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Écrivain latin, Boèce a dû attendre longtemps avant d’être reconnu comme un commentateur logique plus innovateur que ses contemporains hellénophones, tels qu’Ammonius. L’hypothèse de James Shiel, selon laquelle Boèce n’a que traduit littéralement et sans intelligence les gloses dans sa copie du texte grec, a gagné le suffrage d’un nombre étonnant de savants, en particulier ceux qui ont reçu une formation en philosophie grecque[1]. Henry Chadwick et, plus récemment, Sten Ebbesen ont présenté des arguments très puissants pour rejeter la conception de Boèce comme imitateur servile[2]. On peut également observer que, même dans son premier ouvrage de commentaire logique — la première édition, en forme de dialogue, du commentaire sur l’Isagoge — Boèce se réfère à Macrobe, un auteur latin qui n’aurait évidemment pas été cité dans une scholie grecque[3].

Ce qui est peut-être plus important, on peut faire un pas de plus et proposer qu’il y a eu un projet bien défini et innovateur autour duquel s’organisait tout le travail de Boèce comme traducteur, commentateur et présentateur de la logique. L’innovation de Boèce se doublait cependant d’un geste réactionnaire. Il tournait (en toute probabilité bien consciemment) le dos aux courants de pensée des deux grandes écoles néoplatoniciennes — celles d’Athènes et d’Alexandrie, qui, depuis plus d’un siècle à son époque, avaient tendance à platoniser la logique aristotélicienne — pour reprendre l’approche porphyrienne. Quoiqu’il fût l’élève de Plotin et son sectateur en matière de métaphysique, Porphyre voulait enseigner la logique de façon péripatéticienne en prolongeant la tradition d’Alexandre d’Aphrodise et d’Aristote lui-même[4]. Boèce semble avoir utilisé les commentaires de Porphyre comme source principale de ses exégèses et, dans ses monographies logiques, avoir aussi suivi Porphyre, ainsi que des auteurs aristotéliciens — Eudème, Théophraste et Thémistius[5]. Il n’avait rien à faire avec les détours platoniciens des commentaires logiques de ses contemporains grecs, tels que l’introduction d’une sémantique cratylienne dans l’exégèse du Peri hermeneias ou la lecture pythagoricienne des Catégories[6].

Grâce aux recherches d’Alain de Libera, on peut remarquer dans l’interprétation proposée par Boèce du passage le plus célèbre de l’Isagoge un exemple assez frappant de sa méthode porphyrienne. Tandis que les exégètes grecs de son temps lisaient le questionnaire de Porphyre sur les universaux[7] à travers la grille de la théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel, Boèce revient aux textes d’Alexandre d’Aphrodise qui étaient probablement eux-mêmes les sources de Porphyre[8]. Comme de Libera l’exprime : « […] contrairement à ses contemporains orientaux, Boèce est le seul qui s’efforce véritablement de lire Porphyre à la lumière d’Alexandre et de traiter l’Isagoge comme l’aboutissement d’un domaine de problèmes défriché par le philosophe d’Aphrodise[9] ». Dans les paragraphes qui suivent, je me focalise sur un aspect particulier de l’interprétation d’Alain de Libera — interprétation que, globalement, j’accepte et que je considère d’emblée comme mettant en lumière les lignes majeures de l’approche boécienne. Adoptant le terme d’Ian Mueller, de Libera caractérise le début de la réponse de Boèce au problème des universaux comme « abstractionniste », mais il explique que Boèce ajoute ensuite à cette solution des éléments qui ne sont peut-être pas très cohérents avec elle[10]. Toutefois, à la fin de sa vie, quand il écrivait sa Consolation de la Philosophie, Boèce a réussi, selon de Libera, à proposer, d’une façon claire et cohérente, une version améliorée de cette réponse. J’entrerai ci-dessous dans le détail de cette interprétation. Pour l’instant, je voudrais faire pressentir la nature de mon différend avec de Libera.

