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« Avez-vous lu les auteurs classiques de l’Antiquité grecque ? », demande le professeur à son étudiant. « Pas exactement », lui répond-il, légèrement embarrassé par cette question. Ici, dans cet exemple hypothétique mais plausible (qui n’est pas tiré de ce livre), la réponse de l’étudiant signifie en fait « Non ». Dans ce cas, le vague de la réponse évasive qui se retrouve dans le titre de l’ouvrage est délibéré, presque une figure de style, comme une manière astucieuse d’éviter d’admettre son ignorance sur un point. Le vague peut donc avoir certaines utilités ; il possède assurément une signification, voire une fonction. C’est précisément le but du troisième livre de Kees van Deemter, qui enseigne le génie informatique à l’Université d’Aberdeen, en Angleterre. À notre ère numérique particulièrement obsédée par la précision et le terme juste, il subsiste encore de nombreuses zones d’inexactitude et de vague, que l’auteur localise et explique pour nous, faisant appel à la logique symbolique et à la philosophie du langage.

La première partie de Not Exactly : In Praise of Vagueness montre à quel point le vague est présent et toléré dans notre vie quotidienne, dans notre façon de communiquer, dans nos perceptions. L’exemple du mètre étalon permet d’autres illustrations, comme la mesure (imprécise) du degré d’obésité, de niveau de pauvreté, de l’intelligence (p. 32). En réalité, des expressions courantes comme « en bonne santé », « article en bon état », « beau temps » (pour la météo) restent éminemment vagues. La deuxième partie est la plus riche en démonstrations sur la notion de vague. Ainsi, les définitions des couleurs et de leurs limites peuvent varier considérablement d’une personne à l’autre (p. 141). Dans une section précédente, les théories de Noam Chomsky, de Richard Montague et de quelques autres penseurs de la philosophie des sciences du langage sont convoquées successivement (p. 94). Ainsi, l’auteur articule la notion de vague avec celle d’ambiguïté, en utilisant en guise d’exemple le mot « Américain », qui peut prendre diverses significations du point de vue géographique et identitaire (p. 110). Plus loin, la troisième partie retrace l’histoire et les possibilités de l’intelligence artificielle dans le domaine du vague, puisque même les machines les plus sophistiquées peuvent donner en guise de résultats des données apparemment vagues, par exemple dans le domaine de la météorologie (p. 238). Enfin, des éléments des chapitres précédents sont récapitulés et annoncent la conclusion de cette recherche. D’une part, le vague reste souvent inévitable dans notre appréhension des choses les plus courantes, sans qu’on ne le note toujours (p. 279) ; par ailleurs, en étudiant les manifestations du vague dans presque n’importe quel phénomène, il faudrait également considérer d’autres aspects préalables, comme nos croyances (et j’ajouterais : « nos préjugés »), le contexte entourant le phénomène examiné, les diverses probabilités liées à nos interprétations, et aussi notre propre conception de la vérité (p. 287). Sans utiliser nommément ces deux termes, l’auteur appelle à tenir compte de la nuance et du doute en toute chose.

Bien que son propos soit exigeant, le style de Kees van Deemter est direct et généreux en exemples de toutes sortes. Des intermèdes sous forme de petits dialogues entre deux interlocuteurs sont utilisés pour illustrer certaines des propositions (p. 48, 59, 145, 196). Les étudiants de maîtrise et de doctorat en informatique, de génie, en linguistique et en philosophie analytique seront sans doute inspirés par ce livre, somme toute assez précis, sur la notion évanescente du vague.