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Après le survol textuel et les approfondissements doctrinaux contenus dans l’étude précédente, il ne nous reste plus qu’à présenter la nouvelle édition et, à strictement parler, la première traduction française complète du début de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium[1] (= LISPor), jusqu’au De genere exclusivement, que nous offrons ici, une portion d’oeuvre remarquable où Abélard expose ses vues les plus poussées sur la question des universaux, en la transposant résolument sur le plan du langage sans s’abstenir pour autant, on l’a vu, de positions métaphysiques subtiles, à la fois platoniciennes et non réalistes standard, où, pourrait-on dire, intuition et abstraction se confondent plus qu’elles ne se côtoient.

À propos de l’édition et de la traduction

Au premier coup d’oeil, on constatera que notre édition se distingue de celle de Geyer, parce que nous avons suivi le plus scrupuleusement possible l’orthographe médiévale du seul témoin manuscrit à nous avoir préservé la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard, une fidélité, sous cet aspect élémentaire, historiquement justifiée au ms. Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup., fol. 1ra-5rb, bien qu’elle entraîne des graphies non normalisées (Analetica, diffinitio, nichil, phisica, Periermenias, Porfirius, sillogismus, etc.) et même des fluctuations dans la graphie de certains mots (litera, littera ; sigillatim, singillatim ; etc.), ainsi qu’une absence généralisée de diphtongues — plus précisément, de ligatures —, sauf, marquées par des cédilles (« ę ») dans le manuscrit, dix « ae » curieusement réparties (neuf condensées dans les dix-huit premiers paragraphes, puis une dernière au paragraphe 73) et pas toujours constantes pour un même terme (§ 1 : philosophiae et philosophie ; § 5 et caetera et et cetera).

Plus fondamentalement, un examen de notre apparat des variantes révélera que la présente édition partielle diffère de la portion équivalente de l’édition Geyer en plus d’une centaine d’endroits, suite à notre effort pour combler ses omissions (dont celle d’une ligne entière, la première d’une colonne, du manuscrit)[2] et corriger ses inexactitudes ou ses choix trop arbitraires[3] dans le texte même, ainsi que pour signaler de nombreux phénomènes passés sous silence dans son apparat[4]. Toujours au chapitre des différences, nous avons expliqué pourquoi[5], selon nous, les deux non problématiques du § 47 peuvent, sinon nécessairement, du moins avantageusement, être transformés en nunc et intégrés au texte pour marquer l’aspect « présentiel » de ces deux passages abélardiens qui insistent sur l’existence concrète des réalités en question[6]. Dans la même optique, notons, dans le libellé abélardien même de l’autorité priscianienne (§ 57) sur l’exégèse de laquelle nous avons déjà fourni beaucoup de détails[7], que, plutôt que par le verbe « constituuntur » de l’édition Geyer, l’inadéquat « constituerunt » du manuscrit se corrige — de manière à la fois plus simple paléographiquement et plus fondée sur la source ainsi que sur les lieux parallèles — par « constiterunt »[8], ce qui, en outre, s’accorde avec le sens de concrétude qu’a le substantif « constitutio » en un endroit clé du texte (§ 66), où est ultimement développée la métaphore du Dieu-artisan au sujet de la Dei prouidentia.

Mais étant donné que, de toute évidence, l’unique témoin manuscrit de la LISPor est affecté par des erreurs typiquement scribales que son premier éditeur avait déjà le plus souvent judicieusement corrigées, dans de nombreux cas nous avons adopté les mêmes amendements au texte, chaque fois en le notant « scripsimus cum ed. Geyer » (avec la référence précise à la page et à la ligne concernées)[9]. Comme on a pu le déduire des exemples que nous venons de fournir ici en notes, nous avons également suivi l’usage de l’édition Geyer en attribuant le sigle A à l’unique témoin manuscrit de la LISPor, un « Ambrosien ». Nous avons encore fait de même quant aux sigles A2 et L, deux témoins manuscrits de passages parallèles philologiquement mis en comparaison avec la LISPor par son premier éditeur. Donc, au total, un trio de sigles pour des témoins manuscrits de nature variable dont les coordonnées sont précisées par le tableau suivant :

A

= ms. Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup., fol. 1ra-5rb (unique témoin manuscrit de la LISPor).

A2

= ms. Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup., fol. 73r-v (pour les passages parallèles dans les Glossae super Porphyrium secundum uocales) : cf. Peter Abaelards Philosophische Schriften. III. Aus den anonymen Glossen des Cod. Ambr. M. 64 [sic] sup., éd. B. Geyer, Münster, Aschendorff (coll. « Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters. Texte und Untersuchungen », Band XXI, Heft 4), 1933, p. 583-588 et, surtout, C. Ottaviano, « Un opuscolo inedito di Abelardo », dans Testi medioevali inediti… a cura di C. Ottaviano, Firenze, Olschki (coll. « Fontes Ambrosiani », III), 1933, p. 106-207.

L

= ms. Lunel, Bibliothèque municipale, 6, fol. 8ra-11ra (pour les passages parallèles dans les Glossulae super Porphyrium de la Logica « Nostrorum Petitioni Sociorum ») : cf. Peter Abaelards Philosophische Schriften. II. Die Logica « Nostrorum petitioni sociorum ». Die Glossen zu Porphyrius, éd. B. Geyer, Münster, Aschendorff (coll. « Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters. Texte und Untersuchungen », Band XXI, Heft 4), 1933, p. 505-512.

Dans notre apparatus lectionum, qui — étant positif — signale tous les témoins manuscrits appuyant la leçon retenue, on retrouve de la sorte des notations du type « hic scripsimus cum ed. Geyer (p. 2, l. 8) secundum A2 (fol. 73va ; ed. Geyer p. 587, l. 10 ; ed. Ottaviano, p. 113) et L (fol. 9ra ; ed. Geyer p. 508, l. 4)] huius A » ou « nominibus scripsimus cum ed. Geyer (p. 2, l. 30) secundum A2 (fol. 73va ; ed. Ottaviano, p. 116)] rationibus A     omnibus L (fol. 9vb ; ed. Geyer p. 509, l. 17) », ainsi que, quand (en nous inspirant comme ici dans ce qu’il peut y avoir de bon dans une leçon de A autrement fautive) nous rejetons le choix de Geyer malgré ses associations, « dilucide scripsimus] dilicidus A (ed. Geyer, p. 7, l. 24, secundum A2 [fol. 74ra ; ed. Ottaviano, p. 123] et L [fol. 11ra ; ed. Geyer p. 512, l. 4] : « lucide ») ».

D’une manière générale, les abréviations mises à profit dans nos notations critiques suivent les us et coutumes de l’ecdotique et n’appellent pas de remarques particulières, sauf, peut-être, dans le cas suivant : les leçons se révélant être le premier jet du copiste du ms. Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup. sont notées par un « p » minuscule devant le sigle du manuscrit (donc ici, pA signifie « premier état de A ») ; de même, les leçons issues ultérieurement de l’auto-correction du copiste sont notées par un « s » précédant le sigle du manuscrit (sA signifiant alors « second état de A »).

Nous avons signalé d’emblée que la présente édition critique respecte l’ancrage historique du texte de la LISPor en suivant — sauf en quelques occurrences facilement justifiables[10] — l’orthographe médiévale de son manuscrit connu, sans la « normaliser » en l’alignant arbitrairement sur l’usage scolaire d’aujourd’hui. Toutefois, la ponctuation des manuscrits différant grandement de nos habitudes modernes — celle du ms. Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup. ne faisant pas exception à la règle —, nous avons opté, afin de faciliter l’intelligence du texte, pour une ponctuation forte qui charpente la phrase et en souligne les articulations logiques. De même, l’emploi des majuscules n’étant pas systématique dans le manuscrit, c’est nous qui en avons mis une principalement : 1. en tête de toute nouvelle phrase ou des citations non intégrées dans la phrase ; 2. à tous les noms propres, ainsi qu’à certains autres noms remarquables s’en rapprochant (comme Antiqui, Deus, Perypatetici) ; 3. au premier élément des titres d’ouvrages.

Dans le texte de l’édition, l’italique a été utilisé à la fois pour mettre en évidence les titres de livres et pour faire ressortir les lemmes porphyriens, ainsi que — dans des citations boéciennes implicites non placées entre guillemets («  ») — les mots reproduits littéralement ou presque littéralement. Les chevrons simples (‘ ’) encadrent les mots ou expressions désignés en tant que tels (surtout avec les verbes dicere et appellare) ou bien signalent un exemple ou la reprise d’un ou de plusieurs termes déjà cités. Toutes les suppléances sont insérées entre crochets obliques < >. Quant aux crochets droits [ ], ils indiquent que, selon l’éditeur, un passage doit être retranché (ailleurs — c’est-à-dire dans la préface et l’apparat des sources — ces derniers crochets encadrent aussi parfois un commentaire personnel, ou tout autre élément hétérogène, inclus dans une citation, quand ils ne sont pas simplement employés en alternance avec les parenthèses, sans parler de l’apparatus lectionum, où, comme il a déjà été expliqué, les crochets droits fermants sans italique veulent dire « devient » ou « deviennent »).

La division du texte en paragraphes est celle de Geyer, qui, avec son édition complète de la LISPor, demeure une référence incontournable même pour la portion du texte abélardien faisant ici l’objet d’une nouvelle édition critique. C’est nous cependant qui avons ajouté, en caractères gras et insérés entre crochets obliques, le numéro correspondant à chaque paragraphe de l’édition Geyer (ce qui va de <§ 1> à <§ 80>). Dans le texte de l’édition toujours, les numéros de folios apparaissant eux aussi en gras, mais entre accolades, sont bien sûr ceux du manuscrit Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup. (du {fol. 1ra} au {fol. 5rb}).

En l’absence de numérotation quinqualinéaire, l’apparatus lectionum de l’édition n’a pas été matériellement distingué de l’apparatus fontium (leurs appels numérotés renvoyant à l’annotation plutôt abondante placée, pour des questions de mise en page, tout à la fin du texte). Ce dernier apparat tâche de fournir, comme il se doit, les coordonnées, au minimum, de toutes les références ou citations explicites, de même que celles des emprunts implicites à Boèce (surtout ceux, fréquents et cruciaux, à l’In « Isagogen » Porphyrii Commentorum Editio secunda [= In Isag.2][11]), ainsi que de préciser systématiquement les renvois internes à la LISPor, mais sans aller jusqu’à constituer pour chaque point la liste des lieux parallèles dans les autres oeuvres d’Abélard (ce qui serait, pour nous, l’objet d’un autre travail).

Le titre donné à ces Gloses d’Abélard sur l’Isagoge de Porphyre est tiré, comme souvent pour les oeuvres médiévales, des premiers mots du texte « Ingredientibus nobis logicam » et, dans ce cas-ci, d’une mention ajoutée par une autre main d’écriture dans la marge supérieure du recto du premier folio du manuscrit (Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup.) : « Incipiunt Glossae secundum magistrum Abaelardum super Porphirium »/« <Ici> commencent les Gloses selon maître Abélard sur Porphyre » ; une attribution confirmée, à la fin du texte, dans un colophon rédigé en majuscules de la main même du scribe, mais avec une bourde remarquable dans le prénom de l’auteur (preuve, à mon sens, qu’il ne savait pas vraiment ce qu’il copiait et le comprenait encore moins, d’où les multiples bévues scribales que nous avons signalées) : « Pretri [sic !] abaelardi Palatini Edicio super Porphirium explicit »/« <Ici> se termine l’édition de Prierre [!] Abélard Palatin sur Porphyre ». Donc, de manière sélective en ce qui concerne l’intitulé même, Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium. C’est le montage qui, surtout suite à l’édition Geyer, est devenu coutumier et que nous reprenons comme titre de l’ouvrage dont nous publions ici le début dans une nouvelle édition critique[12]. Le sens à donner au célèbre incipit de la LISPor ne peut être déterminé de façon absolument univoque, Abélard utilisant — sans doute sciemment — une formule intrinsèquement ambiguë : Ingredientibus nobis logicam, que l’on peut sûrement rendre par « Quant à nous qui commençons la logique » (plus littéralement : « Quant à nous commençant la logique »), en étant conscient qu’elle signifie à la fois que le maître (ou l’auteur) qu’est Abélard commence son cours (ou son commentaire) sur le cursus logique, dont la première étape canonique est alors depuis des siècles l’Isagoge de Porphyre, et que, partant, ses auditeurs (ou ses lecteurs) — des « débutants », eux — commencent leur étude de la logique. Bien qu’elle inclue par voie de conséquence ces débutants, l’expression introductive vise avant tout le maître, comme l’indique la nature des deux autres actions de la phrase, exprimées, la première, par un second participe présent « prelibantes » (cette fois non plus au datif pluriel comme le premier, mais au nominatif pluriel) et, la seconde, par un verbe, « ducamus », au subjonctif présent à la première personne du pluriel, ce qui au total (en faisant ressortir ces deux actions par l’italique) peut se rendre ainsi : « Quant à nous qui commençons la logique — offrant [c’est-à-dire : nous qui offrons] un aperçu de la propriété de cette <discipline> — tirons exorde de son genre, qui est la philosophie ». Si Abélard avait voulu dire d’entrée de jeu « Pour nos débutants en logique », il aurait employé non pas le pronom personnel nobis, comme il l’a fait, mais plutôt l’adjectif possessif nostris, à la manière de ce qu’il a fait dans son dernier commentaire sur l’Isagoge (celui contenu dans le manuscrit de Lunel) et dont l’incipit est précisément : « Nostrorum peticioni sociorum satisfacientes[13] »/« Satisfaisant à la requête de nos compagnons », voire à celle de son oeuvre théologique débutant par « Scholarium nostrorum petitioni prout possumus satisfacientes[14] »/« Satisfaisant dans la mesure où nous le pouvons à la requête de nos étudiants ». Mais la subtile ambiguïté de la formule Ingredientibus nobis logicam ainsi que le désir d’avoir un titre succinct et marquant ont fait que l’on a tendance à simplifier la traduction du montage qu’est l’intitulé Logica « Ingredientibus » en « Logique “Pour les débutants” » (« Logic for beginners »), une tendance naturelle à laquelle nous sacrifierons nous aussi à l’occasion par souci de commodité (alors qu’en rigueur des termes il faudrait toujours parler, mais plus lourdement et moins évocativement, de Logique « Quant à nous qui commençons »), même si elle ne correspond pas — on sait maintenant pourquoi — au sens le plus exact de cette première phrase, ni évidemment à la teneur réelle du texte particulièrement difficile qu’elle introduit, bien que ce dernier corresponde effectivement — autre temps, autres moeurs — à un enseignement donné à des débutants en logique.

Quant à notre traduction — la première véritable, en langue française, pour cette portion complète du texte[15] —, elle se veut surtout littérale, tout en étant acceptable en français. C’est que, par-delà son occasionnelle élégance littéraire, le latin d’Abélard est surtout l’instrument par lequel il exprime une pensée conceptuellement complexe dont les nuances demandent à être exprimées fidèlement d’abord au niveau de la langue, avant de prétendre parvenir éventuellement à son interprétation dégagée des méandres de l’expression originelle. Même si le latin abélardien est plus classique et moins scolastique que celui de Thomas d’Aquin, nous souscrivons sans réserve, parce que nous sommes convaincus que ces propos s’appliquent également bien à la langue d’Abélard dans la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium, à ce qu’écrivait assez récemment un bon traducteur d’un célèbre texte épistémologique de l’Aquinate ayant lui aussi mis l’accent sur la littéralité : « Ce choix est certes discutable. N’aurait-il pas fallu parfois rendre le texte plus attirant dans un langage plus contemporain ? Quelle que soit l’expression française de la traduction, un effort est nécessaire pour entrer dans une telle pensée. La compréhension ne peut pas être immédiate. Coller au texte latin autant que faire se peut nous semble le meilleur moyen d’éviter de regrettables contresens. Ceci vaut pour la structure grammaticale de la phrase mais aussi pour la traduction de tel ou tel mot[16] ». Lorsque même les plus grands interprètes d’Abélard ont pu s’égarer ici ou là, cette attitude humble et prudente nous semble être de mise, tout en étant conscients, évidemment, qu’elle ne constitue en aucune sorte une parfaite garantie contre l’erreur pure et simple ou le choix moins heureux, qui peuvent surgir n’importe où, mais particulièrement lors de la détermination des kyrielles de pronoms ou de relatifs au neutre, de celle des nombreux sujets non exprimés, sinon de celle de l’ordre d’emboîtement des génitifs, voire du simple emploi de l’article — non existant en latin — défini ou indéfini.

