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Puisse tout le peuple être prophète !

Nb 11,29

Le concile Vatican II constitue un événement prophétique. La chose est entendue. Prophétique donc extraordinaire. S’il est un événement extraordinaire, si une telle chose existe, si quelque chose de cet ordre peut arriver, c’est l’événement conciliaire. Un formidable événement, s’inscrivant dans la fidélité la plus pure avec la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus le Christ, un événement extraordinaire en ce qu’il donne à voir une institution livrée — pour un temps du moins — aux pouvoirs des prophètes, une institution qui accepte d’envisager sa propre réforme et s’expose aux risques de sa mise en cause. En d’autres termes, le concile Vatican II est le moment où le périphérique (ou le marginal, le révolutionnaire) devient central, et se trouve assumé par l’institution : c’est le moment de l’autodéconstruction de l’institution. Cette autodéconstruction n’est pas une destruction, un refus de l’héritage, une rupture de la continuité, mais un moment de réflexivité, de démontage, un moment de crise, comme si l’institution pensait la crise, c’est-à-dire l’acceptait comme principe structurant, la vivait comme un passage nécessaire[1].

Pour valider ou déployer un peu les termes de cette hypothèse, je voudrais proposer un parcours en quatre temps. La première étape sera descriptive : il s’agira de relater comment le Concile a été rapidement compris comme un événement prophétique. Il s’agira ensuite de prendre un peu de distance par rapport à cette identification du Concile à un événement prophétique, en prenant le détour par la sociologie et une interrogation sur la figure du prophète. Je voudrais prendre ici au sérieux les analyses de Pierre Bourdieu, tout en montrant comment le concile Vatican II résiste au cadre théorique bourdieusien. Je proposerai ensuite une petite théologie chrétienne du prophétisme ; quelques lignes générales seulement en seront dégagées. Il s’agira enfin de s’interroger sur notre époque, en demandant quelle place elle peut encore laisser aux prophètes. Ne vivons-nous pas plutôt à l’époque des sorciers ?

I.

Did anything happen ?

John O’Malley[2]

La décision du pape Jean XXIII de convoquer un Concile oecuménique, dans la bulle Humane Salutis du 25 décembre 1961, a été perçue par plusieurs comme une décision prophétique[3]. De même, plusieurs ont considéré que l’assemblée conciliaire s’était comportée comme une assemblée prophétique[4].

La convocation d’abord. La « Semaine de prière pour l’unité » se termine. Nous sommes à Saint-Paul-hors-les-murs, le 25 janvier 1959. Un vieux pape — Jean XIII a été élu à 77 ans depuis à peine trois mois — a réuni les dix cardinaux présents en « Consistoire extraordinaire ». Le pape évoque alors les époques de rénovations à travers lesquelles l’Église a passé, périodes qui ont été l’occasion pour elle de refaire son unité, de rendre sa pensée plus claire, sa foi plus ardente : Jean XXIII partage sa « résolution décidée de revenir à certaines formes antiques d’affirmation doctrinale et de sages ordonnancements de la discipline ecclésiastique, qui, dans l’histoire de l’Église, dans une époque de rénovation, donnèrent des fruits d’extraordinaire efficacité, pour clarifier la pensée, resserrer l’unité religieuse, raviver la ferveur chrétienne[5] ». Celui qui n’a pas craint de choisir le nom d’un antipape[6] sait bien que le passé de l’Église, avec toutes ses ombres et ses périodes de troubles, est garant de sa capacité à poursuivre sa marche par-delà les épreuves les plus redoutables. Et puis Jean XXIII annonce — « avec un peu de tremblement d’émotion, mais en même temps avec une humble résolution » — sa décision de convoquer « un concile oecuménique pour l’Église universelle ». Il s’agit là d’une décision inattendue de Jean XXIII, mûrie en solitaire semble-t-il[7].

Nous n’avons en vue que le bonum animarum et une correspondance bien nette et définie du nouveau Pontificat avec les exigences spirituelles de l’heure présente. Nous savons que de nombreux côtés, avec amitié et ferveur, et d’autres côtés, avec malveillance ou incertitude, on regarde le nouveau Pape, dans l’attente de ce qu’on est en droit d’espérer de lui de plus caractéristique. Il est bien naturel que sur la trame de l’activité quotidienne qui embrasse les manifestations ordinaires et de plus en plus accrues du devoir pastoral, un point plus particulier soit fixé comme pour marquer la note, sinon la principale et la seule, du moins une des plus expressives, de la physionomie d’un Pontificat qui vient prendre sa place plus ou moins heureusement dans l’histoire. Eh bien ! Vénérables frères et chers fils, en repensant au double devoir confié à un successeur de saint Pierre, apparaît soudain la double responsabilité d’évêque de Rome et de pasteur de l’Église universelle. […] Vénérables frères et chers fils, c’est avec un peu de tremblement et d’émotion, mais en même temps avec une humble résolution dans Notre détermination, que Nous prononçons devant vous le nom d’une double célébration que Nous proposons : un synode diocésain pour Rome et un concile oecuménique pour l’Église universelle[8].