Selon de Libera, la réponse boécienne est une réponse abstractionniste. Mueller inventa le terme « abstractionnisme » pour caractériser une théorie du statut des objets mathématiques — soutenue par Porphyre, Ammonius et Jean Philopon — qu’il fait remonter à Alexandre d’Aphrodise. Pour un abstractionniste, les objets mathématiques — par exemple, une ligne — ne peuvent pas exister séparément de la matière. C’est le mathématicien qui, dans son esprit, les sépare de la matière ; en ce sens on peut caractériser les objets mathématiques comme séparables de la matière[11]. Au coeur de l’abstractionnisme se trouve donc ce que de Libera dénomme le théorème d’Aristote : « L’abstraction est une opération mentale qui consiste à concevoir comme séparées de la matière des choses qui pourtant ne sont pas séparées de la matière[12] ». De Libera croit qu’Alexandre a aussi appliqué cette théorie au statut des universaux, pour arriver à une théorie abstractionniste des universaux. Selon ce qu’il appelle le théorème d’Alexandre, « l’universel [qui est] dans tous [les particuliers] n’existe pas de la même manière qu’il est conçu[13] » ; en effet, comme la suite de son exposé le rend manifeste, ce n’est que dans la pensée que peuvent exister les universaux, quoiqu’ils dérivent, par le processus d’abstraction, de ce qui est commun dans les choses. On pourrait appeler cette théorie « abstractionnisme constructiviste », puisqu’elle soutient que c’est effectivement la pensée humaine qui construit les universaux, qui n’existent pas à proprement parler sauf dans l’esprit. Je préfère, cependant, nommer cette théorie « abstractionnisme neutre », parce qu’elle explique comment les pensées des universaux ne sont pas fausses, mais elle s’arrête là. On peut la mettre en contraste avec une théorie différente, que je dénomme « abstractionnisme réaliste », soutenant que ce n’est qu’en concevant les universaux que la pensée humaine saisit proprement la forme — ou similitude — par laquelle les particuliers appartiennent à telle espèce ou à tel genre. Les universaux possèdent ainsi une sorte de réalité, ambivalente et instable comme cette théorie elle-même. Malgré ses défauts du point de vue de la logique, la théorie de l’abstractionnisme réaliste peut, selon moi, nous aider à mieux comprendre la pensée de Boèce. J’essayerai de démontrer que, dans le commentaire de l’Isagoge, Boèce hésite entre les deux sortes d’abstractionnisme, tandis que dans la Consolation, il opte pour l’abstractionnisme réaliste et, pour expliciter et rendre stable cette sorte d’abstractionnisme, il recourt à un dispositif typiquement néoplatonicien.

Pour commencer, essayons de localiser précisément le texte qui nous concerne. Porphyre esquisse trois questions au sujet des universaux dont il évitera « de parler, parce qu’elles représentent une recherche très profonde » : si les universaux existent, ou s’ils ne consistent que dans de purs concepts ; s’ils sont des corps ou des incorporels ; et s’ils sont séparés ou dans les sensibles et en rapport avec eux[14]. Boèce, comme les autres commentateurs, ne s’abstient pas de donner sa réponse. Il décide de présenter d’abord un argument métaphysique contre les universaux (AMCU) ; ensuite, il répond à cet argument et finit par répondre aux trois questions de Porphyre, en se basant sur ce qu’il a établi. Quoique ce soit la réponse à AMCU qui nous intéresse, il faut comprendre AMCU lui-même, afin de pouvoir saisir la portée de la réplique boécienne. On peut représenter AMCU comme suit[15] :

  1. Soit les genres et les espèces existent vraiment, soit ils n’existent qu’en pensée et ne sont formés que par l’intellect. [Prémisse]

  2. Tout ce qui existe vraiment est numériquement un. [Prémisse]

  3. Rien qui est simultanément commun à plusieurs choses ne peut être numériquement un. [Prémisse]

  4. Les genres et les espèces sont simultanément communs à plusieurs choses. [Prémisse]

  5. Les genres et les espèces ne sont pas numériquement uns. [3, 4]

  6. Les genres et les espèces n’existent vraiment pas. [2, 5]

  7. Les genres et les espèces n’existent qu’en pensée et ne sont formés que par l’intellect. [1, 6 ; syllogisme disjonctif]

