Corps de l’article

I. Introduction

En guise de présentation de la nouvelle édition et de la traduction française inédite du début de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium[1] (= LISPor) offertes dans l’article qui suit[2], nous voulons mettre en lumière comment, en lien aussi constant que critique avec principalement l’In « Isagogen » Porphyrii Commentorum Editio secunda (= In Isag.2)[3] de Boèce, Abélard a développé, quant aux universaux ou, plus précisément, quant aux noms universels, une théorie trifide de la signification dont l’exacte compréhension, au sein de son « platonisme » — étonnamment mais résolument — dérivé d’un passage « autoritaire » du grammairien Priscien (Institutions grammaticales, XVII, 6, 44)[4], constitue la clef de voûte d’une juste interprétation de sa doctrine, à la fois originelle et originale, de l’intellection et de l’abstraction.

Pour permettre de situer clairement le survol textuel qui va suivre (section II) et qui vise à faire ressortir la cohérence intrinsèque de l’exégèse abélardienne du complexe porphyro-boécien relativement aux thèmes ciblés dans notre intitulé, voici d’abord un aperçu structurel du document présenté ici :

Plan schématique de l’exposé sur les universaux dans la Logica « Ingredientibus » sur l’Isagoge de Porphyre (les numéros de paragraphes renvoyant à l’édition et à la traduction ci-dessous) :

  • Prolégomènes, lemmes porphyro-boéciens et explications littérales (incluant la version boécienne du célèbre questionnaire en triptyque de Porphyre sur les genres et les espèces, auquel Abélard ajoute nommément une quatrième question) (§ 1-20 ; éd. Geyer, p. 1, l. 3-p. 9, l. 11).

  1. Universaux : réalités (res) ou mots (uoces) ?, selon les textes faisant autorité (§ 21-24 ; éd. Geyer, p. 9, l. 12-p. 10, l. 9).

  2. Présentation et réfutation des doctrines réalistes (§ 24-37 ; éd. Geyer, p. 10, l. 9-p. 16, l. 18).

  3. Universaux (noms universels), intellection et signification (§ 38-61 ; éd. Geyer, p. 16, l. 19-p. 24, l. 37).

  4. Abstraction et statut (§ 62-68 ; éd. Geyer, p. 24, l. 38-p. 27, l. 34).

  5. Réponse finale aux trois questions de Porphyre et à la quatrième question ajoutée par Abélard (§ 69-75 ; éd. Geyer, p. 27, l. 35-p. 30, l. 5).

  6. Bilan et synthèse (en référence à la stratégie argumentative de Boèce) (§ 76-80 ; éd. Geyer, p. 30, l. 6-p. 32, l. 12).

Une fois cette vue d’ensemble acquise, l’analyse approfondie de trois points doctrinaux unis entre eux et directement liés à notre thématique amènera à nuancer, voire à rectifier, certaines vues de l’historiographie récente (section III), avant une conclusion (section IV) qui tâchera d’opérer la synthèse des résultats des deux démarches complémentaires de cette étude.

II. Survol textuel

Peut-être rédigé dès 1117, le Super Porphyrium qui ouvre la Logica « Ingredientibus » — achevée, elle, avant 1121 — est le premier grand commentaire logique d’Abélard et le lieu où il s’est exprimé de la façon la plus étoffée sur la question, à la fois traditionnelle et alors fort controversée, des universaux[5]. Un simple coup d’oeil sur le texte et l’apparatus fontium de notre édition de la Logique « Pour les débutants » : Sur Porphyre[6] d’Abélard permet de remarquer la présence du Second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre de Boèce, comme source d’information ou pôle de discussion, depuis les « Prolégomènes » (LISPor, section 0) jusqu’au « Bilan » (LISPor, section VI). En particulier (§ 18), après avoir rappelé les questions de Porphyre en reprenant de façon abrégée la traduction latine qu’en avait donnée Boèce[7], les avoir expliquées brièvement par le truchement d’un condensé des paraphrases boéciennes elles-mêmes[8] — sans se priver d’en formuler deux autres « se maintenant autour d’elles », syntagme porphyrien dont une interprétation alternative lui permet d’ajouter nommément une quatrième question insistant sur « la signification de l’intellection » —, Abélard transpose (LISPor, section I, § 21) sur le plan du langage l’apparent dilemme par lequel s’ouvre l’aporie des universaux chez Boèce[9] — elle-même calquée sur la première fourche du questionnaire de Porphyre[10] —, énumère dialectiquement (§ 22-23) les « autorités » qui semblent attribuer aux réalités ou bien aux mots les propriétés de l’universel, réfute (LISPor, section II, § 24-37) comme le Boèce aporétique la possibilité d’un universel qui serait une réalité[11] (mais cette nouvelle réfutation correspond à l’état du débat au xiie siècle et critique implicitement certaines thèses boéciennes telle, § 25, celle du sujet unique[12]), puis — mutatis mutandis toujours selon la manière boécienne[13] — achève (LISPor, section III, § 38-44) l’aporie en envisageant et en mettant en crise la possibilité de l’universel considéré en tant que mot constituant une intellection, avant de solutionner (LISPor, sections III, § 45-61, et IV, § 62-68) par une doctrine de la triple signification et une théorie de l’abstraction qui, tout en tenant compte de ses exigences[14], étoffent et renouvellent le point de vue boécien[15], incluant celui sur la réponse finale à donner (LISPor, section V, § 69-75) à l’ensemble du questionnaire porphyrien[16], maintenant entendu de manière quadrifide.

Il s’agit donc globalement de la stratégie de Boèce relativement aux universaux, à cela près qu’Abélard demeure irrémédiablement contre la possibilité de l’existence d’une réalité universelle et que, en revanche, il se fait personnellement le défenseur exclusif de la possibilité du mot universel et de l’intellection saine que ce mot peut engendrer dans l’esprit de l’auditeur qui l’entend proférer. Sitôt conclut aporétiquement que « les universaux semblent totalement étrangers à la signification » (§ 44), cette défense se met en branle (§ 45) par l’énoncé synthétique des trois aspects centraux de sa doctrine de la signification des universaux (1. les noms universels « signifient d’une certaine manière par nomination les diverses réalités » ; 2. les noms universels constituent « une intellection » ; 3. cette intellection n’en est pas une « surgissant de ces <diverses réalités>, mais se rapportant à <elles> une à une »), par l’illustration de ces trois aspects (« Comme ce mot “homme” et nomme <les hommes> un à un à partir d’une cause commune, à savoir qu’ils sont hommes, par laquelle il est dit “universel”, et constitue une certaine intellection commune, non pas propre, à savoir se rapportant aux <hommes> un à un dont elle conçoit une similitude commune ») et par la formulation (§ 46) des trois questions directrices qui vont permettre de les développer : « à savoir [Q.1] quelle est la cause commune selon laquelle un nom universel est imposé et [Q.2] quelle est la conception commune de l’intellection de la similitude des réalités et [Q.3] si le vocable est dit “commun” par la cause commune dans laquelle les réalités s’accordent ou par la conception commune ou par l’une et l’autre simultanément ».

La réponse (§ 47) à la première question directrice est sans doute la page la plus célèbre d’Abélard, celle où, pour expliquer l’attribution des noms universels aux réalités singulières, il expose sa théorie du statut (par exemple, pour le « statut d’homme », l’« être homme »), lequel n’est pas une chose tout en étant la cause de l’imposition d’un nom universel aux divers membres d’une espèce (comme « homme » à chacun des hommes) ; une théorie centrale donc, mais dont le sens ne peut s’éclairer que par la suite du texte et un retour, que nous ferons à la section suivante, sur les difficultés suscitées par les leçons du manuscrit.

Et alors Abélard de déclarer (§ 48) : « Une fois mise au jour une signification des <noms> universels — à savoir <celle> relative aux réalités par nomination — et une fois montrée la cause commune de leur imposition, mettons au jour ce que sont leurs intellections, qu’ils constituent ». Il s’agit donc ici, subtilement, du passage de la première à la deuxième signification du nom universel, ainsi que celui de la première à la deuxième question directrice (énoncées au § 46). Pour Abélard (§ 50), bien que la sensation et l’intellection relèvent de l’âme, l’intellection, contrairement à la sensation, opère sans instrument corporel et n’a pas nécessairement besoin d’un « corps sujet » vers lequel s’orienter — c’est-à-dire d’« un corps à la base de son activité[17] » intentionnelle, pourrait-on dire —, car elle peut se contenter « de la similitude de la réalité, que l’esprit même se confectionne ». Toutefois — et c’est une singularité abélardienne mise en avant pour préparer la réponse à une exigence boécienne — « comme la sensation n’est pas la réalité sentie vers laquelle elle se dirige, ainsi l’intellection n’est pas la forme de la réalité qu’elle conçoit, mais l’intellection est une certaine action de l’âme […], tandis que la forme vers laquelle elle se dirige est une certaine réalité imaginaire et fictive, que l’esprit se confectionne quand il veut et tel qu’il veut ». Une réalité imaginaire et fictive — ontologiquement « ni substance ni accident[18] » — semblable aux « cités imaginaires » de nos visions oniriques ou — et c’est la première des trois occurrences de cette cruciale métaphore fabricatrice[19] — à « la forme de la structure à assembler que l’artisan conçoit <comme> modèle et exemple de la réalité à former » (on notera que le terme d’« imagination » est absent de la portion qui nous concerne de la LISPor, où, dans cette sphère, seuls ceux d’« imaginaire » et d’« image » sont présents : c’est l’esprit qui se forge la réalité imaginaire ; il faudrait donc peut-être nuancer une conception de l’évolution de la pensée d’Abélard dont la première étape serait caractérisée — en opposition à la troisième — par un important rôle positif accordé à l’imagination[20]). Abélard est bien conscient (§ 51) que sa position s’oppose à celle de ceux qui identifient la réalité imaginaire et fictive à l’intellection en s’appuyant sur Aristote qui, dans le traité De l’interprétation (1, 16a6-8)[21], considère que « les passions de l’âme qu’ils nomment, <eux>, “intellections” » sont des « similitudes des réalités ». On peut bien, selon Abélard (§ 52), qualifier l’intellection de « similitude » en tant « qu’elle conçoit ce qui est dit proprement “similitude de la réalité” », mais à condition de maintenir à bon droit la différence entre l’intellection et la « similitude de la réalité », cette dernière pouvant, comme l’« image du miroir », « avec vérité être dite n’être “rien” ».

Après avoir précisé (§ 53) — c’est son avis à l’époque de la LISPor[22], nonobstant la position d’Aristote[23] qu’il ne comprendra jamais vraiment[24] (faute d’accès direct aux textes[25]) — que l’intellection n’a « pas besoin d’image, quand est présente à elle la vérité de la substance », Abélard en vient à distinguer « les intellections des universaux et des singuliers » (§ 54) : l’intellection d’un « nom universel conçoit une image commune et confuse de nombreuses <choses> » — par exemple « quand j’entends “homme”, un certain modèle surgit dans <mon> esprit, <modèle> qui se rapporte ainsi aux hommes un à un qu’il est commun à tous et propre à aucun » —, alors que l’intellection « qu’engendre un mot singulier saisit la forme propre et pour ainsi dire singulière d’une <unique chose>, c’est-à-dire <une forme> se rapportant seulement à une <unique> personne » — en effet, « quand j’entends “Socrate”, une certaine forme surgit dans <mon> esprit, <forme> qui exprime la similitude d’une personne précise », et, partant, un tel vocable nomme « une <chose> singulière » tout en déterminant « une réalité sujette ». Au sein de ces distinctions, on reconnaît la notion de surgissement d’abord formulée plutôt énigmatiquement au début du développement sur la signification (§ 45), ainsi que le paramètre boécien de la res subiecta, c’est-à-dire la nécessité pour l’intellection d’avoir « une réalité à la base[26] ».