Surprise générale dans la salle. Quand il évoquera la scène, quelques années plus tard, en mai 1962, Jean XXIII rappellera que son annonce ne reçut pas une approbation enthousiaste mais plutôt « un silence pieux et impressionnant[9] » ! Certes, l’idée de convoquer un Concile — notamment pour compléter ce qui avait été laissé en plan lors du premier concile du Vatican — n’était pas originale, mais le projet de Jean XXIII avait quelque chose de nouveau et de rafraîchissant, notamment en ce qu’il visait la réunion des chrétiens. Ainsi, à la fin de son discours du 25 janvier, le vieux pape adressait « une invitation renouvelée aux fidèles des communautés séparées […] dans cette recherche d’unité et de grâce[10] ». Autre aspect original méritant d’être souligné : Jean XXIII a convoqué un Concile sans lui assigner un programme précis, pavant ainsi la voie à un travail de réflexion en profondeur. On le sait, l’annonce du Concile a provoqué un grand écho dans l’Église, comme si le projet de Jean XIII avait rejoint les attentes du « peuple de Dieu[11] ».

Lors de la séance solennelle d’ouverture du Concile, s’adressant aux 2 540 Pères et aux 50 observateurs présents, Jean XXIII prononce un discours inaugural mémorable, au cours duquel il invite les participants à scruter les signes des temps :

Il arrive souvent que, dans l’exercice quotidien de Notre ministère apostolique, nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse, de jugement et de pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation de la société, ils ne voient que ruines et calamités ; ils ont coutume de dire que notre époque a profondément empiré par rapport aux siècles passés ; ils se conduisent comme si l’histoire, qui est maîtresse de vie, n’avait rien à leur apprendre et comme si, du temps des Conciles d’autrefois, tout était parfait en ce qui concerne la doctrine chrétienne, les moeurs et la juste liberté de l’Église. Il nous semble nécessaire de dire Notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la succession des temps et des travaux des hommes, la plupart du temps contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien de l’Église, même les événements contraires[12].

Suite à une invitation de l’Université catholique du Sacré-Coeur, Jean-Baptiste Montini prononça une conférence le 16 août 1960 où il parla de l’importance des conciles oecuméniques dans la vie de l’Église et partagea ses vues sur le futur Concile annoncé par Jean XXIII. Montini insiste d’abord sur les circonstances de cette annonce :

La civilisation en perpétuelle évolution déroule sous nos yeux ses péripéties imprévues et semble écartelée entre l’espoir de quelque étonnante régénération et la menace de quelque catastrophe apocalyptique. […] Le messianisme qui est à l’oeuvre et s’agite sous les courants optimistes ou désespérés de notre époque se trouve soudain en alerte et se met pour ainsi dire à l’unisson de l’annonce inattendue du prochain concile. Quelque chose de prophétique se propage dans l’atmosphère de notre temps[13].

« Quelque chose de prophétique… » C’est dire qu’une certaine configuration des rapports entre l’Église et le monde se met en place. Dans le même texte, Montini, rappelle le caractère inattendu de l’annonce du Concile, qu’il n’hésite pas à rattacher à la « vertu prophétique de [la] fonction » de Jean XXIII :

La surprise se comprend, même chez ceux qui ont une certaine connaissance de la genèse des actes pontificaux ; ceux-ci ont leurs racines instrumentales dans les dicastères et dans les organismes de la curie romaine, dans les personnes — parfois de manière exclusive — qui entourent le chef de l’Église. Or, pour autant qu’on puisse le savoir, cette annonce, qui déclenche un projet d’une importance incommensurable, a sa source dans la volonté unique et la plus personnelle du souverain pontife[14].

Puis, faisant référence à des confidences que Jean XXIII lui aurait faites, le cardinal Montini confirme « qu’il avait la conscience et le sentiment d’exercer, avec la vertu prophétique de sa fonction, cette suprême puissance que garantit l’assistance de l’Esprit-Saint promise par le Christ[15]. »

Que le pape ait pris seul la décision de convoquer un concile accentue encore le fait que la « vertu prophétique » de la fonction ait été exercée avec une « suprême puissance », encore qu’il convienne ici de faire preuve de prudence. Christoph Theobald, tout en recourant lui-même au lexique du « prophétisme », rappelle qu’il faut resituer la décision de Jean XXIII dans son contexte[16]. De fait, dans sa réflexion sur le Concile, le cardinal Montini — qui deviendra le pape Paul VI — a surtout insisté sur le fait que les « dispositions pastorales » de Jean XXIII et son prophétisme ont imprégné l’ensemble de l’assemblée conciliaire. Lors de son discours pour l’ouverture de la deuxième session, le 29 septembre 1963, Paul VI rappellera la portée immense du message adressé au monde par le Concile l’année précédente : « On dirait que le charisme prophétique de l’Église a subitement explosé[17] ! » Le pape nouvellement élu présente le Concile comme un nouveau Cénacle. Le miracle de la Pentecôte s’est produit de nouveau. L’événement conciliaire est extraordinaire et exceptionnel, comme l’avait été l’initiative personnelle de Jean XXIII. Et les deux événements sont rapportés à quelque chose relevant du prophétisme.

