastoralité » est donc reportée à ces deux moments fondateurs tous les deux situés à l’automne 1962. Il me semble toutefois, sans devoir remettre en cause le caractère déterminant de ces deux moments, qu’on ne peut pas les comprendre sans les enraciner dans un temps plus long. C’est précisément ce que je me propose de faire ici, d’une part, en retraçant la présence de ce principe à l’oeuvre dans la vie de l’Église au cours de la période qui précède le Concile et, d’autre part, en montrant son opérativité au cours des discussions de la Commission centrale préparatoire. On verra alors que l’appel à la forme pastorale du magistère trouve son origine avant l’ouverture du Concile et que, pour comprendre ce qui se passe à l’automne 1962, il faut remonter à la racine de la pastoralité et rechercher ce qui rend possible cette proposition à Vatican II et l’adhésion au principe de pastoralité mis en avant par Jean XXIII au début du Concile. Je le ferai de deux manières complémentaires. D’une part, s’agissant de la période précédant le Concile, en présentant le parcours de deux acteurs, celui d’Angelo Roncalli qui, une fois élu pape, convoquera le Concile, et celui d’Yves Congar, théologien, qui jouera un rôle crucial à Vatican II. Ces deux personnes, vivant aux marges de la « catholicité romaine » au cours des années 1950, annoncent, à travers leur parcours, le recours à la « pastoralité » que l’on mettra officiellement en avant lors de Vatican II. D’autre part, s’agissant de la période préparatoire au Concile (1960-1962), je le ferai en examinant un débat qui met en scène des évêques qui deviendront, à partir de l’automne 1962, les coryphées du Concile. À travers ces deux parcours, j’aurai montré que trois groupes d’acteurs, le pape, les théologiens et les évêques, invoquaient le principe de pastoralité avant même l’ouverture du Concile et l’appel de Jean XXIII en faveur de la mise en oeuvre résolue de ce principe.

Je me limiterai ici à la période préconciliaire, voulant retracer la recherche de chrétiens, théologiens et évêques, visant à exprimer la doctrine dans une forme nouvelle, une forme pastorale et oecuménique. Un premier examen me fait postuler que cette recherche, qui conduira à la « fin du dogmatisme », pour reprendre l’expression de C. Theobald, est d’une part liée à une expérience historique construite à travers une autre manière de vivre avec les autres, et engage d’autre part le passage à une autre méthode d’élaboration du discours, qui se traduit finalement par l’adoption d’une autre rhétorique. De ce point de vue, la rhétorique particulière du concile Vatican II, élément privilégié par les analyses de l’historien John O’Malley[4], constitue le dernier terme.

I. Deux itinéraires parallèles mais convergents

C’est à partir des itinéraires biographiques de deux acteurs importants à Vatican II, celui d’un théologien français, Yves Congar, et celui d’un évêque italien, Angelo Giuseppe Roncalli, élu pape en 1958, que j’explorerai ce souci de reprendre contact avec les autres, qui caractérisera l’oeuvre du concile Vatican II. Les deux hommes appartiennent à des générations différentes : l’un né en Italie en 1881, fils de paysan, ordonné prêtre en 1904 au moment où naissait Yves Congar, issu pour sa part de la petite bourgeoisie française de province. Alors que le premier allait vivre la Première Guerre mondiale enrôlé comme brancardier, le second allait la suivre dans une ville occupée et meurtrie par la guerre[5]. Deux itinéraires parallèles, mais convergents en raison de cette passion de rejoindre le monde et d’entrer en contact avec l’autre, et de leur destin de « passeurs de frontières ». Un autre trait commun : tous les deux ont laissé de nombreux journaux qui nous permettent de reconstruire leur itinéraire biographique[6].

Cette requête de retisser les liens entre les catholiques et leurs contemporains s’enracine dans une expérience historique étroitement liée aux deux guerres mondiales qui représentent de véritables césures. Pour la France, la Première Guerre mondiale est un moment charnière. En effet, en y participant (revenant même d’exil pour y prendre part — ce fut le cas de nombreux religieux), ou en sacrifiant leur vie pour la France, les catholiques « reprennent » leur droit de citoyenneté. « L’Église, après avoir connu les terribles années du début du siècle, marquées par l’anticléricalisme, les lois de séparation…, retrouve sa place dans la nation. […] Trois mille sept cents prêtres étaient morts pendant la guerre. On ne pouvait plus suspecter les catholiques de n’être pas patriotes[7]. » C’est donc dans les tranchées que communistes et catholiques se redécouvrent frères et non plus ennemis. La guerre, pour poursuivre la pensée de Congar, a été non seulement un moment de retour des catholiques au sein de la nation, mais aussi un moment de rencontre avec ses « ennemis ». On trouve dans cette expérience le germe de la rencontre avec le monde moderne en marge duquel l’Église avait évolué, retranchée dans sa forteresse et vivant en assiégée, rencontre qui constitue l’une des clés de la théologie qui est réalisée au Saulchoir, ou de ce qu’on appellera par la suite la « Nouvelle théologie ». Ce « devoir » de rencontre de la société, des courants qui la traversent et des cultures nouvelles qui s’y élaborent, va marquer une partie du catholicisme français et lui permettre de sortir du ghetto. Il autorisera en outre la théologie à s’émanciper d’une vision qui la réduisait à sa seule vocation apologétique. Ayant été un moment exclus de la société, les catholiques sont alors obsédés par le souci d’appartenir à la société, avec le désir de rattraper à tout prix le temps perdu. La perte, au xixe siècle, des élites politiques et de l’intelligentsia, allait provoquer la recherche d’un catholicisme en mesure de faire face au monde universitaire, et d’être pour lui un partenaire crédible, alors que la perte du monde ouvrier, qui s’était développé en dehors de l’Église, appelait le développement de l’Action catholique, la vie au coeur des masses et, bientôt, l’expérience des prêtres ouvriers. Dans tous les cas, une même fièvre se manifeste : rejoindre l’autre, ces frères qui vivent en marge de l’Église (ouvriers, marxistes et communistes, intellectuels, élites laïques) ou frères séparés, incroyants ou athées, mais aussi les croyants des autres religions. C’est ce désir de rejoindre l’autre et d’entrer en dialogue avec lui qui est à la racine de la pastoralité définie comme souci de prise en compte du destinataire.

