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On sait que la lutte contre le supranaturalisme est un trait caractéristique de la pensée de Paul Tillich. Ce n’était pas là pour lui une simple question parmi d’autres, car il avait bien conscience de s’attaquer par là au coeur même de la crise religieuse de notre temps. Celle-ci apparaît avant tout comme une protestation contre l’hétéronomie religieuse du passé. Or cette hétéronomie découle elle-même directement de la conception supranaturaliste d’un Dieu qui d’en haut impose à l’humanité ses lois, ses rois et tout son personnel sacré.

Quand, dans l’Introduction de la troisième partie de sa Théologie systématique, Tillich entend répondre aux objections concernant sa conception de Dieu, élaborée dans la partie précédente, il élargit et approfondit le contexte de la discussion en abordant précisément cette question du supranaturalisme : « Avant de traiter directement ce point [Dieu en tant qu’être-même], je voudrais expliquer l’intention fondamentale de ma doctrine de Dieu en utilisant une terminologie différente. Le titre de cette section “Au-delà du naturalisme et du supranaturalisme” l’exprime de manière très simple[1]. »

Il s’agissait là de la doctrine de Dieu dans le contexte ontologique de la philosophie de l’être. La récente édition de ses Écrits théologiques allemands[2] fait voir la même intention fondamentale de Tillich, mais cette fois dans un contexte tout différent, celui de l’histoire du salut, considérée à la lumière de la philosophie de l’histoire. S’il est un lieu où l’action divine est racontée de façon supranaturaliste, c’est bien celui-là : l’intervention de Dieu pour libérer son peuple de l’esclavage d’Égypte ou pour libérer son Fils de l’esclavage de la mort dans l’événement pascal. C’est là également où l’interprétation non supranaturaliste de Tillich est la plus décisive et apparaît le plus clairement.

Dans l’analyse qui suit, nous verrons d’abord comment la question se situe au coeur du débat qui, en 1923, oppose Tillich à Karl Barth et à Friedrich Gogarten. Nous nous reporterons ensuite aux principes de la conception non supranaturaliste que présente Tillich en termes de « réalisme croyant ». Nous montrerons enfin comment ces principes s’appliquent à l’histoire pour en dégager une philosophie de l’histoire et une théologie de l’histoire du salut.

I. Le débat avec Barth et Gogarten

Tillich a l’occasion d’expliciter sa position théologique, quand il reçoit, du rédacteur des Theologische Blätter, l’invitation de discuter les idées de Karl Barth et de Friedrich Gogarten. Il se range résolument de leur côté quant au rapport paradoxal à l’inconditionné : « Un rapport immédiat et non paradoxal à l’inconditionné, qui ne passe pas à travers un Non radical constant, n’est pas un rapport à l’inconditionné, mais un rapport à un conditionné qui se prétend inconditionné, c’est-à-dire à une idole[3]. » Telle est la position du paradoxe critique. Celui-ci oppose un Non à toute réalité créée, qui se trouve ainsi placée sous le jugement de l’inconditionné.

Mais Tillich n’accepte pas de s’en tenir à cette conception négative du paradoxe. Toute négation suppose, en effet, une affirmation : « Il y a quelque chose de positif, quelque chose de sérieux, qui rend possible la critique et l’humour[4]. » Il invite donc la théologie de la crise à « reconnaître une version positive du paradoxe, présupposée dans sa version critique[5]. » On passe ainsi du paradoxe critique au paradoxe positif. Tel est le sens du titre énigmatique de cet article : « Paradoxe critique et paradoxe positif ».

On pourrait penser qu’il s’agit là d’une simple question de logique, des rapports entre l’affirmation et la négation. Il importe de voir cependant l’enjeu théologique de ce débat. Il apparaît déjà quand Tillich mentionne la référence constante que fait la théologie dialectique à la « différence entre Dieu et l’homme[6] ». Cela laisse entrevoir la tendance à séparer Dieu du monde et de l’humain, à concevoir Dieu comme extérieur au monde, exerçant un jugement sur le monde. Pour Tillich, le jugement est toujours accompagné de la grâce ; celle-ci est présupposée au jugement. Toute opposition divine (tout jugement divin) suppose la position divine (la grâce créatrice) du monde : « Une fois reconnu ce présupposé de la position critique à savoir qu’elle est elle-même position, le regard est libre pour toutes les positions, pour ce cosmos, cette terre et ce peuple, pour ces formes de l’esprit, cette histoire et cette religion, et pour cet homme en ce lieu-ci et en ce jour-ci. […] Voilà pourquoi ils participent tous au Non et au Oui qui se tiennent au-dessus de la position dialectique[7]. »

Il s’agit là, on le voit, du problème de la transcendance et de l’immanence de Dieu. La transcendance s’exprime alors en termes de jugement et l’immanence, en termes de grâce. Quand les deux sont séparées, on aboutit à un « dualisme entre les sphères profane et sacrée », qui a lui-même pour conséquence « la profanisation et la vacuité de toute vie culturelle[8]. » Tillich reconnaît là, chez Karl Barth, une influence de la théologie réformée, à laquelle il oppose sa propre théologie luthérienne, qui va elle-même dans le sens d’une culture théonome, remplie de substance divine : « Contre cela, je me situe consciemment dans la tradition luthérienne allemande, dont la signification historique spirituelle consiste justement dans le fait que des tentatives toujours nouvelles sont apparues pour dépasser l’autonomie profane par une autonomie remplie, théonome[9]. »

On voit bien l’insuffisance d’une pure immanence séparée de la transcendance. Mais le danger n’est pas moindre pour la position contraire, celle de la transcendance séparée de l’immanence. Le risque est alors de verser dans le supranaturalisme d’une conception de Dieu au-dessus du monde : « Je crains que la manière dont Barth et Gogarten emploient la dialectique mène involontairement la position dialectique à un supranaturalisme très positif et pas du tout dialectique[10]. » Or cette conception supranaturaliste de Dieu induit directement l’hétéronomie religieuse. Tillich là-dessus est d’accord avec Barth qui le soupçonne d’être encore engagé dans la lutte contre le Grand Inquisiteur : « Barth n’a pas tort de demander si la lutte défensive contre le “Grand Inquisiteur”, avec ses insignes que sont l’hétéronomie et la loi n’affecte pas essentiellement mon attitude. Il en est ainsi et il doit en être ainsi. La libération de l’alternative : manquer son salut ou rompre avec la vérité […] devait être réalisée par un radicalisme ultime qui, au nom de la religion, abolit toute hétéronomie de la connaissance, même religieuse[11]. »

Cette problématique (et théorie) générale des rapports entre l’inconditionné et le conditionné, entre Dieu et le monde, Tillich l’applique aux rapports entre Dieu et la nature, entre Dieu et l’esprit, et entre Dieu et l’histoire. Pour notre propos, retenons le premier et le troisième cas, la nature et l’histoire. La foi en Dieu comme origine et fondement de la nature s’exprime en termes de création. Or « Barth et Gogarten démontrent une aversion évidente envers l’emploi religieux de l’idée de création. Il vaudrait mieux ne pas parler de l’ordre de la création ; il est devenu méconnaissable à cause du péché[12]. » Pour sa part, Tillich maintient que le langage négatif sur le monde, la nature et la vie « présuppose les positions correspondantes, c’est-à-dire le monde comme unité de forme, la nature comme unité de configuration et la vie comme réalité. Car le négatif ne peut se révéler qu’en contraste avec le positif [13]. » C’est dire que, là encore, le jugement n’est pas sans la grâce.