Du point de vue de la mise en page, cette traduction française est présentée, commodément pour des fins de comparaison, dans une colonne parallèle au texte latin édité et, autant que faire se peut, en phase avec lui ; arborant aussi à son instar des numéros de paragraphes allant du <§ 1> au <§ 80>. Elle est en outre intellectuellement divisée en sept sections, numérotées de 0 à VI, contenant elles-mêmes des subdivisions. Les sections I à VI reprennent — sauf dans un secteur (celui des sous-sections II.1.2 et II.1.3) où nous nous sommes expliqués, en lien avec les traditions interprétatives, sur la difficulté de reconstruction de l’argumentaire abélardien — les diverses rubriques du plan détaillé présenté par A. de Libera et ensuite finement examiné par lui dans ce qui constitue l’étude récente la mieux informée et la plus développée sur la partie de la LISPor qui nous concerne ici[17]. Autant pour les rubriques de la section 0, qui sont notre fait, que pour celles des sections I-VI dues à A. de Libera, nous indiquons les pages et les lignes auxquelles elles correspondent dans l’édition Geyer. Ce qui permet une mise en rapport aisée de cette première édition, de la nôtre et de sa traduction, ainsi que de l’exégèse libéranienne, le tout dans le but énoncé précédemment de favoriser un retour répété, autant réflexif que dynamique, au texte même du début de la Logica « Ingredientibus » : Super Porphyrium d’Abélard qui suit immédiatement et auquel nous convions à nouveau le lecteur.

<Abélard/Abaelardus>

<Ici> commencent les Gloses selon maître Abélard sur Porphyre/
Incipiunt Glossae secundum magistrum Abaelardum super Porphirium[*]

<Logique « Pour les débutants », Sur Porphyre>/
<Logica « Ingredientibus », Super Porphyrium>[**]

<0.1. Définition et division de la philosophie (pour y situer la logique)>

(éd. Geyer, p. 1, l. 3-p. 2, l. 15)

<§ 1> Quant à nous qui commençons la logique — <en> offrant un aperçu de la propriété de cette <discipline> — tirons exorde de son genre, qui est la philosophie. Or Boèce n’appelle pas ‘philosophie’ n’importe quelle science, mais celle qui consiste dans les réalités les plus grandes : en effet nous ne disons pas ‘philosophes’ n’importe quels savants, mais <ceux> dont l’intelligence pénètre les <problèmes> subtils. Or de la <philosophie> Boèce distingue trois espèces, à savoir la spéculative relative à la nature des réalités à spéculer, la morale relative à l’honnêteté de la vie à considérer, la rationnelle relative à la ‘raison’ — <c’est-à-dire au système> — des arguments à composer <et> que les Grecs nomment ‘logique’. Toutefois, séparant la <logique> de la philosophie, certains la disaient — au témoignage de Boèce — non pas partie, mais instrument, de la philosophie, à savoir en cela que dans la <logique> d’une certaine manière les autres <espèces de la philosophie> opèrent pendant qu’elles utilisent ses arguments pour prouver <leurs> propres questions. Par exemple, si d’une spéculation naturelle ou morale advient une question, c’est de la logique que sont tirés les arguments. Contre eux Boèce lui-même dit que rien n’empêche que du même le même soit et instrument et partie, comme la main <l’>est du corps humain. La logique elle-même encore semble souvent son <propre> instrument, quand aussi elle approuve par ses arguments une question se rapportant à elle, comme celle-ci : ‘l’homme est une espèce du <genre> animal’. Et toutefois ce n’est pas pour autant qu’elle est moins logique, parce qu’elle est instrument de la logique. Et ainsi <elle n’est pas moins> philosophie, parce qu’<instrument> de la philosophie. Boèce lui-même distingue aussi la <logique> des deux autres espèces de philosophie par sa fin propre, qui consiste dans les arguments à composer. Car même si le physicien compose des arguments, ce n’<est> pas la physique qui l’instruit pour ce <faire>, mais seule la logique.

<§ 1> {fol. 1ra} Ingredientibus nobis logicam[1] — pauca de proprietate eius prelibantes[2] — a genere ipsius, quod est philosophia[3], ducamus exordium. ‘Philosophiam’ autem non quamlibet scientiam Boecius[4] appellat, sed que in maximis rebus consistit : non enim philosophos quoslibet scientes dicimus, sed quorum intelligentia penetrat subtilia. Huius autem[5] tres species Boecius[6] distinguit, speculatiuam scilicet de speculanda rerum natura, moralem de honestate uitae[7] consideranda, rationalem de ratione argumentorum componenda, quam ‘logicen’ Greci nominant[8]. Quam tamen a philosophia quidam diuidentes, non philosophiae[9] partem[10], sed instrumentum — teste Boecio[11] — dicebant, eo uidelicet quod in ea quodammodo cetere operentur dum argumentis ipsius ad proprias probandas questiones utuntur. Veluti si ex naturali uel morali speculatione questio fiat[12], ex logica sumuntur argumenta. Contra quos ipse Boecius[13] nichil[14] impedire dicit idem eiusdem et instrumentum esse et partem, sicut est manus humani corporis. Ipsa etiam logica sui sepe instrumentum uidetur, cum et questionem ad se pertinentem suis approbat argumentis, ueluti istam : ‘homo est species animalis’. Nec tamen ideo minus est logica, quia logice est instrumentum. Sic nec philosophia, quia philosophie. Quam etiam ipse Boecius[15] a duabus aliis philosophie speciebus proprio fine suo distinguit, qui in componendis argumentationibus consistit. Nam etsi phisicus[16] argumenta componit, non ad hoc eum phisica[17], sed sola instruit logica.

<§ 2> Sur la <logique, Boèce> mentionne aussi que pour cette raison elle a été consignée par écrit et a été ramenée à des règles précises d’argumentations, afin que par de fausses complexions elle n’entraîne pas dans l’erreur les <esprits> trop vagabonds, puisque ce qui ne se rencontre pas dans la nature des réalités elle semble par ses raisons <le> garantir et souvent dans ses stipulations colliger les contraires de cette manière : ‘Socrate est un corps, or le corps <est> blanc, c’est pourquoi Socrate est blanc’ ; en revanche : ‘Socrate est un corps, or le corps <est> noir, c’est pourquoi Socrate est noir’.

<§ 2> De qua etiam hac ratione conscriptam[18] esse meminit[19] atque eam ad certas argumentationum regulas reductam esse, ne nimium uagos[20] falsis complexionibus in errorem pertrahat, cum id quod in rerum natura non inuenitur rationibus suis uideatur astruere et sepe contraria in condicionibus suis colligere[21] hoc modo : ‘Socrates est corpus, corpus autem album, quare Socrates est albus’ ; rursus : ‘Socrates est corpus, corpus autem nigrum, quare Socrates est niger’.

<§ 3> Or en écrivant <sur> la logique cet ordre est nécessaire, en l’occurrence : puisque les argumentations sont jointes à partir des propositions, les propositions à partir des mots, il est nécessaire que celui qui écrit parfaitement la logique écrive d’abord sur les termes simples, ensuite sur les propositions, qu’enfin dans les argumentations il accomplisse la fin de la logique, comme aussi notre chef de file Aristote <le> fit, <lui> qui pour la doctrine des termes écrivit tout au long les Prédicaments, pour <celle> des propositions le De l’herméneutique, pour <celle> des argumentations les Topiques et les Analytiques.

<§ 3> In scribendo autem logicam hic[22] ordo[23] necessarius est, ut : quoniam argumentationes ex propositionibus iunguntur, propositiones ex dictionibus, eum qui logicam perfecte scribit, primum de simplicibus sermonibus, deinde de propositionibus necesse est scribere, tandem in argumentationibus finem logice consummare, sicut et princeps noster Aristoteles fecit, qui ad sermonum doctrinam Predicamenta perscripsit, ad propositionum Periermenias[24], ad argumentationum Topica et Analetica[25].

<0.2. Rubriques introductives (titre, intention, matière, méthode, utilité)>

(éd. Geyer, p. 2, l. 16-p. 4, l. 17)

<§ 4> Or Porphyre — <l’auteur dont il s’agit> ici — prépare, comme l’enseigne le libellé même du titre, cette ‘Introduction’ pour les Prédicaments d’Aristote, <introduction> que toutefois <Porphyre> lui-même montre par après être nécessaire à tout l’art <logique>. Que d’elle soient brièvement distingués plus subtilement l’intention, la matière, le mode de traitement, l’utilité ou bien sous quelle partie de la dialectique est posée la présente science.

<§ 4> Iste autem Porfirius, sicut ipsa inscriptio tituli[26] docet, hanc ‘Introductionem’ ad Predicamenta Aristotelis preparat[27], quam tamen ipse ad totam artem necessariam posterius demonstrat. Cuius intentio, materia, modus tractandi, utilitas aut cui dialectice parti supponatur[28] presens scientia, breuiter distinguatur subtilius.

<§ 5> Or l’intention <en> est d’instruire au premier chef le lecteur pour les Prédicaments d’Aristote, afin que plus facilement il puisse comprendre les <choses> qui y sont traitées.

<§ 5> Est autem intentio lectorem precipue ad Predicamenta Aristotelis instruere, ut facilius ea que ibi tractantur queat intelligere.

Ce que <Porphyre> fait en traitant des cinq <éléments> qui sont la matière de cette <introduction>, à savoir le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident, dont il a jugé utile au premier chef la connaissance pour les Prédicaments, parce qu’il est discuté d’eux dans presque tout l’enchaînement des Prédicaments. Or <le fait> que nous avons dit ‘cinq’ peut être référé d’une certaine manière et à ces noms — genre, espèce etc. — et à leurs signifiés. Car aussi <Porphyre> clarifie convenablement la signification de ces cinq noms qu’utilise Aristote, afin que, quand on en sera venu aux Prédicaments, ce qu’il faut comprendre à propos de ces noms ne soit pas ignoré. Il peut même aussi s’agir de tous les signifiés de ces noms comme de cinq <éléments>, parce que même si pris un à un ils sont indéfinis <en nombre> (vu que sont indéfinis <en nombre> les genres et similairement les espèces etc.), il s’agit toutefois de tous, ainsi qu’il a été dit, <comme de> cinq, parce qu’il est traité de tous selon cinq propriétés, de tous les genres certes selon cela qu’ils sont des genres, et des autres <éléments> similairement. Car c’est ainsi aussi que les huit parties de l’énoncé sont considérées selon leurs huit propriétés certes, bien que prises une à une elles soient indéfinies <en nombre>.

Quod facit tractando de quinque que sunt eius materia, genere scilicet, specie, differentia, proprio et accidente, quorum precipue agnitionem[29] ad Predicamenta utilem iudicauit, quod de his fere in tota serie Predicamentorum disputetur. Quod autem ‘quinque’ diximus, et ad hec nomina — genus, species et caetera[30] — et ad eorum significata quodammodo referri potest. {fol. 1rb} Nam et horum quinque nominum significationem conuenienter aperit quibus Aristoteles utitur, ne[31], cum ad Predicamenta uentum fuerit, quid in his nominibus[32] intelligendum sit ignoretur. Potest etiam et de significatis omnibus istorum nominum quasi de quinque agi, quia licet sigillatim[33] accepta infinita sint (quippe infinita sunt genera et similiter species et cetera), de omnibus tamen, ut dictum est[34], quinque agitur, quia de omnibus secundum quinque proprietates tractatur, de omnibus quidem generibus secundum hoc quod sunt genera, et de ceteris similiter. Sic namque et octo partes orationis considerantur secundum octo quidem earum proprietates, cum sigillatim[35] accepte sint infinite.

<§ 6> Le mode de traitement, quant à lui, est ici qu’une fois d’abord distinguées les natures des <cinq éléments> un à un dans leurs divers traités, il descend enfin pour leur plus grande connaissance simultanément vers leurs communautés et propriétés.

<§ 6> Modus uero tractandi hic est quod singulorum prius distinctis naturis in diuersis eorum tractatibus, tandem ad maiorem eorum cognitionem ad communitates eorum simul et proprietates descendit.

<§ 7> Or l’utilité, comme Boèce lui-même l’enseigne, quoiqu’elle soit principalement dirigée vers les Prédicaments, se répand toutefois de façon quadrifide, <ce> qu’un peu plus tard, où <Boèce> lui-même le dira, nous clarifierons plus diligemment.

<§ 7> Utilitas autem, ut ipse Boecius docet, cum principaliter ad Predicamenta dirigatur, quadrifariam tamen spargitur, quod postmodum[36], ubi ipse id dicet[37], diligentius aperiemus.

<§ 8> Mais par quelle partie la science du présent ouvrage tend vers la logique, <cela> est aussitôt reconnu si d’abord nous avons diligemment distingué les parties de la logique. Or il y en a deux — selon <les> auteur<s> Cicéron et Boèce — qui composent la logique, à savoir la science de découvrir des arguments et <celle> de juger, c’est-à-dire de confirmer et de corroborer, ceux mêmes découverts. En effet deux <choses> sont nécessaires à celui qui argumente, d’abord qu’il découvre les arguments par lesquels il argumente, ensuite si quelqu’un les critique en tant que vicieux ou bien de pas assez fermes, qu’il sache les confirmer. D’où Cicéron dit que la découverte est naturellement antérieure. Or c’est à l’une et l’autre partie de la logique, mais surtout à la découverte, que se rapporte la science <de l’ouvrage de Porphyre> : aussi est-elle une certaine partie de la science de découvrir. Comment en effet un argument peut-il être tiré du genre ou bien de l’espèce comme des <trois> autres <éléments>, sauf une fois connus les <points> qui sont ici traités ? D’où Aristote lui-même introduit les définitions de ces <éléments> dans ses Topiques, quand il traite de leurs lieux, comme aussi Cicéron dans ses <Topiques>. Mais puisqu’un argument est confirmé à partir des mêmes <choses> à partir desquelles il est découvert, cette science n’est pas étrangère au jugement. Tout comme en effet l’argument est tiré de la nature du genre ou bien de l’espèce, ainsi à partir de la même <nature> est confirmé <l’argument> extrait. Car considérant en l’homme, quant au <genre> animal, la nature de l’espèce <humaine>, à partir de cette <nature> même je découvre aussitôt un argument pour prouver <que l’homme est un> animal. Que si quelqu’un critique, je montre aussitôt <que> l’argument lui-même <est> idoine <en> assignant dans les mêmes <choses> la nature de l’espèce ou bien du genre, afin que, à partir des rapports mêmes des termes, à la fois l’argument soit découvert et <l’argument> découvert soit confirmé.

<§ 8> Per quam partem uero ad logicam presentis operis scientia tendat, statim dinoscitur si prius logice partes diligenter dilexerimus[38]. Sunt autem duae[39] — auctore[40] Tullio[41] et Boecio[42] — que logicam componunt, scientia scilicet inueniendi argumenta et diiudicandi, hoc est confirmandi et comprobandi, ipsa inuenta. Duo enim necessaria sunt argumentanti[43], primum ut inueniat argumenta per que arguat, deinde si quis ea calumnietur[44] tanquam uitiosa aut non satis firma, ea confirmare sciat. Unde Tullius[45] inuentionem naturaliter priorem dicit. Ad utramque autem logice partem, maxime uero ad inuentionem, hec scientia[46] pertinet : et pars quedam est scientie inueniendi. Quomodo enim ex genere argumentum aut specie ceu[47] ceteris duci possit, nisi his que hic tractantur cognitis ? Unde ipse Aristoteles horum diffinitiones[48] in Topicis suis inducit, cum locos eorum tractat, sicut et Tullius in suis. Sed quoniam ex eisdem confirmatur argumentum ex quibus inuenitur, a iudicio non est aliena hec scientia. Sicut enim ex natura generis aut speciei trahitur argumentum, ita ex eadem confirmatur extractum. Considerans namque in homine, quantum ad animal, speciei naturam[49], ex ipsa statim argumentum ad probandum animal inuenio. Quod[50] si quis calumnietur[51], ipsum statim argumentum idoneum ostendo assignans in eisdem speciei aut generis naturam[52], ut, ex eisdem terminorum habitudinibus[53], et inueniatur argumentum et confirmetur inuentum.

<§ 9> Certains cependant séparent tout à fait de la découverte et du jugement cette science et aussi <celles> des prédicaments ou bien des divisions ou des définitions ou encore des propositions et ne <les> reçoivent d’aucune manière dans les parties de la logique, quoique cependant ils les jugent nécessaires à toute la logique. À ceux-là certes tant l’autorité que la raison semblent contraires. Car Boèce sur les Topiques de Cicéron pose une double division de la dialectique, dont l’une et l’autre <partie> inclut ainsi l’autre tour à tour, de telle sorte que <ces deux parties> une à une comprennent toute la dialectique. La première <division> certes est par la science de découvrir et de juger, la deuxième par la science de diviser, de définir, de colliger. Lesquelles <divisions> aussi il <les> ramène ainsi l’une à l’autre, de telle sorte que dans la science de découvrir, qui est un membre de la précédente division, il inclue aussi la science de diviser ou de définir, à savoir pour cela que tant des divisions que des définitions des arguments soient tirés. D’où aussi la science du genre et de l’espèce ou des autres <éléments> est par une raison similaire accommodée à la découverte. Boèce lui-même dit aussi que pour les débutants en logique le texte des Prédicaments se présente en premier parmi les livres d’Aristote. À partir de quoi il appert que les Prédicaments n’ont pas à être séparés de la logique, <eux> dans lesquels le lecteur a un introït de la logique, surtout vu que cette distinction des prédicaments fournit de très grandes forces pour argumenter, puisque par elle peut être confirmé de quelle nature chaque réalité est ou bien n’est pas. La propriété des propositions aussi n’est pas étrangère aux arguments, puisqu’elle prouve tantôt celle-ci tantôt celle-là ou bien comme la contraire ou la contradictoire ou de quelque manière autrement l’opposée. Parce que donc tous les traités de logique sont inclinés vers la fin de cette dernière, c’est-à-dire <vers> l’argumentation, nous ne retranchons d’aucun d’eux la science de la logique.

