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Professeur émérite de l’Université Paul-Verlaine (Metz), Pierre-Marie Beaude est l’auteur d’une oeuvre littéraire importante, qui s’enrichit encore régulièrement de nouveaux titres[1]. Avant cette aventure dans le domaine de la littérature et en parallèle avec son travail d’écrivain, Beaude a aussi produit des travaux importants dans le champ de l’exégèse biblique et de la théologie. De son Jésus oublié (Paris, Cerf, 1977) à ses études sur le christianisme ancien (Premiers chrétiens, premiers martyrs, Paris, Gallimard, 1993), en passant par son ouvrage sur L’accomplissement des Écritures (Paris, Cerf, 1980), ce bibliste de formation a érigé une oeuvre tout à fait originale, située au confluent notamment de l’exégèse, de la science historique, des sciences du langage, des études littéraires, de la psychanalyse et bien sûr de la théologie. Il s’agit d’une oeuvre marquée du sceau de l’interdisciplinarité, qu’on pourrait rapprocher de celle d’un Michel de Certeau : la rigueur de la pensée s’allie à une liberté et à une capacité d’invention peu compatibles avec les clôtures disciplinaires ou encore les « styles imposés ». La lecture du livre d’hommage consacré à Pierre-Marie Beaude, paru en 2010, pourra donner une idée du large écho que ses travaux ont reçu[2].

Annoncé et promis depuis longtemps par son auteur, le livre Saint Paul, l’oeuvre de métamorphose ne décevra pas les lecteurs qui connaissent déjà le type d’approche privilégié par Pierre-Marie Beaude. Cet ouvrage imposant (plus de quatre cents pages) désarçonnera sans doute les autres lecteurs, étourdis par l’étendue et la diversité des sources, la complexité et la multiplicité des plans d’analyse. Toutefois, il réussira assurément à emporter leur adhésion à terme, pour autant qu’ils consentent à s’engager dans une véritable aventure de la pensée. Ils seront aidés par le caractère pédagogique de l’ouvrage : celui-ci est organisé autour d’un principe structurant (l’idée de métamorphose) et est formé de chapitres qui se terminent tous par une section récapitulative qui résume les résultats acquis.

Dès les premières lignes de son livre, Pierre-Marie Beaude évoque la genèse de son projet : « J’ai longtemps nourri le projet d’écrire, sans autre souci, un livre qui sélectionnerait dans le corpus paulinien quelques grandes entrées socio-anthropologiques telles que le corps, la langue, les appartenances, l’autorité, la légitimation du pouvoir, l’utilisation du texte sacré. Puis l’idée m’est venue que peut-être quelque chose organisait l’ensemble, quelque chose qui donnait comme un liant à la pensée de l’Apôtre » (p. 15). Relisant les épîtres en essayant de trouver, non pas un « thème central », mais une sorte de « principe organisateur » servant de « liant » à l’oeuvre de saint Paul, Beaude a alors été frappé par « la présence insistante du vocabulaire du corps » : « […] corps individuel, corps collectif, corps souffrant, corps parlant, corps délirant, corps appelé à la transformation avec et dans le grand corps du cosmos » (p. 15). Et du corps, il est arrivé à la métamorphose. Au-delà même du recours au vocabulaire de la métamorphose, la référence à un « principe métamorphique » s’est imposée à lui comme clef de lecture possible de l’oeuvre paulinienne, et ce sont les résultats de cette lecture que l’ouvrage de Pierre-Marie Beaude nous livre d’une manière à la fois fort érudite et séduisante.

Le premier chapitre, intitulé simplement « Métamorphose » (p. 13-34), propose quelques éclaircissements préalables touchant le vocabulaire et la notion de métamorphose. L’auteur précise qu’il prête au terme « métamorphose » un sens assez extensif, débordant le domaine de la physique pour toucher aussi l’esthétique, la rhétorique, la logique et l’éthique (p. 27). Ce chapitre se termine par une courte mais décisive réflexion sur les rapports entre la logique métamorphique et la logique institutionnelle de fondation. Je reviendrai sur cette question, qui occupe une place particulière — me semble-t-il — dans le parcours de pensée proposé par Beaude.