Mais (§ 55) comme c’est « dans cette argumentation sophistique par laquelle il montre que l’intellection des universaux est vaine[27] » — c’est-à-dire dans la dernière partie de l’aporie boécienne (In Isag.2, § 70) relative à l’intellection des genres et des espèces — qu’est introduite l’idée qu’il fallait à toute intellection « une réalité sujette », rien n’oblige Boèce à cautionner la vérité de cette thèse, même s’il utilise stratégiquement cette dernière pour créer une impasse dialectique. Malgré une telle remarque propre à le libérer du joug de la « réalité sujette », Abélard, dont toute la démarche précédente visait déjà tacitement à tenir compte de cette exigence boécienne sans adhérer au réalisme standard des universaux, suggère en fait d’« appeler “réalité sujette” à l’intellection » ou bien « la vraie substance de la réalité », lorsqu’elle est présente (la sensation et l’intellection, on l’a vu au § 53, agissent dans ce cas simultanément sur cette réalité concrète, singulière évidemment) ou bien, quand elle est absente, « la forme conçue d’une quelconque réalité », cette forme étant alors soit propre (comme la peinture d’un lion précis « blessé par le trait d’Hercule », tel — devrait-on savoir — le lion du Cithéron ou celui de Némée), soit commune « quant à la similitude qu’elle retient de nombreuses <choses> (à la manière d’une peinture faite — on peut il est vrai se demander comment, du moins nous qui connaissons les déboires de la « general Idea of a Triangle » de Locke[28] — pour « montrer la nature de tous les lions », en « représentant ce qui n’est le propre d’aucun d’eux »), mais une forme commune qui, en soi, est visée « comme une <unique> réalité » (anti-réalisme des universaux oblige).

Selon Abélard (§ 56), « l’autorité » et « la raison » semblent confirmer que « cette forme, à savoir celle vers laquelle l’intellection se dirige, […] le nom la signifie aussi » (par le vocabulaire qui l’exprime, l’idée que l’intellection se dirige vers une forme nous renvoie au § 50). Les paragraphes qui suivent (§ 57-60) ont pour fonction de prouver qu’il y a bien une autre — donc une troisième — signification du nom (entendons du nom universel, car c’est là seulement qu’il y a un véritable enjeu, comme l’expliquera, en guise de bilan, la « Justification du questionnaire de Porphyre », LISPor, § 76). L’autorité rectrice est celle du xviie livre des Institutions grammaticales[29] où, une fois expliquée l’attribution générale des noms universels aux réalités individuelles, Priscien a « ajouté une certaine autre signification <de ces noms universels> mêmes, à savoir relative à une forme commune », en écrivant qu’ils sont pour ainsi dire les noms propres des formes génériques et spécifiques — littéralement : générales et spéciales — des réalités qui ont d’abord existé « intelligiblement dans la pensée divine avant de sortir vers les corps ». Pour Abélard, qui pouvait connaître par ailleurs le Démiurge du Timée par la traduction latine partielle de Calcidius[30] et la présentation macrobienne de la théorie des Idées[31], « en ce lieu », c’est-à-dire dans ces bribes de platonisme grammatical, « il s’agit ainsi de Dieu comme d’un artisan s’apprêtant à construire quelque chose, <un artisan> qui préconçoit par <son> âme une forme exemplaire de la réalité à construire, pour qu’il oeuvre à la similitude de cette <forme>, qui alors est dite “procéder vers un corps” quand la vraie réalité est construite d’après la similitude de cette <forme> ». On notera que, dans cette lecture de ladite autorité priscianienne souvent reprise par Abélard[32], l’auteur de la Logique « Pour les débutants » : Sur Porphyre utilise habilement les ressources du platonisme, mais — et c’est là le tour de force — sans souscrire à son réalisme des universaux, pour répondre à l’obligation boécienne de la « réalité sujette », le tout en établissant, de façon claire bien qu’implicite, un parallèle entre Dieu comme artisan, ce dont il est ici (§ 57) question[33], et l’artisan humain, mentionné ci-dessus (§ 50) pour exemplifier le processus de l’âme en train d’intelliger, qui conçoit « la forme de la structure à assembler », en l’occurrence « une réalité imaginaire et fictive » (« que l’esprit se confectionne quand il veut et tel qu’il veut »), comme « modèle et exemple de la réalité à former ». Afin de bien comprendre le platonisme non standard du § 57, il faut remarquer que pour Abélard « la vraie réalité » est, en aval de l’étape « intentionnelle » décrite à la phrase précédente, celle dont la forme préconçue a effectivement procédé « vers un corps », c’est-à-dire la réalité qui a de fait été construite « d’après la similitude » de la « forme exemplaire de la réalité à construire », cette « forme commune », en amont, entendue comme forme générique ou spécifique (encore imaginaire et fictive) des vraies réalités (à venir). En affirmant ensuite que la « conception commune » — alias « forme commune », etc. — « est correctement attribuée à Dieu, non pas à l’homme, parce que ces oeuvres » — les vraies réalités, assurément, dont les formes exemplaires ont été concrétisées et auxquelles correspondent, indissolublement, « les statuts génériques ou spécifiques de la nature » — « appartiennent à Dieu, non pas à l’artisan <humain>, comme un homme, une âme ou une pierre <appartiennent> à Dieu, mais une maison ou un glaive à l’homme », Abélard donne à entendre trois distinctions qu’il précise immédiatement (§ 57-58) et qui se recoupent partiellement ou s’impliquent mutuellement.

Premièrement (en nous permettant dès à présent l’usage d’un vocabulaire créationnel que, pour sa part, Abélard diffère jusqu’au § 67 de la LISPor), il faut distinguer les « formes génériques et spécifiques des réalités » — qui préexistent intelligiblement dans la pensée divine avant l’acte de création — et les « statuts génériques et spécifiques de la nature » — qui, eux, n’existent qu’à partir de la création et sont des oeuvres de Dieu, à la fois distinctes (parce que non chosiques) et concomitantes (en tant qu’accompagnements obligés et, de facto, quasi symbiotiques) des vraies réalités (concrétisant leurs formes exemplaires), comme, bien comprise, le suggérait déjà la phrase, problématique philologiquement et très discutée doctrinalement, qui concluait la réponse à la première question directrice, celle relative au « statut » : « Nous pouvons aussi appeler “statut d’homme” » soit, selon une correction éditoriale, « les réalités mêmes statuées dans la nature de l’homme » soit, selon une autre correction possible du manuscrit (sans doute préférable dans cette perspective), « les réalités mêmes maintenant statuées par la nature de l’homme », en tout cas des réalités d’ores et déjà établies dont « celui qui a imposé le vocable a conçu la similitude commune » (§ 47)[34].

Deuxièmement, il faut distinguer les oeuvres de Dieu — qui seules représentent des « statuts génériques et spécifiques de la nature » et dont « les vocables » relèvent de la substance — et les oeuvres de l’artisan humain — qui n’étant pas oeuvres de la nature ne sont « ni genres ni <espèces> spécialissimes » et dont les vocables relèvent de l’accident : il y a donc un véritable fossé tranché entre le naturel et l’artificiel, si bien que les capacités artisanales de l’homme, qui peuvent métaphoriquement nous renseigner sur la dynamique de l’activité créatrice de Dieu, n’en possèdent bien sûr nullement l’efficace et ne nous en livrent pas, tant s’en faut — le point suivant l’illustre —, tous les secrets épistémiques.

Troisièmement, il faut distinguer, d’une part (§ 57), la « conception commune » des réalités d’abord seulement intelligibles, laquelle certes n’appartient qu’à Dieu, seul à avoir produit d’après elle les oeuvres concrétisant les « statuts génériques et spécifiques de la nature », dont les « conceptions par abstraction » sont également son apanage, parce que, comme Créateur, il connaît fondamentalement toutes choses avant même qu’elles n’existent et, partant, discerne parfaitement leurs statuts une fois qu’elles existent concrètement, c’est-à-dire a le privilège d’en avoir une « intelligence simple », donc une « vraie intelligence » (même s’il s’agit ici d’une sorte d’intellection plutôt que d’une faculté cognitive, on a noté[35] à juste titre en ces expressions un écho de la Consolation de Philosophie[36], ainsi que, pourrait-on ajouter, du Timée[37]) et, d’autre part (§ 58), les « conceptions communes », appelées « génériques » ou « spécifiques » par Priscien, « parce que les noms génériques ou spécifiques nous les suggèrent d’une façon ou d’une autre », même si en tant qu’hommes (pour revenir au § 57), parce que nous ne connaissons les réalités que par les sens, nous sommes incapables, empêchés « par la sensibilité extérieure des accidents », de « concevoir purement les natures des réalités ». Une distinction qui, même si on l’a jugée pour ainsi dire ostentatoire et s’efforçant d’aboutir à une utilisation volontairement biaisée d’une autorité priscianienne non endossée pour elle-même[38], joue en fait un rôle capital par son annonce implicite des développements à venir sur l’abstraction (§ 62-68), mais une distinction qui, prise en la rigueur des termes, pourrait mener à une complexification de la théorie abélardienne de la signification, éventuellement quadrifide plutôt que simplement trifide (si chaque nom universel signifie la conception commune en Dieu et, en outre, la conception commune en l’homme) — indice que, malgré tout, il y a effectivement une certaine tension non déclarée et, partant, non résolue dans l’interprétation abélardienne de l’autorité de Priscien[39].

Cette dernière distinction, même si elle implique que les hommes « ont une opinion plutôt qu’une intelligence » « sur les <choses> qu’ils n’ont pas touchées par les sens » (§ 57) — dont « les formes intrinsèques » telles « la rationalité et la mortalité, la paternité, la session » —, n’empêche pas Abélard de considérer (§ 58) qu’en nous l’audition des noms des choses « existantes », c’est-à-dire ici des réalités naturelles concrètes et donc connaissables empiriquement, engendre « une intellection plutôt qu’une opinion, parce que c’est selon certaines natures ou propriétés des réalités que l’inventeur <du langage> a envisagé de les imposer, même si lui-même ne savait pas correctement saisir en pensée la nature ou bien la propriété de la réalité ». Dans ce scénario, le langage humain a certes été établi sous le signe d’un externalisme linguistique[40] au moins partiel, puisque originellement les noms ont été attribués aux réalités par quelqu’un qui, tout en les visant mentalement, ne faisait qu’entrevoir les « natures ou propriétés » de ces réalités (contrairement à Dieu, finalement garant — par son « intelligence simple » et « vraie » — du sens des termes ainsi imposés, en plus d’être l’artisan de la nature génériquement et spécifiquement ordonnée que ces termes humains dénomment). Malgré cet externalisme et le fait que les noms universels ne signifient que confusément — c’est-à-dire indistinctement — les « réalités existantes nommées » (« nominatas essentias »), Abélard revient sur deux traits clés de sa compréhension de l’autorité priscianienne précitée : premièrement, c’est le second volet de la distinction précédente, les noms génériques ou spécifiques nous suggèrent « d’une façon ou d’une autre » les « conceptions communes » elles-mêmes appelées par là « génériques ou spécifiques » ; deuxièmement, les noms universels, une fois proférés, « dirigent aussitôt l’esprit de l’auditeur vers la conception commune, comme les noms propres vers l’<unique> réalité qu’ils signifient ». Vu que ces « conceptions communes » sont des « conceptions par abstraction », il restera à Abélard la tâche d’expliquer comment l’homme est en définitive capable d’un certain degré d’abstraction, absolument requis pour les « intellections des universaux[41] ».