<§ 9> Quidam tamen hanc scientiam necnon predicamentorum aut diuisionum seu diffinitionum uel etiam propositionum omnino ab inuentione et iudicio separant nec ullo modo in partibus logice recipiunt, cum tamen eas ad totam logicam necessarias iudicent[54]. Quibus quidem tam auctoritas quam <ratio>[55] contraria uidetur[56]. Boecius[57] namque super Topica Ciceronis duplicem diuisionem dialectice ponit, quarum utraque[58] ita alteram uicissim includit, ut singule totam dialecticam comprehendant. Prima quidem est per scientiam inueniendi et iudicandi, secunda per scientiam diuidendi, diffiniendi, colligendi. Quas etiam ad se inuicem ita reducit, ut in scientia inueniendi, quod unum membrum est prioris diuisionis, scientiam quoque diuidendi uel diffiniendi includat, pro eo scilicet quod tam ex diuisionibus quam ex diffinitionibus argumenta ducantur. Unde generis quoque scientia et speciei seu aliorum simili ratione inuentioni accomodatur. Ipse etiam Boecius[59] ingredientibus {fol. 1va} logicam primum ex Aristotelis libris textum Predicamentorum occurrere[60] dicit. Ex quo apparet Predicamenta a logica non separari, in quibus introitum logice lector habet, presertim cum distinctio illa predicamentorum uires argumentandi[61] maximas ministret, cum per eam cuius nature unaqueque res sit aut non sit, ualeat confirmari. Propositionum quoque proprietas ab argumentis non est aliena, cum modo hanc[62] <modo>[63] illam aut ut contrariam uel contradictoriam[64] seu quomodolibet aliter <oppositam>[65] probet. Quia itaque omnes tractatus logice ad finem eius, id est argumentationem, inclinantur, nullius[66] eorum scientiam logice[67] secludimus.

<0.3. Lemme et explication littérale de la première phrase de l’Isagoge de Porphyre>

(éd. Geyer, p. 4, l. 18-p. 7, l. 24)

<§ 10> Ces <précisions> offertes, suivons le texte.

<§ 10> His prelibatis, litteram[68] insistamus.

<§ 11> Puisqu’il est nécessaire etc. Sur le point d’écrire relativement à la matière <Porphyre> met en avant un proème dans lequel à la fois il assigne la matière elle-même et l’utilité de l’ouvrage et promet un mode introductoire d’écriture, d’après ce que de ces <choses> les philosophes ont correctement pensé. Or il y a du <terme> ‘nécessaire’ trois significations courantes, à savoir quand tantôt il est posé pour ‘inévitable’, comme il est nécessaire qu’une substance ne soit pas une qualité ; tantôt pour ‘utile’, comme <il est nécessaire> d’aller au forum ; tantôt pour ‘déterminé’, comme <il est nécessaire> que l’homme meurt un jour. Les deux premières significations de ‘nécessaire’, quant à elles, sont de cette sorte qu’elles semblent entre elles rivaliser <concernant> qui d’elles peut être prise ici le plus convenablement. Car aussi la suprême nécessité est de savoir d’avance ces <choses>, afin que l’on parvienne à d’autres, puisque sans ces <choses> ces <autres> ne peuvent pas être sues, et <c’est> la claire utilité. Si quelqu’un toutefois porte diligemment attention à l’enchaînement du texte, il jugera que <cet ouvrage> est dit plus convenablement ‘utile’ qu’‘inévitable’. Quand en effet <Porphyre> pose par rapport à quoi <l’ouvrage est> tel qu’il <le> dise ‘nécessaire’, entendant pour ainsi dire une certaine relation à autre <chose>, il suggère la signification de l’utilité. L’‘utile’ en effet regarde vers autre <chose>, l’‘inévitable’ est dit par soi.

<§ 11> Cum sit necessarium etc.[69] Scripturus de materia premittit[70] proemium[71] in quo et materiam ipsam assignat[72] et utilitatem operis et modum scribendi introductorium[73] promittit, iuxta hoc quod de his philosophi recte senserunt. Sunt autem ‘necessarii’[74] tres consuete significationes[75], cum scilicet modo pro ‘ineuitabili’ ponitur, ut necesse est substantiam non esse qualitatem ; modo pro ‘utili’, ut ire ad forum[76] ; modo pro ‘determinato’, ut hominem quandoque mori. Due uero prime ‘necessarii’[77] significationes huiusmodi sunt ut inter se certare uideantur, que earum conuenientius possit hic accipi[78]. Nam et summa necessitas est hec prenosse, ut ad[79] alia perueniatur[80], cum sine his illa sciri non possint, et aperta utilitas. Si quis tamen seriem littere[81] diligenter attendat, conuenientius ‘utile’ dici iudicabit quam ‘ineuitabile’. Cum enim supponit[82] ad quid[83] dicat ‘necessarium’, quasi ad aliud relationem quandam intendens, utilitatis significationem insinuat. ‘Utile’ enim ad aliud spectat, ‘ineuitabile’ per se dicitur.

<§ 12> Construis ainsi : il est nécessaire, c’est-à-dire utile, de savoir en effet ce qu’est le genre etc., c’est-à-dire de quelle propriété sont les <éléments> un à un, ce qui est montré dans leurs définitions, lesquelles certes n’ont pas été assignées selon leur substance, mais selon leurs propriétés accidentelles. C’est qu’en effet le nom du genre et des autres <éléments> n’est pas désignatif de la substance, mais de l’accident. D’où nous prenons le ‘ce qu’est’ plutôt selon la propriété que <selon> la substance. Et pour la etc. : <Porphyre> pose quatre <choses> dans lesquelles il montre l’utilité quadrifide, comme nous <l’>avons mentionné ci-dessus, à savoir les prédicaments, les définitions, les divisions, les démonstrations, c’est-à-dire les argumentations, qui indiquent la question exposée. Qui, à savoir la science des prédicaments, est chez Aristote, c’est-à-dire est contenue dans son traité. Car aussi un livre est parfois désigné par le nom de l’auteur, comme Lucain. Et pour l’assignation des définitions, c’est-à-dire pour assigner et pour composer les définitions. Et tout à fait : aussi ces cinq <éléments> sont utiles pour ces <choses> qui sont dans la division ou la démonstration, soit <dans> l’argumentation. Et Puisqu’il est nécessaire, c’est-à-dire pour autant qu’il est utile de connaître ces <éléments>, je tenterai de rassembler les <choses> qui ont été dites par les Anciens <en> t’en faisant la tradition, c’est-à-dire le traitement, de la spéculation de ces réalités, c’est-à-dire <de> la considération de ces cinq <éléments>, je dis tradition ‘condensée’, c’est-à-dire moyennement brève. Ce qu’il expose aussitôt <en> disant : brièvement et comme par un mode introductoire. En effet trop de brièveté pourrait inférer une trop grande obscurité, d’après ce <mot> d’Horace : « je m’efforce d’être bref, je deviens obscur ». D’où afin que le lecteur ne désespère pas à cause de la brièveté ou qu’il ne soit pas confondu à cause de la prolixité, il promet de se servir, en écrivant, d’un mode introductoire. Or de quelle façon cet ouvrage a de la valeur tant pour les prédicaments que pour les trois autres <que sont les définitions, les divisions et les démonstrations>, Boèce lui-même l’assigne assez diligemment, <points> que nous aussi toutefois nous toucherons brièvement.

<§ 12> Sic construe : necessarium est, id est utile, nosse enim quid sit genus etc.[84], id est cuius proprietatis sint singula, quod in eorum diffinitionibus ostenditur, que quidem non secundum eorum substantiam assignate sunt, sed secundum eorum accidentales proprietates. Quippe generis nomen et ceterorum non substantie, sed accidentis designatiuum est. Unde illud ‘quid’[85] magis secundum proprietatem quam substantiam accipimus. Et ad eam etc. : quattuor supponit[86], in quibus utilitatem quadrifariam ostendit, ut supra[87] meminimus, scilicet predicamenta, diffinitiones, diuisiones, demonstrationes, id est argumentationes, que propositam questionem demonstrant. Que, scilicet scientia predicamentorum, est apud Aristotelem, id est in tractatu eius continetur[88]. Nam et liber quandoque[89] nomine auctoris designatur, ut Lucanus[90]. Et ad assignationem diffinitionum, id est ad assignandas[91] et ad componendas diffinitiones. Et omnino : etiam hec quinque sunt utilia ad ea que in diuisione sunt uel demonstratione, hoc[92] est argumentatione. Et Cum sit necessarium, id est ad tot utile est nosse ista, temptabo[93] aggredi[94] ea que ab Antiquis dicta sunt faciens tibi traditionem, id est tractatum, de speculatione istarum rerum, id est consideratione horum quinque, traditionem dico ‘compendiosam’, id est breuem mediocriter. Quod statim exponit dicens : breuiter et uelut[95] introductorio[96] modo. Possit enim nimia breuitas nimiam obscuritatem inferre, iuxta illud Horatii : « Breuis esse laboro, obscurus fio »[97]. Unde ne diffideret[98] lector ex breuitate seu confunderetur ex prolixitate, introductorium modum se seruare in scribendo promittit. Qualiter autem tam ad predicamenta quam ad alia tria hoc opus ualeat, ipse satis diligenter Boecius[99], assignat, que tamen et nos breuiter tangamus.

<§ 13> Et premièrement montrons de quelle façon les traités un à un de ces cinq <éléments> conviennent aux prédicaments. La connaissance du genre se rapporte aux prédicaments en cela que là Aristote dispose les dix genres suprêmes de toutes <les choses>, <eux> dans lesquels il inclut l’universalité de toutes les réalités et dans lesquels dix noms il comprend les significations indéfinies <en nombre> de tous les autres noms de toutes les réalités, <puisque> l’on ne peut pas connaître de quelle façon ces <genres> sont les genres de toutes les autres <choses>, à moins de poser d’abord la connaissance des genres. La connaissance de l’espèce aussi n’est pas étrangère aux <prédicaments>, <elle> sans laquelle la connaissance du genre ne peut être non plus, vu qu’elles sont relatives : elles font naître mutuellement leur essence et <leur> connaissance. D’où aussi il est nécessaire qu’un <de ces éléments> soit défini par l’autre, comme aussi Porphyre lui-même l’atteste. La différence aussi, qui ajoutée au genre complète l’espèce, est nécessaire pour la distinction de l’espèce et en outre pour <celle> du genre, <car> posée dans la division de ce <genre, la différence> même montre la signification de ce dernier que contient l’espèce. Plusieurs <thèmes> aussi sont amenés par Aristote dans les Prédicaments où il s’agit de ces trois <éléments> — genre, espèce, différence — : à moins que ces <éléments> ne soient d’abord connus, ces <développements> ne peuvent être compris. Telle est cette règle : Des divers genres etc. La connaissance du propre aussi aide en cela qu’<Aristote> lui-même assigne les propres des prédicaments, comme lorsqu’il dit que le propre de la substance est le fait que, puisqu’elle est, elle <est une chose> une et identique numériquement etc. Afin donc que la nature du propre ne soit alors pas ignorée, elle devait à ce moment être indiquée. Cela toutefois doit être noté que Porphyre traite seulement des propres des espèces spécialissimes, tandis qu’Aristote investigue les propres des genres, mais toutefois par suite de la similitude de ces propres est aussi manifestée leur nature, parce que de la même manière ceux-là sont dits ‘propres’ des genres que ceux-ci des espèces, à savoir en cela qu’ils conviennent à chaque et à <lui> seul et toujours. Mais que la connaissance de l’accident ait beaucoup de valeur pour les prédicaments, qui <en> douterait, puisque dans neuf prédicaments <quiconque> retrouve les seuls accidents ? En outre Aristote lui-même fréquemment et diligemment recherche les propriétés des <choses> qui sont dans un sujet, c’est-à-dire des accidents, à quoi se rapporte au premier chef le traité de l’accident. Pour la distinction aussi de la différence ou du propre la connaissance de l’accident est encore mise à profit, parce que ceux-là ne sont pas connus parfaitement, si n’est pas saisie la distinction de celui-ci.

<§ 13> Ac primum ostendamus qualiter illorum[100] quinque singuli tractatus ad predicamenta conueniant[101]. Generis notitia in hoc[102] ad predicamenta pertinet quod ibi Aristoteles decem genera suprema omnium disponit, in quibus omnium rerum {fol. 1vb} uniuersitatem includit atque in eis .X. nominibus omnium aliorum[103] nominum infinitas significationes comprehendit, que qualiter genera aliorum sint cognosci non[104] potest, nisi generum cognitione preposita. Speciei quoque cognitio non est ab eis aliena, sine qua nec generis potest esse cognitio, quippe cum[105] relatiua sint[106] : suam ab inuicem contrahunt[107] essentiam et cognitionem. Unde et alterum diffiniri per alterum necesse est, sicut et ipse testatur Porfirius[108]. Differentia quoque, que adiuncta generi speciem complet, ad discretionem speciei necessaria est necnon[109] ad generis, in cuius posita diuisione eius significationem quam species continet, ipsa ostendit. Plura etiam ab Aristotele in Predicamentis inducuntur ubi de his tribus — genere, specie, differentia — agitur[110] : que nisi precognita sint, ista[111] intelligi non possunt[112]. Qualis est regula illa : Diuersorum generum etc.[113] Proprii quoque cognitio in eo iuuat quod ipse predicamentorum propria assignat, ut cum substantie dicit[114] proprium esse quod cum sit unum et idem numero etc.[115] Ne igitur proprii natura tunc ignoraretur, demonstranda nunc erat. Illud tamen notandum quod tantum propria specialissimarum specierum Porfirius tractat, Aristoteles uero propria generum inuestigat, sed tamen ex istorum propriorum similitudine illorum quoque manifestatur natura, quia eodem modo illa dicuntur[116] ‘propria’ generum quomodo ista specierum, eo scilicet quod omni et soli et semper[117] conueniant. Quantum uero accidentis notitia[118] ad predicamenta ualeat, quis dubitet, cum in nouem predicamentis sola accidentia reperiat ? Preterea ipse Aristoteles frequenter[119] et diligenter eorum que in subiecto sunt[120], id est accidentium, proprietates inquirit, ad quod precipue tractatus pertinet accidentis[121]. Ad discretionem quoque differentie uel proprii accidentis et[122] proficit notitia, quia nec illa perfecte cognoscuntur, si istius discretio non teneatur.

<§ 14> Or maintenant montrons comment ont de la valeur les cinq mêmes <éléments> pour les définitions. Mais la définition <est> l’une substantielle, l’autre description. La substantielle certes, qui est de l’espèce seulement, prend le genre et les différences, et c’est pourquoi pour elle a de la valeur le traité tant du genre que de la différence que de l’espèce. La description, quant à elle, est fréquemment tirée des accidents, d’où pour elle a de la valeur au premier chef la connaissance de l’accident. Mais la connaissance du propre aide généralement pour toutes les définitions qui saisissent la similitude de ce <dernier> en cela qu’elles-mêmes aussi sont convertibles encore avec le défini.

<§ 14> Nunc autem quomodo eadem quinque ad diffinitiones ualeant, ostendamus[123]. Diffinitio uero alia substantialis, alia descriptio[124]. Substantialis quidem, que speciei tantum est, genus sumit[125] ac differentias, ideoque ad eam tam generis quam differentie quam speciei tractatus ualet. Descriptio uero frequenter ab accidentibus trahitur, unde ad eam precipue accidentis cognitio ualet. Proprii autem notitia generaliter ad omnes diffinitiones prodest que eius similitudinem in eo tenent[126] quod et ipse quoque ad diffinitum conuertuntur[127].