  8. Toute pensée est telle que, soit il y a quelque chose qui est le sujet de la pensée, soit il n’y a pas quelque chose qui est le sujet de la pensée. [Prémisse]

  9. Les pensées dans lesquelles existent les genres et les espèces ne sont pas de celles qui ont quelque chose qui est leur sujet. [6]

  10. Les pensées dans lesquelles existent les genres et les espèces sont de celles qui n’ont pas quelque chose qui est le sujet de la pensée. [8, 9 ; syllogisme disjonctif]

  11. Les pensées dans lesquelles existent les genres et les espèces sont vides et fausses. [10]

  12. Il est sans valeur de discuter des genres ou des espèces (ou des autres prédicables examinés dans l’Isagoge). [6, 11]

Boèce continue, en disant qu’il va proposer un argument « en accord avec Alexandre » pour résoudre le problème (quam nos Alexandro consentientes hac ratiocinatione soluemus). Dans la première phrase, il soutient que :

  1. Il n’est pas nécessaire […] que toute pensée qui dérive d’un sujet, mais qui n’est pas disposée comme le sujet, soit jugée fausse et vide (Non enim necesse esse dicimus omnem intellectum qui ex subiecto quidem fit, non tamen ut sese ipsum subiectum habet, falsum et uacuum uideri).

Boèce paraît donc avoir accepté AMCU jusqu’à (10). Il désire seulement rejeter l’établissement de (11) par (10). Il pourra donc répliquer à (12) qu’il vaut bien la peine de discuter des genres et des espèces : certes, ils ne sont pas des choses ((6) dit vrai), mais ils sont des pensées instructives (et non pas des pensées vides ou fausses). En bref, il semble se préparer à donner la réponse abstractionniste neutre. Mais, nous le verrons, il ne suivra pas ce chemin sans déviation.

La réponse comprend trois éléments : (A) = B, p. 164, l. 7-p. 166, l. 8 (§ 76-84) ; (B) = B, p. 166, l. 8-23 (§ 85-88) ; (C) = B, p. 166, l. 23-p. 167, l. 7 (§ 88). Dans la première partie (A), Boèce présente une théorie de l’abstraction. On trouve, dit-il, l’opinion fausse plutôt que l’intelligence quand on conjoint dans l’intellect des choses — par exemple, un homme et un cheval — qui ne peuvent pas être conjointes par nature. En revanche, si la pensée d’une chose dérive de l’abstraction, il se peut qu’elle ne soit pas comme la chose (non quidem ita res sese habet ut intellectus est) sans être pour autant fausse[16]. Il donne « l’exemple bien connu » de la ligne, qui est dans un corps, existe grâce à un corps (id quod est corpori debet, hoc est esse suum per corpus retinet) et ne peut pas subsister en séparation d’un corps. Tout de même, l’âme a la capacité de contempler la nature incorporelle de la ligne par elle-même, sans le corps auquel elle est conjointe[17]. « Personne ne dit », observe Boèce, « que nous considérons la ligne d’une façon fausse, parce que nous la comprenons dans notre esprit comme si elle était à part des corps, tandis qu’elle ne peut pas exister à part des corps ».

Dans la deuxième partie (B), Boèce fait entrer dans sa discussion à la fois les genres et les espèces, ainsi qu’une autre sorte d’abstraction, l’abstraction inductive :

Pour cette raison, quand les genres et les espèces sont conçus, on rassemble leur similitude à partir des singuliers dans lesquels ils sont — par exemple, la similitude de l’humanité à partir des hommes singuliers qui diffèrent les uns des autres. Quand cette similitude est conçue par l’âme et examinée véritablement, elle devient l’espèce ; et de la même manière, quand on contemple la similitude des espèces diverses, qui ne peut pas se trouver sauf dans les espèces elles-mêmes ou dans leurs membres individuels, elle produit le genre[18].

Boèce continue en décrivant les genres et les espèces comme des cogitationes (« concepts ») (Nihilque aliud species esse putanda est nisi cogitatio collecta ex indiuiduorum dissimilium numero substantiali similitudine, genus uero cogitatio collecta ex specierum similitudine), et en suggérant que la similitude, dont il vient de faire mention,

devient sensible quand elle existe dans les singuliers, et intelligible dans les universaux, et de la même façon elle reste dans les singuliers quand elle est sensible ; elle devient universelle quand elle est intelligée[19].