Pour l’instant (§ 58), Abélard s’efforce de montrer que d’autres autorités vont dans le même sens que Priscien et renvoient aussi à une « conception commune », tels Porphyre[42] disant que « certaines <choses> sont constituées de matière et de forme, certaines d’après la similitude de la matière et de la forme », Boèce[43] identifiant le genre ou l’espèce à « la pensée colligée à partir de la similitude de nombreuses <choses> » et (selon Macrobe[44]) Platon, qui « appellerait “genres” ou “espèces” » « les Idées communes, qu’il pose dans le nous ». Cette dernière autorité donne à Abélard l’occasion de présenter la relation boécienne[45] du différend entre Platon et Aristote à ce sujet « comme si <Boèce> disait que <ce sont> les conceptions communes que <Platon> a constitué séparées des corps dans le nous, que <ce philosophe> a intelligées <comme> universaux, non pas peut-être <en> prenant “universel” selon la prédication commune, comme fait Aristote[46], mais plutôt selon la similitude commune de nombreuses <choses> ». Quant à lui, Abélard songe (§ 59) à une façon d’harmoniser les deux sages : en effet, pour Aristote « cette nature qui est <celle d’>animal, laquelle est désignée par un nom universel — et selon cela par un certain transfert est dite “universelle” —, ne se trouve en acte nulle part sauf dans une réalité sensible », alors que Platon estime que cette nature « subsiste ainsi naturellement en soi, de telle sorte qu’elle retiendrait son être <même> non sujette au sens, selon quoi l’être naturel est appelé par un nom universel » ; comme « ce qu’Aristote dénie quant à l’acte, Platon, investigateur de la physique » — c’est bien de la constitution de l’univers que traitait le Timée, seul dialogue de ce philosophe que pouvait alors lire un Latin ignorant le grec —, « l’assigne à une aptitude naturelle, […] ainsi il n’y a aucune divergence entre eux ».

Après cette longue réflexion sur le nom universel et la signification, avec son insistance sur la forme commune, Abélard synthétise sa pensée sous l’espèce d’une réponse (§ 60) à la question de savoir (cf. § 56) si le nom (universel) peut aussi signifier la forme commune conçue et ainsi fournir une « réalité sujette » à l’intellection des universaux (cf. § 55), interrogation qui se situe globalement dans l’axe de la deuxième question directrice (cf. § 46) :

<§ 60> Or aux autorités amenées qui semblent garantir que c’est par des noms universels que sont désignées les formes communes conçues, la raison aussi semble <y> consentir. Bien sûr concevoir ces <formes communes> par des noms, qu’est-ce d’autre que par ces <noms> elles soient signifiées ? Mais assurément quand nous faisons ces <formes communes> différentes des intellections, alors en plus de la réalité et de l’intellection est sortie une troisième signification des noms. Cela, même s’il n’<y> a pas d’autorité <pour le garantir>, n’est cependant pas adverse à la raison.

Non, les universaux ne sont pas « totalement étrangers à la signification » comme le prétendait la fin de l’aporie du § 44, mais il y a bien plutôt trois significations des noms universels (entendons trois sortes de choses singulières signifiées par les noms universels[47]) et on sait maintenant lesquelles (1. les réalités naturelles concrètes ; 2. les actes d’intellections que met en branle l’audition de tels noms ; 3. les formes communes — réalités imaginaires et fictives, ni substances ni accidents, donc pour ainsi dire uniquement intentionnelles — vers lesquelles se dirigent ces actes d’intellections : l’originalité d’Abélard, quand il s’avance sans « autorité » pour le garantir, est de distinguer les intellections en tant qu’actes et les formes communes vers lesquelles s’orientent ces actes d’intellections, donc les significations 2 et 3), ce qui permet en outre (§ 61) à Abélard de rappeler les trois questions directrices du § 46 (« est-ce que c’est par la cause commune de l’imposition ou par la conception commune ou par l’une et l’autre que l’on juge la communauté des noms universels ? ») et d’y répondre (« rien ne fait obstacle si c’est par l’une et l’autre, mais la cause commune, qui est prise selon la nature des réalités, semble posséder une plus grande force ») : c’est donc dire qu’en cette matière la première signification, qui a affaire à des réalités en acte, prime sur la troisième.

La preuve que les développements sur l’intellection présentés précédemment reposent sur une « théorie de l’abstraction[48] » se voit dans le plan (§ 62) qu’Abélard met en avant pour les prochains paragraphes (§ 63-68) : « Ce qu’aussi nous avons mentionné ci-dessus, à savoir que les intellections des universaux sont faites par abstraction, et comment nous les appelons “seules”, “nues”, “pures” et non pas “creuses” cependant, il faut <le> définir ». Si la deuxième partie de ce plan renvoie, avec l’ajout de « et non pas creuses » reprenant un paramètre de l’exégèse de Boèce sur lequel nous reviendrons, à la célèbre formule sur les intellections du questionnaire de Porphyre selon la traduction boécienne fournie au § 18 (dont l’interprétation achevée viendra au § 68), sa première partie fait en effet référence aux § 57-58 affirmant tout à la fois, on l’a vu, que Dieu seul possède « les conceptions de cette sorte par abstraction » (c’est-à-dire par « intelligence simple » et « vraie », la « conception commune » des natures — ou des formes génériques et spécifiques — des réalités) et que « ces conceptions communes », à nous humains, « les noms génériques et spécifiques nous les suggèrent d’une façon ou d’une autre ». Voici donc les précisions requises et attendues sur l’humaine capacité d’abstraire. Le lien rédactionnel avec ce qui précède et avec Boèce est encore renforcé puisque, tout comme le développement sur la forme ou conception commune avait été motivé par la recherche d’une res subiecta correspondant à l’intellection des universaux (selon l’exigence d’In Isag.2, § 70), l’exposé qui suit s’inspire de la réponse boécienne (In Isag.2, § 76-77) à l’aporie des universaux en expliquant d’abord (§ 63), sur fond d’hylémorphisme aristotélicien, que la raison, d’une part, peut, par abstraction, contempler « la matière par soi » ou bien porter attention « à la forme seulement » et, d’autre part, par conjonction (la « composition » boécienne[49]), concevoir « l’une et l’autre mélangées[50] ». De même, si relativement à un homme, je ne porte attention qu’à sa substance, mon intellection est par abstraction, alors que si je porte attention à sa corporéité en la joignant à la substance, cette intellection est par conjonction par rapport à la première, mais « par abstraction quant aux autres formes que la corporéité, auxquelles je ne porte aucune attention, telles sont l’animation, la sensibilité, la rationalité, la blancheur ».

C’est toujours en faisant écho à Boèce, cette fois en remontant à la partie (In Isag.2, § 72) sur l’intellection de son aporie des universaux — la suite en fait du passage (In Isag.2, § 70) sur la nécessité de la res subiecta cité verbatim au § 44 et souvent utilisé en substance ailleurs (LISPor, § 18, 54, 55, 68) —, qu’Abélard qualifie (§ 64) de « peut-être fausses ou vaines » les intellections par abstraction parce qu’il semble « qu’elles perçoivent la réalité autrement qu’elle ne subsiste », étant donné qu’elles portent attention à la matière par soi ou à la forme séparément, alors qu’aucune d’elles ne subsiste séparément ». En ajoutant qu’ainsi ces intellections semblent être « creuses », Abélard emprunte une épithète à la paraphrase boécienne (In Isag.2, § 59 : « cassa cogitatione ») du versant intellectif de la première question de Porphyre. Bien sûr, l’abstraction abélardienne diffère grandement de l’abstraction boécienne, caractérisée, elle, comme l’acte par lequel l’esprit enlève ou détache la nature incorporelle, par exemple générique ou spécifique, des corps où elle existe pour l’observer, c’est-à-dire la contempler, « seule et pure, comme en soi est la forme elle-même » (voir, surtout, In Isag.2, § 79 et 82). Même si — à travers le compte rendu boécien du litige entre Platon et Aristote (In Isag.2, § 89-90) — la LISPor (§ 73, annoncé par le § 59, voire par l’interprétation de l’autorité priscianienne, § 57-58) n’est pas étrangère à la considération rationnelle de la nature (générique ou spécifique) en elle-même, cependant, comme les extraits cités l’ont déjà laissé voir et comme le confirme clairement le reste du § 64, pour Abélard abstraire c’est plutôt, directement et de manière focalisée, porter attention seulement à tel ou tel aspect de la nature d’une réalité et ne pas porter attention à tel ou tel autre, ce que l’on a judicieusement appelé une « attention discriminante[51] ». En ajoutant « quand je dis que je porte attention “seulement” à cette <nature> en cela qu’elle a cette <caractéristique>, ce “seulement” réfère à l’attention, non pas au mode de subsister, autrement l’intellection serait creuse », non seulement Abélard indique la façon d’entendre sa conception originale de l’abstraction, mais aussi il énonce une précaution restrictive absente de la conception boécienne, cette dernière donnant à penser qu’aucune intellection par abstraction ne peut être vaine, fausse ou creuse (par exemple : In Isag.2, § 77 et 83). N’empêche que c’est un écho du début de la réponse finale de Boèce au questionnaire de Porphyre (In Isag.2, § 89, « les genres et les espèces eux-mêmes subsistent certes d’une manière, tandis qu’ils sont intelligés d’une autre ») que l’on entend justement dans la nouvelle nuance qu’Abélard apporte à l’interprétation de la réalité intelligée par abstraction : « Et toutefois d’une certaine manière c’est autrement qu’elle n’est qu’elle est dite être intelligée, non certes d’un autre statut qu’elle n’est, […] mais en cela “autrement” qu’autre est le mode d’intelliger que de subsister » (on notera, jouxté à l’inspiration boécienne, le recours abélardien réitéré — le premier d’une nouvelle série — à la notion de statut).

C’est encore un terme, celui de « division », employé par Boèce et posé par lui comme synonyme d’« abstraction » (In Isag.2, § 77 et 83) qui suscite chez Abélard (§ 64 in fine) une comparaison (tout comme les sens peuvent discerner les choses « conjointes divisément, non pas divisées, vu qu’elles ne sont pas divisées, ainsi aussi l’intellection par abstraction porte attention divisément, non pas divisée, autrement elle serait creuse ») et de plus l’incite (§ 65) à prolonger la doctrine boécienne en trouvant une façon d’expliquer comment, dans un certain cas, « pourrait toutefois peut-être aussi être saine l’intellection qui considère les <choses> qui sont conjointes, divisées d’une manière, conjointes d’une autre manière, et inversement ». C’est alors qu’Abélard achève cette série de paragraphes sur l’abstraction humaine proprement dite en mentionnant pour la première fois explicitement sa source boécienne, alors que c’est depuis le § 63 qu’il développe sa propre pensée sur la trame de ce passage : « D’où Boèce attribue à l’esprit cette puissance qu’il peut par sa raison et réunir les <choses> disjointes et détacher les <choses> réunies [cf. In Isag.2, § 79], <en> n’excédant toutefois dans ni l’un ni l’autre <cas> la nature de la réalité, mais seulement <en> percevant ce qui est dans la nature de la réalité. Autrement <ce> ne serait pas raison, mais opinion, à savoir si l’intelligence déviait du statut de la réalité ».

Après ce nouveau renvoi à sa notion clé de statut, Abélard (§ 66), malgré ce que l’on pourrait croire de prime abord, continue d’enquêter sur l’abstraction, mais en revenant implicitement à l’abstraction divine, traitée plus haut (§ 57) et reprise maintenant sous la figure de la « Dei prouidentia », lorsqu’il affirme que « nous serons forcés de dire “creuse” aussi la prévoyance de Dieu » — c’est ainsi qu’il faut ici traduire l’expression — « qu’il a eue avant la constitution de ses oeuvres » si jamais nous concédons concernant la prévoyance de l’artisan « qu’elle est creuse pendant qu’il saisit déjà dans son esprit la forme de l’oeuvre future, quand la réalité ne se trouve pas encore ainsi ». Dans la large foulée du Boèce de la Consolation de Philosophie (V, proses 5-6)[52] liant le thème de l’universel à celui de la providence divine, Abélard, plus précisément, soumet habilement ici son rapprochement entre Dieu et un artisan à la critique de l’aporie des universaux de l’In Isag.2 (§ 72 = argument b.2) — qui dirige son propos depuis le § 64 — selon laquelle « il est nécessaire que soit vaine l’intellection qui est certes tirée à partir d’une réalité, non pas cependant ainsi que la réalité se trouve : est en effet faux ce qui est intelligé autrement que la réalité n’est ». Scrutant sous cet angle la prévoyance divine elle-même, Abélard laisse voir en outre que pour lui le status est uniquement l’état ou la configuration des oeuvres divines quand elles ont été constituées :

<§ 66> Mais si quelqu’un dit cette <prévoyance divine> « creuse » à partir de là qu’elle ne concorderait pas encore avec le statut futur de la réalité, certes nous abhorrons <ces> très mauvais mots, mais nous ne brisons pas la thèse. Il est vrai en effet que le statut futur du monde n’était pas encore matériellement, pendant que <Dieu> disposait déjà intelligiblement le <statut> même encore futur.