1. Yves Congar

Revenant sur ses années d’adolescence et sur ses relations avec l’abbé Lallement, le curé de sa paroisse qui l’introduisit à la théologie, Congar écrira : « Je désirais l’air, un contact avec la vie. […] Je n’ai jamais consenti à 100 % à son idéal de séparation du monde, de négation de la nature, de la claustration dans une vie ecclésiastique ou cléricale renoncée, […] de brisement des liens avec la vie des hommes[8]. » Lui qui raconte avoir vécu son enfance en jouant avec ses camarades protestants à Sedan, fréquentant même leur église, avouant désirer « de l’air, un contact avec la vie », ne se trouvait pas à l’aise avec la vision de l’abbé Lallement qui

était fortement marquée [par] l’opposition du monde ou de la nature et de la vie spirituelle. Moi, je désirais la vie spirituelle, […] mais je n’ai jamais pu entrer dans son espèce d’aversion pour le monde, le monde des hommes, la terre des hommes. J’aurais aimé la vie, dont je n’ai guère connu grand-chose puisque, de 10 à 14 ans, j’ai été enfermé par la guerre dans ma petite ville natale, sans sortir, sans rien voir, vivant dans un cercle étroit de famille et de camarades[9].

Certes, il s’agit d’une relecture a posteriori, mais suivant ce témoignage rédigé en 1946, dès son plus jeune âge, cette orientation s’était déjà pour lui précisée.

L’expérience de la Deuxième Guerre mondiale sera encore plus décisive. Pour Congar, retenu en captivité, elle lui a donné de vivre une intense « solidarité d’hommes courageux qui formaient un milieu résistant extrêmement tonique[10] ». Cette « expérience de la captivité : cinq ans parmi les hommes[11] », représente, comme les autres expériences qui le forgent, une leçon de vie : « Mon séjour à Colditz et à Lübeck, ma vie menée 24 heures sur 24, dans une totale “communauté de destin” avec deux cents très chics camarades, virils, réalistes et courageux, ont assez profondément influencé mes comportements[12]. » Cinq ans passés au milieu des hommes, au contact de prisonniers juifs, communistes, incroyants et athées… Cinq ans, partageant la vie des hommes soumis aux mêmes corvées, cuisant ensemble les nouilles pour le repas, ces hommes concrets auxquels doit s’adresser l’Église, « un certain type d’homme qui gagne sa croûte, qui est marié, qui est sportif, qui a des responsabilités… bref qui n’est pas un enfant de choeur[13] ! »

Ce contact et cette fréquentation de ses contemporains, ou « l’expérience personnelle et directe » comme il disait, ont changé les perceptions qu’il en avait. Comme il l’observait, « la vue des choses et l’appréciation qu’on en fait changent du tout au tout selon qu’on en a ou qu’on n’en a pas l’expérience, autrement dit, selon qu’on les connaît ou qu’on ne les connaît pas. Ce sont parfois les hommes qui ne connaissent pas qui sont appelés à juger, et qui n’hésitent pas à le faire[14] ». Le contact avec l’interlocuteur engage la sortie de la forteresse, la reconnaissance de l’autre, différent dans la réalité de la caricature qu’on s’en était faite, et, dans un premier temps, la découverte de ses interrogations. Cette fréquentation des hommes développe chez Congar la conscience d’un devoir, mieux d’une mission : apporter « un peu de lumière sur les questions qui se posent », « répondre vraiment aux appels des hommes », « répondre aux questions des hommes », « répondre valablement aux vraies questions des hommes », ou encore « répondre de façon vivante aux requêtes du temps[15] ».