Dans le chapitre deux, intitulé « Un corps parlant » (p. 35-66), Pierre-Marie Beaude montre l’importance du corps chez saint Paul. Il serait notamment possible de déceler une véritable esthétique du corps dans l’oeuvre paulinienne, où le corps apparaît à la fois comme un objet de rebut et un objet de gloire. Les questions de la circoncision et de la glossolalie sont l’occasion de belles analyses sur le « corps marqué » et le « corps parlant ».

Le chapitre trois permet de lier expressément et plus directement les notions de corps et de métamorphose (p. 67-85). Beaude insiste sur la richesse du vocabulaire de métamorphose dans les lettres de Paul. Deux textes retiennent spécialement l’attention de l’auteur : un passage de la première lettre aux Thessaloniciens sur « l’ascension des corps mortels » (1 Th 4,13-18) et un passage de la première lettre aux Corinthiens sur la Résurrection (1 Co 15). On est en présence, dans les deux cas, d’une métamorphose des corps et d’exemples suggestifs de la pensée métamorphique de saint Paul.

Le long chapitre quatre, intitulé « Voyage aux limites du corps » (p. 87-133), reprend le dossier ouvert par l’oeuvre classique d’Albert Schweitzer sur la mystique de saint Paul[3]. À prime abord, ce chapitre peut sembler un peu étranger à la problématique générale de l’ouvrage. À vrai dire, il nous conduit au coeur même de la question du corps et de ses enjeux institutionnels. Par l’examen de la mystique, Pierre-Marie Beaude cherche à voir s’il n’y aurait pas un lien entre la notion paulinienne d’« être en Christ » et la « mystique d’union à la divinité par le moyen de l’initiation des cultes et religions à mystères » (p. 87). Or, ce qui frappe, à l’analyse, c’est plutôt l’écart entre les deux perspectives, lisible notamment quand on examine le statut des rites. Beaude insiste sur le fait que « les rites n’avaient pas la même importance dans les cultes orientaux et chez Paul. Ceux des “mystères” singularisaient une élite d’initiés parmi l’ensemble de ceux qui pratiquaient la religion de la cité. Chez Paul, les “rites” étaient offerts à tous les croyants » (p. 105). D’où la « démocratisation des mystères » opérée par saint Paul : « […] tous étaient appelés à progresser vers une connaissance toujours plus approfondie du mystère, essentiellement centré sur la mort rédemptrice du Christ “pour tous les hommes” ».

En fait, « chose plus curieuse », relève Beaude, « les rites eux-mêmes ne semblent pas avoir eu une énorme importance dans la pensée religieuse de Paul » (p. 105). Cela est vrai autant du baptême que de l’eucharistie.

Chez Paul, « le baptême ne joue pas encore un rôle d’entrée, de rite d’agrégation et d’intégration à la communauté » ; en fait, ce qui frappe quand on lit les lettres de Paul, ce serait « la nette tendance à métaphoriser le geste du baptême » (p. 105). Comme dans ce passage de la lettre aux Romains : « Ignorez-vous que nous tous, baptisés en Jésus-Christ, c’est dans sa mort que nous avons été baptisés ? Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts pour la gloire du Père, nous menions nous aussi une vie nouvelle » (Rm 6,3-5). Beaude suggère même que « Paul mentionne directement le geste baptismal pour prendre ses distances avec lui » (p. 105), comme dans l’affirmation de la première lettre aux Corinthiens : « Dieu merci, je n’ai baptisé aucun de vous » (1 Co 1,14).

Pour ce qui est du repas, on peut observer la même prise de distance à l’égard d’une conception de type « mystérique ». Si le repas occupe, chez Paul, « une place décisive pour la construction de la communauté[4] », il serait abusif de le considérer comme un rite : pour Beaude, « il est douteux que Paul ait accordé une dimension cultuelle au repas » (p. 106). Beaude semble ici accepter les résultats de l’étude de Michel Quesnel sur cette question[5]. Je ne reprends pas ici les détails de l’analyse de Quesnel, s’appuyant principalement sur la rhétorique gréco-romaine, pour m’attacher à son point de départ et à ses conclusions. Quesnel pose d’abord clairement la question : « La théologie paulinienne permettait-elle d’attribuer une valeur cultuelle aux gestes plus tard devenus les sacrements de l’Église, tels l’eucharistie et éventuellement le baptême ? Ou au contraire est-il excessif de tirer argument de 1 Co 10,14-22 pour dire que l’eucharistie apparaît chez saint Paul comme “un authentique acte de culte”[6] ? » Prenant le contre-pied de la thèse de Simon Légasse[7], Quesnel note que le texte paulinien « n’emploie pas de vocabulaire proprement cultuel à propos du repas du Seigneur » et que son examen ne permet pas de « faire de l’eucharistie un véritable acte de culte » : pour Quesnel, « c’est précisément parce qu’elle n’en est pas un que le détour argumentaire par le culte juif est nécessaire ». Ainsi, conclut l’exégète :