Avant que la réalité ne soit concrétisée, son « statut » est « futur », donc il n’existe pas alors véritablement et Dieu, en le prévoyant, ne fait que le disposer « intelligiblement » par avance, et cela via « la forme de l’oeuvre future » — assurément « une forme commune » (cf. § 57), « réalité imaginaire et fictive » (cf. § 51) — « qu’il saisit déjà dans son esprit ». Toutefois, malgré cet écart entre un statut futur d’abord disposé intelligiblement en Dieu et la réalité qui « ne se trouve pas encore ainsi », on ne qualifie pas de « creuse » la prévoyance divine, parce que Dieu complète « par son ouvrage ce qu’il prévoit » et que « certes appartient naturellement à toutes les prévoyances » de concevoir « les <choses> qui ne sont pas encore matériellement comme si elles subsistaient ». N’est pas dupé « celui qui en prévoyant pense au statut futur comme déjà à un <statut> existant », « sauf s’il croit qu’il <en> est déjà ainsi comme il prévoit » (cette nouvelle remarque sur le status concorde avec l’analyse que nous venons d’en faire).

Abélard va plus loin que la réponse de Boèce (In Isag.2, § 74-84) audit argument aporétique (b.2) en soutenant que « ce n’est pas la conception d’une réalité non existante qui fait <que quelqu’un est> dupé, mais <c’est> la croyance ajoutée » et en expliquant que « même si en effet je pense <à> un corbeau rationnel et que cependant je ne crois pas <qu’il soit> ainsi, je ne suis pas dupé ». Si bien que n’est pas dupé « non plus celui qui prévoit, parce que ce qu’il pense comme déjà existant, il n’estime pas que <cela> existe ainsi, mais qu’il <le> pense ainsi présent, de telle sorte qu’il <le> pose présent dans le futur », à quoi il faut ajouter — et Abélard le détaille avec une finesse digne des analyses psychologiques d’Augustin — que « toute conception de l’esprit est comme relative au présent ».

À la fois précaution théologique et prise de distance philosophique par rapport aux métaphores — mais sur un ton qui n’en désavoue pas la valeur à tout le moins suggestive ou pédagogique —, Abélard admet (§ 67), une fois terminée sa mise à l’épreuve de la prévoyance d’un Dieu-artisan, qu’étant donné son caractère « inchangeable et simple » la substance divine « n’est variée par aucunes conceptions des réalités ou par d’autres formes ». Renonçant à « l’habitude du langage humain », qui « a la présomption de parler du Créateur comme des créatures » — rappelons que c’est la première et dernière occurrence de ces termes dans la portion de la LISPor ici étudiée —, nous énoncerions « plus expressément la vérité » au sujet de Dieu si nous disions que « pour lui de prévoir les <choses> futures n’est rien d’autre que pour les <choses> futures de ne pas être cachées de lui, qui est la vraie raison en soi ». Ce par quoi Abélard nous ramène encore à la doctrine boécienne du dernier livre de la Consolation de Philosophie.

« Or maintenant une fois montrées de nombreuses <choses> sur la nature de l’abstraction » (§ 68) : preuve qu’aux yeux d’Abélard les propos relatifs à la « Dei prouidentia » font partie de sa théorie générale de l’abstraction, cette transition ne nous fait pas sortir du thème de l’abstraction, puisqu’elle convie le lecteur à revenir, derechef chez l’homme, « aux intellections des universaux, qu’il est toujours nécessaire de faire par abstraction » et à remplir finalement le second objectif du plan formulé ci-dessus (§ 62), à savoir : définir « comment nous les appelons “seules”, “nues”, “pures” ». Proche parent du § 54 qui portait donc avant la lettre sur l’abstraction et distinguait « les intellections des universaux et des singuliers », les analyses du § 68 se déroulent elles aussi dans la mise en situation d’une profération de noms, en vue de décrire les caractéristiques des intellections ainsi engendrées dans l’esprit de l’auditeur. D’abord les noms que l’on peut dire « universels », parce qu’ils correspondent à l’intellection des universaux : « Quand j’entends “homme” ou “blancheur” ou “blanc”, je ne me souviens pas à partir de la force du nom de toutes les natures ou propriétés qui sont dans les réalités sujettes, mais par “homme” j’ai seulement une conception d’un animal et rationnel et mortel, non pas aussi des accidents postérieurs, cependant <c’est une conception> confuse, non pas distincte ». Ensuite ceux qui correspondent à l’intellection des singuliers et, partant, peuvent être appelés « singuliers », toutefois pas au sens du § 54 (qui parlait en effet d’« un mot singulier » [« uox singularis »] comme « Socrate », donc d’un nom propre), mais au sens d’un universel déterminé par un démonstratif pour cibler une réalité singulière : « Les intellections des singuliers se font aussi par abstraction, à savoir quand on dit : “cette substance”, “ce corps”, “cet animal”, “cet homme”, “cette blancheur”, “ce blanc” ». La différence, sur le plan de l’intentionnalité, entre l’effet des noms « singuliers » — c’est-à-dire ici les expressions formées par un nom universel précédé d’un démonstratif — et ceux des noms universels (standard, parce qu’absolus) étant la suivante : « Par “cet homme” je porte attention seulement à la nature de l’homme, mais sur un sujet précis, tandis que par “homme” <je porte attention> certes à la même <nature purement et> simplement en elle-même, non pas sur un certain parmi les hommes ». Si la saisie noétique, via la perception, de l’universel concrétisé dans un individu peut aussi nous faire songer aux Seconds analytiques, II, 19 (100a16-b1), Abélard, qui ne connaissait pas ce fleuron d’une logica noua encore à venir, devait plutôt avoir en tête l’exégèse boécienne du lemme « Quoniam autem sunt haec quidem rerum uniuersalia, illa uero singillatim […] singularia » dans le Deuxième commentaire sur le traité « De l’interprétation », 7 (17a38-b3)[53]. Quoi qu’il en soit, Abélard peut enfin livrer son interprétation de la signification des énigmatiques épithètes du syntagme porphyrien relatif à l’intellection des universaux, une telle intellection étant dite : 1. « seule » — entendons « isolée » — des sens, « parce qu’elle ne perçoit pas la réalité comme sensible » ; 2. « nue » en ce qui a trait « à l’abstraction des formes », qu’il s’agisse « de toutes ou de certaines » ; 3. « pure » tout à fait « quant à la distinction » (« ad discretionem », littéralement : « à la discrétion », comme celle des nombres), « parce qu’aucune réalité, qu’elle soit ou matière ou forme, n’est précisée en elle, selon que […] nous avons dit “confuse” une conception de cette sorte », mention faite plus haut dans ce même § 68 ainsi que, avec plus de détails, au § 54 : « par “homme”, dont l’intelligence s’appuie sur la forme commune de tous <les hommes>, la communauté même prête à confusion, de telle sorte que nous n’intelligeons pas une <réalité déterminée> parmi toutes ».

Ainsi s’achève la longue transposition abélardienne de l’aporie boécienne des universaux et de sa solution, transposition ouverte (§ 21-23) par l’enquête sur l’alternative consistant à attribuer soit aux réalités soit aux mots les propriétés de l’universel. Convaincu d’avoir clarifié « la nature de tous les universaux » — censément par sa réfutation péremptoire du réalisme (§ 24-37) et son efficace défense de la signification des noms universels avec l’abstraction sous-jacente (§ 38-68) —, Abélard est « maintenant » (§ 69) confiant de pouvoir résoudre « facilement » les « questions relatives aux genres et aux espèces exposées par Porphyre », c’est-à-dire, comme Boèce avant lui l’avait fait après avoir solutionné — mais de façon moins développée — l’aporie des universaux, de pouvoir répondre à l’ensemble du questionnaire porphyrien.

Une autre étude pourrait montrer comment (LISPor, section V) Abélard se sert effectivement de la théorie de la signification tout juste élaborée pour à la fois reformuler chacune des questions de Porphyre et lui donner une réponse (voire deux réponses) à l’avenant (§ 70-74) — sans oublier (§ 75) la quatrième question ajoutée comme telle et centrée sur la signification des noms universels qui, elle, perdure grâce à l’intellection, même si eux perdent leur universalité par manque de nomination (c’est-à-dire de réalités à nommer) ; comment aussi, dans son « Bilan et synthèse » (LISPor, section VI), il identifie — comme cause du traitement ambigu de l’universel en logique et en grammaire — « l’abus de transfert » de ce qui relève du mot à la réalité qui la nomme et inversement (§ 77) et dit explicitement que, pour lui, « c’est surtout Boèce dans ses commentaires qui fait cette confusion […] et au premier chef dans la recherche de ces questions » (§ 78), ce par quoi il entend ce que nous avons appelé « l’aporie boécienne des universaux », dont il entreprend (§ 78-80) une brève mais méthodique exégèse (d’abord de la partie relative à « la signification des réalités », qu’il ne juge « pas sophistique », puisqu’elle montre que « jamais une réalité, ou une ou multiple, ne se retrouve universelle, c’est-à-dire prédicable de plusieurs », mais dont il s’efforce de montrer qu’elles énoncent des contraintes que les noms universels peuvent assumer ; ensuite de la partie relative à « la signification de l’intellection », qui « montre sophistiquement que cette intellection est vaine », un « sophisme » dont « le noeud » toutefois a été « assez diligemment dénoué » tant par Boèce que par lui bien sûr), tout en apportant d’ultimes précisions, parfois ockhamiennes avant la lettre, à sa propre doctrine (par exemple, « un mot commun, quoiqu’il soit en lui-même pour ainsi dire une <unique> réalité par essence », c’est-à-dire en tant que chose existante, « est commun par nomination dans l’appellation de nombreuses <choses>, à savoir <parce que> c’est selon cette appellation, non pas selon son essence, qu’il est prédicable de plusieurs » ; et « la multitude des réalités mêmes est la cause de l’universalité du nom, […] cependant l’universalité qu’une réalité confère à un mot, la réalité ne <l’>a pas en elle-même »).

Ayant déjà montré, d’une part, que pour Abélard, uolens nolens, son mentor est Boèce, même si souvent il s’en sert comme d’un repoussoir afin de le dépasser, ou du moins de le prolonger, par la hardiesse de ses innovations philosophiques — de nature surtout sémantique — sur le thème séculaire des universaux (intimement lié à celui de l’abstraction) et ayant illustré, d’autre part, que pour nous aussi le matériau boécien, partout présent sous une modalité ou une autre dans la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium, demeure le plus solide fil d’Ariane pour retrouver sûrement notre chemin dans les corridors autrement déroutants de la novatrice et, abordée de la sorte, très cohérente exégèse abélardienne, il ne nous reste qu’à conclure cette étude en faisant ressortir certains points clés que notre survol ainsi orienté du texte abélardien a mis au jour.

III. Points doctrinaux et repères historiographiques

Trois points de doctrine interreliés méritent d’être rappelés, en rapport avec l’historiographie des dernières décennies[54], parce qu’ils concernent la cohérence même, rédactionnelle et conceptuelle, de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard, en l’occurrence : 1. la troisième signification des noms universels ; 2. la conception prisciano-platonicienne de la pensée divine ; 3. l’univocité de la notion de statut.