Pour terminer sa discussion, Boèce introduit (C), l’idée que l’universalité et la singularité sont dans un seul sujet, à l’instar d’une ligne qui est à la fois concave et convexe : ce sujet est « universel d’une façon quand il est conçu, et singulier d’une autre façon dans ces choses dans lesquelles il existe[20] ».

Selon de Libera, dans la partie (A) Boèce propose à l’AMCU une réponse abstractionniste qui utilise l’exemple de l’abstraction mathématique pour expliquer comment « tous les concepts dérivés des choses non conçues telles qu’elles sont disposées ne sont pas nécessairement vides et faux » (= (13) ; de Libera nomme cette position le théorème de Boèce), une réponse qui se fonde sur l’abstractionnisme d’Alexandre d’Aphrodise. Boèce, ajoute de Libera, « pourrait, en un sens, s’arrêter là[21] », et, de fait, cet interprète juge assez sévèrement les deux autres parties de la réponse. Selon lui, Boèce présente une théorie qui « au mieux […] peut être présentée comme une théorie affirmant que la saisie de l’universel n’est pas celle d’une propriété commune répétée en diverses choses, mais l’acte de rassembler plusieurs choses, de les classer ensemble, du fait que leurs natures sont essentiellement “la même”[22] ». Cette théorie, suggère de Libera, et la façon dont Boèce la présente sont assez mauvaises ; en fin de compte, l’évaluation de l’éminent historien français de la philosophie n’est guère plus favorable que celle du philosophe canadien Martin Tweedale, pour qui le mérite principal de la solution boécienne (« a confused, vague and disorderly piece of philosophical writing ») se trouve dans le fait qu’elle propose une terminologie suffisamment vague pour être utilisable par n’importe quelle théorie[23].

Je suggère, au contraire, que Boèce réalise dans la présentation de sa réponse une stratégie assez bien définie, mais ambiguë : il tente de suivre en même temps deux chemins, qui ne conduisent pas à la même destination.

Il faut d’abord remarquer que la structure de la première partie (A) de la réponse est étrange. On découvre une tripartition inégale. Dans la première section (A-i : B, p. 164, l. 7-p. 165, l. 8 [§ 76-79]), Boèce explique l’idée de l’abstraction mathématique ; dans la troisième section (A-iii : B, p. 165, l. 16-p. 166, l. 8 [§ 83-84]), il reprend son explication. Dans ces deux sections, l’exposé ne concerne nullement la question de l’universalité, mais plutôt celle pour laquelle les commentateurs (et, également, Ian Mueller) ont développé la thèse de l’abstractionnisme : la question de l’incorporalité. Certes, on pourrait dire qu’il existe un parallèle entre la thématique de l’incorporalité de la ligne conçue par abstraction mathématique et celle de l’universalité d’un certain particulier — Socrate, par exemple — conçue de la même façon. De ce parallélisme, cependant, Boèce ne souffle pas mot. Le but des (A-i et A-iii) est pourtant clair : il s’agit de démontrer (13), le principe qui nous autorise à rejeter (11), la conclusion de AMCU. (13) est la négation de

  1. Nécessairement, toute pensée qui dérive d’un sujet, mais qui n’est pas disposée comme ce sujet, est jugée fausse et vide.

Il suffit donc de trouver un exemple (même un exemple seulement possible) où une pensée qui n’est pas disposée comme son sujet n’est ni fausse ni vide, pour pouvoir nier (14) et affirmer (13). Or, quand nous concevons une ligne comme incorporelle, bien qu’elle ne puisse pas exister sauf dans un corps, notre pensée n’est pas disposée comme son sujet, mais notre pensée n’est jugée ni fausse ni vide[24].