Pas plus en 1 Co 10,14-22 que plus loin en 1 Co 11,17-34, Paul ne considère le repas du Seigneur comme un acte cultuel. En christianisme, le seul culte véritable est pour lui la vie chrétienne, dont le service de l’Évangile est un aspect privilégié. Paul reste, sur ce point, l’héritier de la pensée des prophètes puis des pharisiens, en la dépassant : pour eux, il n’y avait pas de sacrifice légitime sans pratique morale exigeante de la Tora ; pour lui, en Jésus-Christ, le seul culte légitime est la vie du témoin de l’Évangile au service de ses frères humains. Eucharistie, baptême et autres rites qui deviendront les sacrements de la vie chrétienne sont des célébrations essentielles à la vie des Églises, mais ce ne sont pas des gestes cultuels[8].

Beaude rappelle que les « repas communautaires étaient présents, à l’époque hellénistique, dans le milieu juif comme dans les cultes orientaux certes, mais aussi dans bien d’autres secteurs de la vie sociale : associations corporatives funéraires, religieuses », de telle sorte que « de véritables groupes d’entraide se constituaient ainsi […] dans le cadre d’une table chaleureuse » (p. 107[9]). C’est en fonction de cette construction de la communauté que le repas apparaît décisif chez Paul : communauté ouverte, puisque « tous sont appelés à former le corps du Christ, tous mangent et boivent au corps et au sang du Christ » (p. 107). Beaude ne manque pas de souligner le contraste avec le fait que « les repas […] pour le judaïsme visaient la pureté de la nourriture plus que l’unité du groupe. Il s’agissait d’abord de se mettre dans les conditions de consommer un repas selon les règles les plus strictes du pur et de l’impur » (p. 107).

Il y a là des acquis importants s’agissant de penser les conséquences « institutionnelles » de la pensée paulinienne du corps. Beaude les résume en quelques phrases : « […] les Églises nées de la prédication paulinienne ont pu être vues de l’extérieur comme des lieux d’initiation aux mystères, bref comme relevant d’un culte oriental. Mais c’est plutôt l’originalité de Paul qu’il faut souligner. Le mystère et la connaissance sont proposés à tous les croyants. Il n’y a pas de degrés parmi les initiés, et les gestes du baptême et du repas du Seigneur sont ouverts à tous » (p. 133). De telle sorte que, « ni totalement mystique, ni vraiment instituant, Paul cultive le paradoxe de former des communautés appelées à se construire sur une union quasi physique au Christ ». Il en découle « une grande plasticité » dans « l’organisation des communautés pour qu’elles restent au service de la métamorphose des croyants par leur foi en Christ » (p. 133). L’Église de Paul est en quelque sorte une « Église charismatique », pour reprendre la formule d’Hans Küng[10]. Par ailleurs, il est entendu qu’« il y a plus charismatique que Paul » (p. 233), comme ses adversaires « spirituels » ou « gnostiques » de Corinthe[11].

Le chapitre cinq, intitulé « Le corps de l’Autre » (p. 135-170), s’appuie sur les résultats de l’étape précédente et propose une critique d’une certaine utilisation de l’idée de « corps mystique » : « Le corps mystique appliqué à l’Église n’est pas paulinien, il n’est pas non plus deutéro-paulinien » (p. 137). Beaude montre comment la notion de corps mystique appliquée à l’Église appartient en fait à une certaine « configuration politico-religieuse » — où se trouvent liés le corps ecclésial, le corps scripturaire et le corps eucharistique — articulée autour du pouvoir clérical. Il montre aussi comment cette configuration politico-religieuse, mise en place au xiie siècle, a été remise en question, au moment de la Renaissance et de la Réforme, et remplacée par une « nouvelle disposition des savoirs et du croire » (p. 137).