<§ 15> Pour les divisions aussi ces cinq <éléments> sont tellement nécessaires que sans leur connaissance la division se fait plus par hasard que par raison. Ce qu’il faut regarder attentivement à travers les divisions une à une. Or il y a trois divisions ‘selon soi’, à savoir du genre, du tout et du mot ; en revanche trois ‘selon l’accident’, à savoir quand ou l’accident se divise en sujets ou les sujets <se divisent> en accidents ou l’accident <se divise> en accidents. Mais cette division qui est du genre tantôt se fait en espèces, tantôt en différences posées pour les espèces. D’où pour cette <division> conviennent tant le genre que l’espèce que la différence et les mêmes <éléments> sont mis à profit pour la distinction de la division du tout et <de celle> du mot, lesquelles <divisions> certes, alors qu’elles se feraient, pourraient sembler être du genre, sauf si la nature du genre n’était d’abord connue, comme celle-ci que chaque genre est prédiqué des espèces une à une univoquement, tandis que le tout n’est pas prédiqué de <ses> composants un à un et le mot multiple ne convient pas univoquement à ses divisants. Par cela aussi ces <cinq éléments> aident beaucoup pour la division du mot équivoque, parce qu’ils étaient utiles pour les définitions, vu qu’à partir des définitions est connu ce qui est équivoque ou ce qui ne l’est pas. Pour cette division aussi qui est ‘selon l’accident’, la connaissance de l’accident, par lequel elle est elle-même constituée, est nécessaire, tandis que les autres <éléments> servent aussi à la distinction de cette même <division>, autrement nous diviserions ainsi le genre en espèces ou en différences, comme les accidents en sujets.

<§ 15> Ad diuisiones quoque adeo hec quinque necessaria sunt ut preter eorum notitiam casu potius quam ratione fiat diuisio[128]. Quod per singulas diuisiones[129] inspiciendum est. Sunt autem tres diuisiones secundum se, generis scilicet, totius et uocis ; rursus tres secundum accidens, quando scilicet uel accidens in subiecta uel subiecta in accidentia uel accidens in accidentia diuiditur[130]. Ea uero diuisio que generis est modo in species fit, modo in differentias pro speciebus positas. Unde ad eam tam genus quam species quam differentia conueniunt eademque ad discretionem diuisionis totius et uocis proficiunt, que quidem, cum fierent, generis uideri possent, nisi generis natura precognita esset[131], ueluti ea quod omne genus de singulis speciebus predicatur uniuoce, totum uero de componentibus [se][132] singillatim[133] non predicatur neque uox multiplex diuidentibus suis uniuoce conuenit. Per hoc etiam ad diuisionem equiuoce uocis hec plurimum prosunt, quia ad diffinitiones utilia erant, quippe ex diffinitionibus quid equiuocum sit uel non sit cognoscitur. Ad eam quoque diuisionem que secundum accidens est, accidentis cognitio, quo[134] ipsa constituitur, necessaria est, cetera uero ad discretionem ipsius quoque prosunt, alioquin ita[135] genus in species uel in[136] differentias diuideremus[137], sicut accidens in subiecta.

<§ 16> Pour découvrir aussi les argumentations ou pour <les> confirmer une fois découvertes, la connaissance de ces cinq <éléments>, comme nous <l’>avons mentionné ci-dessus, a clairement de la valeur. Car aussi selon la nature du genre et de l’espèce ou des autres <éléments> et nous découvrons des arguments et nous <les> confirmons une fois découverts. Or que Boèce en ce lieu appelle ces cinq <éléments> les ‘sièges des syllogismes’, contre cela il semble que nous ne voulons pas qu’ils soient les lieux dans la complexion parfaite des syllogismes. Mais assurément il utilise un vocable spécial pour genre, à savoir <en> posant syllogisme pour argumentation, autrement il diminuerait <son> utilité, s’il la dirigeait seulement vers les syllogismes et non généralement pour toutes argumentations, lesquelles sont similairement appelées ‘démonstrations’ par Porphyre. Les lieux peuvent encore, une fois parfaites aussi les complexions des syllogismes, d’une certaine manière être assignés, non pas afin qu’ils fassent eux-mêmes partie de ces <syllogismes>, mais parce qu’ils peuvent aussi être amenés pour leur évidence par la confirmation des enthymèmes qui sont conduits à partir d’eux. Mais maintenant ces <choses> ayant été montrées relativement à l’utilité, revenons-en au texte.

<§ 16> Ad inueniendas quoque argumentationes uel ad confirmandas inuentas, horum quinque notitia, ut supra[138] meminimus, aperte ualet[139]. Nam et secundum generis et speciei naturam seu aliorum[140] et inuenimus argumenta et confirmamus inuenta. Quod[141] autem Boecius[142] hoc loco hec quinque ‘sedes sillogismorum[143]’ appellat, contra hoc {fol. 2ra} uidetur quod nolumus esse locos in complexione perfecta sillogismorum[144]. Sed profecto speciale uocabulum pro genere abutitur, sillogismum[145] scilicet pro argumentatione ponens[146], alioquin utilitatem minueret, si eam ad sillogismos[147] tantum dirigeret et non generaliter ad omnes argumentationes, que similiter a Porfirio[148] ‘demonstrationes’ appellantur[149]. Possunt etiam, perfectis quoque complexionibus sillogismorum[150], loci quodammodo assignari, non ut eorum per se sint, sed quia ad eorum quoque adduci euidentiam possunt per confirmationem enthimematum[151] que ex eis ducuntur. Nunc autem his de utilitate[152] ostensis, ad literam[153] redeamus.

<§ 17> Des <questions> certes les plus profondes : comment il se sert d’un mode introductoire, il <le> pose, à savoir <en> s’abstenant des questions ardues et impliquées dans l’obscurité et <en> traitant les plus simples moyennement. Et il n’est pas vide <de sens> qu’il dise « moyennement » : une réalité en effet pourrait être facile en soi et cependant ne pas être traitée clairement.

<§ 17> Altioribus quidem[154] : quomodo introductorium modum seruet, supponit, abstinens scilicet a questionibus arduis et obscuritate implicitis et simpliciores tractans mediocriter. Nec uacat quod ait « mediocriter » : posset enim res esse facilis in se nec tamen dilucide[155] tractari.

<0.4. La deuxième phrase de Porphyre>

<0.4.1. Lemme commenté de la deuxième phrase de Porphyre>

(éd. Geyer, p. 7, l. 25-p. 8, l. 31)

(éd. Geyer, p. 7, l. 25-32)

<§ 18> Pour le moment relativement aux genres : ce que sont ces questions les plus profondes, <Porphyre en> détermine, bien que cependant il ne les résolve pas. Et relativement à l’un et l’autre <point> la cause est donnée, à savoir et qu’il passe outre <le fait> de les rechercher et <que> cependant il en fasse mention. La raison en effet pourquoi il ne traite pas de ces <questions est> que le lecteur inexpérimenté n’a pas la force pour les rechercher et les percevoir. Mais la raison pour laquelle il les remémore <est> afin qu’il ne rende pas le lecteur négligent. Si en effet il les avait tout à fait tues, le lecteur, pensant qu’il n’y a tout à fait plus rien d’autre à rechercher relativement à ces <questions>, mépriserait tout à fait leur recherche.

<§ 18> Mox de generibus[156] : que sint altiores ille questiones, determinat, cum tamen eas non dissoluat. Et de utroque causa redditur, quod uidelicet et eas inquirere pretermittat et tamen de eis mentionem faciat. Ideo enim eas non tractat, quia rudis lector ad inquirendas eas et percipiendas non sufficit. Ideo autem easdem commemorat, ne lectorem neglegentem faciat. Si enim omnino eas tacuisset, lector, omnino nichil amplius de istis inquirendum[157] esse arbitrans, earum omnino inquisitionem despiceret.

<0.4.2. Énumération des questions que soulève la deuxième phrase de Porphyre à propos des universaux>

(éd. Geyer, p. 7, l. 32-p. 8, l. 23)

Or elles sont trois, comme Boèce dit, mystérieuses et très utiles et non pas mises à l’épreuve par peu de philosophes, mais résolues par peu. Or la première est de cette sorte : les genres et les espèces subsistent-ils ou sont-ils posés dans les seules etc. ?, comme s’il disait : ont-ils un vrai être ou consistent-ils seulement dans l’opinion ? Tandis que la seconde est, s’ils sont concédés être avec véracité : sont-ils des essences corporelles ou incorporelles ? Tandis que la troisième <est> : sont-ils séparés des sensibles ou posés en eux ? Car il y a deux espèces d’incorporels, parce que les uns peuvent demeurer dans leur incorporéité à part des sensibles eux-mêmes, comme Dieu et l’âme, tandis que les autres ne peuvent nullement être à part des sensibles eux-mêmes dans lesquels ils sont, comme la ligne sans corps sujet.

Sunt autem tres, ut Boecius[158] dicit, secrete et perutiles et non a paucis philosophorum temptate[159], sed a paucis dissolute. Prima autem est huiusmodi : utrum genera et species subsistant an sint posita in solis etc.[160] ?, ac si diceret : utrum uerum esse habeant an tantum in opinione consistant ? Secunda uero est, si concedantur ueraciter esse : utrum essentiae[161] corporales sint <an incorporales[162] ? Tertia uero : utrum separata sint>[163] a sensibilibus an in eis posita[164] ? Duae[165] sunt namque incorporeorum species, quia alia preter sensibilia[166] ipsa in sua incorporeitate permanere pos- sunt, ut Deus et anima, alia uero preter sensibilia[167] ipsa in quibus sunt, nullatenus esse ualent, ut linea absque subiecto corpore[168].

Or ces questions <Porphyre> les parcourt ainsi <en> disant : Pour le moment relativement aux genres et aux espèces, cela certes j’éviterai de <le> dire ou s’ils subsistent etc. ou eux-mêmes <admis comme> subsistants s’ils sont corporels ou incorporels et si eux-mêmes, puisqu’ils sont dits incorporels, sont séparés des sensibles etc. <c’est-à-dire ou posés dans les sensibles> et se maintenant autour de ces <choses>.

Has autem questiones sic transcurrit dicens : Mox de generibus et speciebus illud quidem dicere recusabo siue subsistant etc. siue ipsa subsistentia sint corporalia an incorporalia et utrum ipsa, cum incorporalia dicantur, separentur a sensibilibus etc. et circa ea constantia[169].

Cela peut être pris de diverses manières. Ainsi en effet nous pouvons <le> prendre, comme si <Porphyre> disait : ces trois <choses, c’est-à-dire les questions> posées ci-dessus relativement à ces <genres et espèces> « j’éviterai d’en parler » et de certaines autres « se maintenant autour d’elles », bien sûr <autour de> ces trois questions. Relativement à ces mêmes <genres et espèces> d’autres <questions> aussi peuvent être faites qui sont similairement difficiles, comme <l’>est celle relative à la cause commune de l’imposition des noms universels — cette <question> même est en l’occurrence : selon quoi les diverses réalités s’accordent-elles ? —, ou aussi la <question> relative à l’intellection des noms universels, par laquelle aucune réalité ne semble être conçue, ni ne <semble-t-on> avoir affaire à une quelconque réalité par un mot universel ; et de nombreuses autres <questions> difficiles.

Hoc diuersis modis accipi potest. Sic enim possimus accipere, ac si dicat : hec tria supra posita de eis « recusabo dicere » et alia quedam « constantia circa ea », quippe istas tres questiones. Possunt et aliae[170] fieri de eisdem que similiter difficiles sunt, sicut est illa de communi[171] causa impositionis uniuersalium nominum — que ipsa sit secundum quod scilicet res diuerse conueniunt ? —, uel illa etiam de intellectu uniuersalium nominum, quo nulla res concipi uidetur, nec de aliqua re agi per uniuersalem[172] uocem ; et aliae multae[173] difficiles.

Nous pouvons ainsi exposer « et se maintenant autour de ces <choses, c’est-à-dire des sensibles> », de telle sorte que nous ajoutions une quatrième question, à savoir : est-il nécessaire que et les genres et les espèces, aussi longtemps qu’ils sont genres et espèces, aient une certaine réalité sujette par nomination ? ou encore, même si les réalités nommées étaient détruites, est-ce qu’alors encore l’universel pourrait consister, <c’est-à-dire exister>, en vertu de la signification de l’intellection, comme ce nom ‘rose’ quand il n’y a plus de roses auxquelles il soit commun ? Mais de ces questions nous discuterons plus diligemment ci-dessous.

Possumus sic exponere « et circa <ea>[174] constantia », ut quartam questionem adnectamus, scilicet : utrum et genera et species, quamdiu genera et species sunt, necesse sit subiectam per nominationem rem aliquam habere ? an, ipsis quoque nominatis rebus destructis[175], ex significatione intellectus tunc quoque possit uniuersale consistere, ut hoc nomen ‘rosa’[176] quando nulla est rosarum quibus commune sit ? De his autem questionibus diligentius posterius disputabimus.

<0.4.3. Explication littérale de la deuxième phrase de Porphyre>

(éd. Geyer, p. 8, l. 24-31)

<§ 19> Mais poursuivons maintenant le texte du proème. Note, quand <Porphyre> dit : « Pour le moment », c’est-à-dire dans le présent traité, que cela il <l’>indique d’une certaine manière afin que le lecteur s’attende à ce que ces questions soient à solutionner ailleurs. Très profond en effet. Il pose la cause pour laquelle ici il s’abstient de ces questions, à savoir parce que les traiter est trop profond pour le lecteur qui ne peut s’y accrocher, ce qu’aussitôt il précise. Et ayant besoin d’une plus grande recherche, c’est qu’en effet, bien que l’auteur suffise pour solutionner, le lecteur ne suffit pas pour rechercher. D’une plus grande recherche, dis-je, que serait la tienne <toi lecteur>.

<§ 19> Sed nunc proemii[177] litteram[178] prosequamur. Nota, cum ait : « Mox », id est presenti tractatu, id eum quodammodo innuere ut alibi[179] soluendas has questiones lector expectet[180]. Altissimum enim. Causam supponit quare hic ab his questionibus abstineat, quia scilicet eas tractare altissimum est quantum ad lectorem qui ad eas pertingere[181] non possit, quod statim determinat. Et maioris inquisitionis egens, quippe, cum auctor[182] sufficiat ad soluendum, lector non sufficit ad inquirendum. Maioris, inquam, inquisitionis, quam tua sit.

<0.5. Troisième phrase (lemme, explication littérale et remarque)>

(éd. Geyer, p. 8, l. 31-p. 9, l. 11)

Mais cela : une fois montrées les <choses> qu’il tait, <Porphyre> enseigne celles qu’il pose, à savoir ces <choses> que relativement à ces <éléments>-ci, en l’occurrence au genre et à l’espèce, et relativement à ces trois autres <éléments> exposés, les Anciens, non par l’âge certes, mais par le jugement, ont traitées de façon probable, c’est-à-dire de façon vraisemblable, à savoir dans lesquelles tous se sont accordés et <où> il n’y eut aucune dissension. Car dans les prédites questions à résoudre les uns jugeaient autrement et les autres autrement <encore>. D’où Boèce commémore qu’Aristote veut que les genres et les espèces subsistent seulement dans les sensibles, mais soient intelligés <comme> en dehors, tandis que Platon <veut> que ces <éléments> soient non seulement intelligés <comme> en dehors des sensibles, mais aussi soient vraiment <en dehors d’eux>. Et parmi ces Anciens, je dis, et surtout les Péripatéticiens, à savoir une partie de ces Anciens ; or <Porphyre> appelle ‘Péripatéticiens’ les dialecticiens ou n’importe quels argumentateurs.

Illud uero : ostensis his que {fol. 2rb} reticet, docet ea que ponit, illa scilicet que de his, genere uidelicet et specie, ac de aliis tribus propositis, Antiqui, non etate quidem, sed sensu, tractauerunt probabiliter, id est uerisimiliter, in quibus scilicet omnes conuenerunt nec ulla fuit dissensio. Nam in predictis questionibus dissoluendis alii aliter et alii aliter sentiebant. Unde Boecius[183] Aristotelem[184] commemorat genera et species in sensibilibus tantum uelle subsistere, extra autem intelligi, Platonem uero non solum ea extra sensibilia intelligi, uerum etiam esse. Et horum Antiqui, dico, et maxime Perypatetici[185], pars scilicet horum Antiquorum ; ‘Perypateticos’[186] autem dialecticos[187] seu quoslibet argumentatores[188] appellat[189].

<§ 20> Note encore que les <caractéristiques> qui conviennent aux proèmes peuvent en ce <proème> être assignées. En effet Boèce dit <dans son commentaire> sur les Topiques de Cicéron ainsi : « Tout proème, parce qu’il est envisagé pour disposer l’auditeur, comme il est dit dans les Rhétoriques, ou bien capte la bienveillance ou bien prépare l’attention ou bien produit la docilité ». Il convient en effet qu’une de ces trois <choses> ou plusieurs simultanément soient dans tout proème ; or deux peuvent être notées dans celui-ci, la docilité certes, quand il offre la matière, qui est ces cinq <éléments>, et l’attention, quand il recommande le traité par suite de son utilité quadrifide relativement aux <choses> que les Anciens avaient instituées pour la doctrine de ces <éléments>, ou quand il promet le mode de l’introduction. La bienveillance, pour sa part, n’est pas nécessaire ici, quand la science n’est pas abhorrée pour celui qui en requiert le traité par Porphyre.