Ainsi, dès l’époque conciliaire, il est devenu courant d’évoquer le Concile en utilisant le lexique du « prophétisme ». À tel point que certains ont cru nécessaire de dénoncer un usage abusif de ce mot et des termes parents[18]. Il importe donc de préciser ce qu’on entend par « prophétisme » ; je voudrais le faire en m’appuyant sur les analyses de Pierre Bourdieu.

II.

Les jeux sociaux sont des jeux qui se font oublier en tant que jeux et l’illusio, c’est ce rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social.

Pierre Bourdieu[19]

Pour saisir la perspective de Bourdieu, il faut d’abord avoir une compréhension minimale de sa « théorie des champs ».

Nos sociétés sont le résultat de processus de différenciation ayant conduit à la constitution de domaines autonomes, ou plus précisément « relativement autonomes » : le domaine économique, le domaine culturel, le domaine artistique, le domaine sportif, le domaine religieux, etc. Le concept de champ vise à prendre en compte ce fait[20]. À partir d’une « indifférenciation originaire », caractéristique des sociétés archaïques, des univers (relativement) distincts se seraient constitués, et la notion de champ permettrait de résoudre un certain nombre de problèmes liés à cette différenciation progressive.

Qu’est-ce qu’un champ ? Un champ se définit comme « une configuration de relations objectives entre des positions ». Un champ fonctionne à partir de règles qui lui sont propres ; ces règles sont maîtrisées — inégalement il est vrai — par les agents, par ceux qui sont dans un champ donné, par ceux qui jouent le jeu. Maîtrise inégale, variant « selon la situation que [les agents] occupent dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ[21] ». Les champs sont donc des « microcosmes sociaux relativement autonomes » ; ces microcosmes sont « le lieu d’une logique et d’une nécessité spécifiques et irréductibles à celles des autres champs » ; l’ensemble des champs forment ce que Bourdieu appelle le « cosmos social » de nos sociétés, des sociétés très différenciées[22].

Un champ constitue une sorte de jeu. Car dans un champ, il y a des joueurs, qui jouent pour gagner — il y a un enjeu du jeu —, qui obéissent à des règles, qui disposent de piles de jetons (variables selon les joueurs, et selon l’état du jeu), qui peuvent éventuellement changer les règles du jeu, si cela leur paraît avantageux, etc. Dans le jeu, il y a des gagnants, bien sûr, mais aussi des perdants : c’est l’intérêt du jeu et sa difficulté. Il faut apprendre à perdre, comme il faut apprendre à gagner…

Le champ est « un champ de forces, objet d’une lutte d’appropriation et de légitimité de la part de ceux qui y prennent part » : « […] il y a un champ à partir du moment où les individus exerçant dans le même domaine d’activité entrent en concurrence les uns avec les autres pour acquérir une position dominante dans le champ[23]. » En d’autres termes, pour qu’il y ait un champ, il faut que les agents aient des intérêts communs, puis qu’ils entrent en concurrence les uns contre les autres en vue de posséder un capital, un capital spécifique au champ (car le capital varie d’un champ à l’autre).

La dynamique du champ provoque inévitablement l’émergence d’un corps de spécialistes, s’accompagnant d’une dépossession des profanes. Bourdieu s’est intéressé aux relations entre les spécialistes et les profanes, en soulignant la nécessité de penser les fonctions que remplit le discours religieux pour les deux groupes. Au début des années 1970, Bourdieu va s’engager dans une relecture en profondeur de la sociologie de la religion de Max Weber[24]. C’est ce travail qui va le conduire à préciser et à généraliser le concept de champ qu’il avait d’abord utilisé pour l’analyse du monde intellectuel. De telle sorte que même si l’on n’associe pas spontanément l’oeuvre de Bourdieu à la tradition de la sociologie de la religion, celle-ci a son importance dans la genèse et l’articulation de la théorie bourdieusienne[25].

Bourdieu avance l’idée qu’un champ se définit par des positions, des positions qui existent objectivement. Par exemple, il va dire — à la suite de Weber — que le champ religieux comporte trois types de positions : 1) la position du prêtre ; 2) la position du prophète ; 3) la position du sorcier[26]. Ces trois positions possibles dans le champ religieux — qui ne recouvrent pas celles de la dialectique classique « prêtre-prophète-roi[27] » — sont intrinsèquement liées aux comportements des différents agents du champ, même si ces agents n’interagissent pas directement entre eux. Ce qui est vrai du champ religieux l’est dans tout champ[28].