On peut en tirer, avec Tillich, une triple conclusion. 1) Il s’ensuit, en effet, que « l’ordre de la création [le positif] et l’ordre de la rédemption [répondant au négatif] vont ensemble, qu’il n’y a qu’un seul acte indivis de grâce qui a lieu dans la création et dans la rédemption, que la création est ordonnée à la rédemption, que la rédemption est en plan dans la création[14]. » En somme, le maintien de la création, la continuité de l’acte créateur implique la rédemption (le salut), sans laquelle l’élément négatif entraînerait tout dans la destruction. 2) Il s’ensuit encore que l’ordre de la rédemption ou du salut est tout aussi universel que celui de la création. Il n’y a pas de création sans salut. Le salut n’est pas un acte divin à part, séparé de la création, supranaturel, qui interviendrait en un lieu particulier et en un moment donné de l’histoire. 3) Enfin, l’acte rédempteur est tout aussi imperceptible empiriquement que l’acte créateur : « Les deux ne constituent pas un jugement objectif, visible, mais un jugement paradoxal, invisible. Les deux ne peuvent être saisis que dans la foi[15]. »

Ainsi, tous les éléments sont en place pour traiter le cas qui nous concerne plus précisément ici, celui de l’histoire. Il apparaît alors manifestement que doit être écartée toute conception supranaturaliste de l’histoire du salut. Telle est bien la représentation « populaire », selon laquelle Dieu est intervenu dans l’histoire de son peuple Israël et dans la vie de son Fils Jésus, tout comme, à un moment donné de son éternité, il est sorti de lui-même pour créer le monde. Mais la conception supranaturaliste n’est pas seulement le fait du sentiment populaire. Elle se retrouve encore dans la pensée de Barth et Gogarten, qui fondent la foi chrétienne et la théologie sur un fait empirique, le fait historique qu’est Jésus le Christ. Il faut lire ce passage décisif où Tillich décrit plus précisément la position à laquelle il s’oppose :

Barth et Gogarten refusent ces idées. Ils oublient la racine positive de leur théologie de la crise et ils sont alors contraints de chercher dans l’histoire une position sur laquelle repose la proclamation de la crise. Ce lieu de la révélation est le Christ. En christologie, l’opposition des paradoxes positif et critique est portée à son point décisif. Les formulations de Gogarten sont ici particulièrement riches en enseignements. Elles isolent dans l’histoire un événement historique unique, dans lequel l’histoire est dépassée et où quelque chose d’absolument neuf est posé. Ce qui s’est produit dans le Christ s’est produit tout à fait au-delà de l’humanité. Mais cela s’est produit dans l’homme historique Jésus de Nazareth ; cela s’est produit comme un « simple fait historique objectif » ; cela s’est produit une fois seulement et pour toujours[16].

Ce qui ne va pas dans cette conception de la théologie dialectique, c’est que « le caractère invisible et non objectif de la foi est brisé. L’orientation de la foi est liée à un point par un fait objectivement historique. La reconnaissance d’un fait empirique est introduite dans l’acte de foi[17]. » Il y aurait donc dans l’histoire un fait à part, divin, intouchable. Mais alors, avec cette intervention divine supranaturaliste, s’introduit l’hétéronomie : « Par exemple, la science historico-critique qui, possiblement […] pourrait rendre probable la non-existence de ce fait ou pourrait mettre en doute “chaque fait, chaque parole, chaque geste” de Jésus de Nazareth […] serait brisée dans ce travail autonome qui est le sien, à savoir, d’obéir à la vérité[18]. »

À cela, Tillich oppose sa propre conception, qu’il exprime en quelques mots : « La foi n’est pas une oeuvre affirmant l’absurde, mais elle a grandi sur le sol de l’histoire imperceptible de la révélation, qui traverse l’histoire incognito et qui a trouvé dans le Christ son expression parfaite[19]. » Notons là plus spécialement les éléments suivants. 1) « La foi n’est pas une oeuvre affirmant l’absurde », c’est-à-dire qu’elle n’est pas la croyance à un fait historique, extérieur, qu’on affirmerait envers et contre tous. 2) « Elle a grandi sur le sol de l’histoire imperceptible de la révélation ». C’est-à-dire qu’elle a pour objet le mystère divin de la création et du salut, qu’elle discerne au plus profond de l’histoire. La vision de la foi suppose alors la grâce de la révélation, qui est l’ouverture du mystère au regard de la foi. 3) Enfin, cette révélation n’est pas donnée seulement dans le Christ. Elle traverse toute l’histoire et elle peut être captée par tous les croyants, mais elle trouve dans le Christ son expression parfaite. En somme, ce qui est toujours et partout présent dans l’histoire se manifeste de façon spéciale dans le Christ. Là encore cependant, seul le regard de la foi peut le percevoir. Tillich insiste sur ce caractère non objectif, non empirique, de la foi au Christ, en s’adressant plus particulièrement à Gogarten, qui a parlé plus abondamment de la révélation en Jésus le Christ : « Il [Gogarten] doit reconnaître que la révélation dans le Christ est elle-même imperceptible. Il doit reconnaître que le fait empirique est un renvoi à l’inconditionné qui se révèle en lui de manière inobjective[20]. »

Telle est, d’après Tillich, la conception non supranaturaliste de l’histoire du salut. Ce n’est pas une histoire particulière, qui se déroulerait parallèlement à l’histoire générale de l’humanité. C’est plutôt un aspect de l’histoire générale, de l’histoire comme telle, sa dimension profonde et divine. Cette dimension profonde fait irruption en des lieux et des moments particuliers de l’histoire, où elle devient manifeste au regard de la foi. Ainsi en est-il, pour nous chrétiens, de la révélation dans le Christ Jésus. Il y a là assurément un élément historique empirique, soit la personne de Jésus de Nazareth. Mais le regard de la foi ne s’arrête pas à lui ; à travers lui il vise l’inconditionné qui se révèle en lui. Telle est la conclusion de Tillich, qui nous invite ici à parler de l’histoire du salut « comme de la rédemption éternelle qui, de manière imperceptible et non donnée, seulement manifeste à la foi, passe à travers l’histoire et ses créations comme histoire cachée du salut, mais se présente dans le Christ avec une force symbolique parfaite[21]. »

Cette critique de la théologie de Barth et de Gogarten ne doit pas faire oublier cependant ce qu’en approuve Tillich, la conviction qu’il partage avec eux du « rapport paradoxal à l’inconditionné », un rapport comportant un Non radical au monde (nature, esprit, histoire). En somme, le monde n’est pas seulement création de Dieu, expression de sa puissance et de sa sagesse ; il est aussi aliéné, opposé à Dieu, et par conséquent racheté, sauvé par Dieu. Si Tillich se sépare de la théologie du paradoxe critique, qui méconnaît le caractère positif de la création, il tient donc tout autant à se distinguer de la théologie libérale du xixe siècle, qui méconnaît pour sa part l’aspect négatif de la réalité, telle que donnée dans l’histoire. Ainsi, pourra-t-il dire de Schleiermacher et de Hegel : « Je me distingue nettement d’eux, dans la mesure où ils tentent d’effacer le paradoxe au profit de l’identité dialectique[22]. »

II. Réalisme croyant

Dans ce débat avec Barth et Gogarten, Tillich a déjà exprimé l’essentiel de sa position théologique sur la transcendance de Dieu : non pas une transcendance de type supranaturaliste, qui plane au-dessus de la réalité, mais une transcendance profondément incarnée, ancrée dans la réalité, une transcendance présente et active au coeur du réel. Il y a plus encore, cependant, car il ne s’agit pas là pour Tillich de la réalité en général, de l’idée du réel, mais bien de la réalité concrète, historique, de la situation historique. C’est là encore, dans le concret de l’histoire, qu’il faut voir la transcendance, la dimension profonde, le sens de l’histoire. C’est par là qu’on évite la conception supranaturaliste de l’histoire du salut, en montrant qu’elle n’est rien d’autre que la dimension profonde, la signification divine de toute histoire.