<§ 20> Nota etiam que proemiis conueniunt in hoc posse assignari. Dicit[190] enim Boecius[191] super Topica Ciceronis sic : « Omne proemium, quod ad componendum intenditur auditorem, ut in Rhetoricis[192] dicitur, aut beneuolentiam captat aut attentionem preparat aut efficit docilitatem ». Alterum enim horum trium uel plura[193] simul omni proemio inesse conuenit ; duo uero in hoc notari possunt, docilitas quidem, ubi materiam prelibat, que est illa quinque, et attentio, ubi ex utilitate quadrifaria[194] tractatum commendat de his que Antiqui ad horum instituerant doctrinam, uel ubi modum introductionis promittit[195]. Beneuolentia uero hic non est necessaria, ubi non est perosa scientia ei qui tractatum eius a Porfirio requirit[196].

<I. Première question directrice (QD1) : les propriétés qui distinguent les universaux des singuliers s’appliquent-elles seulement à des mots (voces) ou bien aussi à des choses (res) ?>

(éd. Geyer, p. 9, l. 12-17)

<§ 21> Or maintenant revenons, comme nous avons promis, aux questions posées ci-dessus et ces <questions> diligemment tout à la fois cherchons<-les> avec soin et solutionnons<-les>. Et puisqu’il est évident que les genres et les espèces sont des universaux, <genres et espèces> dans lesquels <Porphyre> touche la nature de tous les universaux généralement, nous ici distinguons communément <les propriétés> des universaux par <rapport aux> propriétés des singuliers et cherchons avec soin si ces <propriétés> s’accordent seulement avec des mots ou aussi avec des réalités.

<§ 21> Nunc autem ad suprapositas questiones, ut promisimus, redeamus easque diligenter et perquiramus et soluamus. Et quoniam genera et species uniuersalia esse constat, in quibus omnium generaliter uniuersalium naturam tangit, nos hic communiter uniuersalium per singularium proprietates distinguamus et utrum he[197] solis uocibus[198] seu etiam rebus <conueniant>[199] perquiramus[200].

<I.1. Aporie et arguments d’autorité>

(éd. Geyer, p. 9, l. 18-p. 10, l. 7)

<§ 22> Or Aristote définit l’universel dans <son traité> De l’herméneutique : « ce qui est par nature apte à être prédiqué de plusieurs », tandis que Porphyre <définit> certes le singulier, c’est-à-dire l’individu : « ce qui est prédiqué d’un seul ». Cela tant aux réalités qu’aux mots l’autorité semble <l’>attribuer, aux réalités certes Aristote lui-même <l’attribue>, quand juste avant la définition de l’universel il avait avancé <cette affirmation> disant ainsi : « Or puisque certes des réalités les unes sont des universaux, tandis que les autres des singuliers : or je dis ‘universel’ ce qui peut par nature être prédiqué de plusieurs, tandis que ‘singulier’ ce qui ne <le peut> pas » etc. Porphyre lui-même aussi, quand il a voulu que l’espèce soit confectionnée à partir du genre et de la différence, les a assignés dans la nature des réalités. À partir de ces <autorités> il est manifeste que les réalités elles-mêmes sont contenues sous le nom ‘universel’.

<§ 22> Diffinit autem uniuersale Aristoteles[201] <in>[202] Peryermenias[203] : « quod de pluribus natum est aptum predicari », Porfirius[204] uero singulare quidem, id est indiuiduum : « quod de uno solo predicatur »[205]. Quod tam rebus quam uocibus adscribere uidetur auctoritas, rebus quidem ipse Aristoteles[206], ubi ante uniuersalis diffinitionem statim premiserat sic dicens : « Quoniam autem hec quidem rerum sunt uniuersalia, illa uero singularia : dico autem ‘uniuersale’ quod de pluribus natum est predicari, ‘singulare’ uero quod non » etc. Ipse etiam Porfirius[207], cum uoluit speciem ex genere et differentia confici, hec in rerum natura assignauit. Ex quibus manifestum est ‘uniuersali’ nomine res ipsas contineri.

<§ 23> Les noms sont aussi dits des ‘universaux’. D’où Aristote : « Le genre et l’espèce, dit-il, déterminent une qualité par rapport à une substance : en effet ils signifient une certaine substance qualifiée ». Et Boèce dans le livre Des divisions : « Or c’est, dit-il, très utile de savoir qu’un genre est d’une certaine manière une <unique> similitude de nombreuses espèces, <similitude> qui montre l’accord substantiel de toutes ces <espèces> ». Or ‘signifier’ ou ‘montrer’ est <le fait> des mots, tandis qu’‘être signifié’ <est celui> des réalités. Et à nouveau : « Le vocable, dit-il, de ‘nom’ est prédiqué de plusieurs noms et d’une certaine manière est une espèce contenant sous elle des individus ». Mais il n’est pas dit proprement ‘espèce’, puisqu’un vocable n’est pas substantiel mais accidentel, toutefois il est indubitablement un universel, <lui> avec lequel la définition de l’universel s’accorde. À partir de quoi il est prouvé que les mots aussi sont universels, auxquels <mots> seulement est attribué d’être des termes prédicats des propositions.

<§ 23> ‘Uniuersalia’ quoque nomina dicuntur. Unde Aristoteles[208] : « Genus <et species>, inquit, qualitatem circa substantiam determinant : qualem enim quandam <substantiam> significant[209] ». Et Boecius[210] in libro Diuisionum : « Illud autem, inquit, scire perutile est quod genus una quodammodo multarum specierum similitudo est, que earum omnium substantialem conuenientiam monstrat ». ‘Significare’ autem uel ‘monstrare’ uocum est, ‘significari’ uero rerum. Et rursus : « Vocabulum, inquit, ‘nominis’ de pluribus nominibus predicatur et <est>[211] quodammodo species sub se continens indiuidua »[212]. Non autem proprie ‘species’ dicitur, cum non sit substantiale sed accidentale uocabulum, uniuersale autem indubitanter est, cui uniuersalis diffinitio conuenit. Ex quo uoces quoque uniuersales esse conuincitur, quibus tantum predicatos terminos propositionum[213] esse adscribitur.

<I.2. Reformulation de QD1 : comment adapter la définition de l’universel à des choses ?>

(éd. Geyer, p. 10, l. 8-9)

<§ 24> Or puisque tant les réalités que les mots semblent être dits ‘universels’, il faut demander de quelle façon la définition de l’universel peut être adaptée aux réalités.

<§ 24> Cum autem tam res quam uoces ‘uniuersales’ dici uideantur, querendum est qualiter rebus diffinitio uniuersalis possit aptari.

<II. Présentation et discussion des thèses réalistes expliquant pourquoi et comment les propriétés des universaux s’appliquent aux choses>

<II.0. Liminaire>

(éd. Geyer, p. 10, l. 9-p. 16, l. 18)

(éd. Geyer, p. 10, l. 9-16)

Aucune réalité en effet ni aucune collection de réalités ne semble être prédiquée de plusieurs un à un, ce que la propriété de l’universel exige. En effet même si ce peuple, ou cette maison, ou Socrate, se dit de toutes ses parties simultanément, absolument personne toutefois ne les dit des ‘universaux’, puisque leur prédication ne vient pas jusqu’aux singuliers. Or une <unique> réalité beaucoup moins qu’une collection n’est prédiquée de plusieurs. Comment donc ils appellent un ‘universel’ une <unique> réalité ou une collection, entendons<-le> et posons toutes les opinions de tous.

Nulla enim res nec ulla collectio[214] rerum de pluribus singillatim predicari uidetur, quod proprietas uniuersalis[215] exigit. Nam etsi hic populus, uel hec domus, uel Socrates, de omnibus simul partibus suis dicatur, nemo tamen omnino ea ‘uniuersalia’ dicit, cum ad singularia predicatio eorum non ueniat. Una autem res multo minus quam collectio de pluribus predicatur. Quomodo ergo uel rem unam uel collectionem ‘uniuersale’[216] appellant, audiamus atque omnes omnium opiniones ponamus.

<II.1. La théorie de l’essence matérielle (= ThEm, première théorie de Guillaume de Champeaux)>

<II.1.1. Présentation de la théorie>

(éd. Geyer, p. 10, l. 17-p. 13, l. 17)

(éd. Geyer, p. 10, l. 17-p. 11, l. 9)

<§ 25> Certains en effet prennent la réalité universelle de telle façon qu’ils placent — dans des réalités diverses les unes des autres par <leurs> formes — une substance essentiellement identique, qui est l’essence matérielle des singuliers dans lesquels elle est ; et une en elle-même, elle est seulement diverse par les formes de <ses> inférieurs. Certes s’il arrivait que ces formes soient séparées, il n’y aurait entièrement aucune différence parmi les réalités, qui se distinguent les unes des autres seulement par la diversité de <leurs> formes, quoique <leur> matière soit entièrement essentiellement identique. Par exemple, dans les hommes un à un qui diffèrent numériquement, identique est la substance de l’homme, laquelle ici devient Platon par ces accidents-ci, là Socrate par ceux-là. Avec eux certes Porphyre semble au plus haut point assentir, quand il dit : « Par participation à l’espèce plusieurs hommes <sont> un, mais par les particuliers <l’homme> un et commun <est> plusieurs ». Et à nouveau : « ‘Individuelles’, affirme-t-il, sont dites <les choses> de cette sorte, puisque chacune d’elles consiste dans des propriétés dont la collection n’est pas en une autre ». Similairement aussi dans les animaux un à un qui diffèrent par l’espèce ils posent, essentiellement une et identique, la substance de l’animal, <substance> qu’ils tirent, par le fait d’être susceptible de diverses différences, vers diverses espèces, comme si à partir de cette cire je faisais tantôt une statue d’un homme tantôt d’un boeuf en adaptant diverses formes à une essence demeurant entièrement identique. C’est toutefois notable que la même cire ne constitue pas les statues en <un> même temps, comme il est concédé dans <le cas de> l’universel, à savoir parce que Boèce dit que l’universel <est> ainsi commun qu’en <un> même temps il est tout entier le même dans les diverses <choses> dont il constitue matériellement la substance, et bien qu’étant en soi universel, le même il devient singulier par les formes qui lui adviennent, <formes> sans lesquelles il subsiste naturellement en soi et en l’absence desquelles en aucune façon il ne demeure en acte. Universel certes en <sa> nature, tandis que singulier en <son> acte, il est intelligé et incorporel certes et non sensible dans la simplicité de son universalité, tandis qu’en acte le même subsiste, corporel et sensible, par <ses> accidents ; aussi les mêmes <choses> — au témoignage de Boèce — et subsistent singulières et sont intelligées universelles.

<§ 25> Quidam enim ita rem uniuersalem accipiunt ut — in rebus diuersis ab inuicem per formas — eandem essentialiter substantiam collocent, que singularium[217], in quibus est, materialis sit essentia ; et in se ipsa una, tantum per formas inferiorum sit diuersa. Quas quidem formas si[218] separari contingeret, {fol. 2va} nulla penitus differentia rerum esset, que formarum tantum diuersitate ab inuicem distant, cum sit penitus eadem essentialiter materia. Verbi gratia, in singulis hominibus numero differentibus, eadem est hominis substantia, que hic Plato per hec accidentia fit, ibi Socrates per illa. Quibus quidem Porfirius assentire maxime uidetur, cum ait : « Participatione speciei plures homines unus, particularibus[219] autem unus et communis plures »[220]. Et rursus : « ‘Indiuidua’, inquit, dicuntur huiusmodi, quoniam unumquodque eorum consistit[221] ex proprietatibus quarum collectio non est[222] in alio »[223]. Similiter et in singulis animalibus specie differentibus, unam et eandem essentialiter, animalis substantiam ponunt, quam per diuersarum differentiarum susceptionem in diuersas species trahunt, ueluti si ex hac cera modo statuam hominis, modo bouis faciam diuersas eidem penitus essentie manenti[224] formas aptando[225]. Hoc tamen refert quod eodem tempore cera eadem statuas[226] non constituit, sicut in uniuersali conceditur, quod scilicet uniuersale ita commune Boecius[227] dicit ut eodem tempore idem totum sit in diuersis quorum substantiam materialiter constituat, et cum in se sit uniuersale, idem per aduenientes formas singulare fit[228], sine quibus naturaliter in se subsistit et absque eis nullatenus actualiter permanet. Uniuersale quidem in natura, singulare uero actu, et incorporeum quidem et insensibile in simplicitate[229] uniuersalitatis sue intelligitur, corporeum uero atque sensibile idem per accidentia in actu subsistit ; et eadem — teste Boecio[230] — et subsistunt singularia et intelliguntur uniuersalia.

<II.1.2. Arguments d’Abélard contre ThEm :>

<[a.1.]>

<[a.1.1]>

(éd. Geyer, p. 11, l. 10-p. 13, l. 15)

(éd. Geyer, p. 11, l. 10-24)

(éd. Geyer, p. 11, l. 10-16)

<§ 26> Et c’est l’une des deux théories, à laquelle, même si les autorités semblent le plus consentir, la physique s’oppose de toutes les manières. Si en effet la même <chose> essentiellement, bien qu’occupée par des formes diverses, consiste dans les <réalités> une à une, il importe que cette <réalité> qui est affectée par ces formes-ci, soit celle-là qui <est> occupée par ces <formes>-là, de telle sorte que l’animal formé par la rationalité est l’animal formé par l’irrationalité, et donc que l’animal rationnel est l’animal irrationnel, et qu’ainsi dans la même <chose> les contraires consistent simultanément.

<§ 26> Et hec est una de duabus sententiis[231], cui, etsi auctoritates consentire plurimum uideantur, phisica[232] modis omnibus repugnat. Si enim idem essentialiter, licet diuersis formis occupatum, consistat in singulis, oportet hanc que his formis affecta est, illam esse que illis occupata, ut animal formatum rationalitate esse animal formatum irrationalitate, et ita animal rationale esse animal irrationale, et sic[233] in eodem contraria simul consistere.

<[a.1.2]>

(éd. Geyer, p. 11, l. 16-24)[234]

Bien plus déjà <ils> ne <sont> plus des contraires d’aucune manière, quand ils s’uniraient entièrement à la même essence simultanément, comme ni la blancheur ni la noirceur ne seraient des contraires si simultanément elles se produisaient dans cette réalité-ci, même si la réalité elle-même était d’un endroit blanche, d’un autre noire, comme elle est d’un endroit blanche, d’un autre dure, à savoir en vertu de la blancheur et de la dureté. Et en effet des contraires ne peuvent pas même d’un point de vue différent être simultanément dans la même <chose>, comme les relatifs et plein d’autres <choses le peuvent>. D’où Aristote, sur « La relation », montre que le grand et le petit sont à divers égards simultanément dans la même <chose>, par cela cependant qu’ils sont simultanément dans la même <chose>, il prouve que ce ne sont pas des contraires.

Immo iam nullo modo contraria, ubi eidem penitus essentie simul coirent, sicut nec albedo nec nigredo contraria essent si simul in hac re contingerent, etiamsi ipsa res aliunde alba, aliunde nigra esset, sicut aliunde alba, aliunde dura est, ex albedine scilicet et duritia[235]. Neque enim contraria diuersa etiam ratione eidem simul inesse possunt, sicut relatiua et pleraque alia. Unde Aristoteles[236], in « Ad aliquid », magnum et paruum que ostendit diuersis respectibus simul eidem inesse, per hoc tamen[237] quod simul eidem insunt, contraria non esse conuincit.

<II.1.3. Réponses des partisans de ThEm à [a.1.1-2] et contre-argument(s) d’Abélard à ces réponses>

<[ad a.1.2]>

(éd. Geyer, p. 11, l. 25-28)[238]

<§ 27> Mais peut-être dira-t-on selon cette théorie que de là la rationalité et l’irrationalité ne sont pas moins contraires parce que de telle façon elles se retrouvent dans la même <chose>, à savoir dans le même genre ou dans la même espèce, à savoir à moins qu’elles ne soient fondées dans le même individu.

<§ 27> Sed fortassis dicetur secundum illam sententiam quia non inde[239] rationalitas et irrationalitas minus sunt contraria quod taliter reperiuntur in eodem, scilicet eodem genere uel in eadem specie, nisi scilicet in eodem indiuiduo fundentur[240].

<Contre-argument d’Abélard (selon Spade) ou suite de la réponse des partisans de ThEm à [a.1.2] (selon de Libera)>

(éd. Geyer, p. 11, l. 28-p. 12, l. 14)[241]

Ce qui encore se montre ainsi : Vraiment la rationalité et l’irrationalité sont dans le même individu, parce que dans Socrate. Mais parce qu’elles sont dans Socrate simultanément, de là il est prouvé qu’elles sont simultanément dans Socrate et <l’âne> Burnellus. Mais Socrate et Burnellus sont Socrate. Et vraiment Socrate et Burnellus sont Socrate, parce que Socrate est Socrate et Burnellus, à savoir parce que Socrate est Socrate et Socrate est Burnellus. Que Socrate soit Burnellus, on le montre ainsi selon cette théorie : Tout ce qui est dans Socrate autre que les formes de Socrate est ce qui est dans Burnellus autre que les formes de Burnellus. Mais tout ce qui est dans Burnellus autre que les formes de Burnellus est Burnellus. Tout ce qui est dans Socrate autre que les formes de Socrate est Burnellus. Mais si c’est <le cas>, puisque Socrate lui-même est ce qui est autre que les formes de Socrate, alors Socrate lui-même est Burnellus. Or que soit vrai ce que nous avons admis ci-dessus, à savoir ‘tout ce qui est dans Burnellus autre que les formes de Burnellus est Burnellus’, est de là manifeste parce que ni les formes de Burnellus ne sont Burnellus, puisque alors les accidents seraient la substance, ni la matière simultanément et les formes de Burnellus ne sont Burnellus, puisque alors il serait nécessaire d’avouer qu’un corps et un non-corps sont un corps.