C’est l’analyse du champ religieux qui va permettre à Bourdieu de souligner que tout champ tend à être l’enjeu d’une lutte pour le contrôle du champ. Ainsi, par exemple, le prêtre, le prophète et le sorcier sont à la fois dans des relations de complicité et de concurrence. Le prêtre et le prophète s’opposent au sorcier en ce qu’ils développent des discours systématiques et rationnels — là où le sorcier agit purement stratégiquement, au coup par coup. Par contre, alors que le prêtre est membre d’une bureaucratie dont il tire sa légitimité (dans les termes de Bourdieu : « dont il reçoit son capital »), le prophète tient plutôt son autorité à son charisme personnel (un capital plus précaire et aléatoire qu’un charisme institutionnel…). De ce point de vue, le prophète et le sorcier sont dans une position semblable, distincte de la position du prêtre, l’homme de l’institution.

En définitive, pour Bourdieu, ce sont les luttes pour « le monopole de la manipulation légitime des biens de salut qui déterminent la structure du champ ». Dans le champ religieux, la lutte prend la forme d’une confrontation entre le prêtre, le prophète et le sorcier.

Je reviendrai, en conclusion, sur la figure du sorcier. Pour l’instant, je voudrais me concentrer sur la présentation des figures du prêtre et du prophète, telles que les pense Bourdieu — en continuité et en rupture avec Weber.

Max Weber appréhende le domaine de la religion en partant des agents religieux, à partir de l’analyse de leurs activités. Or, les activités de ces acteurs sont menées en fonction de la question du salut : elles touchent les finalités de l’existence et les représentations du sens de l’univers. Plus pragmatiquement, ces activités des agents religieux ont trait aux techniques permettant de s’assurer des biens de salut. Par ailleurs, chez Weber, les figures du prêtre, du sorcier et du prophète sont d’abord des figures historiques. Pour sa part, Bourdieu en fait des « positions » dans le champ religieux, un domaine d’interactions avec ses enjeux et ses dynamiques propres. Pour Bourdieu, le prophète, le prêtre et le sorcier renvoient aux positions possibles d’un agent dans un champ, agissant en concurrence, face à la masse des laïcs, pour la distribution légitime des biens de salut (dans le cas du champ religieux).

Qui est le prêtre ? Il est « l’autorité religieuse de fonction qui s’exerce au sein d’une entreprise bureaucratisée de salut ». On l’a dit, le prêtre possède une autorité institutionnelle ; celle-ci concerne la gestion quotidienne (ou ordinaire) du religieux, garantissant sa continuité dans la durée.

Qui est le prophète ? C’est « l’homme des crises, des moments où l’ordre établi bascule, où l’avenir tout entier est suspendu[29] ». Mais il y a plus. Pour occuper cette position, « il lui faut être aussi, ou son groupe, socialement prédisposé, parce que menacé et apte à être menaçant, à exprimer la crise ». L’autorité religieuse du prophète n’est pas de nature institutionnelle mais personnelle : c’est l’autorité « de celui qui est reconnu sur la base d’une révélation dont il se prévaut ». L’exemple classique est celui de Jésus, affirmant dans son Sermon sur la montagne : « Moi, je vous dis que[30]… ». On le sait, Weber a insisté sur les problèmes posés par la transmission de ce pouvoir personnel qu’est l’autorité prophétique, sous le thème de la « routinisation du charisme[31] ».

Weber insiste sur la dimension charismatique du prophète, un personnage religieux exerçant souvent simultanément une fonction thérapeutique. Le prophète s’oppose au prêtre à titre d’« entrepreneur indépendant », c’est-à-dire à titre d’agent offrant ses services hors institution, c’est-à-dire sans cautions institutionnelles. Le prophète s’oppose au prêtre en ce qu’il aspire à exercer un pouvoir religieux en se consacrant aux mêmes tâches que celles exercées par le corps sacerdotal : il avance une doctrine systématisée, éventuellement formulée dans une langue savante, qui s’insère dans une tradition constituée. Le prophète est ainsi en concurrence directe avec le prêtre, dans le marché des doctrines systématiques. Le prophète vient ainsi bouleverser ou du moins troubler la gestion quotidienne du prêtre ; l’autorité charismatique de l’un entre en conflit ouvert avec l’autorité institutionnelle de l’autre, dans une confrontation opposant des discours du même type (systématique-rationnel).