Après ces vues globales énoncées dans la discussion de 1923, Tillich reprend la question dans une réflexion plus approfondie et une analyse plus précise. Commençons par la notion de « réalisme croyant » (glaübiger Realismus), dont il traite à deux reprises, en 1927[23] et en 1928[24]. C’est là où il fonde sa position théologique, celle d’une foi qui perçoit le divin non pas au-delà du réel, en se détournant du réel, mais au coeur même de la réalité présente.

L’idée d’un réalisme croyant lui vient de l’histoire de l’art, tout comme, auparavant, celle d’une théologie de la culture. C’était alors sous l’influence du courant expressionniste dans la peinture qu’il avait élaboré sa théorie de la forme et du contenu (Gehalt) de la culture[25]. Mais l’expressionnisme a depuis cédé le pas à un nouveau mouvement esthétique, que Tillich désigne ici comme « nouveau réalisme » (neue Realismus)[26]. L’expressionnisme brisait la forme extérieure des choses pour laisser apparaître leur contenu substantiel. Il s’opposait ainsi à un réalisme superficiel, de surface, attaché à la forme extérieure. Le nouveau réalisme revient à la forme, non pas pour elle-même cependant, mais pour percevoir à travers elle un contenu profond de sens[27].

Qu’en est-il maintenant du concept de « réalisme croyant » ? Notons d’abord qu’il s’agit d’une attitude, et d’une attitude complexe, puisqu’elle réunit deux éléments qui semblent à première vue opposés : un attachement sans faille à la réalité d’une part et, d’autre part, une attitude de foi face à la réalité. En d’autres termes, c’est une attitude qui combine immanence et transcendance. Tillich exprime bien la tension que comporte une telle attitude : « La foi est une attitude qui dépasse toute réalité pensable et expérimentable ; le réalisme est une attitude qui refuse tout dépassement de la réalité, toute exagération et toute surenchère. À cause de cette opposition des attitudes, il est compréhensible que l’esprit soit enclin à éviter les tensions qui résulteraient de leur réunion[28] ».

Dans la version anglaise de cet article, en 1948, au lieu de « réalisme croyant », Tillich parle de « réalisme auto-transcendant », mais toujours dans le même sens : « Le réalisme auto-transcendant combine deux éléments, l’insistance sur le réel et le pouvoir transcendant de la foi. Il semble y avoir un fossé infranchissable entre une attitude réaliste et une attitude de foi (belief-ful attitude). La foi transcende toute réalité concevable, tandis que le réalisme s’objecte à tout dépassement du réel, en l’appelant utopique ou romantique[29] ». Notons là deux choses. 1) La transcendance de la foi comporte le caractère extatique d’un saisissement par la puissance du réel. Ce n’est pas une déduction à partir du réel : « La foi est un dépassement extatique de la réalité dans la puissance de ce qu’on ne peut déduire du tout de la réalité et qu’on ne peut atteindre par des voies qui appartiennent au tout de la réalité[30] ». 2) Notons surtout la nouvelle expression, « auto-transcendance », qui apparaît là en 1948. C’est par là que Tillich, dans l’Introduction de la troisième partie de sa Théologie systématique, en 1957, va caractériser sa position, au-delà du naturalisme et du supranaturalisme : « On peut appeler “auto-transcendante” ou “extatique” une notion de Dieu qui surmonte le conflit du naturalisme et du supranaturalisme[31] ». Ce qui suit montre qu’il s’agit bien du réalisme auto-transcendant : « Cela veut dire qu’à l’intérieur de lui-même, le monde fini renvoie au-delà de lui-même. En d’autres termes, il est auto-transcendant. Dès lors, on comprend la nécessité du préfixe “auto” dans “auto-transcendant”. L’unique réalité que nous rencontrons s’expérimente selon différentes dimensions qui renvoient les unes aux autres. La finitude du fini renvoie à l’infinité de l’infini[32] ».

L’article de 1927, où Tillich développe pour la première fois le thème du réalisme croyant, va déjà dans cette direction. Il y a réalisme pour autant que « nous nous tournions vers les choses elles-mêmes, et que nous nous demandions ce que nous voyons vraiment lorsque nous regardons le réel[33] ». Ce réalisme devient croyant lorsque le regard perce la surface des choses pour voir la puissance qui les anime, pour percevoir leur réalité véritable, ce qui fait qu’elles sont réelles, qu’elles se tiennent et résistent à tout ce qui menace de les détruire[34].

Ce discours ontologique de Tillich est bien connu. La puissance de l’être-même permet aux êtres de résister à la menace du non-être ; la puissance de l’être-même est source et fondement de toute puissance d’être dans les choses. On réduit souvent la pensée de Tillich à cette perspective ontologique. Mais dans cet article de 1927, quelque chose d’autre apparaît, soit le passage du réalisme ontologique au réalisme historique. Cela ne signifie pas cependant le passage d’un genre à un autre, comme si de l’éternité, de l’immuabilité de l’être, on passait au mouvement de l’histoire. C’est plutôt l’histoire qui est introduite au niveau ontologique, ce qui donne lieu à ce qu’on pourrait appeler une histoire de l’être, plus précisément une histoire de la puissance d’être.

C’est bien une histoire, en effet, que raconte Tillich dans ce qui va suivre : non pas l’histoire des faits, mais l’histoire de cette puissance d’être qui donne à toute chose sa consistance, sa réalité. Bien sûr, la puissance d’être constitue le dynamisme de l’être, et elle est pour autant source de mouvement, de nouveauté, de renouveau dans le réel. Tel est, si je ne m’abuse, le point de vue de la philosophie et de la théologie du Process. Mais il y a plus ici. Non seulement la puissance d’être est-elle source d’évolution, mais elle est elle-même en évolution. Elle est en mouvement, elle se déplace au cours du temps, et ce sont ces déplacements qui constituent les différentes époques de l’histoire, au sens profond, ontologique, où les entend Tillich. C’est en ce sens également qu’il parle du destin d’une époque, ce qu’on peut entendre au sens de la situation ontologique d’une époque, là où se trouve la puissance d’être du réel à tel moment de l’histoire.

Il faut voir aussi que ces déplacements de la puissance d’être ne sont pas neutres, soustraits à toute évaluation positive ou négative. Tout au contraire, c’est là précisément le lieu de l’aliénation ontologique, qu’il nous faut entendre ici comme le détournement, comme la perversion de la puissance d’être. Mais ce sera aussi, par conséquent, le lieu du salut, de l’être nouveau, entendu comme la restauration de la puissance d’être. On comprend alors que, pour Tillich, la philosophie de l’histoire — ce qu’il aime bien appeler la métaphysique de l’histoire — consiste à percevoir ces mouvements de la puissance d’être, que ce soit en sens négatif (l’aliénation) ou positif (le salut).

Voyons maintenant plus concrètement ce qu’il en est, d’après la description — on pourrait même dire le récit — qu’en fait Tillich. À l’époque moderne, le réalisme croyant de type ontologique est supplanté par un réalisme technique. L’être humain dépouille les choses de leur puissance pour se l’approprier : « L’homme est la puissance de l’être parce qu’il est porteur de l’esprit ; en lui se concentrent les puissances de toutes les sphères. Il est le seul médiateur entre elles ; il se les asservit […] par la technique. Il fixe les buts et toutes les choses sont dépossédées de leur puissance au service de ces buts. Le monde est perçu comme une machine. Tout ce qu’en lui on peut calculer, construire, mettre à son service, voilà sa véritable réalité[35]. »

Du réalisme technique on passe alors au réalisme économique : « Du réalisme technique avec sa détermination idéaliste du but, surgit le réalisme économique qui considère la volonté de puissance économique comme la réalité propre de l’étant. La puissance d’être équivaut à la puissance économique[36]. » Ainsi, la valeur, la puissance d’une chose devient son prix ; les puissants sont désormais les économiquement riches.