Lors de son éloignement de France, d’abord à Jérusalem (1954), son plus grand drame est d’être privé de tous ces contacts, d’éprouver « solitude » et « isolement » à travers une « journée entière sans voir personne, sans rencontrer personne », dans une « cellule vide », avec un « sentiment d’isolement et d’exil », « sans contact avec les questions des hommes d’aujourd’hui[16] ». Se vérifie à nouveau l’importance qu’ont pour lui la vie et les hommes, vie qu’il ne trouve pas à Rome. « Où est la vie ? », s’interroge-t-il lors de son séjour romain de 1954. « Je ne sais. Je l’ai quittée. Ici, c’est un autre monde que celui de la vie ; et qui n’a presque rien à faire avec lui. » Congar éprouve cet « abîme entre le monde et ses questions et Rome[17] ». Séjournant dans la ville éternelle, il écrira : « Si l’on accepte de ne pas vivre avec les hommes et les problèmes du xxe siècle, tout cela a un grand charme. […] Oui, grand charme de Rome. Mais aussi fiction, détemporalisation. Façade[18]… » Précisant sa pensée, il écrit : « Ce qui est important ici c’est que je m’aperçois, en passant en revue les principaux sujets que je ne pourrais, de fait, traiter, ceux qui sont les plus intéressants et qui répondent vraiment aux questions des hommes[19]. »

Congar explicite ici les conséquences qu’ont, sur la nature même du discours produit, le contact et la vie partagée avec ses contemporains, et, inversement, l’isolement de la vie des hommes au profit d’une vie qui se déroule dans une bulle. Dans ce dernier cas, le discours cesse d’être libre parce que le locuteur est sans cesse obsédé par l’hérésie qui guette. De plus, le discours, toujours prévisible, ne peut être que « répétition, illustration, justification de la parole pontificale qui a touché la question[20] ». Cela lui fait conclure qu’il y a deux mondes : « […] d’un côté Rome, déroulant ses rites à l’intérieur d’un système sans cesse justifié et glorifié […] et, d’un autre côté, les hommes, leurs questions, leurs attentes. Les deux ne se rencontrent pas[21]. »

Opposant les deux mondes, celui où vivent les hommes concrets et l’univers romain, il écrit : « Je suis frappé partout de cet irréalisme d’un système qui a ses thèses et ses rites, ses serviteurs aussi, et qui chante sa chanson sans regarder les choses et les problèmes tels qu’ils sont. Le système est satisfait de ses propres affirmations et de ses propres célébrations. Cela se déroule sur un autre plan que celui des problèmes réels, dans un autre univers que celui des hommes[22] ». « Y a-t-il, ici, un sens tragique des choses, un sentiment de leur urgence ? Peut-on prendre la longueur d’onde des hommes et suivre le rythme de leurs questions[23] ? »

La pastoralité mise en oeuvre à Vatican II, avant d’être un style de discours, correspond d’abord à la rencontre et à la prise en compte du destinataire ou du récepteur, de ses questions et de son point de vue. En d’autres mots, elle est déterminée par le rapport à l’autre, car cette manière de s’engager dans le rapport aux autres introduit, en retour, une interrogation sur sa propre foi, ainsi qu’une autre manière de parler. C’est en effet ce changement dans le rapport à l’autre qui conduit à un renversement dans la forme du discours. On le voit ici à travers un itinéraire personnel singulier, mais cela se vérifie à travers tant d’itinéraires de chrétiens, de théologiens et d’évêques au cours de la période préconciliaire. Cela conduira bientôt à un changement institutionnel, l’Église se situant autrement dans le monde, dans la société et dans son rapport avec l’État. C’est la posture de l’Église par rapport aux autres qui va changer et, avec cela, son discours. Ce changement institutionnel deviendra possible lorsque la convocation du Concile par Jean XXIII fournira le visa attendu à tous ceux qui, à travers leurs itinéraires personnels, avaient déjà développé un autre type de relation aux autres, et permettra à tout ce qui fermentait dans le corps ecclésial de s’exprimer au grand jour.

Lorsque, âgé de quarante-cinq ans, à la suite de cinq années de captivité et d’une difficile réinsertion dans la vie courante en raison des événements de 1942 (l’éloignement de Chenu) qui avaient ébranlé le Saulchoir, Congar découvre Rome avec son ami Féret, il décrit non seulement l’appareil ecclésiastique qu’il observe, isolé de la vie, mais les conséquences de cette situation sur le plan de la posture de l’Église et de son discours. « […] tout ce luxe, écrit-il, ce marbre, ces palais, ces trésors accumulés, tout cela ne tient-il pas les organes centraux de l’Église loin du peuple et de la vie, loin du mouvement réel des choses et des problèmes du monde ? Tout cela ne fait-il pas habiter les organes centraux et directeurs de l’Église dans un monde irréel, artificiel caractérisé par une trompeuse immutabilité et un faux air de gloire[24] ? » Le fait d’habiter un monde artificiel et irréel, loin de la vie, a des conséquences sur le plan de la pensée, du style de discours qui, à son tour, traduit un rapport au monde. Dans ses notes du 17 mai 1946, il écrit : « L’Église telle qu’elle s’exprime dans la Curie, l’Église de ce système administratif […], cette Église-là n’est pas non plus axée sur la recherche […]. Elle est sûre d’elle-même, elle administre, elle gouverne, elle dirige, elle commande, elle dit le droit. Elle n’est pas “prophétique”, mais autoritaire[25]. » Congar reconstitue de manière récurrente la vie qui se déroule dans des mondes parallèles : un monde réel et l’autre irréel ; un monde qui vit dans l’histoire et l’autre qui vit dans une immutabilité totale ; une Église dans le monde et une Église évoluant dans un monde à part.