Dans son combat contre le prêtre, le prophète — pour être un prophète effectif, et non un simple illuminé — doit être appuyé par les factions dominantes de laïcs, désirant rompre avec la « banalisation » du régime sacerdotal. C’est pourquoi le discours prophétique apparaît dans des situations de crise, de transformations, de bouleversements[32]. Dans ces situations instables, des prophètes vont généralement émerger des groupes en « porte-à-faux » dans la structure du champ religieux (et dans la structure sociale) : ce sont les seuls qui peuvent envisager l’invention d’un à-venir qui ne soit pas reconduction du Même. Annonciateur de la crise, producteur et produit de la crise, le prophète est celui qui dit — qui peut dire — ce qui est à dire, ce qui doit être dit.

III.

Les conciles sont des événements, c’est-à-dire quelque chose d’autre que la récurrence régulière des phénomènes de la nature ou que les activités attendues d’une institution. C’est un fait qui, arrivé une fois, change quelque chose dans le présent et dans le futur.

Yves Congar[33]

Par-delà l’enquête sociologique, que nous dit la théologie du prophète ? Selon l’acception populaire, le prophète est celui qui prédit l’avenir. C’est évidemment une conception naïve et insuffisante. Toutefois cette définition courante dit quelque chose d’essentiel : le rapport du prophète au temps. Autre question : dans quelle mesure la théologie entérine-t-elle ou conteste-t-elle l’opposition sociologique du laïc (consommateur/dominé) et du clerc (producteur/dominant), et l’opposition du prêtre et du prophète ? « Le prophète contre le prêtre, ce choc violent entre deux hommes peut-il être réduit à l’antinomie de deux tendances religieuses, à l’opposition irréductible entre le légalisme et l’inspiration, entre le rite et l’esprit ? », demande André Neher dans son ouvrage classique sur le prophétisme[34].

Il ne faut pas durcir, me semble-t-il, l’opposition clerc-laïc. Je rappelle simplement l’affirmation décisive du paragraphe 12 de la Constitution Lumen Gentium : « […] le peuple saint de Dieu participe aussi aux fonctions prophétiques du Christ en répandant son vivant témoignage avant tout par une vie de foi et de charité » ; « L’Esprit Saint ne se borne pas à sanctifier le peuple de Dieu par les sacrements et les ministères, à le conduire et à lui donner l’ornement des vertus, il distribue aussi parmi les fidèles de tous ordres, “répartissant ses dons à son gré à chacun” (1 Co 12,11), les grâces spéciales qui rendent apte et disponible pour assumer les diverses charges et offices utiles au renouvellement et au développement de l’Église. »

Plus largement, on peut comprendre la logique chrétienne comme étant opposée à toutes les formes de domination. Qu’on pense à la phrase stupéfiante de saint Paul dans l’épître aux Galates : « Car en Jésus Christ, vous êtes tous fils de Dieu par la foi. En effet, vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ ; il n’y a plus ni juif ni païen, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,26-28). On peut comprendre la logique chrétienne comme étant un facteur de contestation de tous les ordres hiérarchiques. Qu’on pense ici à la scène du lavement des pieds, où le maître se place dans la position de l’esclave.

Comment nier toutefois que la différence, l’opposition, la distinction hiérarchisante « clerc-laïc » continue d’être effective en régime chrétien, se trouvant en outre liée à une autre forme de domination : celle des hommes sur les femmes[35] ?

Pour ce qui est de l’opposition prophète et prêtre, il ne faut pas non plus la durcir. Pour Neher, « il est trop simple de faire jouer des oppositions évidentes » entre la position sacerdotale et la position prophétique[36]. En effet, « les prêtres auxquels se sont uniformément heurtés les prophètes sont de faux pharisiens. Ils sont en situation d’abus par rapport à loi. Le texte biblique est net : les prêtres ne sont pas attaqués par les prophètes parce qu’ils sont prêtres, mais parce qu’ils ne le sont plus. Ils sont mentionnés avec leurs péchés. Leur liste équivaut à une nomenclature d’usurpations et de trahisons[37]. » Donc, l’opposition est moins entre le prophétisme et le sacerdoce qu’entre tradition authentique et « opportunisme clérical ».

Certes les exemples d’oppositions des prophètes aux prêtres sont nombreux dans la Bible. Ainsi les fils d’Eli sont attaqués avec virulence par la prophétie de Samuel :

Les fils d’Eli étaient des vauriens, qui ne connaissaient pas le Seigneur. À l’égard du peuple, ces prêtres agissaient de la manière suivante : lorsque quelqu’un offrait un sacrifice, le servant du prêtre arrivait, dès qu’on faisait cuire la viande. Il tenait en main la fourchette à trois dents. Il piquait dans la bassine, le pot, le chaudron ou la marmite. Tout ce que ramenait la fourchette, le prêtre le prenait pour lui-même. C’est ainsi qu’ils procédaient avec tous les Israélites qui venaient là-bas à Silo. Bien plus, avant qu’on eût fait brûler la graisse, le servant du prêtre venait dire à l’homme qui offrait le sacrifice : « Donne de la viande à rôtir pour le prêtre. Il n’acceptera pas de toi de la viande cuite, mais seulement de la viande crue. » Si l’homme lui disait : « Qu’on fasse d’abord brûler la graisse, et ensuite prends tout ce que tu désires », il disait : « Non, c’est maintenant que tu dois me le donner, sinon j’en prends de force. » Le péché des jeunes gens était très grand devant le Seigneur, car ces hommes faisaient outrage à l’offrande du Seigneur (1 Sm 2,12-27).