Mais qui dit puissance dit en même temps domination. Cela se manifeste au mieux (ou au pire) dans la domination économique : « Ceux qui lui sont soumis sont dépossédés de leur puissance, choses et hommes, jusqu’à ce qu’ils soient, du point de vue technique, ordonnés à la finalité des puissants[37] ». Une telle domination doit nécessairement susciter la révolte : « Ceux qui sont les plus profondément touchés par la situation dominatrice du réalisme économique n’y croient justement pas. Et ils se révoltent contre lui. Aucun prolétaire n’a l’impression qu’il est convaincant[38]. »

C’est ici qu’intervient l’idée d’un réalisme historique croyant. Car la révolution prolétarienne a une signification plus profonde que le simple passage d’un régime politico-économique à un autre, le passage du capitalisme au socialisme. Avec ce passage, surgit une nouvelle conscience historique, qui est conscience du destin historique, ce qui implique relativité historique. On situe les choses dans un horizon temporel plus vaste, ce qui donne lieu à une perspective proprement historique, où les faits deviennent événements et où les événements sont reliés entre eux : « Le réalisme politico-économique devient un destin d’époque, qui jadis n’existait pas et qui un jour n’existera plus. Mais le réel véritable est le processus historique dans lequel se réalise le destin de l’époque actuelle[39]. » Ce lien des événements dans le réel véritable dont parle Tillich est plus cependant que la simple causalité qui fait l’objet de la science historique, soit les rapports politico- et socio-économiques qui relient entre eux les événements. S’il est question de destin historique, c’est qu’on dépasse l’extériorité des faits pour saisir le sens profond, ontologique, de l’histoire. Le passage suivant donne toute la mesure de la conception révolutionnaire de Tillich :

Une nouvelle vision du réel fait irruption. [Tout comme la vision du réel ontologique,] elle non plus n’est pas liée aux couches superficielles de l’existence. Elle combat, comme il convient à l’esprit, pour le niveau de la profondeur. Les analyses historiques de l’époque capitaliste dues à Karl Marx sont des exemples de puissante percée des niveaux d’impuissance de l’être jusqu’au niveau de la vraie puissance d’être. Cette percée est cependant de nature dialectique : c’est la tension historique sur laquelle repose le destin historique. La vraie puissance d’être de l’étant est son histoire. Nous avons développé cette vision de la réalité en lien avec la situation du prolétariat. Elle ne lui est pas liée. Elle est partout présente là où la pensée de la fin est active, là où une tension vers ce qui vient donne au passé une signification actuelle, là où l’existence, l’ici et le maintenant, se trouve au centre de la saisie de l’être[40].

Notons encore deux choses dans ce passage. 1) Tillich reconnaît chez Karl Marx une authentique philosophie de l’histoire, telle qu’il la conçoit lui-même. Les analyses marxistes de l’époque capitaliste font ressortir la misère du prolétariat, mais en même temps la puissance libératrice que comporte leur situation, puisque celle-ci est reconnue comme une perversion de la puissance de l’être ; cette puissance demeure pourtant toujours potentiellement présente et active. En ce sens, Tillich parlera souvent de l’esprit prophétique qui anime la pensée de Marx. Par ailleurs, il lui reproche, comme une inconséquence, son positivisme socio-économique, qui lui bloque l’accès à la réelle puissance de l’être. 2) On voit mieux ainsi la signification d’une conception non supranaturaliste de l’histoire du salut. Celle-ci n’est rien d’autre, rien de plus que l’histoire tout court, l’histoire en général (überhaupt), mais l’histoire entendue comme histoire de la puissance d’être, comme histoire de la puissance créatrice et libératrice de l’être. Les théologies de la libération ont bien perçu l’équivalence fondamentale entre libération et salut. Mais elles n’ont pu porter leur intuition à sa pleine évidence, faute d’une médiation philosophique, ontologique, entre leurs analyses socio-économiques et les symboles chrétiens du salut[41].

III. Eschatologie et histoire

Dans un article de la même époque, « Eschatologie et histoire » (1927), Tillich poursuit sa réflexion sur le réalisme croyant en l’appliquant au cas de l’histoire. Dès l’abord, il écarte la position supranaturaliste. Les contenus de la foi doivent être cherchés dans la réalité elle-même et non pas au-dessus d’elle, dans un ordre surnaturel accessible au seul croyant :

Si on devait interdire à la théologie le regard sur les choses, parce que les contenus religieux ne seraient pas saisissables en elles ni par elles, on devrait alors se demander : la vision de la foi s’éloigne-t-elle des choses ? Ne porte-t-elle pas plutôt sur leur profondeur ? Le fondement de leur être n’est-il pas dans le champ de vision de l’acte religieux ? Leur état de créature, leur position sous le jugement et le salut, leur destination éternelle, tout cela est-il étranger à leur être ? Cela peut-il seulement être dit d’elles et non pas contemplé en elles ? Il est évident qu’un tel discours, introuvable nulle part et à aucun niveau de la réalité, ne serait fondé que de façon autoritaire et supranaturelle[42].

Le texte de cette conférence, paru d’abord en 1927, est repris en 1930 dans le recueil Religiöse Verwirklichung. À l’endroit qu’on vient de voir, Tillich ajoute une note pour préciser qu’il s’oppose par là à la « théologie dialectique », à Barth et Gogarten donc. Il leur reproche de chercher le divin à l’extérieur de la réalité, supprimant ainsi tout fondement réel à la théologie. La réalité se trouve elle-même alors privée de sa profondeur divine de sens, de son caractère de création divine. Finalement, la question est celle de la transcendance présente, immanente au coeur de la réalité. Cela s’applique tout particulièrement à la dimension transcendante de l’histoire :

Voilà peut-être ma différence la plus profonde d’avec la théologie dialectique ; elle enseigne à détourner les yeux de la réalité afin d’avoir dans sa vision l’objet de la théologie. La réalité, qui ainsi ne sera pas considérée par la théologie, est livrée à une objectivité en érosion de sens ; l’idée de la création ne reçoit aucun achèvement, l’histoire n’a plus rien à faire avec la transcendance. Je pense, au contraire, qu’il devrait y avoir un regard théologique sur les choses, un regard qui pénètre jusqu’où celles-ci témoignent de la transcendance[43].

Tel est bien le propre de la pensée philosophique et théologique de Tillich : un regard porté sur la réalité, qui perce la surface des choses pour atteindre leur niveau transcendant, un regard qui discerne dans les choses elles-mêmes les signes de la transcendance. Cela vaut pour la philosophie de l’histoire autant que pour l’ontologie, la philosophie de l’être. Tillich va donc montrer d’abord la transcendance présente au coeur de tout être, pour faire voir ensuite la dimension transcendante de l’histoire.

Que perçoit le regard qui se porte sur le réel ? On peut répondre d’un mot en disant que c’est la finitude de l’être. Celle-ci comporte cependant deux aspects en tension. La fragilité, l’incertitude, la futilité de l’être, apparaît d’abord ; mais cet élément négatif présuppose l’aspect positif de l’être, car, malgré tout, les choses sont, elles existent. Ce constat, ce regard sur les choses ne peut donner lieu à une quelconque démonstration, mais il appelle une interprétation. Tillich propose celle de la vision religieuse et théologique des choses, telle qu’elle s’exprime dans le symbole et la doctrine de la création. Le principe créateur se trouve alors dénommé le proton, c’est-à-dire « l’inconditionnellement transcendant comme premier, comme ce qui donne l’être à ce qui existe[44] ».