1. La troisième signification des noms universels

Pour souligner l’importance de la question de la signification chez Abélard et résumer toute la conception abélardienne du langage, on a cité — à juste titre — un passage relatif aux universaux tiré de la Logique « Pour les débutants » : Sur Porphyre (§ 60) : « praeter rem et intellectum tertia exiit nominum significatio », en le qualifiant de « formule parfaitement nette » et en le traduisant élégamment ainsi : « outre la chose et l’idée surgit en tiers la signification des noms » (ou encore : « à côté de la chose et de l’intellection surgit en tiers la signification des noms » ; « entre le réel et le mental surgit en tiers la signification des noms »)[55]. Il y aurait là l’affirmation que « pour Abélard le langage a sa sphère propre » et, plus précisément, « que le langage ouvre un domaine spécial, distinct de celui des choses et de celui des intellections[56] ». Cette caractérisation « des choses, des idées » et « du sens des mots » comme « trois domaines[57] », dont le dernier, au surplus présenté comme débouchant sur « ce que dit la proposition » (c’est-à-dire sur le « dictum propositionis »)[58], peut faire songer au « Troisième domaine » (ou « Troisième royaume ») visé par le quasi-slogan de Frege dans Der Gedanke : « Ein drittes Reich muβ anerkannt werden[59] » ; « Il faut admettre un troisième domaine[60] », dont — pourrait-on dire — le contenu se distingue de la chose (das Ding) et de la représentation (die Vorstellung). Malgré son élégance et sa prégnance évocatrice de doctrines philosophiques bien connues (incluant le lekton des Stoïciens[61]), la traduction reproduite ci-dessus du passage concerné d’Abélard ne peut toutefois pas être acceptée, car, comme on l’aura saisi suite à la lecture de notre section II, elle repose malheureusement sur une mécompréhension de l’exégèse abélardienne du corpus porphyro-boécien développée en ces pages et restreint en fait, malgré ses intentions, l’efficace du langage selon Abélard en ne reconnaissant aux mots universels que le tiers de leur « domaine » ou, ce qui revient au même, en les spoliant des deux tiers de leur « royaume ».

Pour vraiment rendre justice à la théorie abélardienne de la signification des universaux, il faut plutôt — comme nous l’avons fait — traduire littéralement l’expression tertia nominum significatio par « une troisième signification des noms », traduction littérale qui — certes — implique qu’il y a deux autres significations des noms. En mentionnant le rôle de l’abstraction, c’est cette triple signification des noms universels que nous nous sommes efforcés d’identifier et de décrire dans notre survol du texte même de la partie isagogique ciblée de la Logica « Ingredientibus » d’Abélard ; une triple signification que l’on peut encore schématiser ainsi : premièrement, signifier — par nomination — les réalités (ou choses) ; deuxièmement, signifier — en les constituant — les intellections (ou, plutôt que concepts, actions de l’âme en train d’intelliger) ; troisièmement, signifier — en les désignant — les formes communes conçues (c’est-à-dire les formes génériques et spécifiques des réalités, conceptions par abstraction qu’Abélard attribue au premier chef à la pensée divine plutôt qu’à celle de l’homme). Ce qui se représenterait ainsi :

Tableau de la triple signification des noms universels

Tableau de la triple signification des noms universels

-> Voir la liste des figures

Rappelons la démarche exégétique d’Abélard et les points charnières de son déploiement dans la LISPor. Sa propre aporie des noms universels (§ 44) ayant conclu que les universaux semblent entièrement privés de signification, Abélard s’oppose à cette conclusion en énonçant en bloc (§ 45) leurs deux premières significations : 1. signifier par nomination — c’est-à-dire en les nommant — chacune des réalités (d’un même genre ou d’une même espèce) à partir d’une cause commune ; 2. constituer une intellection commune — qui ne surgit pas des réalités (car il n’y en a pas d’universelles) mais de l’audition d’un nom universel — valable pour chacune des réalités (d’un même genre ou d’une même espèce). Après avoir mis en lumière (§ 47) la cause commune (en l’occurrence, le status) sur laquelle s’appuie la signification par nomination, Abélard — passant sans le dire explicitement à la deuxième signification (qui est la première selon la Dialectica[62] et dont la seconde place ici s’explique par l’ordre du questionnaire porphyrien et de l’aporie boécienne) — propose (§ 48) d’éclairer la nature des intellections que constituent les noms universels[63], mais considère d’abord (§ 49-53) celle de l’intellection en général. En l’absence de la réalité concrète, l’intellection (§ 50) peut se contenter, en s’orientant vers elle, d’une similitude de la réalité fournie par l’esprit. Plus précisément, dans ce cas, l’intellection, action de l’âme (on a parlé d’une noèse[64]) distincte de la forme de la réalité conçue, se dirige vers une forme qui est une réalité imaginaire et fictive — ni substance ni accident (donc hors du cadre ontologique d’une réalité standard ; on a parlé d’un noème[65]) — que l’esprit se forge librement. Bien conscient qu’il y a des partisans de la thèse contraire, Abélard insiste (§ 49-50) sur la différence entre, d’une part, l’intellection elle-même et, d’autre part, la similitude de la réalité ou l’image (donc la forme, réalité imaginaire et fictive) que conçoit l’intellection, tout en admettant (§ 53) que, en présence d’une réalité donnée, l’intellection, comme la sensation, agisse sur cette réalité. La distinction (§ 54) entre l’intellection des universaux (l’audition d’un nom universel, comme « homme », fait concevoir une image commune et confuse de nombreuses choses) et l’intellection des singuliers (entendre un mot singulier, comme « Socrate », engendre une intellection qui saisit la forme propre d’une unique réalité) amène Abélard à se demander (§ 55) — pour satisfaire à une requête de Boèce relative à toute intellection — si l’intellection des universaux ne pourrait pas avoir comme réalité sujette la forme commune conçue « vers laquelle » (§ 56) elle « se dirige » (une façon de s’exprimer qui établit indéniablement un lien direct avec le § 50 où, dit-on, « l’intellection » « se dirige » vers une « forme » qui est une « réalité imaginaire et fictive ») ; une forme dont on peut à bon droit se demander si le nom universel « la signifie aussi », c’est-à-dire en plus de signifier la réalité (première signification) et de signifier l’intellection (deuxième signification). Outre leur attribution aux réalités individuelles, Priscien (§ 57) reconnaît aux noms universels une « autre signification », « à savoir relative à une forme commune » « dans la pensée divine » et sa théorie paraît confirmée (§ 58) par l’autorité de Porphyre, de Boèce, ainsi que de Platon, dont (§ 59) la doctrine des universaux peut être réconciliée avec celle d’Aristote. Selon Abélard (§ 60), en plus d’avoir apparemment l’appui des auctoritates tout juste citées, la thèse selon laquelle les noms universels désignent les formes communes conçues paraît également avoir le consentement de la raison, car dire que ces formes communes sont conçues par des noms universels, c’est dire que ces noms universels signifient ces formes communes. Or, poser — tel qu’Abélard le fait en soulignant lui-même son originalité — comme différentes — littéralement « diverses » — ces formes communes conçues et les intellections, revient à admettre que les noms universels signifient non seulement la réalité et l’intellection, mais aussi, en troisième lieu, lesdites formes communes conçues.

Signifier les réalités, signifier les intellections, signifier les formes communes conçues : voilà la triple signification des noms universels, dont le ressort proprement abélardien est — il faut insister sur ce point — la distinction entre les intellections elles-mêmes, actions de l’âme, et les formes communes conçues (réalités imaginaires et fictives) vers lesquelles les intellections des noms universels se dirigent (c’est-à-dire orientent leur attention : on est ici dans le registre de l’intentionnalité phénoménologique), une thèse originale au sens de non appuyée sur un texte « autoritaire », sans toutefois être contraire à la raison, puisque, dans un contexte comparatif, elle a été établie (§ 50), on s’en souviendra, sur le fait que la sensation, qui comme l’intellection est une action de l’âme, doit être distinguée de la réalité sentie ; une thèse au sujet de laquelle il est aussi savoureux de penser qu’Abélard a de la sorte « inventé » la phénoménologie[66] ou, du moins, jeté les bases d’une certaine phénoménologie pour répondre avant tout à une exigence boécienne liée au questionnaire de Porphyre sur les genres et les espèces.

Maintenir, relativement à cet insigne passage (§ 60), la question de savoir « what on earth could be meant by a third signification of the nouns in this context[67] » équivaudrait à remettre en cause toute l’exégèse abélardienne dudit corpus porphyro-boécien dans ce secteur de la LISPor, une exégèse qui culmine en cet endroit et dont nous venons de mettre en relief les principaux jalons (§ 45, 48, 56). Nonobstant l’intéressante remarque sur l’usage prédicatif des adjectifs[68], traduire ce passage d’Abélard par « we have got besides thing and understanding the signification of names as a third entity » ou par « besides the thing and the intellection, signification [à savoir des noms] has come out (“emerged”) as a third “thing” (“factor” or “ingredient”) » réitère en substance la draconienne réduction de l’empattement de la signification des noms universels que nous avons déplorée ci-dessus dans sa version française ainsi tournée : « à côté de la chose et de l’intellection surgit en tiers la signification des noms[69] ».

2. La conception prisciano-platonicienne de la pensée divine

Pour manifester l’horizon théologique de la dialectique abélardienne, on a décrit le passage de Priscien sur la pensée divine cité, avec gloses, dans la LISPor (§ 57) — un passage clé, on l’a vu, aux consonances platoniciennes indéniables —, en proposant ainsi d’en évaluer les conséquences philosophiques : « Le fondement des noms universels […] serait donc, en dernière instance, le système des Idées divines, et Abélard, en même temps qu’il refuse, en dialecticien, le réalisme, admettrait une doctrine platonisante de l’Intelligence divine, ou du Verbe, comme lieu des Idées[70] ». Cet énoncé précis — qui, il est vrai, fait un usage sans doute inapproprié du mot « Idées[71] » et incorpore en outre des notions importantes non explicitement présentes dans l’extrait abélardien — et la suggestion plus générale qu’« Abélard s’accommoderait beaucoup plus qu’on ne s’y attendrait d’un point de vue selon lequel les universaux sont des Idées platoniciennes situées dans l’esprit de Dieu » ont fait l’objet d’une critique fine et documentée[72]. Si la suggestion générale exprimée ainsi sans nuance représente manifestement une lecture du platonisme par rapport à laquelle Abélard prend ses distances et, partant, est critiquée à bon droit, il n’en va pas de même des critiques visant à minimiser l’importance pour Abélard de la doctrine priscianienne de la pensée divine et même d’une certaine compréhension, acceptable pour Abélard, de son arrière-plan platonicien.

1. Il est faux de dire que pour Abélard les noms universels ne peuvent pas signifier les intellections (« thoughts », pour rendre « intellectus ») parce qu’elles sont des choses[73]. Rendue à ce point (§ 57) dans sa réponse à l’aporie des noms universels (§ 44), la LISPor a déjà signalé que les noms universels signifient par nomination les diverses réalités (§ 45) et, en les constituant[74], les intellections (§ 48), entendues comme actions de l’âme visant des réalités imaginaires et fictives (§ 50).