Le prêtre Amassia est la cible du prophète Amos :

Amassia, le prêtre de Béthel, fit parvenir ce message à Jéroboam, roi d’Israël : « Amos cherche à renverser ton pouvoir dans le royaume d’Israël. Le pays ne peut tolérer davantage ses discours. Voici en effet ce que déclare Amos : “Jéroboam mourra de mort violente, et la population d’Israël sera déportée loin de sa patrie.” » Amassia dit alors à Amos : « Visionnaire, décampe d’ici et rentre au pays de Juda. Là-bas tu pourras gagner ton pain en faisant le prophète. Mais cesse de jouer au prophète ici, à Béthel, car c’est un sanctuaire royal, un temple officiel. » Amos répondit à Amassia : « Je ne suis ni prophète de métier ni membre d’une confrérie prophétique. Je gagne habituellement ma vie en élevant du bétail et en incisant les fruits du sycomore. Seulement le Seigneur m’a pris derrière mon troupeau, et il m’a dit d’aller parler de sa part à Israël, son peuple. Or toi, Amassia, tu m’interdis d’apporter le message de Dieu au sujet d’Israël, de débiter mes discours, comme tu dis, contre les descendants d’Isaac. Eh bien, écoute donc ce message du Seigneur : Voici ce qu’il déclare : “Ta femme sera réduite à se prostituer dans la ville, tes fils et tes filles seront massacrés. Ta propriété sera partagée au cordeau. Toi-même tu mourras en pays païen, et la population d’Israël sera déportée loin de sa patrie” » (Am 7,10-17).

Si les prophètes dénoncent les abus des prêtres, ce n’est jamais l’instance sacerdotale en tant que telle qui est remise en cause. D’ailleurs les prêtres eux-mêmes, c’est-à-dire les meilleurs d’entre eux, déplorent les abus dans la fonction sacerdotale : l’histoire du sacerdoce dans la bible est l’histoire de réformes successives[38]. Pour éviter de durcir l’opposition entre le sacerdoce et le prophétisme, il faut encore ajouter que certaines figures bibliques occupent parfois l’un et l’autre postes. Ainsi Samuel, Élie, Zacharie, Jérémie et Ézéchiel sont à la fois prêtres et prophètes.

Néanmoins, comment nier la divergence de fond entre la posture sacerdotale et la posture prophétique ? Divergence que reconnaît aussi Roger Aubert, alors même qu’il conteste avec vigueur l’opposition trop schématique et superficielle des types « prêtre » et « prophète » : « […] l’histoire de l’Église est marquée par la tension permanente entre les aspirations rénovatrices du prophétisme et la tentation du formalisme et du ritualisme qui guette si facilement le sacerdoce[39] ».

Mais en quoi au juste réside la divergence entre la posture sacerdotale et la posture prophétique ?

Il faut écarter la réponse décidément trop facile qui consisterait à rapporter le prophétisme à l’éthique, là où le sacerdoce se préoccuperait davantage du rite. Cette distinction est exacte uniquement s’agissant des prophètes de la période d’avant l’exil : « Avant 586 [chute du Temple de Jérusalem], dans une religion ritualisée, les prophètes s’attachent à une revendication morale et spirituelle. Ils signalent avec ténacité que le rite ne répond pas à l’alliance lorsqu’il est atrophié, mécanisé. L’alliance est une exigence globale[40]. » Cependant la situation va changer avec la chute du Temple. Craignant l’émergence d’une « spiritualité abstraite », les prophètes souligneront l’importance de la vie rituelle et seront actifs dans la construction du Temple[41]. Un certain prophétisme biblique est nettement d’orientation rituelle.

La distinction éthique-rite est insuffisante pour comprendre la divergence du prophétisme et du sacerdoce. Où se situe donc le noeud de cette divergence ? Pour Neher, ce qui se joue de décisif dans l’opposition du prophète (et de la Loi) et du prêtre, c’est le rapport au temps : « […] si la prophétie et la loi s’inscrivent toutes deux dans le temps biblique, le sacerdoce risque de sortir du temps biblique par certaines de ses implications[42] ».