Si l’on fait maintenant porter le regard sur l’être, non plus en tant qu’être, en tant qu’il existe, mais en tant qu’événement, en tant qu’il arrive, que voit-on ? Précisons d’abord que l’événement est une réalité de sens. Ce n’est pas le simple effet de la dynamique, du mouvement de l’être, comme le mouvement de la croissance et de l’évolution : « Le ploiement [de l’être] n’est pas un événement. Un événement authentique est plus qu’un déploiement[45]. » C’est qu’on passe alors de l’ordre de l’être à celui du sens : « Cet être, où l’être va au-delà de soi, est le sens. Le sens aussi est ; mais il est comme une élévation au-delà de l’être, en tant que sens de l’être[46]. » Ce passage de l’être à l’événement et au sens s’accomplit par la liberté. Celle-ci comporte, en effet, un caractère de créativité. En tant qu’origine du sens, elle crée du nouveau : « L’être du sens brise le cercle de l’être et pose ce qui est purement et simplement nouveau. Il y a événement là où dans un processus le sens se réalise[47]. »

Or quand le regard se porte sur le sens, il y perçoit la même finitude qui affecte l’être en général. Il y a du sens, l’esprit le perçoit tout en le critiquant. Mais le sens demeure toujours fragile, toujours déficient, toujours menacé par le non-sens :

Tout événement possède, comme tout être, le double caractère du sérieux et de l’incertitude, de l’importance et de la non-importance. Tout événement comporte le caractère inépuisable du sens comme la menace de sombrer dans l’abîme de l’absurde, de disparaître dans le néant. Nous pouvons percevoir cela à tout moment dans la puissance et l’impuissance de la réalisation du sens dans notre propre vie[48].

Une interprétation s’impose encore là, dans la ligne du désespoir ou en faveur de l’espérance en dépit de tout non-sens. C’est ou bien l’effondrement du sens, celui-ci n’étant apparu qu’un instant, comme l’éclair dans l’obscurité de la nuit. Ou bien c’est le fondement inconditionné du sens et de l’événement qui apparaît à travers la finitude du sens. Et telle est bien l’interprétation de la foi. C’est ce que signifie la théologie en parlant d’eschatologie. On désigne par là la transcendance du sens, la fin eschatologique, l’eschaton, qui correspond au proton de l’origine première, le fondement et la source de l’être :

Il y a là un renvoi à un sens inconditionné de l’événement, qui n’est pas réalisé dans l’événement mais qui pourtant porte l’événement ; il y a là un renvoi à une transcendance inconditionnée de l’événement. Ce n’est pas la transcendance de l’origine, mais celle du but ; elle possède cependant la même nécessité que l’autre. Elle est l’eschaton, l’objet de toute eschatologie. Elle est la transcendance de l’événement, qui porte tout événement. L’événement a son lieu transcendant dans l’eschaton[49].

Tillich écarte par là deux interprétations opposées de l’eschatologie. 1) Comme on vient de voir, le sens inconditionné de l’événement, qui porte l’événement, n’est pas réalisé dans l’événement, c’est-à-dire qu’il n’y est pas parfaitement accompli : « En découle immédiatement le refus de l’utopie et du progrès comme tentatives de situer le sens de l’événement dans l’événement lui-même[50]. » L’utopie imagine, en effet, l’eschaton, la réalisation dernière et plénière du sens, à l’intérieur même de l’histoire. Cela comporte un double danger. D’abord celui de la désillusion : « On n’arrive jamais à la réalisation [plénière, finale] du sens ; la désillusion à l’égard de l’utopie et du progrès aboutit à désespérer du sens de l’événement[51]. » Et on pourrait poursuivre la pensée de Tillich en signalant un autre danger, non moins grand, celui de l’absolutisme. On absolutise alors un moment de l’histoire, excluant ainsi toute critique possible, toute intention de transcendance, de dépassement de telle situation donnée.

2) À l’autre extrême se trouve précisément l’interprétation supranaturaliste de l’eschaton, de la fin dernière. L’eschatologie est alors conçue comme une histoire surnaturelle, juxtaposée à l’histoire concrète. Celle-ci débouche finalement sur un eschaton purement transcendant et mythologique, superposé à la réalité présente, qui ne peut d’aucune façon être perçue en elle : « La conception conservatrice chrétienne compte bien sur un eschaton. Mais celui-ci se trouve hors de l’événement concret, à sa fin mythologique, sans rapport essentiel avec lui[52]. »

On doit noter encore ici un double inconvénient. D’abord, une telle finalité céleste, détachée de tout fondement dans la réalité de l’histoire, manque de crédibilité. C’est une croyance qui, tôt ou tard, est destinée à vaciller dans le doute. Mais il y a plus grave encore. C’est qu’on laisse ainsi inchangée, sans espoir, la réalité concrète de l’histoire. Il n’y a plus d’espoir en une transformation du monde, en un avenir meilleur ; seule demeure l’espérance de l’éternité. Cela signifie qu’il n’y a plus de nouveau, plus de véritable renouveau possible sur le plan de l’histoire. Toute évolution y demeure enfermée dans le cercle de l’être ; il n’y a pas de rupture, pas de révolution possible. Tillich montre alors la portée de ce débat en faisant référence au mouvement socialiste, tel qu’interprété par le socialisme religieux. Dans ce développement sur l’eschatologie, c’est tout le sens du socialisme religieux qui apparaît, comme le concevait Tillich :

[Selon la conception chrétienne conservatrice] l’eschaton devient une représentation mythique, qui a tout au plus une signification future pour le destin individuel, mais laisse l’événement intact et en fait un processus lié à l’être. Par contre, il est constitutif de tout événement authentique de rompre le cercle de l’être ; de comporter par là un élément révolutionnaire et restructurant dans l’ordre individuel comme dans l’ordre social. Voilà pourquoi le socialisme religieux pense que le mouvement socialiste a mieux valorisé le sens de l’eschaton que ne le faisait le conservatisme chrétien[53].

Ces considérations ont repris toute leur pertinence à notre époque, avec la théologie de la libération et la question centrale des rapports entre libération et salut. Le conservatisme chrétien s’est opposé, là encore, à ce qu’il concevait comme une réduction du salut à la libération, c’est-à-dire une réduction du surnaturel (le divin) au naturel (l’humain). Tillich surmonte cette objection en proposant un au-delà du naturalisme et du supranaturalisme. On pourrait dire aussi bien : un au-delà de l’immanentisme et du transcendantalisme. Cet au-delà consiste dans une vision de la transcendance au coeur même de l’immanence du réel.

Il faut voir alors ce que devient la notion du salut selon cette conception non supranaturaliste. On doit se rappeler d’abord que l’événement, par où se définit l’histoire, est une réalité de sens, une réalisation fragmentaire du sens. Or cette réalisation s’accomplit par la médiation d’une décision humaine, produite par une liberté finie, laquelle est toujours sujette à l’ambiguïté, de la même façon que l’être créé est sujet à la finitude. Dans le domaine du sens, qui est celui de l’histoire, la décision peut donc se produire contre le sens, devenant ainsi démonique et destructrice du sens :

L’accomplissement du sens n’est pas processus mais histoire. Ce n’est pas un progrès calculable qui ne serait rien d’autre qu’un déploiement de l’être ; c’est plutôt une décision concrète qui comporte toujours la possibilité d’être contraire à la nature des choses. L’histoire est le surgissement de réalisations du sens qui ne sont jamais univoques, jamais calculables. Un événement authentique possède le caractère d’un saut. C’est ainsi que se produit l’ambiguïté dans l’ensemble de ce qui arrive. Il n’existe aucune nécessité que le sens se réalise. Le sens de l’événement pourrait être opposé au sens ; l’eschaton pourrait être démonique[54].