La tentative d’institutionnaliser la pensée paulinienne remonte aux débuts même du christianisme et apparaît spécialement visible dans les Actes des apôtres. Le chapitre six, intitulé « Esthétique et métamorphose : Paul et Luc » (p. 171-214), décrit en quelque sorte les modalités de captation institutionnelle de la figure de Paul. C’est sous la forme d’une opposition entre l’esthétique paulinienne — rapportée au sublime — et l’esthétique « plus assagie » des Actes des apôtres que la dramatique est déployée. D’un côté, l’esthétique de Paul cherche à maintenir à distance l’espace/temps de l’Empire : « […] le temps chronique romain où s’inscrivent les événements de la grande histoire ne lui est d’aucune utilité pour dire l’Évangile. Le kairos tel que le conçoit l’Apôtre n’organise pas un “grand récit” qui prendrait la place de celui de l’Empire. Le kairos fait surplomb pour juger le temps chronique et les réalités du monde gréco-romain » (p. 212-213). De l’autre côté, l’esthétique « assagie » de Luc valorise l’espace/temps de l’Empire : « Les Actes se présentent comme un récit de voyage dans cet espace/temps, voyage qui se termine, de façon fort significative, dans la capitale, Rome » (p. 213). D’un côté, Paul désenchante le monde pour ne garder que le Christ ; de l’autre côté, Luc réenchante le monde : se méfiant des « métamorphoses païennes », il « rend visible dans les chaînes des événements historiques les progrès de la Parole grâce à l’action de ses acteurs conduits par l’Esprit » (p. 214).

De façon très fine, Beaude ne décrit pas le déplacement de la perspective de Paul à celle de Luc en termes de trahison ou de travestissement, mais comme une « transformation créatrice de la pensée de l’Apôtre » (p. 212). D’une certaine façon, la pensée paulinienne avait besoin de ce type de réception pour garder une certaine efficacité : « Luc a sans doute sauvé Paul de cette marginalité où l’eût relégué sa pensée de la métamorphose » (p. 212). Fût-elle incontournable et requise, cette réception n’en constitue pas moins une captation réductrice de la pensée de Paul, à laquelle celle-ci résiste fortement : « Réception nécessaire. Mais qui ne peut pas ramener dans les plis de son écriture cette pensée proprement paulinienne qui se tient sans cesse à distance, ou en réserve, de ce qui la détruit, à savoir la mise en place d’un corps social visible et institué, occupé à augmenter en importance » (p. 212). Pour Beaude, « le vrai lieu d’efficacité du kairos est chez Paul l’affirmation, modalisée par le croire, d’une métamorphose chrétienne par union au Christ » (p. 212).

C’est aussi à une forme d’intégration colonisatrice de Paul que les auteurs des deutéro-pauliniennes travaillent, poursuivant ainsi l’entreprise des Actes des Apôtres. Le chapitre sept, intitulé « Autorité, institution et métamorphose » (p. 215-241), s’attache à montrer comment se développe un « christianisme oublieux de la pensée métamorphique de l’Apôtre » (p. 239), consistant dans l’effacement de « l’érotique paulinienne » — l’érotique étant définie par Beaude comme « la relation de désir au corps autre » (p. 215). Chez Paul, cette « érotique » débouche aussi sur une « politique » : l’Apôtre est aussi un organisateur de communautés. Mais Beaude montre bien comment, dans le texte paulinien, le politique est travaillé par l’érotique, par le jeu du désir : « […] chez Paul, le sujet croyant s’instaure dans et par le désir. C’est par le désir que le sujet advient, si bien que toute politique qui poserait la loi et le commandement contre le désir serait contraire à son Évangile » (p. 217). Bref, le Paul qui organise les communautés n’oublie jamais le Paul qui désire, qui pense en fonction du sujet désirant. Pour Beaude, la posture de Paul se situe au « croisement de ces deux paramètres » (p. 217).