Quod etiam sic ostenditur : Vere rationalitas et irrationalitas in eodem indiuiduo sunt, quia in Socrate. Sed quod in Socrate simul sint, inde conuincitur quod simul sunt in Socrate et Burnello. Sed[242] Socrates et Burnellus[243] sunt Socrates. Et uere Socrates et Burnellus sunt Socrates, quia Socrates est Socrates et Burnellus, quia scilicet Socrates est Socrates et Socrates est Burnellus. Quod Socrates sit Burnellus, sic monstratur secundum illam sententiam : Quicquid est in Socrate aliud a formis Socratis est illud quod est in Burnello aliud a formis Burnelli. Sed quicquid est in Burnello aliud a formis Burnelli est Burnellus. Quicquid est in Socrate aliud a formis Socratis est Burnellus[244]. Sed si hoc est, cum ipse Socrates sit illud quod aliud est a formis Socratis, tunc ipse Socrates est Burnellus. Quod uerum sit autem id quod supra assumpsimus, scilicet ‘quicquid est in Burnello aliud a formis Burnelli est Burnellus’, inde manifestum est quia neque forme Burnelli sunt Burnellus, cum iam accidentia essent substantia, neque materia simul et forme Burnelli sunt Burnellus, cum iam corpus et non[245] corpus esse corpus necesse esset confiteri.

<[ad a.1.1] (= développement de [ad a.1.2])>

(éd. Geyer, p. 12, l. 15-20)

<§ 28> Il y en a <certains> qui cherchant une échappatoire critiquent seulement les mots de cette proposition ‘l’animal rationnel est l’animal irrationnel’, non pas la thèse, disant que certes cet <animal> est l’un et l’autre, cependant que cela n’est pas montré proprement par ces mots ‘l’animal rationnel est l’animal irrationnel’, puisqu’en l’occurrence la réalité <‘animal’>, bien qu’étant la même, soit dite d’un endroit ‘rationnelle’, d’un autre ‘irrationnelle’, à savoir à partir de formes opposées.

<§ 28> Sunt qui diffugium querentes uerba tantum calumnientur huius propositionis ‘animal rationale est animal irrationale’ non sententiam, dicentes quidem id utrumque esse, non tamen per hec uerba proprie hoc ostendi ‘animal rationale est animal irrationale’, cum uidelicet res, etsi eadem, aliunde ‘rationalis’, aliunde ‘irrationalis’ dicatur, ex oppositis scilicet formis.

<Contre-argument d’Abélard>

(éd. Geyer, p. 12, l. 20-26)

Mais alors assurément <elles> n’ont pas d’opposition les formes qui entièrement adhéreraient à la même <réalité> simultanément, et c’est pourquoi ils ne critiquent pas ces propositions ‘l’animal rationnel est l’animal mortel’ ou ‘l’animal blanc est l’animal marchant’, parce que ce n’est pas en cela qu’il est rationnel <qu’>il est mortel, <ce> n’<est> pas en cela qu’il est blanc <qu’>il marche, mais ils tiennent ces <propositions> pour tout à fait vraies, parce que le même animal a simultanément l’une et l’autre <caractéristique>, quoique d’un point de vue différent. Autrement aussi ils avoueraient qu’aucun animal n’est un homme, puisque rien, en ce qu’il est animal, n’est homme.

Sed iam profecto oppositionem forme non habent {fol. 2vb} que eidem[246] penitus simul adhererent, nec ideo has propositiones calumniantur[247] ‘animal rationale est animal mortale’ uel ‘animal album est animal ambulans’, quia non in eo quod rationale est mortale est, non in eo quod album est ambulat, sed eas omnino pro ueris habent, quia idem animal utrumque simul habet, quamuis diuersa ratione. Alioquin et nullum[248] animal hominem esse confiterentur, cum nichil, in eo quod animal est, homo sit.

<[a.2]>

(éd. Geyer, p. 12, l. 27-41)

<§ 29> En outre selon la position de la théorie mise en avant, il y a seulement dix essences de toutes les réalités, à savoir les dix généralissimes, parce que dans les prédicaments un à un se retrouve seulement une <unique> essence, qui est diversifiée seulement par les formes de <ses> inférieurs, comme il a été dit, et <qui> sans ces <formes> n’aurait aucune variété. Comme donc toutes les substances sont entièrement la même <chose>, ainsi toutes les qualités et les quantités etc. Puis donc que Socrate et Platon ont en eux les réalités des prédicaments un à un, tandis qu’elles-mêmes sont entièrement les mêmes, toutes les formes de l’un sont <les formes> de l’autre, lesquelles ne sont pas en soi des <choses> diverses en essence, comme ne le <sont> pas les substances auxquelles elles adhèrent, par exemple la qualité de l’un et la qualité de l’autre, puisque l’une et l’autre est qualité. Donc <Socrate et Platon> ne sont pas plus divers par la nature des qualités que par la nature de la substance, parce que de leur substance il y a une <unique> essence comme aussi de <leurs> qualités. Pour la même raison, et la quantité, puisqu’elle est la même, ne fait pas une différence et non plus les autres prédicaments. C’est pourquoi il ne peut y avoir aucune différence à partir des formes, qui en soi ne sont pas diverses, comme ne le <sont> pas les substances.

<§ 29> Preterea secundum positionem premisse sententie[249], decem tantum omnium rerum sunt essentie, decem scilicet generalissima, quia in singulis predicamentis una tantum essentia reperitur, que per formas tantum inferiorum, ut dictum est[250], diuersificatur ac sine eis nullam haberet uarietatem. Sicut ergo omnes substantie idem sunt penitus, sic omnes qualitates et quantitates etc. Cum igitur Socrates et Plato res singulorum predicamentorum in se habeant, ipse uero penitus eedem sint, omnes forme unius sunt alterius, que nec in se diuersa sunt in essentia, sicut nec substantie quibus adherent, ut qualitas unius et qualitas alterius, cum utraque sit qualitas. Non ergo magis ex qualitatum natura diuersi sunt quam ex natura substantie, quia substantie eorum una est essentia sicut[251] etiam qualitatum. Eadem ratione nec quantitas, cum sit eadem, differentiam facit nec cetera predicamenta. Quare nec ex formis ulla potest esse differentia, que nec in se diuerse sunt, sicut nec substantie.

<[a.3]>

(éd. Geyer, p. 13, l. 1-4)

<§ 30> De plus, comment considérerions-nous des <choses> numériquement nombreuses dans les substances, si la seule diversité était <celle> des formes, la substance sujette demeurant entièrement la même ? Et en effet nous ne disons pas que Socrate <est> numériquement nombreux à cause du fait d’être susceptible de nombreuses formes.

<§ 30> Amplius quomodo <multa>[252] numero consideremus in substantiis, si sola formarum diuersitas esset, eadem penitus subiecta substantia permanente ? Neque enim Socratem multa numero dicimus propter multarum formarum susceptionem.

<[a.4]>

(éd. Geyer, p. 13, l. 5-15)

<§ 31> Cela aussi qu’ils veulent ne peut tenir : que les individus soient produits par leurs accidents mêmes. Si en effet c’est à partir des accidents que les individus font naître leur être, assurément les accidents leur sont naturellement antérieurs comme aussi les différences <sont naturellement antérieures> aux espèces qu’elles conduisent vers l’être. Car comme l’homme se distingue par la formation d’une différence, ainsi ils appellent Socrate <‘Socrate’> par le fait d’être susceptible d’accidents. D’où Socrate ne peut pas être à part de <ses> accidents comme l’homme <ne peut pas être> à part de <ses> différences. C’est pourquoi <Socrate> n’est pas le fondement de ses <accidents> comme non plus l’homme de <ses> différences. Mais si les accidents ne sont pas dans les substances individuelles comme dans des sujets, assurément <ils> ne <sont> pas dans les <substances> universelles. N’importe quels <accidents> en effet qui sont dans les substances secondes comme dans des sujets, les mêmes <accidents> sont dans les <substances> premières comme dans des sujets, <Aristote le> montre universellement.

<§ 31> Illud quoque stare non potest quod indiuidua per ipsorum accidentia effici uolunt. Si enim ex accidentibus indiuidua esse suum contrahunt[253], profecto priora sunt eis naturaliter accidentia sicut et differentie speciebus quas ad esse conducunt[254]. Nam sicut homo ex formatione differentie distat, ita Socratem ex accidentium susceptione appellant. Unde nec Socrates preter accidentia sicut nec homo preter differentias esse potest. Quare eorum fundamentum non est sicut nec homo differentiarum. Si autem in indiuiduis substantiis ut in subiectis accidentia non sunt, profecto nec in uniuersalibus. Quecumque enim in secundis substantiis ut in subiectis[255] sunt, eadem in primis ut in subiectis[256] esse, uniuersaliter monstrat[257].

<II.1.4. Conclusion : ThEm est absurde>

(éd. Geyer, p. 13, l. 15-17)

À partir de ces <considérations> il est ainsi manifeste que manque entièrement de raison cette théorie par laquelle il est dit qu’entièrement la même essence consiste simultanément dans diverses <choses>.

Ex his itaque manifestum est eam penitus sententiam ratione carere qua dicitur eandem penitus essentiam[258] in diuersis simul consistere.

<II.2. La théorie de la non-différence (= ThNd, seconde théorie de Guillaume de Champeaux)>

<II.2.1. Présentation de ThNd>

(éd. Geyer, p. 13, l. 18-p. 14, l. 6)

<§ 32> D’où d’autres théorisant autrement sur l’universalité des réalités et accédant davantage à la théorie de la réalité disent que les réalités une à une ne sont pas seulement diverses les unes des autres par leurs formes, mais <qu’>elles sont personnellement distinctes en leurs essences et <qu’>en aucune manière ce qui est dans une, <que> ce soit ou matière ou forme, n’est dans une autre et <que> ces <réalités>, même une fois les formes éloignées, n’en peuvent pas moins subsister distinctes en leurs essences, parce que la distinction personnelle de ces <réalités> — à savoir selon laquelle celle-ci n’est pas celle-là — ne se fait pas par les formes, mais est par la diversité même de l’essence, comme aussi les formes elles-mêmes sont en elles-mêmes diverses les unes des autres, autrement la diversité des formes procéderait à l’infini, de telle sorte qu’il serait nécessaire que d’autres <formes> soient posées pour <expliquer> la diversité des autres <formes>. C’est une telle différence que Porphyre a notée entre un généralissime et un spécialissime <en> disant : « De plus ni l’espèce ne deviendrait jamais un généralissime ni le genre un spécialissime », comme s’il disait : c’est leur différence que l’essence de celui-ci n’est pas <l’essence> de celle-là. Ainsi aussi la distinction des prédicaments consiste non pas dans certaines formes qui la feraient, mais dans la diversité de l’essence propre <à chacun>. Or quoiqu’ils veuillent que toutes les réalités soient ainsi diverses les unes des autres qu’aucune de ces <réalités> ne participe avec une autre d’une matière essentiellement la même ou d’une forme essentiellement la même, toutefois — retenant encore l’universalité des réalités — ils appellent ‘la même <chose>’, non pas essentiellement certes mais indifféremment, les <choses> qui sont distinctes, par exemple ils disent que les hommes un à un distincts en eux-mêmes sont le même dans l’homme, c’est-à-dire qu’ils ne diffèrent pas dans la nature de l’humanité, et les mêmes <hommes> qu’ils disent ‘singuliers’ selon la distinction, ils les disent ‘universels’ selon l’indifférence, c’est-à-dire l’accord de la similitude.

<§ 32> Unde alii aliter de uniuersalitate[259] rerum[260] sentientes magisque ad sententiam rei accedentes dicunt res singulas non solum formis ab inuicem esse diuersas, uerum personaliter in suis essentiis esse discretas nec ullo modo id quod in una est, esse in alia, siue illud materia sit siue forma, nec eas formis, quoque remotis, minus in essentiis suis discretas posse subsistere, quia earum discretio personalis — secundum quam scilicet hec non est illa — non per formas fit, sed est per ipsam essentie diuersitatem, sicut et forme ipse in se ipsis[261] diuerse sunt inuicem, alioquin formarum diuersitas in infinitatem procederet, ut alias ad aliarum diuersitatem necesse esset supponi. Talem differentiam Porfirius[262] notauit inter generalissimum et specialissimum dicens : « Amplius neque species fieret unquam generalissimum neque genus specialissimum », ac si diceret : hec est eorum[263] differentia quod huius non est illius essentia. Sic et predicamentorum discretio consistit non per formas aliquas que eam faciant[264], sed per proprie diuersitatem[265] essentie. Cum autem omnes res ita diuersas ab inuicem esse uelint ut nulla earum cum alia uel eandem essentialiter materiam uel eandem essentialiter formam participet, uniuersalitatem[266] tamen rerum adhuc retinentes, ‘idem’, non essentialiter quidem sed indifferenter, ea que discreta sunt appellant, ueluti singulos homines in se ipsis discretos idem esse in homine dicunt, id est non differre in natura humanitatis, {fol. 3ra} et eosdem quos ‘singulares’ dicunt secundum discretionem, ‘uniuersales’ dicunt secundum indifferentiam, id est[267] similitudinis conuenientiam.

<II.2.2. Présentation de deux évolutions de ThNd : les théories de la collectio (ThC)>

<II.2.2.1. Première évolution (= ThC1, théorie de Gosselin de Soissons)>

(éd. Geyer, p. 14, l. 7-17)

<§ 33> Mais ici encore il y a dissension. Car certains ne posent pas de réalité universelle si ce n’est dans une collection de plusieurs <réalités>. Ceux-là n’appellent Socrate et Platon par eux-mêmes d’aucune manière ‘espèce’, mais ils disent tous les hommes simultanément colligés cette espèce qu’est ‘homme’ et tous les animaux pris simultanément ce genre qu’est ‘animal’, et ainsi du reste. À ceux-là ce <passage> de Boèce semble consentir : « L’espèce doit être estimée n’être rien d’autre que la pensée colligée à partir de la similitude substantielle des individus, tandis que le genre à partir de la similitude des espèces ». Quand en effet il dit « colligée par la similitude », il suggère <une pensée> colligeant plusieurs <choses>. Autrement <l’espèce et le genre> n’auraient d’aucune manière ‘prédication de plusieurs’ ou ‘contenance de nombreuses <choses> dans une réalité universelle’ et les universaux ne seraient pas moins nombreux que les singuliers.

<§ 33> Sed hic quoque dissensio est. Nam quidam uniuersalem rem non nisi in collectione plurium sumunt[268]. Qui Socratem et Platonem per se nullo modo ‘speciem’ uocant, sed omnes homines simul collectos speciem illam que est ‘homo’ dicunt et omnia animalia simul accepta genus illud quod est ‘animal’, et ita de ceteris. Quibus illud Boecii[269] consentire uidetur : « Species[270] nil aliud esse putanda est nisi cogitatio collecta ex indiuiduorum substantiali similitudine, genus uero ex specierum similitudine[271] ». Cum enim ait ‘collecta similitudine[272]’, plura colligentem insinuat. Alioquin nullo modo ‘predicationem de pluribus’ uel ‘multorum continentiam in uniuersali re’ haberent[273] nec pauciora uniuersalia quam singularia essent[274].

<II.2.2.2. Deuxième évolution (= ThC2, théorie de Gauthier de Mortagne)>

(éd. Geyer, p. 14, l. 18-31)

<§ 34> Mais il y en a d’autres qui disent non seulement les hommes colligés ‘espèce’, mais aussi les <hommes> un à un en ce qu’ils sont hommes, et quand ils disent que cette réalité qu’est Socrate est prédiquée de plusieurs, ils <le> prennent figurativement, comme s’ils disaient : plusieurs <hommes> sont le même avec lui, c’est-à-dire s’accordent <avec lui>, ou lui-même avec plusieurs. Ceux-là posent autant d’espèces que d’individus quant au nombre des réalités et autant de genres, tandis que quant à la similitude des natures ils assignent un plus petit nombre d’universaux que de singuliers. C’est qu’en effet tous les hommes et en eux-mêmes sont nombreux par la distinction personnelle et <sont> un par la similitude de l’humanité ; et les mêmes sont jugés différents d’eux-mêmes quant à la distinction et à la similitude, comme Socrate en ce qu’il est homme est divisé de lui-même en ce qu’il est Socrate. Autrement le même <Socrate> ne pourrait pas être son <propre> genre ou <sa propre> espèce, si ce n’est qu’il aurait quelque différence de soi à soi, c’est qu’en effet les <choses> qui sont relatives, il convient du moins qu’à un certain égard elles soient opposées.