On comprend mieux ainsi la signification du salut dans ce contexte non supranaturaliste. Il s’agit de la victoire sur l’ambiguïté de l’histoire grâce à la participation au sens inconditionné, tout comme la vie éternelle est le dépassement de la finitude par la participation à la puissance inconditionnée de l’être. Le sens inconditionné n’est pas réalisé concrètement, objectivement, à l’intérieur de l’histoire, pas plus que l’être inconditionné. Cependant, c’est à l’intérieur de l’histoire que se réalise la participation à l’inconditionné. Les symboles religieux sont des expressions concrètes de l’être et du sens inconditionné, mais la conscience, l’intuition de l’inconditionné peut être donnée sans la médiation de tels symboles religieux. Tillich peut donc affirmer une conscience naturelle, universelle, de l’eschaton et du salut :

Cela signifie que dans le sens authentique de l’événement se trouve contenue la victoire sur l’ambiguïté, le salut. C’est un acte qui reconnaît le sens de l’événement, et qui affirme le salut comme en étant le sens. Cela signifie qu’il n’y a personne en qui ne vibre une conscience naturelle (heimliches) de l’eschaton en tant que réalisation du salut[55].

IV. Christologie et histoire

L’article de 1927 sur « Eschatologie et histoire » peut être considéré comme un écrit de philosophie de l’histoire où sont posés les principes (philosophiques) d’une théologie de l’histoire. Il s’agit de considérations générales sur l’histoire comme événement de sens. Avec l’article de 1930 sur « Christologie et interprétation de l’histoire », on plonge dans le concret de la question du sens dans l’histoire ; on pourrait dire aussi bien, dans le concret d’une interprétation chrétienne de l’histoire. Le Christ devient ainsi comme la clé, le principe même du sens de l’histoire.

La question du supranaturalisme revient alors de la façon la plus aiguë. On risque, en effet, de retomber là dans la position que Tillich reproche à Gogarten, soit d’isoler « dans l’histoire un événement historique unique, dans lequel l’histoire est dépassée et où quelque chose d’absolument neuf est posé[56] ». Ce qui ne va pas dans cette conception, c’est que l’événement Jésus-le-Christ apparaît dans le monde comme un aérolithe tombé du ciel, totalement isolé du reste de l’histoire. Bien sûr, pour Tillich aussi, il s’agit de l’avènement du nouveau dans l’histoire, mais ce nouveau est en étroite et profonde relation avec l’ancien. Il ne fait pas que survenir dans l’histoire, comme tout ce qui est vraiment nouveau, mais il surgit de l’histoire elle-même, des profondeurs de l’histoire où il se trouve déjà en germe.

On voit par ailleurs que ce texte de 1930 sur « Christologie et interprétation de l’histoire », se rattache directement à celui de 1927 qu’on vient d’examiner. Tillich y revient sur l’idée du sens de l’histoire, qui découle de celle d’événement en tant que nouveau apparaissant dans le temps. L’événement marque une saillie, une sortie dans le temps, hors du cercle fermé de l’espace, hors du retour sur soi du cycle des saisons, du cycle de la nature[57]. Surgit par là une orientation dans le temps, une direction vers un but. C’est la naissance de l’histoire : « Quand il y a une orientation claire, unique et non répétable, le temps s’arrache à l’espace, l’histoire à la nature[58]. » Cette orientation claire et unique du temps, voilà précisément le sens de l’histoire : « Il y a affinité, appartenance réciproque entre le concept de temps accompli, orienté, et celui du sens[59]. »

La question se pose alors : comment saisir cette orientation du temps, ce sens de l’histoire ? Cela ne peut se faire de façon purement objective, par un quelconque procédé de mensuration. Car ce n’est pas à partir d’un début et d’une fin déterminés dans le temps qu’on perçoit le sens de l’histoire, mais à partir d’un centre, d’un point central qui éclaire tout le reste :

Un centre de l’histoire résultant d’une mesure n’a aucun sens ; on ne pourrait le déterminer que si le début et la fin étaient donnés comme des points objectivement fixés. En fait, c’est l’inverse qui se produit. Le début et la fin de l’histoire n’en déterminent pas le centre ; au contraire, c’est le centre qui détermine le début et la fin. Le centre de l’histoire est donc le lieu où on perçoit le principe donneur de sens del’histoire. L’histoire se constitue par le fait que son centre est constitué ou — puisqu’il ne s’agit pas d’un acte subjectif, arbitraire — par le fait qu’un centre se révèle comme centre[60].

Les dernières lignes de cette citation indiquent un élément important de la notion du centre de l’histoire. Un tel centre n’est pas perçu de façon purement objective ; il n’est pas l’objet d’une considération scientifique. Il n’est pas déterminé non plus de façon purement subjective, arbitrairement, sans fondement dans la réalité. Tillich écrit que « l’histoire se constitue […] par le fait qu’un centre se révèle comme centre ». Ce qui implique pour le sujet que la perception du centre de son histoire s’assimile à la reconnaissance d’une révélation, à l’ouverture de l’esprit sur un sens transcendant qui se propose à lui avec une certaine évidence, sans s’imposer toutefois. On peut en conclure que la naissance de l’histoire est fonction de la constitution d’un centre de l’histoire, et qu’un tel centre implique lui-même le surgissement d’une conscience historique.

Plus bas dans cet article, Tillich marque bien la corrélation de l’objectif et du subjectif dans la conscience historique : « Le principe donneur de sens ou le centre de l’histoire se constitue dans l’union du saisir et de l’être saisi, de la décision et du destin[61]. » Il s’ensuit une autre corrélation, celle du passé et du présent. Car le centre de l’histoire se situe dans le passé, mais il me concerne actuellement. Il n’y aurait pas d’histoire s’il n’y avait pas une distance dans le temps par rapport à moi, aujourd’hui ; et ce ne serait pas mon (notre) histoire, si le centre dont il est question n’était pas aussi mon (notre) centre :

Le type de passé qui caractérise le centre de l’histoire n’est certes pas un passé au sens empirico-historique du terme, comme quelque chose d’inactuel qui ne nous influence qu’indirectement. Mais le passé signifie plutôt le passé pour la conscience historique du moment qui, saisie par le centre, est liée à lui dans le présent. De cette manière, le principe constituant de l’histoire ne devient vraiment constitutif que pour autant qu’il devient présent à chaque moment dans l’union du saisir et de l’être-saisi. Faire comprendre cette actualité d’un fait passé constitue une tâche centrale pour la christologie[62].

Cette analyse du sens de l’histoire à partir de son centre fait voir l’élément transcendant présent au coeur de toute conscience historique. Celle-ci est, en effet, conscience du sens de l’histoire, plus précisément conscience du sens de mon (de notre) histoire. Or le sens ici n’est pas que la lumière qui éclaire le processus du temps ; il comporte aussi la puissance qui permet de résister au non-sens. Tillich dira donc qu’une telle conscience historique implique la foi dans le sens[63]. Ce qui n’exclut pas que cette foi puisse être pervertie (par exemple, la foi nazie à la race aryenne).

Suivent alors une série de trois exemples religieux de l’histoire ancienne, et de trois exemples séculiers des temps modernes. Lisons d’abord ce texte important que nous commenterons ensuite :

Ainsi le centre de l’histoire réside pour les Juifs dans la sortie d’Égypte et son événement central, l’alliance du Sinaï ; pour le parsisme, c’est l’apparition de Zarathoustra ; pour les musulmans, la fuite de La Mecque vers Médine ; pour les Lumières, qui attendent le troisième âge, c’est l’émergence de l’attitude spirituelle autonome, déjà survenue même si elle n’est pas tout à fait parvenue à son terme ; pour les marxistes, c’est l’apparition du prolétariat comme lieu de l’élimination des classes, attendue dans l’avenir ; pour les impérialistes, c’est un événement symbolique du passé de leur peuple, dont l’élévation ou l’hégémonie mondiale constitue le sens de l’histoire. Ce principe détermine le début et la fin, tout comme le rythme de l’ensemble du déroulement, y compris chaque périodisation particulière. Il constitue la conscience historique de tous les groupes mentionnés et il a aussi pour chacun d’eux un caractère d’histoire du salut, autrement dit un caractère christologique[64].