Premièrement, le prêtre est dans l’immuable, parce qu’il est dans le sacré :

[…] le sacerdoce étant une discipline du sacré, il tend à confondre la pureté et la sainteté. L’approche de Dieu prend un sens matériel qui élimine le problème de l’homme devant Dieu. Le débat religieux se circonscrit entre l’homme et sa propre conscience : la pénitence et le sacrifice sont plus importants que la prière. Les exigences métaphysiques sont attendues de l’homme même, et non plus de Dieu. De là, que le prêtre soit surpris lorsque Dieu se manifeste subitement, prophétiquement. Les habitudes disciplinaires suffisaient au prêtre pour donner un contenu religieux à sa vie. Celle-ci ne se déroulait pas, à ce point de vue, dans le temps biblique, car celui-ci comporte un dialogue entre Dieu et l’homme, alors que le prêtre se parle à lui-même. Il a pour partenaire sacré non pas Dieu, mais son sacerdoce[43].

Deuxièmement, le prêtre est dans l’immuable parce qu’il est dans le rituel : « […] la complexité des tâches rituelles dirige l’esprit du prêtre vers une vocation rituelle. Il s’habitue à ne plus interpréter les problèmes de la vie qu’en termes rituels et immuables. Le contenu historique du temps pâlit devant son contenu mythique. Le temps n’est plus ressenti dans la dimension biblique de l’histoire, mais en des instants concentrés, lourds de signification, et se répétant à intervalles réguliers. »

Enfin, le prêtre est dans l’immuable parce qu’il est dans le lieu plutôt quand dans l’histoire. Le sacerdoce est toujours lié à un lieu. Pour Neher, « cette condition spatiale du sacerdoce n’est pas seulement la source de la plupart de ses abus : orgueil, […] soumission au pouvoir. Elle situe, dans son essence même, le sacerdoce en dehors du temps biblique. Car le sacerdoce n’est pas affaire de temps, mais affaire d’espace[44]. » Ainsi, avec le sacerdoce, va se poser le problème qui s’était posé au moment de la fixation sur la terre de Canaan : « Comme ils ont lutté contre la terre, les prophètes ont lutté contre le sacerdoce spatial. Ni la terre, ni le Temple n’étaient pour eux les lieux de l’alliance, mais des éléments de l’aventure conjugale que constituait, à leurs yeux, la berit entre Dieu et Israël. Arrachant la terre et le Temple à l’espace, ils les ont insérés dans le temps[45]. » Ce rapport au temps constitue « la contradiction la plus marquante du prophétisme à l’égard du sacerdoce ». C’est aussi ce qui fait que la position du prophète n’est pas, contrairement à celle du prêtre, au centre de l’institution : « Le prêtre appartient au centre, à l’institution, ce qui n’est pas le cas du prophète[46]. » Le prêtre devient prêtre par l’ordination ; l’autorité qu’il détient lui vient d’un rite institutionnel. Quant au prophète, il reçoit plutôt son autorité directement de Dieu, par un appel, comme une mission. Ici, l’analyse sociologique et la réflexion théologique s’accordent.

Le prophète est l’homme du changement, de la déstabilisation. C’est l’homme de l’histoire : son inventeur même peut-être[47]. C’est un peu ce que dit Yves Congar, dans son ouvrage de 1950, Vraie et fausse réforme dans l’Église, quand il définit le prophète comme « l’homme qui s’oppose à ce que le moyen devienne la fin, à ce que la forme extérieure soit cherchée et servie pour elle-même ; qui, au-delà de toutes les lettres dégage ardemment l’esprit[48] ». Plus précisément, comme le dit Roger Aubert,

les prophètes sont sensibles aux changements historiques ; ils ont reçu le don de déchiffrer avant les autres et pour les autres les « signes des temps » et, percevant de façon aiguë les nouveaux besoins et les nouvelles occasions, ils s’opposent, parfois avec violence, à ce qu’une étape ou une forme atteinte à un moment donné de l’histoire soit considérée comme définitive, ils s’en prennent au faux ordre apparent afin de retrouver l’ordre réel[49].

Ainsi, poursuit Aubert, « le prophète […] apparaît […] tourné vers l’avenir, non pas pour prédire l’un ou l’autre événement particulier, mais en vue d’orienter le développement du peuple de Dieu vers l’accomplissement des desseins divins sur lui, en exprimant de façon plus percutante les aspirations à un renouveau qui mûrissaient dans la communauté des croyants[50] ».

Qu’est-ce qui se passe avec Vatican II ? Quelque chose qui dépasse les cadres de ce que l’analyse sociologique permet de penser, me semble-t-il. Résumant la pensée de Weber, Isabelle Kalinowski insiste sur le fait que les institutions religieuses « ne sont pas en mesure de se réformer “de l’intérieur” ; elles ont besoin, pour enrayer leur propre fossilisation, des renouveaux apportés de l’extérieur par des prophètes, qui occupent dans tous les cas des positions d’outsiders[51] ». D’ailleurs, Weber observe que les prophètes sont généralement issus de la classe des laïcs, non de la classe des prêtres. Ainsi, poursuit Kalinowski,

l’apparition d’une nouvelle religion […], ou d’une structure fondamentalement neuve […] est nécessaire pour assurer, par une intervention extérieure, la survie de l’institution et lui éviter de succomber à sa propre sclérose. Les institutions ne peuvent trouver en elles-mêmes les ressources de leur perpétuation, elles les puisent paradoxalement dans leur réaction en face de mouvements de contestations externes[52].