2. Même en étant conscient qu’il s’agit de la troisième signification des noms, il n’est pas suffisant de rappeler qu’après avoir avancé que les intellections humaines s’accompagnent d’images mentales qui, dans le cas de l’audition d’un nom universel, sont des images (alias formes) communes confuses, Abélard pose la question de savoir si les noms universels signifient ces formes et, puisque selon lui cela semble confirmé par l’autorité et la raison, entreprend d’aligner, quitte à les tordre, les témoignages des autorités conformes à ce point de vue — dont celles de Priscien et de Platon —, surtout si pareil rappel s’achève par l’affirmation qu’un tel point de vue est (dans la LISPor même) « idiosyncrasique » et, ce qui est un autre problème, « qu’Abélard lui-même va [le] rejeter un peu plus tard[75] » (référence sans doute à la Logica « Ingredientibus » : Super « Peri ermeneias[76] »). Afin de vraiment rendre compte du déroulement de l’exégèse de la LISPor, il faudrait également mentionner que, pour répondre à l’obligation boécienne que toute intellection ait une réalité sujette, Abélard s’est d’abord demandé si l’intellection des universaux ne pourrait pas avoir comme res subiecta la forme commune conçue (§ 55) — réalité imaginaire et fictive autofabriquée par l’esprit — vers laquelle se dirige justement l’action de l’âme (§ 50). Il faudrait le faire, car c’est seulement ainsi que l’on peut comprendre à la fois le bien-fondé (plutôt que l’idiosyncrasie) exégétique de la distinction entre intellection et forme conçue et celui de la question de savoir si, en plus de signifier les réalités (première signification) et les intellections (deuxième signification), les noms universels ne signifient pas aussi (« quoque » § 56) les formes communes conçues (troisième signification).

3. Il n’est pas entièrement vrai que, dans sa revue des auteurs dignes de mention, « Abélard n’avance pas de point de vue personnel, mais essaie de montrer que ces auteurs faisant autorité appuient la position qu’il a développée dans les paragraphes précédents », de telle sorte que si, relativement à Priscien, « Abélard paraît considérer parfaitement raisonnable la position selon laquelle les mots universels signifient les Idées dans l’esprit de Dieu », cependant « il n’est pas intéressé par cette position pour elle-même, mais simplement parce qu’il peut plaider à partir de là que l’autorité de Priscien aussi appuie sa propre position, qui est différente », en l’occurrence que « les mots universels signifient les conceptions communes qu’ont les humains[77] ».

Abélard (§ 57) met plutôt en avant l’autorité priscianienne parce qu’elle est déjà formulée — comme il le souhaite — en termes de langage et de signification et non seulement il n’est pas en désaccord avec le fait qu’elle affirme que les noms universels montrent les formes génériques et spécifiques présentes intelligiblement dans la pensée divine, mais cela lui permet au contraire, par la glose qu’il en donne en réexploitant la métaphore de l’artisan — qui avait d’abord servi à illustrer ce qu’était la forme conçue, res imaginaria et ficta, vers laquelle se dirige l’intellection (§ 50) —, de suggérer que les notions dégagées précédemment pouvaient maintenant être hissées jusqu’en Dieu et y trouver leur principe : la pensée divine, exempte de choses universelles, se décomposant ainsi en un acte intellectif portant attention à des formes communes génériques et spécifiques, ses res subiectae, qui, bien que réalités imaginaires et fictives, n’en sont pas moins les formes exemplaires préconçues que les noms universels désignent pour ainsi dire comme des noms propres et à la ressemblance desquelles les vraies réalités sont constituées et dont les formes modèles procèdent par le fait même « vers un corps », des oeuvres auxquelles correspondent les statuts génériques et spécifiques de la nature. À cette lecture suggérée et déjà personnelle de l’autorité de Priscien n’impliquant pas la réification de Formes paradigmatiques dans la pensée divine, Abélard ajoute d’autres développements remarquables. Dans le cadre d’une distinction — qui n’est pas qu’« emphatique » — entre connaissance divine et connaissance humaine, Abélard introduit la notion d’abstraction, aussi centrale qu’incontournable, comme le sait tout lecteur du Second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre de Boèce, parce que cheville ouvrière de la solution de l’aporie des universaux. Seul Dieu est (pleinement, faudra-t-il nuancer) capable de concevoir par abstraction les formes communes, c’est-à-dire — Abélard emprunte ici tacitement à la Consolation de Philosophie et, on l’a ajouté, sans doute au Timée[78] — lui seul possède l’intelligence vraie et pure de la nature des réalités et, les ayant fondées, distingue leurs statuts sans l’entrave des accidents sensibles. Cela dit, liant subtilement une impositio nominum colorée d’externalisme linguistique et les considérations sur la significatio[79], Abélard affirme (§ 58) que, comme l’inventeur humain du langage a nommé les réalités existantes accessibles aux sens en ayant en tête — bien qu’imparfaitement — leurs natures ou leurs propriétés, les noms génériques ou spécifiques parviennent malgré tout à nous suggérer les conceptions communes propres à Dieu, si bien que l’audition d’un nom de cette sorte dirige sur-le-champ notre esprit vers la forme commune correspondante, tel un nom propre vers l’unique réalité qu’il signifie (notons encore[80] que si, par souci de rigueur, on distinguait — comme l’insistance abélardienne sur le privilège divin nous y convie — la référence à la forme commune conçue par Dieu et celle à la forme commune conçue par l’homme, il faudrait alors vraiment parler d’une quadruple, plutôt que d’une triple, signification des noms universels). Quoique l’on puisse de prime abord être surpris que, en rapport avec la res subiecta de l’intellection des universaux, la question de la signification de la forme commune par un nom universel, apparemment posée en premier lieu (§ 56) sur le plan de la pensée humaine, se transpose soudain (§ 57), via l’autorité de Priscien, sur celui de la pensée divine, pour ensuite revenir (§ 58), toujours avec référence à Priscien, à un niveau humain, force est d’admettre qu’Abélard ne se contente pas de tordre l’autorité priscianienne, sans se soucier de son contenu, pour simplement l’enrôler comme garant de sa thèse personnelle qui se limiterait à ce que les noms universels sont les noms propres des conceptions communes chez l’homme ; il l’investit plutôt pour, à tout le moins, laisser penser que, de fait, les conceptions des formes communes en Dieu sont — sans être chosiques — non seulement (comme l’affirmait en substance la citation mise en cause[81]) le fondement du langage humain « par genres et espèces[82] », mais aussi, à la base, celui de l’ordonnancement générique et spécifique de la nature. Preuve que tout cela n’est pas que considérations passagères uniquement destinées à se réclamer d’une autorité, dans les réponses finales aux questions de Porphyre, Abélard parle encore de « conception commune que Priscien attribue au premier chef à la pensée divine » (§ 74) et surtout, auparavant, une fois expliqué comment l’homme est tout de même lui aussi capable d’abstraction (§ 62-65), il ne manque pas de revenir (§ 65) à la comparaison avec l’artisan pour s’assurer, en rapport avec la notion de status, que la providentia Dei n’est pas « creuse » (encore un paramètre boécien, d’In Isag.2, § 59), une façon de confirmer la validité des conceptions des formes communes par abstraction dont Abélard, dans la mouvance exégétique de l’autorité priscianienne, a fait l’apanage de Dieu, avant d’en admettre des équivalents, assurément moins parfaits, en l’homme[83].

Mutatis mutandis, le même diagnostic pourrait être formulé au sujet de l’autorité de Platon, même si Abélard s’y attarde moins. Brièvement, on peut remarquer qu’il la présente en trois phases. La première présentation (§ 58), inspirée d’une certaine façon de Macrobe, ressemble encore passablement à l’autorité de Priscien : la pensée divine est devenue le nous, qui contient les Idées communes (alias les formes génériques et spécifiques ; peut-être ici aussi de simples réalités intentionnelles) que Platon « appellerait “genres” ou “espèces” », une façon ad hominem de dire, pourrait-on croire, que les noms universels signifient ces Idées communes. La deuxième présentation, toujours avec une touche de vocabulaire macrobien, est une restitution de la relation que Boèce fait du différend entre Platon et Aristote à la fin de son développement sur les universaux dans son Second commentaire sur l’Isagoge de Porphyre : « <Platon> a voulu que les genres et les espèces et les autres <éléments> ne soient pas seulement intelligés comme universaux, mais aussi qu’ils soient et qu’ils subsistent à part des corps » (In Isag.2, § 90). Sans doute à cause de cela, l’allure en est nettement plus réaliste : Platon aurait considéré que les conceptions communes « séparées des corps dans le nous » sont les universaux. Mais une remarque additionnelle pourrait nous inciter à croire que cette présentation n’implique pas nécessairement que les conceptions communes soient ontologiquement universelles, mais simplement qu’elles seraient appelées ainsi parce que, sans posséder la « prédication commune » (c’est-à-dire la « référence plurielle ») qui fait que, d’après l’Aristote du Peri hermeneias (7 [17a39-40]), les noms universels sont dits tels, elles disposent d’une « similitude commune » (pour ainsi dire : une « ressemblance plurielle »). Le réalisme de cette présentation se ramènerait alors au fait que la conception commune, bien qu’ontologiquement individuelle, existerait vraiment dans le nous et par conséquent serait une chose (standard). Prolongement de la deuxième, la troisième présentation (§ 59), censée harmoniser un Platon physicien (qui « estime que les universaux subsistent en dehors des sensibles ») et un Aristote promoteur de l’existence en acte (qui « dit que les universaux subsistent toujours dans les sensibles » [cf. In Isag.2, § 90]), dérive sûrement, en les combinant à la description boécienne du différend en question, des considérations de Boèce sur la nature incorporelle par soi[84] et, à travers elles, ultimement du fonds alexandrinien d’où Avicenne a, pour sa part, tiré ce que l’on nomme sa doctrine de l’indifférence de l’essence[85]. Malgré cela, elle est la plus originale, en tout cas la plus développée, des trois présentations et se veut probablement moins réaliste que la précédente, bien qu’elle puisse être suspecte d’une sorte de « back door Platonism[86] ». Nous l’avons survolée ci-dessus section II et il est très délicat de l’exprimer avec justesse de façon détaillée. Du moins, remarquons d’abord que le fil conducteur qui relie cette troisième interprétation de la doctrine de Platon à l’auctoritas de Priscien est que la réconciliation-complémentarité des positions aristotélicienne et platonicienne s’opère autour de la question de la signification des formes communes — ici présentées comme des natures génériques — par les noms universels : par exemple, pour Aristote le nom universel « animal » désigne une nature générique qui se retrouve en acte seulement dans une réalité sensible et n’est appelée « universelle » que par transfert, tandis que pour Platon la nature d’animal, même non sujette aux sens, « subsiste […] naturellement en soi », autrement dit possède « une aptitude naturelle » à être, et le nom universel correspondant désigne cet « être naturel », qui, bien qu’opposé à la « subsistance » en acte, n’est pourtant pas présenté — dans le vocabulaire métaphysique encore inchoatif de la LISPor — comme étant « en puissance » ; pour ainsi dire, il s’agit plutôt d’une forme sinon d’indifférence, du moins d’indépendance de l’essence. Un autre rapprochement est que la position d’Aristote ici décrite s’apparente à l’état des choses une fois que l’artisan divin a concrétisé les formes communes, alors que celle de Platon s’accommode de la situation prévalant avant la production des oeuvres divines, quand l’acte intellectif de Dieu visait intelligiblement les formes génériques et spécifiques en les considérant comme des natures en soi aptes à être. Quoi qu’il en soit, il y a donc dans les trois présentations de cette auctoritas plus qu’« une curiosité intéressante[87] », car c’est sur cette interprétation du platonisme qu’Abélard va (§ 73) élaborer sa réponse à la troisième question de Porphyre, toujours — sans nommer Aristote, mais avec référence à Platon et à Boèce — dans le cadre du litige aristotélico-platonicien ; et c’est aussi sur cet arrière-plan, modulé (un peu à la manière d’Alexandre d’Aphrodise, via le corpus boécien[88]) en expérience de suppression par la pensée de réalités spécifiques concrètes — comme les roses —, qu’il faut comprendre la réponse à la quatrième question que notre maître a lui-même ajoutée audit questionnaire. Cela suffit à montrer que ce n’est pas « ignorer le but et la structure de la discussion[89] » menée par Abélard au sujet des autorités de Priscien et de Platon si l’on soutient que ces paragraphes, parties intégrantes de la LISPor, en dégagent assez librement des interprétations réellement fécondes, essentielles même, pour le reste du déroulement exégétique abélardien, sans parler de leur intérêt plus proprement philosophique.