<§ 34> Alii[275] uero sunt qui non solum collectos homines ‘speciem’ dicunt, uerum etiam singulos in eo quod homines sunt, et cum dicunt rem illam que Socrates est[276] predicari de pluribus, figuratiue accipiunt, ac si dicerent : plura cum eo idem esse, id est conuenire, uel ipsum cum pluribus. Qui tot species quot indiuidua quantum ad rerum numerum ponunt et totidem genera, quantum uero ad similitudinem naturarum pauciorem numerum uniuersalium quam singularium assignant. Quippe omnes homines et in se multi sunt per personalem discretionem et unum per humanitatis similitudinem ; et iidem[277] a se ipsis diuersi quantum ad discretionem et ad similitudinem iudicantur, ut Socrates in eo quod est homo, a se ipso in eo quod Socrates est, diuiditur. Alioquin idem sui genus uel species esse non posset, nisi aliquam sui ad se differentiam haberet, quippe <que>[278] relatiua sunt, aliquo saltem respectu conuenit esse opposita.

<II.3. Arguments d’Abélard contre ThC1 :>

<(1)>

(éd. Geyer, p. 14, l. 32-40)

<§ 35> Or maintenant d’abord infirmons la théorie qui a été posée ci-dessus relativement à la collection et cherchons avec soin comment toute la collection des hommes <prise> simultanément, qui est dite une <unique> ‘espèce’, se trouve être prédiquée de plusieurs, de telle sorte qu’elle est universelle, alors que toute <la collection> n’est pas dite des <hommes> un à un. Que s’il est concédé <que cette collection est> prédiquée des diverses <choses> par parties, à savoir en ce que ses parties une à une lui sont par elles-mêmes adaptées, <cela n’a> rien <à voir> avec la communauté de l’universel, lequel doit être — au témoignage de Boèce — tout entier dans les <choses> une à une et, en cela, il est aussi divisé, <c’est-à-dire différent>, de cette <chose> commune qui est commune par parties, comme un champ dont les diverses parties sont <la propriété> des divers <propriétaires>.

<§ 35> Nunc[279] autem prius infirmemus sententiam que prior posita est de collectione et quomodo tota simul hominum collectio, que una dicitur ‘species’, de pluribus predicari habeat, ut uniuersalis sit, perquiramus, tota autem de singulis non dicitur. Quod si per partes de diuersis predicari concedatur, in eo scilicet quod singule eius partes sibi ipsis aptentur, nichil ad communitatem uniuersalis, quod totum in singulis — teste Boecio[280] — esse debet atque, in hoc, ab illo communi etiam[281] diuiditur quod per partes commune est, sicut ager cuius diuerse partes sunt diuersorum.

<(2)>

(éd. Geyer, p. 14, l. 40-p. 15, l. 1)

En outre aussi Socrate similairement serait dit de plusieurs par <ses> diverses parties, de telle sorte que lui-même serait un universel.

Preterea et Socrates similiter de pluribus per partes diuersas diceretur, ut ipse uniuersalis esset.

<(3)>

(éd. Geyer, p. 15, l. 1-4)

De plus, il conviendrait que plusieurs hommes — n’importe quels — pris simultanément soient dits un ‘universel’, <eux> auxquels serait similairement adaptée la définition de l’universel ou aussi de l’espèce, puisque désormais toute la collection des hommes inclurait de nombreuses espèces.

Amplius quoslibet plures homines simul acceptos ‘uniuersale’ dici conueniret, quibus similiter diffinitio uniuersalis aptaretur siue etiam speciei, ut iam tota hominum collectio multas includeret species.

<(4)>

<(4.1) Énoncé de l’argument>

(éd. Geyer, p. 15, l. 4-15)

(éd. Geyer, p. 15, l. 4-8)

Similairement nous dirions <que> n’importe quelle collection de corps et d’esprits <est> une <unique> substance universelle, de telle sorte qu’alors toute la collection des substances est un <unique> généralissime : une fois une quelconque <substance> retranchée et les autres demeurant, nous aurions dans les substances de nombreux généralissimes.

Similiter quamlibet corporum et spirituum collectionem unam uniuersalem substantiam diceremus, ut cum tota substantiarum[282] collectio sit unum generalissimum : una qualibet dempta ceterisque remanentibus[283], multa in substantiis haberemus generalissima[284].

<(4.2.1) Réponse des partisans de ThC1 à (4.1). [R] : aucune collection incluse dans un genre suprême n’est elle-même un genre suprême>

(éd. Geyer, p. 15, l. 8-9)

Mais peut-être dira-t-on qu’aucune collection qui est incluse dans un généralissime n’est un généralissime.

Sed fortasse dicetur nulla collectio que inclusa sit in generalissimo, esse generalissimum.

<(4.2.2) Réponse d’Abélard à [R]>

(éd. Geyer, p. 15, l. 9-15)

Mais j’oppose encore que si, une fois une des substances séparée, la collection résiduelle n’est pas un généralissime et cependant demeure encore substance universelle, il importe que cette <collection résiduelle> soit une espèce <du genre> substance et qu’il y ait une espèce coégale sous le même genre. Mais quelle <espèce coégale> peut lui être opposée, puisque ou l’espèce <du genre> substance est en elle tout à fait contenue ou elle partage avec elle les mêmes individus, comme animal rationnel, animal mortel ?

Sed adhuc oppono quod si, una separata de substantiis, collectio residua non sit generalissimum et tamen adhuc uniuersalis substantia permanet, oportet eam speciem esse substantie et coequam[285] speciem habere sub eodem genere. Sed que potest ei esse opposita[286], cum uel species substantie in ea prorsus contineatur uel eadem[287] cum ea indiuidua communicet, sicut animal rationale, animal mortale[288] ?

<(5)>

(éd. Geyer, p. 15, l. 15-18)

De plus, tout universel <est> naturellement antérieur à <ses> propres individus, tandis qu’une collection de n’importe quelles <choses> est, par rapport aux <choses> une à une dont elle est constituée, un tout intégral et naturellement postérieur aux <choses> à partir desquelles il est composé.

Amplius, omne uniuersale propriis indiuiduis naturaliter prius, collectio uero quorumlibet, ad singula quibus constituitur, totum est[289] integrum atque eis naturaliter posterius[290] ex quibus componitur.

<(6)>

(éd. Geyer, p. 15, l. 18-22)

De plus, entre le <tout> intégral et l’universel Boèce assigne cette différence, dans <son livre> Des divisions, que « la partie n’est pas identique au tout, tandis que l’espèce est toujours identique au genre ». Mais à la vérité toute la collection des hommes comment pourra-t-elle être la multitude des animaux ?

Amplius, inter integrum et uniuersale hanc Boecius[291] differentiam assignat, in Diuisionibus, quod « pars non idem est quod totum, species uero idem est semper quod genus ». At uero tota hominum collectio quomodo esse poterit animalium multitudo ?

<II.4. Arguments d’Abélard contre ThC2 :>

(éd. Geyer, p. 15, l. 22-26)

<§ 36> Or il nous reste maintenant à attaquer ceux qui appellent un ‘universel’ les individus un à un en cela qu’ils s’accordent avec d’autres et <qui> concèdent que les mêmes <individus> sont prédiqués de plusieurs, non pas que plusieurs soient essentiellement ces <mêmes>, mais parce que plusieurs s’accordent avec eux.

<§ 36> Restat autem nunc ut eos[292] oppugnemus[293] qui singula indiuidua in eo quod aliis conueniunt ‘uniuersale’ appellant et eadem de pluribus predicari concedunt, non ut plura essentialiter sint illa, sed quia plura cum eis conueniunt.

<(1)>

(éd. Geyer, p. 15, l. 26-29)

Mais si être prédiqué de plusieurs est identique à s’accorder avec plusieurs, comment disons-nous qu’un individu est prédiqué d’un seul, à savoir puisqu’il n’y en a aucun qui s’accorde avec seulement l’<unique> réalité <qu’il est> ?

Sed si predicari de pluribus idem est quod conuenire[294] cum pluribus, quomodo indiuiduum de uno solo dicimus predicari[295], cum scilicet nullum sit quod cum una tantum re conueniat ?

<(2)>

(éd. Geyer, p. 15, l. 29-35)

Comment aussi par ‘être prédiqué de plusieurs’ une différence est-elle donnée entre universel et singulier, puisque c’est entièrement de la même manière par laquelle l’homme s’accorde avec plusieurs que s’accorde aussi Socrate ? C’est qu’en effet l’homme en tant qu’il est homme et Socrate en tant qu’il est homme s’accordent avec les autres. Mais ni l’homme, en tant qu’il est Socrate, ni Socrate, en tant qu’il est Socrate, ne s’accorde avec d’autres. Donc ce que l’homme a, Socrate <l’>a et de la même manière.

Quomodo etiam per ‘predicari de pluribus’ inter uniuersale et singulare differentia datur, cum eodem penitus modo quo homo conuenit cum pluribus conueniat et Socrates ? Quippe homo in quantum est homo[296] et Socrates in quantum est homo cum ceteris conuenit. Sed nec homo, in quantum est Socrates, nec Socrates, in quantum est Socrates[297], cum aliis conuenit. Quod igitur habet homo, habet Socrates et eodem modo.

<(3)>

(éd. Geyer, p. 15, l. 36-p. 16, l. 2)

<§ 37> En outre puisqu’il est concédé que c’est entièrement la même réalité, à savoir l’homme qui est en Socrate et Socrate lui-même, il n’y a aucune différence de l’un à l’autre. Aucune réalité en effet n’est en <un> même temps différente de soi-même, parce que quoi que ce soit qu’elle a en soi, elle <l’>a et entièrement de la même manière. D’où aussi Socrate blanc et grammairien, même s’il a en soi des <caractéristiques> différentes, cependant il n’est pas par elles différent de soi, puisque lui-même a les deux mêmes et entièrement de la même manière. Ce n’est pas en effet d’une autre manière qu’il est de soi-même grammairien ou d’une autre manière blanc, comme blanc n’est pas autre que lui ou grammairien <n’est pas> autre <que lui>.

<§ 37> Preterea cum res penitus eadem esse concedatur, homo scilicet qui in Socrate est et ipse Socrates, nulla huius ab illo differentia est. Nulla enim res eodem tempore a se ipsa diuersa est, {fol. 3rb} quia quicquid in se habet, habet et eodem modo penitus. Unde et Socrates albus et grammaticus, licet diuersa in se habeat, a se tamen per ea non est diuersus, cum utraque eadem ipse habeat et eodem[298] modo penitus. Non enim alio modo a se ipso grammaticus est uel alio modo albus, sicut nec aliud albus est a se uel aliud grammaticus.

<(4)>

(éd. Geyer, p. 16, l. 2-9)

Cela aussi qu’ils disent que Socrate s’accorde avec Platon en l’homme, de quelle façon peut-il être pris, quand il est évident que tous les hommes diffèrent les uns des autres tant par la matière que par la forme ? Si en effet Socrate s’accorde avec Platon dans la réalité qu’est l’homme, mais qu’aucune réalité n’est homme sauf Socrate même ou un autre, il importe que lui-même s’accorde avec Platon ou en soi-même ou en un autre. Mais en soi il est plutôt différent de <Platon> ; d’un autre aussi il est évident, parce qu’il n’est pas lui-même un autre.

Illud quoque quod dicunt[299] Socratem cum Platone conuenire in homine, qualiter accipi potest, cum omnes homines ab inuicem tam materia quam forma differre constat ? Si enim Socrates in re que homo est cum Platone conueniat, nulla autem res homo sit nisi ipse Socrates uel alius, oportet ipsum cum Platone uel in se ipso conuenire uel in alio. In se autem potius diuersus est ab eo ; de alio quoque constat, quia nec ipse est alius.

<II.5. À propos de II.4.(4), retour sur ThNd et réfutation de la théorie de la non-différence de Guillaume de Champeaux :>

(éd. Geyer, p. 16, l. 9-10)

Or il y en a qui prennent négativement ‘s’accorder en l’homme’, comme si l’on disait : ‘Socrate ne diffère pas de Platon en l’homme’.

Sunt autem qui ‘in homine conuenire’ negatiue accipiunt, ac si diceretur[300] : ‘Non differt Socrates a Platone in homine’.

<1. Argument d’Abélard contre ThNd>

(éd. Geyer, p. 16, l. 10-13)

Mais et ainsi aussi il peut être dit que <Socrate> ne diffère pas de <Platon> dans la pierre, puisque ni l’un ni l’autre n’est une pierre. Et ainsi on ne note pas un accord plus grand de <Socrate et de Platon> en l’homme que dans la pierre.

Sed et sic quoque potest dici quia nec differt ab eo in lapide, cum neuter sit lapis. Et sic non maior eorum conuenientia notatur in homine quam in lapide.

<2.1. Réponse des partisans de ThNd à 5.1>

(éd. Geyer, p. 16, l. 13-14)

Sauf si peut-être une certaine proposition précède, comme si l’on disait ainsi : ‘Ils sont hommes, parce qu’ils ne diffèrent pas en l’homme’.

Nisi forte propositio quedam precedat, ac si dicatur ita : ‘Sunt homo, quod in homine non differunt’.

<2.2. Réponse d’Abélard à 2.1 et réfutation définitive de ThNd>

(éd. Geyer, p. 16, l. 14-18)

Mais <cela> ne peut pas tenir ainsi, puisqu’il est tout à fait faux qu’ils ne diffèrent pas en l’homme. Si en effet Socrate ne diffère pas de Platon dans la réalité qu’est l’homme, <il> n’<en> <diffère> pas non plus en soi-même. Si en effet en soi <Socrate> diffère de <Platon>, mais que lui-même est la réalité qu’est l’homme, assurément aussi dans la réalité qu’est l’homme, il en diffère.

Sed nec sic stare potest, cum omnino falsum sit eos non differre in homine. Si enim Socrates a Platone non differt in re que homo est, nec in se ipso. Si enim in se differt ab eo, ipse autem sit res que homo est, profecto et in re que homo est, differt ab ipso.

<III. Deuxième question directrice (= QD2), correspondant à la seconde branche de l’alternative constituant le premier problème du questionnaire de Porphyre : les propriétés qui distinguent les universaux des singuliers s’appliquent-elles aux mots (voces) ?>

(éd. Geyer, p. 16, l. 19-p. 24, l. 37)

<§ 38> Or maintenant une fois montrées les raisons pour lesquelles ni les réalités prises une à une ni <les réalités prises> collectivement ne peuvent être dites ‘universelles’, c’est-à-dire prédiquées de plusieurs, il reste que nous attribuions une universalité de cette sorte aux seuls mots. Comme donc certains des noms sont dits ‘appellatifs’ par les grammairiens <et> certains ‘propres’, ainsi par les dialecticiens certains des termes simples sont appelés ‘universels’ <et> certains ‘particuliers’, à savoir ‘singuliers’. Or est universel un vocable qui de plusieurs un à un est habilité par suite de sa découverte à être prédiqué, comme ce nom ‘homme’ qui est joignable aux noms particuliers d’hommes selon la nature des réalités sujettes auxquelles il est imposé. Tandis qu’est singulier <le vocable> qui est prédicable d’un seul, comme Socrate, quand il est pris comme le nom d’un <homme> seulement. Si en effet tu <le> prends équivoquement, ce n’est pas un vocable, mais de nombreux vocables, qu’en signification tu fais, à savoir parce que d’après Priscien de nombreux noms se rencontrent en un <unique> mot. Quand donc l’universel est décrit <comme> étant ‘ce qui est prédiqué de plusieurs’, ce ‘ce qui’ posé devant ne suggère pas seulement la simplicité du terme comme distincte des énoncés, mais aussi l’unité de la signification comme distincte des <termes> équivoques.

<§ 38> Nunc autem ostensis rationibus quibus neque[301] res sigillatim[302] neque collectim accepte ‘uniuersales’ dici possunt, in eo quod de pluribus predicantur[303], restat ut huiusmodi uniuersalitatem solis uocibus adscribamus[304]. Sicut igitur nominum[305] quedam ‘appellatiua’[306] a grammaticis, quedam ‘propria’ dicuntur, ita a dialecticis simplicium sermonum quidam ‘uniuersales’, quidam ‘particulares’, scilicet ‘singulares’, appellantur[307]. Est autem uniuersale uocabulum quod de pluribus singillatim habile[308] est ex inuentione sua predicari, ut hoc nomen ‘homo’, quod particularibus nominibus hominum coniungibile est secundum subiectarum rerum naturam quibus est impositum. Singulare uero est quod de uno solo predicabile est, ut Socrates, cum unius tantum nomen accipitur. Si enim equiuoce sumas, non uocabulum, sed multa uocabula, in significatione facis, quia scilicet iuxta Priscianum[309] multa nomina in unam uocem incidunt. Cum ergo describitur uniuersale esse ‘quod de pluribus predicatur’[310], illud ‘quod’ prepositum non solum simplicitatem[311] sermonis insinuat ad discretionem orationum[312], uerum etiam unitatem significationis[313] ad discretionem equiuocorum[314].