Vatican II constituerait, de ce point de vue, un contre-exemple. L’outsider étant un insider… Il resterait à poser la question de l’institutionnalisation effective du type de catholicisme mis de l’avant par le Concile[53].

IV.

Les prophéties ? Elles disparaîtront.

1 Co 13,8

Je retourne à Bourdieu et Weber, pour qui le prophète et le sorcier ont en commun de s’opposer au corps des prêtres. « Entrepreneurs indépendants », ils « exercent leur office en dehors de toute institution, donc sans protection ni caution institutionnelles[54] ». Par ailleurs, ils se distinguent par les positions différentes qu’ils occupent dans la division du travail religieux et, surtout, sont animés par des ambitions contraires : le désintérêt d’un côté, la rémunération de l’autre.

Le prophète « affirme sa prétention à l’exercice légitime du pouvoir religieux en se livrant aux activités par lesquelles le corps sacerdotal affirme la spécificité de sa pratique et l’irréductibilité de sa compétence, donc la légitimité de son monopole », par exemple en se livrant à une activité de systématisation, « en produisant et en professant une doctrine explicitement systématisée, propre à donner un sens unitaire à la vie et au monde et à fournir par là le moyen de réaliser l’intégration systématique de la conduite quotidienne autour de principes éthiques, i.e. pratiques ». Parmi les autres caractéristiques du prophète, Bourdieu souligne : « le renoncement au profit », « l’ambition d’exercer un véritable pouvoir religieux, i.e. d’imposer et d’inculquer une doctrine savante, exprimée dans une langue savante et insérée dans une tradition ésotérique ». Selon Bourdieu, « le prophète doit en quelque sorte légitimer son ambition du pouvoir proprement religieux par un refoulement […] de l’intérêt temporel — i.e. d’abord politique — dont l’ascétisme et toutes les épreuves physiques sont une autre manifestation[55] ».

Quant au sorcier, « il répond coup par coup à des demandes partielles et immédiates, usant du discours comme d’une technique de cure du corps, parmi d’autres et non comme un instrument de pouvoir symbolique, i.e. de prédication ou de “cure des âmes”[56] ». À l’inverse du prophète, la position du sorcier se caractérise par « la soumission à l’intérêt matériel et l’obéissance à la commande (corrélative d’un renoncement à exercer une domination spirituelle) ». Ainsi le sorcier « peut ouvertement louer ses services contre rémunération matérielle, i.e. s’installer explicitement dans la relation de vendeur à client[57] ». Dans la perspective de Bourdieu cette relation constitue « la vérité objective de toute relation entre spécialistes religieux et laïcs ». De telle sorte que, d’une certaine façon, le sorcier est plus authentique que le prophète. Le sorcier dit la vérité du prophète, qui tend de son côté à dissimuler ses intérêts : « […] on peut donc se demander si le désintéressement n’a pas une fonction intéressée en tant que composante de l’investissement initial exigé par toute entreprise prophétique[58] ».

De là, on pourrait émettre une hypothèse, quant aux chances actuelles du sorcier et du prophète. J’emprunte cette hypothèse à Shmuel Trigano, qui rappelle d’abord que le sorcier « a plus de chances d’exercer sa fonction auprès de populations, comme la population rurale, dont le niveau de rationalité est bas et qui ne peuvent comprendre les systématisations complexes du discours prophétique[59] ». Mais ce constat est loin d’exclure que le sorcier trouve éventuellement des « “clients” parmi les populations urbaines ». De fait, poursuit Trigano,

c’est bien ce qui se produit à notre époque et qui constitue l’un des signes les plus forts de la baisse de rationalité de la civilisation postindustrielle, produit direct de la mass-médiatisation. On pourrait même avancer qu’à notre époque la publicité fonctionne sur le mode du sorcier : formule chocs, magie du slogan et du spot, caractère rudimentaire des messages ne véhiculant que le pathos des passions et des désirs primaires. Le prophète se voit, quant à lui, définitivement chassé de la scène du média[60].

S’il est vrai que le prophète est l’homme de la rationalité — de la systématisation —, l’homme des remises en cause radicales (comme nous le dit le sociologue), et l’homme de l’histoire (comme nous le dit le théologien), quels peuvent être ses chances dans une époque en déficit de rationalité et en perte de mémoire[61] ? Est-ce que notre époque est (encore) capable de produire des prophètes ? Est-elle définitivement livrée au pouvoir des sorciers ?