3. L’univocité de la notion de statut

On a noté à juste titre que, dans sa « réinterprétation de la théorie boécienne de l’abstraction », une des originalités d’Abélard est « le recours constant à la notion de “statut” », en ajoutant que l’« on ne sait pas d’emblée s’il faut entendre par là une structure intelligible, un état réel ou autre chose[90] ». C’est qu’il arriverait « à Abélard d’employer le mot status soit pour désigner la structure intelligible des choses, saisie au niveau du paradigme divin, soit pour désigner leur état réel, i.e. la structure saisie au niveau de l’existence sensible » : le status serait « donc à la fois le prototype et l’ectype » et « compte tenu de la polysémie apparente du terme “statut”, il faut spécifier ses domaines d’intervention[91] ».

Tout en admettant que les indices fournis par Abélard sont minces, nous sommes plutôt portés à croire — comme le survol et les analyses des sections II et III l’ont laissé jusqu’ici entrevoir — que la portion ici éditée et traduite de la LISPor fait un usage univoque de la notion de status dans le sens d’« état réel » (et donc — selon la typologie proposée — d’« ectype », alors que c’est la forme commune conçue, autrement dit la conception commune, qui est la « structure intelligible » et le « prototype »). Précisons explicitement pourquoi en revenant principalement, selon l’ordre inverse de leur apparition, sur les trois endroits clés où figurent des occurrences du mot status[92].

1. Dans la mise à l’épreuve de la prévoyance divine (§ 66), il est manifeste qu’absolument parlant le terme « statut » désigne la constitution, c’est-à-dire l’état concret, des oeuvres de Dieu, l’expression « statut futur » en illustrant un emploi particulier relatif à la providentia Dei, laquelle est une forme d’intellection par abstraction dont il faut s’assurer qu’elle n’est pas creuse puisqu’elle se représente comme déjà constituées des réalités qui n’existent pas encore matériellement.

2. Abélard surprendrait quand « il présente les genres et les espèces comme des status[93] », plutôt que (à la manière porphyro-boécienne) comme des incorporels. Cette remarque renvoie sans doute à la glose abélardienne de l’autorité de Priscien (§ 57) et en évoque à nouveau la difficulté d’interprétation. En ce paragraphe, la première des deux occurrences de status met ce mot, au pluriel, en apposition, par concomitance, à « opera illa », expression désignant le résultat — en un sens double (la vraie réalité, essentiellement, mais aussi, la forme-similitude qu’elle concrétise) — du travail du Dieu-artisan, qui, après avoir préconçu psychiquement la forme exemplaire d’une réalité à construire, opère d’après la similitude de cette forme, qui pour ainsi dire procède « vers un corps » lorsque la vraie réalité est effectivement construite à sa similitude : « ces oeuvres — statuts génériques ou spécifiques de la nature — appartiennent à Dieu » et elles relèvent du vocabulaire de la substance, comme l’homme, l’âme ou la pierre, contrairement aux oeuvres de l’artisan humain, qui ne sont pas des oeuvres naturelles, mais relèvent du vocabulaire de l’accident, comme la maison ou le glaive ; autrement dit, avant l’« opération divine » (s’inspirant par avance de la terminologie du § 67, on dirait la « Création »), il n’y avait, sous le mode de fictions issues de l’activité intellective de Dieu, que les formes génériques et spécifiques (voilà les « prototypes ») des réalités (ou créatures) à venir préconçues dans la pensée divine ; après l’« opération divine » (ou « Création »), les réalités (ou créatures) existent vraiment avec leurs statuts génériques et spécifiques (voilà les « ectypes »). Il y a donc apparition concomitante de la vraie réalité et, dans l’axe de la forme exemplaire par là même concrétisée, de son statut (lequel doit cependant être distingué de la forme « prototypique » préconçue par l’âme de l’artisan divin)[94].

De même, la deuxième occurrence de status au § 57 fait allusion à ces deux phases de l’opération divine, mais en les inversant, sans toutefois nuire au rattachement du statut à l’état concret des choses : toutes les réalités sont manifestes pour Dieu, « qui les a fondées » (autrement dit créées) — en fait il les connaissait même avant qu’elles n’existent (puisqu’il en préconcevait déjà les formes exemplaires) —, si bien qu’il en distingue individuellement les statuts en eux-mêmes (« singulos status in se ipsis »), à savoir sans les accidents sensibles non pertinents dont la connaissance humaine tient compte, volens nolens, et qui l’entravent. Cette distinction des statuts pris un à un est — comme la suite de notre analyse le confirmera — une connaissance du statut singulier de chaque individu d’une même espèce ou d’un même genre, non pas la connaissance des diverses sortes de genres ou d’espèces.

3. L’enquête sur la cause commune de l’imposition des noms universels aux diverses réalités (§ 47) contient trois occurrences de status, en fait de l’expression status hominis (« statut d’homme »).

Considérons-en d’abord la seconde, qui est la plus souvent invoquée pour résumer l’innovation abélardienne : « nous appelons “statut d’homme” l’“être homme” même, ce qui n’est pas une réalité, ce qu’aussi nous avons dit <être> la “cause commune” de l’imposition du nom aux <hommes> un à un, selon quoi <les hommes> mêmes s’accordent les uns avec les autres » ; une explication qui a incité d’aucuns à assimiler le statut à un « état de chose (Sachlage, State of affairs) distinct des choses singulières elles-mêmes et doté d’un mode d’existence autre que celui des choses[95] », une assimilation coûteuse pour la parcimonie de l’ontologie censément « nominaliste » d’Abélard, mais une assimilation qu’insinue cette explication, formulée dans le style des propositions infinitives latines, et dont une traduction alternative de son début — précédée ici d’un passage préparatoire du même acabit — pourrait rendre plus manifeste en français le caractère suggestif en ce sens : « Je ne dis pas <que les hommes un à un s’accordent> en l’homme, puisque aucune réalité n’est un homme sauf une <réalité> distincte, mais <je dis qu’ils s’accordent> dans le fait d’être homme. Or le fait d’être homme n’est pas un homme ni une quelconque réalité » ; « [m]ais nous appelons “statut d’homme” le fait même d’être homme, ce qui n’est pas une réalité ».

La troisième occurrence de l’expression status hominis, à laquelle nous passons immédiatement avant de terminer par la première, se trouve dans la phrase par laquelle s’achève ce paragraphe et qui propose de status une acception additionnelle, mais pratiquement incompréhensible si l’on s’en tient à l’unique manuscrit qui nous a préservé la LISPor (ms. Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup., fol. 3vb ; nous mettons en gras la négation problématique dans le texte latin même et dans la traduction que nous fournissons) :

Status quoque hominis res ipsas non natura hominis statutas possumus appellare, quarum communem similitudinem ille concipit, qui uocabulum imposuit.

Nous pouvons aussi appeler statut d’homme les réalités mêmes non statuées par la nature de l’homme, desquelles celui qui a imposé le vocable a conçu la similitude commune.

C’est donc à bon droit que le premier éditeur de la LISPor a retranché du texte la négation inacceptable. En la remplaçant par la préposition « in » (« dans »), on se retrouve avec un texte amendé certes compréhensible, mais dont on peut dès lors s’apercevoir — sans que la correction éditoriale soit à blâmer pour cela (car il s’agit foncièrement, dans une lecture il est vrai incomplète, de l’identification, déjà présente dans la leçon absconse du manuscrit, du statut aux réalités mêmes) — qu’il est susceptible de laisser perplexe par son incompatibilité au moins apparente avec, en particulier, l’autre explication (celle de la deuxième occurrence de l’expression « statut d’homme ») et, en général, avec le non-réalisme emblématique d’Abélard (éd. Geyer, p. 20, l. 12-14 ; le gras faisant ici ressortir la correction de cet éditeur et la version française qu’elle réclame) :

Status quoque hominis res ipsas in natura hominis statutas possumus appellare, quarum communem similitudinem ille concipit, qui uocabulum imposuit.

Nous pouvons aussi appeler statut d’homme les réalités mêmes statuées dans la nature de l’homme, desquelles celui qui a imposé le vocable a conçu la similitude commune.

Généralement accepté tout de même, ce texte corrigé a, par exemple, encore récemment reçu l’approbation d’un interprète avisé, qui en propose ainsi une clé de lecture et se prononce de la sorte sur l’édition mentionnée : « En fait, si l’on interprète le status à la lumière de la notion de “rassemblement” répétable de propriétés particulières identiques […], la phrase d’Abélard est parfaitement claire avec la correction de Geyer », ce qui reviendrait à entendre que « les réalités mêmes statuées dans la nature de l’homme » sont « les mortalités particulières, les rationalités particulières, etc.[96] ».

Pour notre part, nous nous contenterons de noter ici que le lien tissé par cette phrase d’Abélard, même dans l’édition Geyer — voire dans le manuscrit —, entre le statut et les réalités « statuées » n’est pas sans rappeler la glose abélardienne de l’autorité de Priscien (§ 57) et sa description du tandem formé par ces oeuvres concomitantes de Dieu que sont la vraie réalité concrétisant une forme exemplaire et le statut générique ou spécifique correspondant. C’est dans cette perspective que devient particulièrement intéressante une possibilité alternative de correction — mieux fondée paléographiquement — mise au jour par un autre éminent philosophe-médiéviste[97], de surcroît éditeur d’Abélard, en l’occurrence : remplacer le non fautif non pas par in, mais par un nunc (maintenant, à présent) qui « met l’accent sur l’être actuel et réel des choses » (« stresses the actual and real being of things[98] »), une insistance justifiée, voudrait-on ajouter, puisque, comme l’énonce clairement la glose du § 57 relative à l’autorité priscianienne, c’est quand — et aussi logiquement parce que — la vraie réalité a été construite, littéralement « a été composée » (« componitur »), à son image que la forme exemplaire « est dite procéder vers un corps », c’est-à-dire qu’advient le statut générique ou spécifique de cette réalité ; ce qui donne la phrase suivante (qui est celle finalement retenue par notre édition et reflétée dans sa traduction au § 47) :

Status quoque hominis res ipsas nunc natura hominis statutas possumus appellare, quarum communem similitudinem ille concipit, qui uocabulum imposuit.

Nous pouvons aussi appeler statut d’homme les réalités mêmes maintenant [ou : à présent] statuées par la nature de l’homme, desquelles celui qui a imposé le vocable a conçu la similitude commune.

Par rapport au Dieu-artisan, la phase à laquelle correspondent « les réalités mêmes à présent statuées » et leurs statuts se distingue donc de celle d’« avant la constitution de ses oeuvres » évoquée plus loin dans l’analyse de la providence divine (§ 66), d’où l’on voit que « statuées » veut dire ici « constituées » et, ainsi, l’à-propos de cette remarque philologique contextuelle : « the simplex, statutas, may be purposely used by the author (alluding to the substantive status) in place of its compositum constitutas[99] ». En ce qui a trait à l’exemple ici donné par Abélard — celui bien sûr de status hominis — et qui est d’ailleurs celui-là même qu’il utilise depuis le début de ce paragraphe sur la cause de l’imposition des noms universels, « les réalités à présent statuées » et posées comme équivalent du « statut d’homme » sont, plus précisément « les réalités maintenant constituées par la nature de l’homme », à savoir par la nature humaine idéale que représente la forme spécifique préconçue, forme à la similitude de laquelle l’artisan divin a oeuvré pour « construire » (ou « composer ») chaque vrai homme et, partant, faire coïncider avec chacun son propre « statut d’homme », qui est, dans chaque cas, une concrétisation singulière de la forme-similitude, ici spécifiquement humaine, de la nature idéale d’abord préconçue via cette forme par Dieu. C’est pourquoi, comme enchaîne pour terminer cette ultime phrase du § 47, « celui qui a imposé le vocable » d’« homme » à chacun des hommes l’a fait en concevant « la similitude commune » desdites réalités. Voilà en substance ce que répète, dans la glose de l’auctoritas de Priscien et le sillage immédiat de la métaphore de l’artisan divin, la seconde mention (§ 58) du logothète humain, en disant, au sujet de « n’importe quels noms […] de n’importe quelles <choses> existantes », que « c’est selon certaines natures ou propriétés des réalités que l’inventeur <du langage> a envisagé de les imposer », tout en ajoutant la touche limitative d’externalisme linguistique que l’on sait relativement à sa capacité de « correctement saisir en pensée la nature ou bien la propriété de la réalité ». Voilà encore qui est conforme à la conclusion (§ 61) de l’enquête sur la signification des noms universels : c’est « la cause commune de l’imposition », c’est-à-dire le statut, qui possède la « plus grande force » pour juger de « la communauté des noms universels », car elle « est prise selon la nature des réalités », entendons la nature en acte des réalités concrètes, alors que — faut-il comprendre en se souvenant aussi des § 45, 54 et 58 — « la conception commune » ne surgit pas des diverses réalités mais plutôt de l’audition d’un mot universel qui tourne aussitôt l’esprit de l’auditeur vers cette conception, « isolée des sens parce qu’elle ne perçoit pas la réalité comme sensible » (renchérira le § 68).