Ce changement dans le rapport à l’autre (je laisse de côté cet autre élément important qu’est la conscience de la situation historique nouvelle), que nous avons brièvement documenté à travers l’itinéraire particulier du P. Congar, acteur éminent au concile Vatican II, s’enracine dans une expérience de rencontre et de fréquentation des autres, notamment à travers son activité oecuménique dont nous n’avons pas rendu compte ici. Il entraîne, d’une part, une mise en état de recherche et l’écoute des questions des autres (et ne conduit pas seulement à fournir des réponses[26]), et, d’autre part, à définir autrement sa posture dans ce dialogue. Ce changement est observable bien avant Vatican II.

2. Angelo Giuseppe Roncalli

Il est intéressant, sous ce même aspect, de reconstruire l’itinéraire de Jean XXIII, le seul pape du xxe siècle à avoir connu cette expérience de vivre, comme catholique, en situation de minoritaire dans des mondes non catholiques, à la frontière entre l’Orient et l’Occident. D’abord, comme vicaire apostolique en Bulgarie (1925-1934), dans ce monde orthodoxe qu’il n’avait pas connu jusque-là, envoyé en mission dans un pays complexe des Balkans, aux portes de la Turquie et du monde islamique, et de la Russie orthodoxe et bolchevique ; ensuite comme délégué apostolique en Grèce et en Turquie (1934-1944), au contact d’un État confessionnel orthodoxe (Grèce) et de la laïcité du régime d’Atatürk (Turquie). Il n’a pas vécu simplement en marge de la vie de ces pays, notamment au cours de la guerre, mais en s’engageant pleinement, comme un pasteur et un frère, en faveur des hommes de ces pays. Souvent informels et en marge du protocole, ses contacts fréquents avec la hiérarchie orthodoxe, en Grèce et en Turquie, et de surcroît à une époque de désert dans les relations entre catholiques et orthodoxes, annonçaient déjà Vatican II. Son respect des législations d’un État laïc ou d’un État confessionnel, où l’Église catholique, en plus de représenter une minorité insignifiante devait se satisfaire d’une position marginale (évêque catholique et représentant non reconnu du Saint-Siège), allait constituer une expérience unique en mesure de lui permettre de repenser la position de l’Église dans la société et à l’égard de l’État.

Dans un rapport remis au cardinal Pacelli, secrétaire d’État, le 15 novembre 1938, il présente ainsi son programme : « […] respect des lois du pays, sauver ce qui peut l’être de la liberté religieuse, dans les limites concédées[27]… » En plus de cette attitude de respect de l’autre qui se manifeste notamment par son attention aux cultures, son apprentissage des langues et l’introduction des langues grecques et turques dans la liturgie[28], il y a l’amour de toute personne, comme il l’indique, dans son Journal, la même année : « Io amo i Turchi, apprezzo le qualità naturali di questo popolo[29]. » Cela se manifesta en particulier au cours de la guerre, où la via charitatis sembla pour lui la seule voie praticable avec les Grecs, alors que leur pays était en partie occupé et objet d’un blocus naval, avec les Turcs — il s’agit du premier contact officiel entre le Saint-Siège et le Croissant Rouge — et avec les Juifs. Le langage de l’amitié avec tous et la défense de la dignité humaine devinrent alors la règle d’or.

Quelques jours avant sa mort, il confiait ces paroles à son secrétaire personnel, Mgr Capovilla, apophtegme publié en finale du Journal de l’âme :

Maintenant plus que jamais, plus certainement que dans les siècles passés, nous sommes appelés à servir l’homme en tant que tel et pas seulement les catholiques ; à défendre par-dessus tout et n’importe où les droits de la personne humaine et non seulement ceux de l’Église catholique. Les circonstances présentes, les exigences des cinquante dernières années, l’approfondissement doctrinal nous ont conduits à une réalité nouvelle, comme je disais dans le discours d’ouverture du concile. Ce n’est pas l’Évangile qui change. C’est nous qui commençons à le mieux comprendre. Qui a vécu et s’est trouvé au début du siècle en face de tâches nouvelles d’une activité sociale qui concerne tout l’homme (toute sa vie et toute sa réalité) ; qui a été comme je le fus, vingt ans en Orient, huit en France et a pu confronter des cultures et des traditions diverses, sait qu’il est venu le temps de reconnaître les signes des temps, de saisir l’opportunité présente et de porter son regard loin en avant[30].

Ces deux parcours biographiques, trop vite esquissés, nous parlent déjà de la pastoralité. Ils mettent en valeur une nouvelle rencontre entre l’Église et les hommes, rencontre qui a pour scène le monde réel, tragique souvent, et non le monde « irréel et artificiel » (pour reprendre les termes utilisés par Congar pour qualifier la scène romaine). C’est sur cette scène du monde réel, où se vérifie la mutation du monde au cours de la première moitié du xxe siècle, où l’Église catholique à travers les chrétiens ne peut plus tenir la position haute qu’elle réclamait, qu’une nouvelle rencontre devient possible, qu’un nouveau langage surgit, qu’une nouvelle attitude se manifeste (amour et respect, service aussi). C’est tout cela qui travaille le corps ecclésial avant même que soit manifestée l’intention de convoquer un Concile oecuménique en janvier 1959.