Commentons. 1) Il y a, dans chacun de ces cas, l’apparition d’un événement central qui marque un commencement, qui ouvre une histoire nouvelle, démarquée de l’histoire ancienne, une histoire orientée vers un but, vers un accomplissement dont on entrevoit déjà les signes dans le présent. 2) La conscience historique ainsi formée perçoit l’histoire, sonhistoire, comme histoire du salut, pour autant qu’elle prend conscience d’un principe de sens, d’une puissance de sens qui triomphe de tout ce qui peut lui faire obstacle. 3) Le caractère supranaturaliste de l’histoire du salut se trouve par là dépassé, supprimé. L’histoire profane n’a pas moins de sens, ne comporte pas moins de transcendance que l’histoire religieuse. Le sens transcendant de cette dernière apparaît plus manifestement à cause de son expression religieuse, mais l’action divine, l’oeuvre du salut s’accomplit aussi bien dans les deux cas. En somme, l’histoire d’Israël n’a rien d’absolument unique et exceptionnel, sinon le charisme des prophètes qui ont perçu la dimension transcendante de leur histoire, et qui l’ont exprimée dans un récit où se conjuguent l’action divine et l’action humaine.

On aura noté la finale de cette citation, où le « caractère d’histoire du salut » s’identifie au « caractère christologique ». Et l’équation est plus englobante encore, puisqu’elle inclut l’histoire et le sens. L’histoire se définit par le sens ; il n’y a d’histoire qui tienne que s’il y a un sens qui tient. Mais cela ne peut être donné que s’il y a un fondement inconditionné de sens, qui assure la permanence du sens en dépit de toutes les menaces de l’absurde. Or telle est bien la notion du salut que propose Tillich : « Quant à son contenu, le concept [de salut] est ainsi dépouillé du faux eudémonisme, par le fait qu’il est l’antithèse de la perte de sens, conçue comme étant le malheur proprement dit[65]. » Le principe donateur de sens qu’est le centre de l’histoire devient ainsi principe du salut, et tel est précisément le principe christologique, le Christ comme porteur du salut :

Dans la mesure où l’histoire est posée, elle se trouve posée comme histoire du salut, autrement dit, elle est le dépassement de la menace de perdre son sens, menace liée à l’arbitraire que présuppose l’histoire. […] Ce qui signifie à nouveau que le problème de l’histoire aboutit au problème christologique. Le principe donneur de sens, qui comme centre de l’histoire pose l’histoire, en définit le début et la fin, se révèle comme le lieu du dépassement de l’absurde ou — ce qui revient au même — comme le lieu du salut. Et le contenu du problème christologique n’est rien d’autre que la définition et la description du « lieu du salut »[66].

Nous avons parlé jusqu’ici d’équation et d’équivalence entre la foi au sens et la foi christologique. Précisons maintenant qu’il s’agit d’une corrélation entre ces deux termes. C’est ce vers quoi nous oriente Tillich dès le début de cet article : « Les deux concepts de christologie et d’histoire sont interreliés […]. La recherche christologique rencontre nécessairement sur son chemin le concept d’histoire ; de même une analyse de l’essence de l’histoire conduit nécessairement, à un certain moment, à la question christologique[67]. » Et plus précisément encore, quelques lignes plus bas : « L’histoire et lachristologie vont ensemble comme la question et la réponse[68]. »

Tels sont exactement les termes (question et réponse) de la méthode de corrélation, caractéristique de la pensée théologique de Tillich. La corrélation se trouve appliquée ici au domaine de l’histoire. Il ne faudrait surtout pas l’entendre de façon supranaturaliste, comme si la christologie apportait d’en haut un supplément d’information au manque, à l’insuffisance de la raison philosophique. Rappelons-nous l’équation entre l’histoire, l’histoire du salut et la christologie. L’histoire est une réalité de sens, et le sens de l’histoire ne tient que sur le fondement d’un sens inconditionné. Or ce fondement inconditionné du sens dans le domaine de l’histoire ne peut être, comme dans le cas de l’ontologie, un simple fondement de l’être en général ; ce doit être un fondement historique, situé en un point particulier, en un lieu concret de l’histoire. C’est par là que se pose la question christologique, qui est celle de ce lieu concret :

Élaborer une christologie signifie décrire le lieu concret où un donneur de sens inconditionné entre dans l’histoire et lui confère sens et transcendance. Et cela constitue justement la profondeur du problème de la philosophie de l’histoire. On peut couvrir cette profondeur en laissant innommé le lieu concret ou en le rendant invisible par des formulations abstraites générales. Il demeure cependant toujours présent, car l’histoire ne devient telle que par sa relation avec un lieu concret[69].

S’éclaire alors la structure de cet article de 1930 : « Nous allons donc procéder comme suit : nous développerons tout d’abord la question philosophique de l’histoire, pour montrer ensuite le sens de la réponse christologique[70]. » Ce que nous avons vu jusqu’ici concerne l’analyse philosophique, que Tillich développe dans les quatre premières parties de son article, sous les titres : « Être et événement », « Le centre de l’histoire », « Le porteur de l’histoire », « Le sens de l’histoire ». La cinquième et dernière partie s’intitule : « Interprétation générale et interprétation chrétienne de l’histoire ». Il s’agit précisément de la partie christologique, de la « réponse » théologique à la « question » philosophique du lieu concret, qui constitue le fondement inconditionné du sens de l’histoire.

V. L’interprétation chrétienne de l’histoire

La corrélation entre l’interprétation générale développée précédemment et l’interprétation chrétienne qui vient s’explique par le fait que la première n’est rien d’autre qu’une généralisation, une abstraction tirée de la foi chrétienne : « Les paragraphes précédents ont décrit le principe constituant de l’histoire, le centre de l’histoire, en termes de lieu christologique. On a ainsi élevé un concept spécifiquement chrétien à un niveau abstrait[71]. » Cela unit intimement la foi christologique à la conscience historique, en l’élargissant à la dimension de l’histoire en général : « La formulation abstraite et philosophico-historique de l’idée christologiquese justifie dans la mesure où elle exprime la prétention universelle du centre del’histoire[72]. » Ainsi, la pensée christologique se dépouille de sa forme supranaturaliste. Elle n’apparaît plus comme « un bloc isolé par rapport à la pensée historique[73] ». Tillich est bien conscient de se distinguer par là de la théologie dialectique de Barth et Gogarten[74].

Viennent ensuite quelques considérations plus spécifiques qui font voir comment la foi christologique répond (correspond) bien à la question du centre de l’histoire. Il faut dire d’abord que le centre de l’histoire, qui donne sens à l’histoire en dépit de tous les non-sens qu’elle comporte, doit être une vie personnelle en parfaite alliance avec Dieu : « La théologie chrétienne considère que le centre donneur de sensde l’histoire réside dans une vie personnelle, qui est complètement déterminée par sarelation au transcendant[75]. » Ce doit être une vie personnelle, douée de liberté, puisque celle-ci est la source du sens (ou du non-sens) de l’histoire. Ce doit être aussi une liberté totalement déterminée par sa relation au transcendant — en termes bibliques, en alliance indissoluble avec Dieu —, puisqu’elle constitue le fondement inconditionné, inébranlable, du sens de l’histoire.