C’est sans doute cette tension même qui explique la manière dont Paul conçoit l’organisation des communautés : celle-ci se caractérise en effet par une grande fluidité et une grande souplesse. S’il y a bien des ministères répertoriés dans la communauté paulinienne, on n’est pas sûr d’avoir la liste complète. N’ayant pas recours au vocabulaire ministériel à sa disposition (juif et grec) — auquel il préfère le lexique ordinaire —, Paul ne parle pas de prêtre (hiereus) ou de lévite. Lui-même édifie son autorité d’apôtre en évoquant une « sorte de prééminence charismatique » (p. 230). Ce n’est pas que la communauté paulinienne soit sans loi : « Paul redresse les pratiques déviantes, instaure un ordre pour la pratique des repas communautaires (1 Co 11). Il destine à cette fin son cher Timothée pour rappeler « les principes de vie » tels que l’Apôtre les enseigne dans toutes les Églises (1 Co 4,17) » (p. 231). Toutefois, la communauté paulinienne ne repose pas sur un « système d’autorité juridique » : « […] le lien théorisé par Paul est celui d’une communauté appelée à imiter l’Apôtre (4,16), lui-même se donnant comme l’imitateur du Christ (11,1). Il se donne comme paradigme de la communauté. Paternité et imitation du père instaurent une filiation qui ne cristallise pas en instance gérante de l’autorité dans la communauté » (p. 231). Dit autrement, la communauté paulinienne repose sur un unique fondement, Jésus le Christ, et autour du lieu vide laissé par son absence et que nul n’est autorisé à investir à sa place : « Les apôtres sont des travailleurs au champ que Dieu cultive ou encore à la maison qu’il construit. Il n’y a pas d’autre fondement que celui que, par la grâce qui lui a été faite de devenir apôtre, il a posé : Jésus-Christ (3,11). Jésus-Christ ayant pris la place, nul apôtre ne saurait l’occuper. Elle ne revient ni à Apollos ni à Céphas ni à Paul » (p. 231).

La mise en place d’un « système de droit ecclésiastique » et le développement de « ministères plus organiques » ne pourront venir — et viendront effectivement — qu’après Paul, et en tension avec la pensée paulinienne. La faiblesse même de cette pensée, du moins au regard d’un processus d’institutionnalisation efficace, explique peut-être pourquoi les Églises fondées par Paul (Galatie, Corinthe, Philippes, Thessalonique) n’ont pas résisté à « l’usure du temps ». Pour traverser le temps, il fallait qu’une logique de fondation succède à une logique de métamorphose. Beaude décrit le résultat de cette évolution, aboutissant à « des structures plus fermes, objectivées non dans la personne de l’Apôtre, mais dans un droit légitimé autrement » :

Devenir corps du Christ n’est plus une oeuvre de métamorphose personnelle et collective dans l’espace de l’ekklèsia ; c’est l’ekklèsia elle-même qui objective le corps du Christ. Elle organise un droit d’Église, a des « experts » qui le gèrent en fonction d’une tradition établie plus que d’une inspiration prophétique. L’Absence/présence du Christ ressuscité et monté au ciel trouve en l’Église un corps sacramentel qui en est le signe visible (p. 235-236[12]).

Corps visible, trop visible, serais-je tenté de dire, au-delà de tout érotisme et de ce qui fait signe, dans le désir, vers l’Autre. On assiste alors au règne de l’obscène. Le visible occupe toute la scène, obstruant la béance, le lieu d’absentement du Corps du Ressuscité[13]. L’Autre s’y trouve nié. Il faudrait ajouter que l’ordre de la visibilité est aussi inscrit dans la logique de l’incarnation, et prescrit par elle : le christianisme doit produire des corps de substitution, il doit assumer une fonction de médiation… au sein de laquelle l’instance de l’Altérité sera préservée[14].

Le chapitre huit consacré à la « métamorphose des appartenances » (p. 215-241) approfondit les acquis des chapitres précédents, s’efforçant notamment de préciser la nature de la politique de Paul et son « utopisme ». Beaude reprend ici, en les développant et les redéployant autrement, les résultats de travaux qu’il a déjà publiés sous forme d’articles et qui ont suscité beaucoup d’échos. La radicalité et la nouveauté de la pensée de Paul sur les appartenances sont bien soulignées, comme l’est également la déconstruction paulinienne des logiques identitaires.