II. La pastoralité à la veille de Vatican II

Ce qui se vérifie à travers ces deux parcours biographiques et à l’échelle personnelle au cours de la première moitié du xxe siècle s’exprimera bientôt explicitement au cours des discussions de la phase préparatoire du Concile. Le Concile était appelé à avoir une parole sur les autres : les non-chrétiens, les chrétiens non catholiques, etc. En somme, il était appelé à redéfinir sa place dans la situation nouvelle du monde. Quelle posture allait-il adopter, quelle attitude allait être la sienne ? Un débat important allait cristalliser ces questions au cours de la phase préparatoire et servir de révélateur, avant même l’ouverture du Concile.

1. La pastoralité comme question ecclésiologique

Le schéma De Ecclesia, préparé par la Commission théologique préparatoire, plus que tous les autres textes sans doute, définissait de façon claire la posture de l’Église par rapport aux autres (les non-catholiques), et campait son lieu de parole. Il comportait, à la suite, un chapitre consacré au magistère ecclésial et l’autorité, et un autre sur l’obéissance dans l’Église, un chapitre sur les relations entre l’Église et l’État (ch. IX), un autre sur la nécessité pour l’Église d’annoncer l’Évangile à tous les peuples et partout sur la terre (ch. X), et un dernier sur l’oecuménisme (ch. XI). Le type de rapport avec les autres se trouvait clairement formulé dans ces trois chapitres qui abordaient les questions du rapport de l’Église avec les États et les sociétés, les rapports avec les non-croyants (il faut entendre aussi les non-chrétiens) qu’il faut amener à la conversion par l’annonce de l’Évangile, et les rapports avec les chrétiens non catholiques. Ce sont les chapitres IX et XI qui présentent le mieux la position de l’Église à l’égard des autres.

Dès lors, si les décrets Unitatis redintegratio et Nostra Aetate, au terme du processus conciliaire, exprimeront sous forme positive, avec la Constitution Gaudium et spes et la Déclaration Dignitatis humanae, les rapports que l’Église catholique veut entretenir avec les autres, ainsi que la position qui est la sienne à travers ces relations, la présentation de ces nouvelles formes de relation ne devient toutefois possible qu’à la suite du rejet du schéma De Ecclesia au terme de la première session du Concile. Ce texte avait déjà suscité de vifs débats et des confrontations orageuses lors de la septième et ultime session de la Commission centrale préparatoire, au cours de laquelle avaient été mis en discussion les schémas élaborés, d’une part, par le Secrétariat pour l’unité des chrétiens sur l’oecuménisme et la liberté religieuse, et d’autre part, par la Commission théologique sur les mêmes questions (le chapitre IX sur les relations entre l’Église et l’État traitant en effet la question de la liberté religieuse).

2. Une certaine conception des rapports de l’Église au monde mise en cause

Ce chapitre controversé du schéma De Ecclesia opérait avec la catégorie de societas perfecta et reprenait la théorie des deux sociétés parfaites inégales. Suivant cette théorie qui remonte au xviiie siècle, et qui est née dans une Europe secouée par des révolutions et des courants de pensée hostiles à l’Église et désireux de l’expulser de la société[31], l’Église et l’État se présentent comme des sociétés parfaites, chacune dans son ordre. Si l’on adopte cette conception des choses, l’Église est toutefois supérieure à l’État et englobe, pour ainsi dire, la société. Comme l’écrira un spécialiste de la question, Roland Minnerath, cette doctrine puise dans la pensée controversiste de Robert Bellarmin (1542-1621), « dont la doctrine était dominée par l’idée de l’unité de la Respublica christiana et de la subordination des réalités temporelles aux spirituelles[32] ».

Son développement procède donc d’une réaction de l’Église au moment où sa liberté était menacée, et représente un moyen de défense dans une situation de confrontation avec les pouvoirs civils. Il n’est donc pas surprenant que Pie IX[33] ait été, au cours de ce xixe siècle troublé, durant lequel la liberté de l’Église était menacée par les revendications des États modernes qui se constituaient à partir de l’idée de souveraineté[34], le premier pape à défendre l’idée de l’Église comme société parfaite. Suivant cette représentation du statut, de la place et du rôle de l’Église, celle-ci occupait une place unique dans la société et, par rapport à l’État, possédait un statut supérieur[35].

Le rejet du schéma De Ecclesia, rédigé au cours de la phase préparatoire, devait conduire à une nouvelle rédaction du texte, expurgée cette fois de son chapitre IX sur les relations entre l’Église et l’État, et de son chapitre XI sur l’oecuménisme. Ce n’est donc pas seulement un chapitre sur les relations entre l’Église et l’État garantissant ses droits et privilèges dans les « sociétés chrétiennes » et protégeant sa liberté d’évangéliser dans les « mondes non chrétiens » qui tombe, mais également toute une manière de penser la question du statut et de l’activité de l’Église dans le monde, de même que les références théoriques qui supportaient cette manière de penser. En effet, ce seul chapitre IX du De Ecclesia, qui affirmait que l’Église est une société parfaite, suprême dans son ordre, et non sujette à un autre pouvoir, comportait pas moins de onze références à l’encyclique Immortale Dei de Léon XIII (qui avait donné ses lettres de noblesse à la conception de l’Église comme société parfaite), quatre à Libertas praestantissimum, et six à Sapientiae christianae, sans compter trois références au Syllabus, et quatre à Quanta Cura, de son prédécesseur Pie IX. La note 18 ajoutait qu’on ne peut douter que Léon XIII voulait transmettre une doctrine immuable sur la constitution chrétienne de l’État dans sa lettre Immortale Dei[36]. En pratique, de ce jeu de référence (qui ne se limitait pas qu’au chapitre IX du De Ecclesia), il ne restera, dans tout le corpus des textes approuvés par Vatican II, que six références (aucune citation), dont deux uniquement dans Lumen gentium[37], aucune ne se rapportant à la conception de l’Église comme société parfaite, mais appuyant plutôt le principe de la défense de la liberté religieuse.