Tillich en déduit que « le lieu du salut appartient à la religion, c’est-à-dire à un comportement humain qui se veut une réponse à une irruption de la transcendance[76] ». Ce qui implique « le rejet de tout essai de faire d’une possibilité profane, le centre[77] ». Tillich indique ici certaines de ces possibilités profanes, de ces projets simplement humains : l’humanisme (conçu comme l’avènement d’une humanité supérieure), l’utopie (par exemple, l’avènement d’une société sans classes), l’impérialisme (l’hégémonie d’un peuple qui apporterait la paix à l’humanité)[78]. Mais on voit bien dans chacun de ces cas que cela ne va pas : « On essaie de mettre au centre de l’histoire l’irruption de la possibilité de tels événements. Ceux-ci demeurent cependant dans l’ambiguïté de la ligne du temps. Ils ne dépassent pas l’arbitraire qui accompagne la liberté[79]. » Par conséquent, « seule une irruption venant de l’au-delà de l’histoire peut surmonter la menace de l’histoire, et finalement la fonder[80] ». On retrouve par là même le sens de la divinité du Christ, qui signifie sa transcendance par rapport à toutes les possibilités purement humaines :

La théologie chrétienne s’oppose donc avec raison à toute tentative de faire glisser le Christ dans la sphère de l’humain général ou de l’humain supérieur, de le transformer en une possibilité humaine. Il cesserait alors d’être le centre authentique de l’histoire et il deviendrait un élément soumis à l’ambiguïté et à l’arbitraire, dans la cascade des événements temporels[81].

On voit en quel sens Tillich oppose ici le religieux et le profane. Il s’agit de l’opposition entre le transcendant et le purement humain. C’est en un sens différent qu’on a parlé plus haut des centres de l’histoire dans le domaine religieux (le cas du judaïsme, du parsisme, de l’islam) et du séculier moderne (le cas des Lumières, du socialisme, du nationalisme). Il s’agissait alors d’expressions particulières (ou d’incarnations) de l’unique centre inconditionné. Il y a quelque chose de divin dans chacun de ces centres, ce qui en fait des sources lumineuses d’espérance pour ceux et celles qui vivent cette histoire. Par ailleurs, ces centres particuliers (conditionnés) ne sont pas absolus. Ils doivent être soumis au critère, au jugement de l’unique centre inconditionné. Cela vaut dans le cas du domaine religieux autant que dans celui du séculier. C’est le propre du mouvement prophétique en Israël de contester les déviations de la religion par rapport à l’alliance originelle du Sinaï.

À propos de la transcendance du centre de l’histoire, Tillich précise encore qu’il ne suffit pas d’un enseignement transcendant. Il ne suffit pas que le Christ proclame une justice supérieure à celle des scribes et des pharisiens (Mt 5,20). Il importe surtout que la réalisation de cette justice apparaisse concrètement dans l’histoire. Il faut pour cela que le Maître qui proclame et enseigne soit lui-même porteur d’un être nouveau, de la justice nouvelle qu’il proclame. La transcendance, l’autorité de ses paroles, la puissance de ses actions apparaîtront alors comme les fruits et les témoins de l’être nouveau qui le constitue :

Au centre de l’histoire doit donc se trouver, non pas le lieu de l’exigence, mais celui de l’accomplissement. Un être plein de sens doit être le principe du sens du temps. L’apparition du transcendant, non seulement comme exigence mais aussi comme être, comme “accomplissement anticipé” constitue l’histoire. Le Christ est une réalité sacramentelle. Il ne se contente pas de proclamer un sens transcendant[82].

Cette insistance sur l’être du Christ comme centre qui donne sens à l’histoire est elle-même commandée par l’exigence d’une conception non supranaturaliste (non autoritaire) de l’histoire du salut. Car si la nouveauté apportée par le Christ était simplement de l’ordre de l’enseignement doctrinal (par exemple, la révélation du Dieu trinitaire), cela serait un enseignement extérieur d’ordre surnaturel, qu’on devrait accepter en raison de l’autorité du maître qui le propose. Il en va tout autrement s’il est question de l’être même du Christ qui nous est communiqué par grâce. Car alors nous faisons en nous-mêmes l’expérience de cet être nouveau qui est proclamé :

Celui qui proclame est porteur d’une communication dont la vérité est assurée par le témoignage oculaire indubitable, au sens d’une expérience. La proclamation transcendante n’apporte rien de tel, sauf si le proclamateur est porteur d’un être à partir duquel il témoigne puissamment de ce qui ne se laisse jamais communiquer de manière intellectuelle, et de ce qui ne se manifeste qu’en faisant participer à l’être à partir duquel il parle. La négation d’un être comme centre donneur de sens de l’histoire conduit nécessairement à une compréhension autoritaire qui n’est rien d’autre qu’une version intellectuelle de la conception légaliste[83].

À la fin de l’article, la même idée est reprise sous la forme de la corrélation entre question et réponse. Et là apparaît tout aussi clairement comment se trouve écartée la conception supranaturaliste. La question est celle du centre de l’histoire. Quant à la réponse, elle ne consiste pas dans l’indication d’un fait surnaturel, survenu autrefois, qu’il nous faudrait accepter dans la foi. Elle réside plutôt dans une expérience que nous faisons aujourd’hui même. C’est l’expérience de l’être nouveau, auquel nous nous ouvrons dans la foi, qui nous transforme en nous vivifiant. En tant que centre de l’histoire, cet être du Christ est puissance de sens qui surmonte la puissance du non-sens. Par le fait même qu’il nous est communiqué, il nous donne également de participer à l’histoire nouvelle qu’il instaure dans le monde :

On ne peut répondre à ces questions [du centre de l’histoire, de son lieu, de son sens, de sa figure] en renvoyant à un fait, soit dans la foi, soit dans la connaissance, mais en accueillant un être qui a la puissance de constituer une histoire qui peut devenir la nôtre. La question christologique est celle du Christ comme centre de l’histoire qui nous saisit. Elle n’a rien à voir avec la question — du reste sans réponse — des faits historiques au moyen desquels est apparu dans l’histoire l’être donnant sens, le sens perçu dans le Christ. La tâche consiste plutôt à faire voir cet être en renvoyant à la puissance concrète et donatrice de sens qu’il contient, en tant que puissance qui surmonte fondamentalement la menace de l’absurde. Le problème christologique devient ainsi le problème le plus immédiat de notre existence actuelle, qui se trouve dans l’histoire et qui est définie par l’histoire[84].

Notre étude portait sur l’interprétation non supranaturaliste de l’histoire du salut chez Paul Tillich. Au terme de ce parcours, trois conclusions se dégagent. 1) D’abord, l’histoire du salut n’est pas une histoire parallèle, une histoire divine superposée à l’histoire humaine. Il s’agit plutôt de la profondeur divine de l’histoire, pour autant que celle-ci repose sur un fondement inconditionné de sens, permettant de surmonter toute menace de non-sens. C’est par là que l’histoire peut se maintenir, subsister comme telle, puisqu’elle est essentiellement une réalité de sens. Ainsi toute histoire est-elle histoire du salut. Cette première conclusion est de l’ordre de la philosophie de l’histoire. Tillich en parle comme de l’interprétation générale de l’histoire. 2) Quant à l’interprétation chrétienne de l’histoire, elle fait référence à un moment particulier, concret, de l’histoire, qui est l’événement Jésus-le-Christ en tant que centre de l’histoire, un centre conférant le sens de toute l’histoire. Or là encore, cet événement ne peut être conçu de façon supranaturaliste, comme un bloc isolé, comme un aérolithe descendu du ciel. Il s’agit plutôt de l’irruption (de la révélation) du sens profond de l’histoire dans une vie humaine. 3) Enfin, si nous considérons l’aspect existentiel de la question, la conscience historique religieuse du croyant, qui s’exprime dans la corrélation question-réponse, il faut éviter là aussi l’interprétation supranaturaliste, qui conçoit la réponse comme venant du ciel, à l’extérieur de nous, à un moment particulier de l’histoire passée. Car la question et la réponse sont toutes deux immanentes à la conscience religieuse. Celle-ci soulève la question du sens de l’histoire, et elle perçoit la réponse christologique dans l’expérience intime qu’elle fait de l’être nouveau, communiqué par le centre (christologique) de l’histoire.