La question de l’identité est également au coeur du chapitre neuf consacré à la « métamorphose du lecteur » (p. 297-340). Beaude aborde à la fois la question de l’identité personnelle et celle du lecteur que fut Paul. Ici encore, il s’agit de voir dans quelle mesure le « code de la métamorphose » constitue un « principe organisateur de la pensée paulinienne ».

Ayant montré comme la pensée paulinienne de la métamorphose travaillait à « effacer les systèmes instaurateurs et instituants (périmètres ethniques et/ou religieux, lois, marqueurs d’identité) », Beaude reconnaît du même coup qu’elle « paraît peu apte à fixer des normes conduisant à l’instauration du sujet dans sa dimension personnelle, son rapport à un groupe institué et son rapport au monde » (p. 340). D’où la question : « […] comment décrire au plus près la façon dont Paul instaure le sujet sans trahir une pensée de métamorphose ? », question à laquelle le dixième chapitre de l’ouvrage est consacré (p. 341-388). Beaude aborde successivement l’exploration du moi dans sa dimension intérieure et l’exploration de sa place dans le monde. Tandis que la première section propose une belle analyse du traitement paulinien (très complexe) de la Loi, en dialogue notamment avec la pensée de Lacan, la seconde section est consacrée à la question de l’universel (toujours en lien avec la pensée métamorphique), en dialogue notamment avec les interprètes-philosophes récents de Paul (Badiou, Agamben, Taubes). Alors qu’il souscrit globalement au point de vue de Badiou sur l’invention paulinienne de l’universel, Beaude met en question l’idée d’un universel « producteur du Même ».

Fait un peu étrange, l’ouvrage de Pierre-Marie Beaude ne comporte ni introduction, ni conclusion. Je risque une hypothèse pour expliquer ce fait : peut-être cet ouvrage appartient-il lui-même à la littérature de métamorphose ? S’il est vrai que la métamorphose « contient l’idée d’évolution, qui procède non pas en ligne droite, mais par à-coups et noeuds[15] », ne peut-on pas y voir le style caractéristique de la réflexion de Beaude et la marque de son livre sur Paul ? Ce livre n’est-il pas, en ce sens, très paulinien ? La succession des chapitres, qui donne bien à voir le déploiement d’un « principe organisateur », apparaît aussi comme une série de coups de sonde, comme la mise en oeuvre d’un jeu complexe et incessant de renvois qui a pour effet d’empêcher « que le discours ne se fige en propos dogmatique, didactique, débrayé de toute marque d’énonciation subjective » (p. 393). C’est pourquoi le remarquable ouvrage de Pierre-Marie Beaude se termine — sans se terminer vraiment — par un court chapitre intitulé « Ouvertures » (p. 389-393). Le dernier mot sur saint Paul ne sera pas dit, il sera plutôt différé, reporté à plus tard, comme pour donner la chance au processus de métamorphose de continuer et de déjouer ainsi toutes les tentatives de captations ou de réduction au Même.

Au terme de son parcours, Beaude rappelle que Paul a été fortement marginalisé chez les Pères du ier et du iie siècle. « Préoccupés de discipline, de mise en place de structures stables », les Pères soulignaient volontiers « l’importance des rites identitaires ». Or, ce sont là, écrit Beaude, des « choses qui n’étaient pas dans l’horizon de la pensée métamorphique de l’Apôtre » (p. 390-391). Il fallut que des courants marginaux par rapport à la grande Église le « reçoivent » pour qu’il sorte enfin de son « effacement » (au profit du christianisme de Luc ou des Pastorales), pour qu’il fasse « retour dans les écrits de la grande Église » (p. 391). Mais le penseur de la métamorphose qu’est Paul continue de déranger, parce qu’il propose « une pensée d’antiphilosophe en quelque sorte, valorisant les itinéraires des sujets plus que les constructions de systèmes rationnels » (p. 389).

Dès lors, ce n’est qu’au prix d’une perte — radicale et définitive — que la pensée métamorphique de Paul pourra être reçue institutionnellement[16]. Mais l’effacement ou l’« oubli » de la pensée métamorphique (p. 239) — comme « l’oubli de l’être » chez Heidegger — n’est jamais total, et cette pensée est portée et transmise par cela même qui travaille à son effacement. Ce n’est pas le moindre mérite du fascinant travail de Pierre-Marie que d’avoir rappelé cet heureux destin de l’oeuvre de saint Paul.