3. La septième session de la Commission centrale préparatoire : une répétition générale à taille réduite avant l’ouverture du Concile

Jusqu’ici, la recherche a assez peu approfondi la discussion ayant conduit à l’abandon des chapitres IX et XI du premier De Ecclesia. À mon avis, la discussion de ces chapitres s’est surtout réalisée lors de la septième session de la Commission centrale préparatoire (12 au 19 juin 1962) où ont été présentés deux projets concurrents sur la liberté religieuse : le chapitre IX du De Ecclesia, intitulé De relationibus inter Ecclesiam et Statum necnon de Tolerentia religiosa, préparé par la Commission théologique et introduit par le cardinal Ottaviani, et le schéma De libertate religiosa, préparé par le Secrétariat pour l’unité des chrétiens et introduit par le cardinal Bea.

La discussion comporte plusieurs éléments qui se croisent, notamment une discussion sur la nature pastorale du Concile, sur la prise en compte des conditions actuelles, et sur le statut de l’enseignement de Léon XIII et de ses successeurs sur l’État catholique. Elle ne porte donc pas simplement sur le modus loquendi sur lequel O’Malley a tant insisté, mais surtout sur ce que suppose, pour l’Église catholique, entrer en relation avec les autres, et, dans un tel cas, ce que veut dire leur adresser la parole[38].

Les relationes qui ouvrent le débat en commission posent bien les termes du débat. Dans la relatio ante disceptationem, le cardinal Ottaviani défend le schéma de la Commission théologique en s’appuyant sur le fait que cet enseignement repose sur les principes plusieurs fois exposés par les souverains pontifes depuis Léon XIII, dans ses encycliques Sapientiae christianae et Immortale Dei, par Pie X, dans Vehementer nos, et Pie XII, dans Mystici corporis, principes et enseignement dont l’Église est en pleine possession[39]. On l’a vu plus haut, il s’agit de l’enseignement pontifical qui, à partir de la fin du xixe siècle, présente l’Église catholique comme société parfaite, société analogue à l’État, bien que lui étant supérieure par le fait qu’elle poursuit une fin spirituelle. Cela donne d’entrée de jeu la position de l’Église dans son rapport aux autres. Ottaviani en rajoute, déclarant que le Concile, en exposant la doctrine sur les rapports entre l’État et les autres religions, doit suivre sa doctrine propre et bien établie, et non ce qui est susceptible de plaire aux non-catholiques[40]. À l’objection suivant laquelle cette doctrine n’est pas acceptée par les protestants, la réponse est toute prête : le Concile est au service de la doctrine catholique. Aussi doit-il transmettre ce qui est vrai, et non ce qui convient aux non-catholiques[41].

De son côté, le cardinal Bea, qui prenait la parole immédiatement après le cardinal Ottaviani, faisait valoir une autre perspective dans sa relatio sur le schéma De libertate religiosa[42]. Le Secrétariat, expliquait-il, au moment de rédiger son schéma, avait devant les yeux les circonstances présentes et se demandait quel était le rôle de l’Église en regard de la liberté religieuse, et comment elle l’exerçait[43]. Il s’agit ici d’une autre manière de procéder qui annonce déjà une autre méthode d’élaboration d’un texte conciliaire. Le Secrétariat part du fait que « in hodiernis condicionibus », aucun État ne peut être dit, au sens propre, catholique. Certes, il y a des États où la majorité des citoyens est catholique. Toutefois, leurs législations elles-mêmes ne procèdent pas d’une autorité catholique, mais de parlements dans lesquels tous les citoyens sont représentés. C’est pourquoi, conclut-il, aucune nation ne peut aujourd’hui (« hodie ») être considérée isolément, séparée des autres, mais, dans les conditions actuelles (« hodiernis vitae condicionibus »), même les nations situées dans des régions éloignées sont reliées à ce qui se discute dans le reste du monde. C’est cette condition (« huius condicionis ») concrète que le Secrétariat tente de prendre en compte. La question alors n’est pas simplement d’ordre doctrinal et théologique, mais elle est essentiellement sociologique, c’est-à-dire relative à une structure sociologique, laquelle est de nature civile. Cette structure sociologique est différente au temps de Constantin et de ses successeurs de ce qu’elle a été au Moyen Âge, à l’époque de Charlemagne. Elle se présente encore différemment à l’époque moderne. On ne peut donc pas simplement reproduire des citations tirées de l’Antiquité chrétienne ou du Moyen Âge, puisque la question qui nous occupe maintenant est de savoir comment l’Église doit agir, dans les conditions actuelles (« in hodiernis condicionibus »). Le Concile, suivant la volonté du pape, doit proposer un « aggiornamento », c’est-à-dire une adaptation aux conditions de vie présentes (« adaptationem ad hodiernas vitae condiciones »), et non tenter de rétablir celles qui étaient possibles, voire nécessaires, lorsque prévalaient d’autres structures sociales. Et cela ne constitue pas du « laïcisme », comme l’insinue la Commission théologique[44].