Il est vrai que, dans la petite section intermédiaire (A-ii : B, p. 165, l. 9-16 [§ 80-82]), Boèce s’occupe des genres et des espèces. Il ne discute cependant pas du problème soulevé par AMCU — c’est-à-dire que les genres et les espèces, étant des universaux, ne possèdent pas l’unité nécessaire pour exister comme des choses et, s’ils n’existent pas, ne peuvent être conçus que de façon vaine et fausse. Plutôt, Boèce se concentre sur la question (suggérée par le questionnaire porphyrien) de l’incorporalité des universaux. Il utilise carrément l’idée de l’abstraction mathématique pour expliquer comment on arrive au concept universel incorporel d’une chose corporelle, en écartant d’elle ce qui est corporel. Toutefois, la manière dont Boèce s’exprime suggère un aspect de sa position qui ne s’accorde pas avec l’abstractionnisme neutre de la tradition alexandrinienne que la présentation dans A-i semble soutenir. Il dit que « si [l’âme] considère les genres et les espèces des choses corporelles, elle enlève des corps la nature des incorporels et la contemple seule et pure, comme en soi est la forme elle-même[25] ».

Quoique le contexte ne soit pas celui de l’universalité des genres et des espèces, mais de leur incorporalité, la perspective s’affiche clairement comme celle de l’abstractionnisme réaliste. Boèce suggère ici que le processus d’abstraction révèle la vraie nature de la chose contemplée — mais, il faut le souligner, Boèce n’indique nullement comment un tel processus est possible. Quelques expressions dans A-iii indiquent une pareille perspective. La pensée qui abstrait ce qu’elle contemple des choses dans lesquelles cela existe « non seulement n’est pas fausse, mais elle seule peut découvrir ce qui est vrai dans son caractère propre[26] ». Si l’on peut dire que la réponse abstractionniste neutre, telle que Mueller et de Libera la comprennent, veut établir qu’une pensée concevant les choses (qui ne peuvent exister sauf en tant que particuliers) comme universelles n’est pas fausse, Boèce semble ébaucher ici une réponse qui soutient qu’une telle pensée « non seulement n’est pas fausse », mais est la seule qui soit vraie.

La section (A) indique donc deux chemins différents que Boèce peut choisir dans sa réponse. Il a assez facilement réfuté AMCU et s’est ainsi mis en position pour donner une réponse abstractionniste neutre au problème des universaux. Pourtant, il a aussi suggéré une perspective différente, celle de l’abstractionnisme réaliste. En fait, Boèce ne choisit pas. Il suit les deux chemins : celui de l’abstractionnisme réaliste, à la fin de (B) et dans (C) ; celui de l’abstractionnisme neutre dans la majeure partie de (B) et dans sa réponse apparemment définitive au questionnaire de Porphyre.

Dans (B) Boèce s’attaque directement à ce problème du statut des genres et des espèces. Comme la citation ci-dessus (avec la note 18) le démontre, en général Boèce semble présenter une théorie qui, tout en utilisant le modèle de l’abstraction inductive plutôt que celui de l’abstraction mathématique, s’identifie approximativement à l’abstractionnisme neutre — avec la thèse selon laquelle chacun des singuliers d’une seule espèce possède une nature ou, comme Boèce l’appelle ici, une « similitude » qui ressemble exactement à la nature de n’importe quel singulier de la même espèce et selon laquelle la pensée qui rassemble ces similitudes constitue l’espèce, tandis que la pensée qui rassemble les similitudes des espèces constitue le genre. À la fin de la section (B), cependant, Boèce suggère qu’il ne s’agit pas seulement de la pensée universelle d’une similitude, mais d’une similitude qui elle-même devient universelle quand elle est conçue[27]. En d’autres termes, pour suivre l’analyse convaincante (et critique) présentée par de Libera, ce que Boèce cherche ici à dire « c’est qu’il y a dans les choses “quelque chose” qui peut être senti singulièrement en chacune et conçu universellement à part de toutes[28] ». La partie (C) prolonge cette approche, en insistant sur le fait que cette similitude est à la fois singulière (quand elle est sentie dans les choses) et universelle (quand elle est conçue).

Et Boèce d’affirmer avec assurance que « la question est ainsi résolue ». Il donne ensuite assez rapidement sa réponse au questionnaire :

Les genres et les espèces eux-mêmes subsistent d’une façon, mais ils sont intelligés d’une autre façon, et ils sont incorporels. Mais, quand ils sont joints aux choses sensibles ils subsistent dans les choses sensibles, mais ils sont intelligés comme subsistants en eux-mêmes et comme s’ils n’avaient pas leur existence seulement en d’autres choses[29].