La première occurrence de l’expression status hominis à figurer au § 47 appelle aussi des considérations paléographiques et ecdotiques. La phrase dont elle fait partie se lit comme suit dans le manuscrit (Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup., fol. 3vb ; nous mettons à nouveau en gras le mot accidenté) :

Abhorrendum autem uidetur quod conuenientiam rerum secundum id accipiamus quod non est res aliqua, tanquam in nichilo ea que non sunt uniamus, cum scilicet hunc et illum in statu hominis, id est in eo quod sunt homines, conuenire dicimus.

L’abréviation du non (ñ) est raturée (par deux traits fins à l’oblique) et à moitié grattée (par le scribe lui-même ou quelqu’un d’autre subséquemment) ; cette intervention indique qu’il ne faut pas en tenir compte en lisant la phrase, et, de fait, sa présence engendrerait un contresens. N’ayant manifestement pas remarqué ce phénomène, le premier éditeur de la LISPor reproduit le non dans cette phrase, tout en le plaçant entre crochets droits pour signaler, à juste titre, qu’il faut l’en retrancher pour avoir un texte intelligible (éd. Geyer, p. 20, l. 2). En se basant sur cette édition et en faisant référence au passage précédemment analysé contenant la troisième occurrence de l’expression status hominis, on a noté de manière perspicace au sujet du non que nous savons plutôt déjà raturé et gratté : « Remarkably some lines before our passage the Ms reads “ea quae non sunt”, where the non is also untenable and rightly deleted by Geyer […]. Here, too, the reading nunc makes good sense[100] ». De fait, en adoptant cette suggestion, nous avons pu éditer et traduire ladite phrase ainsi (§ 47) :

Abhorrendum autem uidetur quod conuenientiam rerum secundum id accipiamus quod non est res aliqua, tanquam in nichilo ea que nunc sunt uniamus, cum scilicet hunc et illum in statu hominis, id est in eo quod sunt homines, conuenire dicimus.

Or il semble devoir être abhorré que nous prenions l’accord des réalités selon ce qui n’est pas une quelconque réalité, comme si <c’était> dans rien <que> nous unissions les <choses> qui maintenant sont, à savoir quand nous disons que cet <homme>-ci et cet <homme>-là s’accordent dans le statut d’homme, c’est-à-dire en cela qu’ils sont hommes.

Comme dans la phrase contenant la troisième occurrence de l’expression status hominis en ce paragraphe (§ 47), l’adverbe « maintenant » a, dans cette phrase où on l’y retrouve pour la première fois, toujours pour fonction d’insister sur l’existence en acte de ce que l’on semble ici avoir uni pour ainsi dire « dans le néant », tout en connotant par avance ce que nous avons appelé la seconde phase dans l’activité du Dieu-artisan, celle de la constitution concomitante des réalités et de leurs statuts.

Étant donné que, dans ce paragraphe (§ 47), Abélard met en équation, d’une part, le « statut d’homme » et « l’être homme » et, d’autre part, le « statut d’homme » et les « réalités mêmes maintenant statuées par la nature de l’homme », il pose forcément — par transitivité — l’équation de « l’être homme » et des « réalités mêmes maintenant statuées par la nature de l’homme », cette dernière formule pouvant d’ailleurs être considérée comme la définition même de « l’être homme ». Or, puisque le « statut d’homme » identifié à « l’être homme » n’est pas une réalité, bien qu’il soit la cause de l’imposition d’un même nom universel à chacun des hommes, il faut aussi que le « statut d’homme » identifié aux « réalités mêmes maintenant statuées par la nature de l’homme » ne soit pas une réalité, tout en étant la cause de l’imposition d’un même nom universel à chacun des hommes. Tout comme la première partie du paragraphe laissait clairement entendre que Platon est appelé « homme » et Socrate est aussi appelé « homme » parce qu’ils sont similaires en « l’être homme », de même la fin du paragraphe fait bien comprendre que celui qui a imposé le même vocable « homme » à chacun des hommes l’a fait parce qu’il concevait la similitude commune des « réalités mêmes [alors] statuées par la nature de l’homme ». Dans les deux cas, la cause — « récurrente[101] » certes, suite à un jugement chaque fois réitéré — d’imposition du nom « homme » à chaque homme n’est pas une réalité, mais la constitution humaine effective que possède en propre chacune des réalités individuelles humaines dès qu’elles existent (d’où la concomitance dont nous parlions[102]) et qui fait qu’elles sont similaires entre elles, d’où leur accord ou non-différence sous ce rapport (s’il s’agit d’une philosophie de la ressemblance, c’en est une qui vise un trait fondamental, pour ne pas dire un fait essentiel). C’est, pour chaque homme, un tel état humain concret singulier qu’est son « statut d’homme ».

Les autres occurrences de status dans la portion ici éditée et traduite de la LISPor nous semblent toutes devoir ou pouvoir s’entendre selon l’acception de constitution effective de la réalité en question : 1. en grammaire, la conjonction de construction permet des énoncés tel « l’homme est une pierre », mais qui ne visent pas « à montrer le statut d’une réalité », alors que, en dialectique, « la conjonction de prédication […] se rapporte à la nature des réalités et à la vérité de leur statut » (§ 42) ; 2. « Et toutefois d’une certaine manière c’est autrement qu’elle n’est qu’elle est dite être intelligée, non certes d’un autre statut qu’elle n’est […], mais en cela “autrement” qu’autre est le mode d’intelliger que de subsister » (§ 64 ; l’association pertinente ici étant celle entre le statut et le mode de subsister) ; 3. « D’où Boèce attribue à l’esprit cette puissance qu’il peut par sa raison et réunir les <choses> disjointes et détacher les <choses> réunies, <en> n’excédant toutefois dans ni l’un ni l’autre <cas> la nature de la réalité, mais seulement <en> percevant ce qui est dans la nature de la réalité. Autrement <ce> ne serait pas raison, mais opinion, à savoir si l’intelligence déviait du statut de la réalité » (§ 65) ; 4. « On ne doutait pas tellement de la signification des <mots> singuliers. C’est que leur mode de signifier concordait bien avec le statut des réalités » (§ 76). Dans tous les cas, on voit bien qu’il s’agit certainement ou vraisemblablement de l’état concret d’une réalité ou, si l’on veut, de sa « structure réelle » et non pas de sa « structure intelligible ».

IV. Conclusion

Approfondissement de notre survol textuel, l’étude de ces trois derniers points doctrinaux, tout en étoffant nos considérations sur l’intellection des universaux et leur abstraction, a fait ressortir leurs interrelations. Un sens univoque à donner au mot statut, celui de constitution effective des réalités, qui s’éclaire par la distinction entre les réalités maintenant statuées et celles envisagées par la Dei prouidentia avant la constitution de ses oeuvres, donc par la « prévoyance » d’un Dieu comparé à un artisan, métaphore qui renvoie à l’exégèse abélardienne de l’auctoritas, foncièrement platonicienne, de Priscien, où la forme générique et spécifique de la nature d’une réalité à construire est préconçue dans la pensée divine avant de servir de modèle pour oeuvrer à la construction de la vraie réalité et d’être alors concrétisée en même temps que cette dernière en tant que statut : oeuvre de Dieu tout comme la vraie réalité donnant corps à la forme exemplaire ainsi que concomitant quasi symbiotique de cette réalité effective, le statut n’est cependant pas lui-même une réalité, et c’est pourquoi une doctrine non réaliste peut l’identifier comme la cause itérative de l’imposition d’un même nom générique ou spécifique — donc d’un nom universel — à chaque réalité concrète constituée par la nature de ce genre ou de cette espèce, nom universel qui va dès lors signifier ces réalités une à une et auquel Priscien accorde aussi de signifier leurs formes communes (génériques ou spécifiques) préexistant dans la pensée divine, ce à quoi acquiesce Abélard en soutenant toutefois, d’une part, que le nom universel signifie aussi — on arrive ainsi à trois significations — l’acte même d’intellection, qui est distinct de la forme commune conçue et a pour réalité sujette cette réalité imaginaire et fictive (astucieuse réponse non réaliste, il faut l’admettre en savourant sa teneur phénoménologique avant la lettre, à l’exigence boécienne de la res subiecta) et, d’autre part, que seul Dieu est capable de concevoir parfaitement par abstraction (des accidents sensibles) les formes communes, ce qui soulève la question de savoir si les conceptions communes que les noms universels suggèrent néanmoins aux hommes et vers lesquelles ils dirigent spontanément leurs esprits ne devraient pas être strictement distinguées des conceptions communes divines et celle aussi de savoir, puisque les noms universels signifient également — et même peut-être plus certainement — ces conceptions communes humaines, s’il ne faudrait pas finalement leur reconnaître quatre significations, plutôt que les trois auxquelles s’en tient notre maître, qui limiterait ici (§ 57-58) quant à l’homme, comme il le fera plus loin quant à Dieu (§ 67), l’interprétation « artisanale » de l’auctoritas priscianienne, une autorité qu’il continuera cependant à citer toujours de manière approbative dans ses autres oeuvres, même s’il n’en tirera plus le même profit pour satisfaire au réquisit de Boèce en fournissant leurs réalités sujettes aux intellections des universaux (plusieurs points, bien sûr, dont on pourrait poursuivre l’étude) ; reste que, dans la Logique « Pour les débutants » : Sur Porphyre, Abélard déploie toute cette artillerie conceptuelle et ces stratégies analytiques non seulement pour faire face en elles-mêmes aux théorisations relatives à la triple signification des noms universels, à la conception prisciano-platonicienne de la pensée divine et à la notion de statut, mais aussi et surtout pour mener l’assaut herméneutique du complexe porphyro-boécien sur les universaux.

D’une manière plus générale, en effet, Abélard devait être bien conscient que, sur ce thème des universaux autour duquel une vive querelle avait alors cours, les lecteurs du début de son commentaire isagogique s’attendaient tout à la fois à ce qu’il prenne position par rapport aux doctrines de ses contemporains et qu’il montre son savoir-faire en comparaison du commentaire-phare de Boèce sur le questionnaire de Porphyre relatif aux genres et aux espèces : le philosophe du Pallet s’acquitte surtout de la première tâche par ses pages consacrées à la réfutation des réalistes et de la seconde, on s’est efforcé de le montrer, tout au long de son méta-commentaire du commentaire boécien qu’il compétitionne, en développant au fil de l’exégèse une pensée — sur la signification, l’intellection et l’abstraction, sur le statut aussi — qu’il serait injuste de réduire à une simple philosophie de commentateur, mais qui ne peut se comprendre sans suivre fidèlement, voire scrupuleusement, sa démarche de commentateur.

Ce qui nous renvoie à la lecture sans cesse à renouveler du texte abélardien, dont l’édition et la traduction qui suivent sont introduites par les remarques d’usage.