Nous sommes ici, avant même l’ouverture du Concile, et avant le discours inaugural de Jean XXIII, en plein débat autour de la pastoralité de la doctrine, comme la définit Christoph Theobald[45].

À la suite de ces deux relationes ante disceptationem, l’ensemble de la discussion de cette septième et ultime session de la Commission centrale préparatoire peut être vue comme une répétition générale, à taille réduite et avant l’ouverture du Concile, du débat conciliaire qui se déploiera à partir du mois d’octobre 1962. On réfléchit à la forme que devrait prendre l’enseignement du Concile : la méthode d’élaboration des textes, la prise en compte des destinataires, la prise en compte du contexte ou de la situation présente (circonstances présentes), la manière de se rapporter au patrimoine doctrinal de l’Église, le modus loquendi que tout cela implique, etc. Tout cela est porté par une réflexion sur le statut, la place, le rôle, le munus et l’officium, pour reprendre les termes du cardinal Bea, de l’Église dans le monde et sur la conception du rapport qu’elle doit entretenir avec les autres.

En particulier, la discussion est réellement lancée sur le caractère historique et circonstanciel de la doctrine, question déjà abordée par la présentation du cardinal Bea. On en trouve des éléments, notamment dans l’intervention du cardinal Döpfner qui déclare que l’enseignement de Léon XIII sur la supériorité de l’Église sur l’État, qui était dirigé contre le rationalisme, l’individualisme et le libéralisme, a besoin aujourd’hui d’être complété (p. 701-702), et qui rappelle qu’en citant les documents anciens, on doit mieux tenir compte des circonstances historiques (p. 705)[46]. De son côté, le cardinal Larraona soutiendra qu’il n’est pas prudent[47] de nier une doctrine déjà énoncée, et que ce serait se couvrir de ridicule et étaler sa faiblesse sur le plan doctrinal — ce qui n’édifierait pas nos interlocuteurs protestants. Quant à lui, le cardinal Browne ne peut concevoir comment on pourrait changer la doctrine de l’encyclique Immortale Dei, à quoi Denis Hurley réplique « je ne vois pas pourquoi une évolution de la doctrine n’est pas possible », surtout qu’elle n’a pas été définie infailliblement[48]. Cela apparaissait même au cardinal Browne de l’infantilisme (Bea et Döpfner sont visés) de laisser entendre que cette doctrine puisse être contingente[49]. Du reste, plusieurs autres Pères se réfèrent à Immortale Dei dans leur argumentation en faveur du schéma de la Commission théologique.

La réflexion s’approfondit également sur l’attention que nous devons porter aux conditions actuelles, ce qui représente un autre trait de la pastoralité. Le cardinal Bea avait déjà mis cette question à l’avant-scène dans son intervention. À ce chapitre, on retrouve des éléments dans l’intervention de Léger, qui considère que « dans les conditions politiques du monde d’aujourd’hui, la thèse du schéma de la Commission théologique est imprudente et inopportune[50] », ainsi que dans celle d’Alfrink, qui intervient après lui, et qui considère que procéder en tenant compte des conditionibus hodiernis cadre mieux cummundo hodierno in quo nos vivimus (p. 707).

La discussion s’intéresse aussi aux destinataires. Le cardinal Richaud résume bien la situation : il est impossible de parler si l’on ignore à qui l’on parle. Il ajoute : le titre du schéma lui-même parle de « relations ». Qui dit relation suppose un terminus a quo et un terminus ad quem. Le schéma de la Commission doctrinale assume le terminus a quo, alors que celui du Secrétariat pour l’unité prend également en compte le terminus ad quem. De manière plus incisive, il ajoute qu’il est impossible de parler dans une langue ou à partir de principes qui ignorent ou dénient celui à qui on veut parler (p. 732). Par ailleurs, et de manière répétitive (Ottaviani, Larraona, Lefebvre, etc.), on rappelle que le Concile doit exposer la doctrine catholique et non ce qui plaît aux non-catholiques[51], ou qu’elle ne doit pas diminuer la vérité pour plaire aux non-catholiques. Cela est contraire à la charité, disent-ils. Ils ont le droit de connaître et d’entendre la vérité. S’ils attendent de nous simplicité et humilité, s’ils attendent également douceur dans la discipline, ils ont besoin et ils réclament le Christ authentique et vrai (p. 741). D’autres (Döpfner), en revanche, croient qu’il est inopportun qu’un Concile énonce de manière explicite le droit des nations catholiques de refuser aux non-catholiques la liberté de culte public. Selon Döpfner, cela troublerait la collaboration entre catholiques et non-catholiques pour la réalisation du bien commun[52].