La traduction que j’ai donnée de la dernière phrase souligne ce qui est tout de même évident dans le texte latin, soit que la formulation de la réponse insiste sur le fait que les genres et les espèces ne sont que des pensées qui ne subsistent véritablement que dans les choses particulières. Qui plus est, Boèce renforce cette idée par une mise en contraste de sa conclusion avec la position de Platon :

Mais Platon pense que les genres, les espèces et les autres ne sont pas seulement intelligés <comme> universaux ; en plus, ils existent vraiment et subsistent indépendamment des corps[30].

Dans cette mise au point de sa théorie, qui met en lumière la facticité des universaux, Boèce revient donc à un abstractionnisme qui risque même de ne plus mériter l’étiquette de « neutre », tant il fait ressortir son aspect constructiviste.

Pourquoi Boèce n’a-t-il pas le courage de ses convictions qui semblaient le diriger vers la version de l’abstractionnisme, tout à fait différente, que j’ai qualifiée de réaliste ? C’est peut-être parce qu’il se rendait compte que l’abstractionnisme réaliste est une théorie instable et ambivalente. L’abstractionniste réaliste prétend que c’est en saisissant l’universel que l’intellect comprend proprement la nature d’une chose. On peut donner deux interprétations de cette prise de position : une interprétation libre, selon laquelle il s’agit d’une nature singulière réelle que l’intellect comprend en utilisant sa manière de concevoir universellement ; ou une interprétation stricte, selon laquelle la nature de la chose est elle-même l’universel, mais d’une façon que l’intellect seul peut deviner. L’interprétation libre de l’abstractionnisme réaliste ne se distingue guère, cependant, de l’abstractionnisme neutre. En revanche, pour celui qui veut soutenir l’interprétation stricte, il ne suffit pas de rejeter AMCU en acceptant (1)-(10) et en rejetant (11) et (12) : on aura besoin de nier (6) et de pouvoir expliquer comment une chose peut être à la fois une et multiple. Évidemment, à cette époque, Boèce n’était pas à même de mener une telle entreprise.

Un des grands mérites de l’interprétation proposée par de Libera est de signaler l’importance du cinquième livre du De consolatione Philosophiae pour la compréhension de la solution boécienne du problème des universaux. De Libera soutient (avec raison, à mon avis) que, dans ces pages, écrites pendant les derniers mois de sa vie, Boèce lui-même commence à transformer sa « mauvaise théorie mal formulée » en « bonne théorie bien formulée[31] ». De Libera se penche sur un passage très intéressant et fréquemment négligé, où la Philosophie essaie d’indiquer à Boèce les capacités cognitives inconcevables de l’intelligence, en faisant la distinction entre deux niveaux de connaissance qu’il a lui-même éprouvés : l’imagination et la raison[32]. Si l’on accepte, selon mon analyse, que l’argument du commentaire se compose de deux éléments mal assortis, dont l’un est l’ébauche, incomplètement formulée, d’une solution « abstractionniste réaliste », on en trouvera que plus évidemment dans la Consolation sa version perfectionnée.

On trouve l’argument suivant dans la Consolation[33] :

  1. Les futurs contingents ne sont pas certains [incerti sunt exitus]. [Prémisse]

  2. La prescience porte sur ce qui est certain. [Prémisse implicite]

  3. Si Dieu prévoit les futurs contingents, il les prévoit comme s’ils étaient certains. [16]

  4. Si Dieu prévoit les futurs contingents, il les juge être autres qu’ils ne sont (certains, quand ils sont en réalité incertains). [17, 15]