Cette discussion risquait de conduire à une vision étriquée de la nature pastorale du Concile, la pastoralité se réduisant presque à un artifice ou à une action stratégique et circonstanciée. On retrouve cette tentation, notamment chez le cardinal Browne. En présence des deux schémas, il propose que l’on demande au pape quelle est son intention : exposer la doctrine catholique en cette matière et corriger les erreurs, ou faire un exposé, sous un mode pastoral, en vue de convertir les non-catholiques ? S’il entend surtout faire un exposé pastoral, il s’agirait de réviser le schéma Bea suivant les principes exposés dans le premier schéma, c’est-à-dire non sous le mode de propositions absolues, mais suivant ce que l’on peut dire dans les circonstances actuelles, sans renier toutefois les enseignements donnés par Léon XIII dans son encyclique Immortale Dei[53].

La question de la pastoralité est également présente dans la discussion sur la manière de proposer la doctrine. Montini croyait pour sa part que la façon de proposer la doctrine dans le schéma de la Commission théologique causerait un grand préjudice aussi bien à la religion catholique, qu’à l’Église ou au Concile. Pour lui, qui avait une vaste expérience diplomatique, la question la plus importante n’était pas de définir une doctrine de manière théorique et absolue en cette matière, mais d’exposer de manière pratique comment l’Église peut vivre dans les États modernes et exercer librement sa mission[54]. C’est également la question de la pastoralité du Concile qui est soulevée par Mgr Lefebvre : en effet, il faut voir ce que signifie le souhait du souverain pontife, souhait partagé par plusieurs épiscopats, que ce Concile ait un caractère pastoral. À mon sens, cela veut dire prêcher la vérité, la démontrer par les ressources de l’apologétique, de la philosophie et de la théologie, et l’exposer de façon droite. Cela veut dire que notre Concile a pour tâche de prêcher à tous les hommes le Christ, et d’affirmer que seule l’Église catholique proclame authentiquement le Christ (p. 741).

Conclusion

À la lumière de cette étude, il apparaît que le premier débat sur l’orientation pastorale du Concile a eu lieu au cours de sa phase préparatoire lorsque, lors de la septième session de la Commission centrale préparatoire, sont mis en débat deux schémas concurrents, préparés par deux organismes chargés de la préparation du Concile, et dont les orientations sont totalement différentes. Cette différence d’orientation sur le même objet pousse au débat sur l’orientation du Concile, et conduit à une réflexion sur ce que l’on entend par son caractère pastoral. C’est à la fois une manière de s’exprimer, mais c’est aussi une attention nouvelle aux destinataires, aux conditions actuelles, et au caractère relatif de la doctrine reçue, la relativité étant ici conçue comme devant se rapporter aux contextes dans lesquels elle a été formulée.

Dans tout ce débat, provoqué par la discussion sur le chapitre IX du De Ecclesia, il me semble que la question sous-jacente est celle du rapport de l’Église catholique aux autres. Ce dont il s’agit, ce n’est pas simplement la question de l’historicité de l’enseignement de Léon XIII et de son caractère contextuel. Sur le fond, il s’agit de penser la position de l’Église dans le monde et la société, condition préalable à la pensée de son rapport aux autres. C’est dans le creuset conciliaire que les Pères sont parvenus à penser de manière différente le rapport de l’Église à l’État (et plus globalement à la société et au monde), sans compter la révision des relations avec les chrétiens non catholiques. Cela passait par l’abandon des chapitres IX et X du schéma De Ecclesia et de ses références, abandon qui n’est pas suffisamment souligné dans l’histoire de Vatican II et dans l’histoire doctrinale du Concile. Repenser la position que l’on occupe à l’intérieur de la famille humaine, et repenser ses rapports avec les autres, allaient conduire les Pères conciliaires à penser autrement la communication avec ces « autres », ainsi que la forme et le style du discours.

Toutefois, cette discussion qui précède de quelques mois l’ouverture du Concile ne peut se comprendre que si on la situe sur un horizon plus long, horizon constitué par les nouvelles formes de relations engagées entre des catholiques et des non-catholiques au cours des trente années qui précèdent l’annonce du Concile et que l’on a exemplifiées à travers deux parcours exemplaires, celui de Congar et de Roncalli, les deux donnant une orientation à Vatican II, à partir des rôles respectifs qu’ils vont y exercer. C’est à travers le travail des théologiens, oecuménistes et ecclésiologues que se pense un nouveau rapport de l’Église aux autres, et c’est également à travers une expérience faite de contacts réalisés dans des contextes où l’Église catholique ne bénéficie d’aucun privilège que s’expérimente et se forge une nouvelle manière de penser le rapport de l’Église à l’État non catholique, aux sociétés non catholiques et aux hommes, aux femmes et aux enfants qui n’appartenaient pas à l’Église.

Sur cet horizon, on peut dire que le discours d’ouverture du Concile par Jean XXIII reçoit ce qui, déjà, fermentait dans le corps ecclésial, et qui s’était développé au cours de la première moitié du xxe siècle à travers des expériences de rencontre et de dialogue, l’Église ayant commencé son long apprentissage qui devait la conduire à habiter des mondes divers, des univers et des cultures qui étaient étrangers à la culture catholique.