  5. Seuls les jugements qui se conforment à la disposition des choses constituent la science.

  6. Il n’y pas de prescience divine ; il est impossible que Dieu connaisse les futurs contingents. [18, 19].

Remarquons la similarité entre (19) et (14), ce dernier étant le principe que Boèce veut renverser dans son commentaire en citant l’idée de l’abstraction mathématique — on pourrait les nommer tous les deux « principes du réalisme ». Pourtant, dans la Consolation, Boèce ne fait nullement appel à l’abstraction mathématique mais au principe des modes de connaissance — un principe qui provient du néoplatonisme de Jamblique[34] : tout ce qui est connu n’est pas compris selon sa puissance, mais bien plutôt selon les capacités de ceux qui le connaissent[35]. Boèce fonde sur ce principe un système de relativisation de la connaissance, selon lequel on distingue entre les niveaux de connaissance (l’intelligence, la raison, l’imagination, les sens). Pour chaque niveau, il y a un objet propre de la connaissance — par exemple, l’objet propre de la raison est la forme abstraite, et l’image est celui de l’imagination[36].

Comme l’abstraction mathématique, le principe des modes de connaissance permet au philosophe (voire à la Philosophie) de soutenir qu’une pensée est vraie sans être disposée comme son sujet, mais il arrive à cette conclusion par un chemin plus tortueux et plus fécond. Selon le principe des modes de connaissance, la vérité doit être toujours multiple, hiérarchisée sur des niveaux qui correspondent à ceux de la connaissance. Considérons, par exemple, un sujet X. On ne doit pas affirmer que « X est f », mais plutôt que (I) selon les sens, qui jugent par l’intermédiaire r, X est f, et (II) selon l’imagination, qui juge par l’intermédiaire s, X est g, et (III) selon la raison, qui juge par l’intermédiaire t, X est h, et (IV) selon l’intelligence, qui juge par l’intermédiaire u, X est ; et, en plus, il faut affirmer que la vérité d’un niveau supérieur contient celles des niveaux inférieurs — par exemple, la vérité des niveaux (I, II et III) est comprise dans le niveau (IV). Armé de ce système, Boèce aurait assez facilement pu faire face à AMCU, sans être contraint d’accepter (1)-(10). Il aurait pu admettre que (2) — la condition que tout ce qui existe soit numériquement un — s’applique aux vérités des niveaux (I) et (II), les vérités basées sur la perception sensible — mais que (2) ne s’applique pas aux vérités des niveaux supérieurs, fondées sur la raison ou l’intelligence. L’erreur du défenseur d’AMCU, aurait-il pu observer, est de traiter comme sujet des sens ou de l’imagination ce qui ne peut être que l’objet de la raison.

Reste, pour l’interprétation proposée ici, un problème. Selon moi, on trouve déjà, dans le commentaire, une tendance (entre d’autres) vers la solution ouvertement néoplatonicienne indiquée dans la Consolation. En revanche, c’est Boèce lui-même qui caractérise son raisonnement dans le commentaire comme « en accord avec Alexandre » — c’est-à-dire, en accord avec le prince des péripatéticiens. Qui plus est, à la fin de cette présentation il déclare qu’il a suivi « l’opinion d’Aristote », non pas parce qu’il la préfère aux autres opinions, mais parce que l’Isagoge sert d’introduction au livre aristotélicien des Catégories[37]. Néanmoins, il n’est pas nécessaire d’abandonner l’interprétation que j’ai suggérée. Sans aucun doute, Boèce utilisait des matériaux alexandriniens en formulant sa réplique à l’aporie qu’il s’est efforcé de dissoudre avant de répondre au questionnaire de Porphyre et, en effet, pendant la plus grande partie de ce texte, incluant la section finale où il répond au questionnaire — immédiatement avant sa « profession de foi aristotélicienne » —, il soutient une version de l’abstractionnisme neutre. Il est cependant presque certain qu’en même temps qu’il se consacrait à son projet de traduire et d’exposer la logique aristotélicienne, Boèce approfondissait sa connaissance des textes néoplatoniciens qui allait informer les opuscules sacrés et la Consolation. Il est tout à fait vraisemblable que, en rassemblant les éléments d’une solution alexandrinienne au problème des universaux, Boèce se soit laissé influencer dans une certaine mesure par cette manière de penser tout à fait différente. On peut donc conclure que la célèbre réponse boécienne est à la fois l’illustration de sa fidélité sous-jacente à Porphyre, Alexandre et Aristote, et en même temps une de ses rares déviations par rapport à cette tradition en matière de logique[38].