<§ 39> Or ayant montré qu’est-ce que dans la définition de l’universel accomplit ce ‘ce qui’ mis devant, considérons diligemment les deux autres <formules> qui suivent, à savoir ‘être prédiqué’ et ‘de plusieurs’.

<§ 39> Ostenso autem quid[315] in diffinitione uniuersalis operetur illud ‘quod’ [est][316] premissum, duo alia que sequuntur, scilicet ‘predicari’ et ‘de pluribus’, diligenter consideremus.

<§ 40> Or ‘être prédiqué’ c’est être joignable à quelque chose avec véracité par la force d’énonciation d’un verbe substantif <au> présent, comme ‘homme’ peut avec vérité être joint à diverses <choses> par un verbe substantif. Aussi les verbes mêmes, comme ‘court’ et ‘marche’, prédiqués de plusieurs ont la force d’un verbe substantif en agissant comme copule. D’où Aristote dans le deuxième <livre> De l’herméneutique : « Dans ces <propositions>, affirme-t-il, dans lesquelles ‘est’ ne figure pas, comme en cela qu’<y figurent> courir et marcher, <ces verbes> ainsi posés font la même <chose>, comme si ‘est’ était ajouté ». Et à nouveau : « Rien ne diffère, affirme-t-il, <entre> ‘un homme marche’ et ‘un homme est en train de marcher’ ».

<§ 40> Est autem ‘predicari’ coniungibile esse alicui ueraciter ui[317] enuntiationis uerbi substantiui presentis, ut ‘homo’ diuersis per substantiuum uerbum uere potest coniungi. Ipsa etiam uerba, ut ‘currit’ et ‘ambulat’, de pluribus predicata uim substantiui uerbi in copulando habent. Unde Aristoteles in Periermenias[318] secundo : « In his, inquit, in quibus ‘est’ non contingit, <ut>[319] in eo quod currere et ambulare, idem faciunt sic posita, ac si ‘est’ adderetur[320] »[321]. Et rursus : « Nichil [est][322], inquit, differt ‘hominem ambulare’ et ‘hominem ambulantem esse’[323] »[324].

<§ 41> Or le fait qu’il dise ‘de plusieurs’ collige les noms quant à la diversité des <choses> nommées. Autrement Socrate serait prédiqué de plusieurs, quand on dit : ‘cet homme est Socrate’, ‘cet animal est <Socrate>’, ‘ce blanc <est Socrate>’, ‘ce musicien <est Socrate>’. Ces noms certes, même s’ils sont divers en intellection, ont cependant entièrement la même réalité sujette.

<§ 41> Quod autem ait[325] ‘de pluribus’[326] colligit nomina quantum ad diuersitatem nominatorum. Alioquin Socrates de pluribus predicaretur, cum dicitur : ‘hic homo est Socrates’, ‘hoc animal est’, ‘hoc album’, ‘hoc musicum’. Que quidem nomina, etsi diuersa sint in intellectu, tamen rem subiectam penitus eandem habent.

<§ 42> Or note qu’autre est la conjonction de construction à laquelle les grammairiens portent attention, autre <la conjonction> de prédication que les dialecticiens considèrent : car selon la force de construction sont aussi bien joignables par ‘est’ ‘homme’ et ‘pierre’ <que ‘homme’> et n’importe quels cas droits, comme ‘animal’ et ‘homme’, certes quant à manifester une intellection, non pas quant à montrer le statut d’une réalité. Et ainsi la conjonction de construction est bonne toutes les fois qu’elle indique une phrase complète, qu’il en soit ainsi <qu’elle le dit> ou non. Tandis que la conjonction de prédication, que nous prenons ici, se rapporte à la nature des réalités et à la vérité de leur statut qu’il faut indiquer. Si quelqu’un dit ainsi ‘l’homme est une pierre’, il fait une construction congrue de ‘homme’ ou de ‘pierre’ par le sens qu’il veut indiquer, et il n’y a aucun vice de grammaire et même si quant à la force d’énonciation <le mot> ‘pierre’ est ici prédiqué de ‘homme’, à savoir avec lequel il est construit en tant que prédicat (selon que les <propositions> catégoriques fausses aussi ont <leur> terme prédiqué), cependant dans la nature des réalités il n’en est pas prédicable. C’est seulement à la force de prédication que nous portons ici attention, pendant que nous définissons l’universel.

<§ 42> Nota autem aliam esse coniunctionem constructionis quam attendunt[327] grammatici, aliam[328] predicationis quam considerant dialectici : nam secundum uim constructionis tam bene per ‘est’ coniungibilia[329] sunt ‘homo’ et ‘lapis’ et quilibet recti casus[330], sicut ‘animal’ et ‘homo’, quantum quidem ad manifestandum intellectum, non quantum ad ostendendum rei statum[331]. Coniunctio itaque constructionis totiens bona est <quotiens>[332] perfectam demonstrat sententiam, siue ita sit siue non. Predicationis uero coniunctio, quam hic accipimus, ad rerum naturam pertinet et ad ueritatem status earum demonstrandam. Si quis ita dicat ‘homo est lapis’, [non][333] ‘hominis’ uel ‘lapidis’ congruam fecit constructionem ad sensum quem uoluit demonstrare, nec ullum uitium fuit grammatice et licet quantum ad uim enuntiationis ‘lapis’ hic predicetur de ‘homine’, cui scilicet tanquam[334] predicatum construitur (secundum quod false quoque categorice[335] predicatum terminum habent), in natura tamen rerum predicabile[336] de eo non est. Cuius tantum uim predicationis hic attendimus, dum uniuersale diffinimus.

<§ 43> Or il semble que jamais tout à fait l’universel n’est un quelconque <nom> appellatif, ni le singulier un quelconque nom propre, mais mutuellement <universel et singulier> se dépassent et sont dépassés. Car le <nom> appellatif et le <nom> propre ne contiennent pas seulement des cas droits, mais aussi des <cas> obliques, qui ne peuvent pas être prédiqués, et c’est pourquoi dans la définition de l’universel par <la formule> ‘être prédiqué’ ils sont exclus. Aussi ces <cas> obliques, parce qu’ils sont moins nécessaires <que les cas droits> à l’énonciation — laquelle seule au témoignage d’Aristote est <le propre> de la présente spéculation, c’est-à-dire de la considération dialectique, vu qu’elle seule compose les argumentations —, ne sont par Aristote lui-même d’une certaine manière pas reçus parmi les noms, <cas obliques> qu’aussi <Aristote> même n’appelle pas ‘noms’, mais ‘cas des noms’. Or comme ce ne sont pas tous les noms appellatifs ou propres qu’il est nécessaire de dire ‘universels’ ou ‘singuliers’, ainsi inversement. Car l’universel ne contient pas seulement des noms, mais aussi des verbes et des noms indéfinis, auxquels, à savoir aux <noms> indéfinis, la définition de l’appellatif que Priscien pose ne semble pas être adaptée.

<§ 43> Videtur autem numquam prorsus uniuersale esse quod appellatiuum, nec singulare quod proprium nomen, sed inuicem excedentia sese et excessa. Nam appellatiuum et proprium non solum casus rectos continent, uerum etiam obliquos, qui predicari non habent, atque ideo in diffinitione {fol. 3va} uniuersalis per ‘predicari’ exclusi sunt. Qui[337] etiam obliqui, quia minus necessarii sunt ad enuntiationem — que sola teste Aristotele[338] presentis est speculationis, id est dialectice considerationis, quippe ea sola argumentationes componit —, ab ipso Aristotele[339] inter nomina quodammodo non recipiuntur, quos et ipse non ‘nomina’, sed ‘casus nominum’ appellat. Sicut autem non omnia appellatiua uel propria nomina necesse est dici ‘uniuersalia’ uel ‘singularia’, sic e conuerso. Nam uniuersale non solum nomina continet, uerum etiam uerba et infinita nomina, quibus, scilicet infinitis, diffinitio appellatiui quam Priscianus[340] ponit non uidetur aptari.

<III.1. Cinq arguments destinés à prouver que les noms universels ne signifient rien, car ils ne constituent le concept d’aucune chose>

(éd. Geyer, p. 18, l. 4-p. 19, l. 6)

<§ 44> Or maintenant que la définition <tant> de l’universel que du singulier <a été> assignée aux mots, avant tout le reste cherchons avec soin diligemment la propriété des mots universels. Relativement à ces <mots> universels des questions avaient été posées, parce que l’on doute au plus haut point de leur signification, puisqu’ils ne semblent pas avoir une quelconque réalité sujette ni constituer relativement à quelque chose une intellection saine.

<§ 44> Nunc autem uniuersalis quam singularis diffinitione uocibus assignata, precipue uniuersalium uocum proprietatem diligenter perquiramus. De quibus uniuersalibus posite fuerant questiones, quia[341] maxime de earum significatione dubitatur, cum neque rem subiectam aliquam uideantur habere nec de aliquo intellectum sanum constituere.

<(1)>

(éd. Geyer, p. 18, l. 9-12)

Or les noms universels ne semblaient être imposés à aucunes réalités, à savoir puisque toutes les réalités subsisteraient distinctement en elles-mêmes et, comme il a été montré, ne s’accorderaient pas en une quelconque réalité, selon l’accord de laquelle réalité les noms universels pourraient être imposés.

Rebus autem nullis uidebantur inponi[342] uniuersalia nomina, cum scilicet omnes res discrete in se subsisterent[343] nec in re aliqua, ut ostensum est[344], conuenirent, secundum cuius rei conuenientiam uniuersalia nomina possint inponi[345].

<(2)>

<(2.1) Les noms universels ne signifient aucune chose>

(éd. Geyer, p. 18, l. 12-23)

(éd. Geyer, p. 18, l. 12-16)

Et puisque ainsi il est certain que les <noms> universels ne sont pas imposés aux réalités selon la différence de la distinction de ces <dernières>, vu qu’alors ils ne seraient pas communs, mais singuliers, et <puisque> à nouveau les <noms universels> ne peuvent pas nommer ces <réalités> comme s’accordant en une quelconque réalité, vu qu’il n’y a aucune réalité en laquelle elles s’accordent, les <noms> universels ne semblent faire naître aucune signification des réalités.

Cum itaque certum sit uniuersalia non inponi[346] rebus secundum[347] sue discretionis differentiam, quippe iam non essent communia, sed singularia, nec iterum eas possint ut conuenientes in aliqua re nominare, quippe nulla res est in qua conueniant, nullam de rebus significationem contrahere uidentur uniuersalia.

<(2.2) Les noms universels ne suscitent l’intellection d’aucune chose>

(éd. Geyer, p. 18, l. 17-23)

Avant tout puisqu’ils ne constituent aucune intellection d’une réalité quelconque. D’où dans <son livre> Des divisions Boèce dit que ce mot ‘homme’ produit un doute d’intellection, à savoir une fois ce <mot> entendu « l’intelligence de celui qui entend est, affirme-t-il, emportée par de nombreux tourbillons et est entraînée dans les erreurs. En effet sauf si quelqu’un définit <ce mot en> disant ‘tout homme marche’, ou bien du moins ‘un certain <homme marche>’, et désigne cet <homme>, si c’est ainsi le cas <que cet homme marche>, l’intellection de celui qui entend n’a pas quelque chose qu’il peut raisonnablement intelliger ».

Presertim cum nullum de re aliqua constituant intellectum. Unde in Diuisionibus Boecius[348] hanc uocem ‘homo’ dubitationem intellectus[349] facere dicit, qua scilicet audita « intelligentia audientis multis, inquit, raptatur fluctibus erroribusque traducitur. Nisi enim quis diffiniat dicens ‘omnis homo ambulat’, aut certe ‘quidam’, et hunc, si ita contingat, designet, intellectus audientis, quid rationabiliter intelligat, non habet ».

<(3)>

(éd. Geyer, p. 18, l. 23-27)

Car puisque ‘homme’ est imposé aux <hommes> un à un à partir de la même cause, à savoir parce qu’ils sont <chacun> un ‘animal rationnel <et> mortel’, la communauté même de l’imposition est pour l’<intellection de celui qui entend> un empêchement, de telle sorte que quelqu’un ne peut pas en ce <mot> être intelligé, comme en ce nom ‘Socrate’ au contraire est intelligée la personne propre d’un <unique homme>, d’où <ce nom> est dit ‘singulier’.

Nam quoniam ‘homo’ singulis impositum est ex eadem causa, quia scilicet sunt ‘animal rationale mortale’, ipsa communitas impositionis ei est impedimento, ne quis possit in eo intelligi, sicut in hoc nomine ‘Socrates’ econtra unius propria persona intelligitur, unde ‘singulare’ dicitur[350].

<(4)>

(éd. Geyer, p. 18, l. 27-30)

Tandis que dans le nom commun qu’est ‘homme’, ni Socrate lui-même ni un autre <homme> ni toute la collection des hommes n’est raisonnablement intelligé à partir de la force du mot, ni non plus, en tant qu’il est homme, Socrate même n’est-il précisé par ce nom, comme certains veulent.

In nomine uero communi quod ‘homo’ est, nec ipse Socrates nec alius nec tota hominum collectio rationabiliter ex ui[351] uocis intelligitur, nec etiam in quantum homo est, ipse Socrates per hoc nomen, ut quidam uolunt, certificatur.

<(5)>

(éd. Geyer, p. 18, l. 30-p. 19, l. 6)

Même si en effet seul Socrate est assis dans cette maison et <même si> pour lui seul est vrai <ce que dit> cette proposition ‘un homme est assis dans cette maison’, cependant d’aucune manière par le nom d’homme <ici> sujet n’est-on orienté vers Socrate, ni même en tant que lui-même est homme. Autrement à partir de la proposition il serait raisonnablement intelligé que l’action d’être assis inhère à <Socrate>, de telle sorte en l’occurrence qu’il pourrait être inféré à partir de cela qu’un homme est assis dans cette maison, que Socrate y est assis. Similairement un autre <homme> en ce nom ‘homme’ ne peut être intelligé, mais non plus toute la collection des hommes, puisque c’est à partir d’un seul <homme> que la proposition peut être vraie. Et ainsi ce n’est aucune <chose> que semble signifier ou ‘homme’ ou un autre vocable universel, puisque ce n’est d’aucune réalité qu’il constitue l’intellection. Mais il ne semble pas non plus qu’il puisse y avoir une intellection qui n’a pas de réalité sujette qu’elle conçoive. D’où Boèce dans le Commentaire : « Toute intellection ou bien se fait à partir de la réalité sujette comme la réalité se trouve ou bien comme elle ne se trouve pas. Car une intellection ne peut être faite à partir d’aucun sujet ». À cause de quoi les universaux semblent totalement étrangers à la signification.

Etsi enim solus Socrates in hac domo sedeat ac pro eo solo uerum sit hec propositio ‘homo sedet in hac domo’, nullo tamen modo per nomen hominis subiectum ad Socratem mittitur, nec in quantum etiam ipse homo est. Alioquin ex propositione rationabiliter intelligeretur sessio ei inesse, ut uidelicet inferri posset ex eo quod homo sedet in hac domo, Socratem in ea sedere. Similiter nec alius in hoc nomine ‘homo’ potest intelligi, sed nec tota hominum collectio, cum ex uno solo uera possit esse propositio. Nullum[352] itaque significare uidetur uel ‘homo’ uel aliud uniuersale uocabulum, cum de nulla re constituat intellectum. Sed nec intellectus posse esse uidetur qui rem subiectam quam concipiat[353] non habet. Unde Boecius[354] in Commento : « Omnis intellectus aut ex re fit subiecta ut sese res habet aut ut sese non habet. Nam ex nullo subiecto fieri intellectus non potest ». Quapropter uniuersalia ex toto[355] a significatione uidentur aliena.

<III.2. Réponse générale d’Abélard à III.1 : les universaux signifient des choses singulières per nominationem et ils constituent bien des concepts qui « appartiennent aux choses singulières, sans surgir immédiatement d’elles »>

(éd. Geyer, p. 19, l. 7-13)

<§ 45> Mais il n’en est pas ainsi. Car aussi <les noms universels> signifient d’une certaine manière par nomination les diverses réalités, non pas cependant en constituant une intellection surgissant d’elles, mais se rapportant à <elles> une à une. Comme ce mot ‘homme’ et nomme <les hommes> un à un à partir d’une cause commune, à savoir qu’ils sont hommes, par laquelle il est dit ‘universel’, et constitue une certaine intellection commune, non pas propre, à savoir se rapportant aux <hommes> un à un dont elle conçoit une similitude commune.

<§ 45> Sed non est ita. Nam et res diuersas per nominationem quodammodo significant, non constituendo tamen intellectum de eis surgentem, sed ad singulas pertinentem. Ut hec uox ‘homo’ et singulos nominat ex communi causa, quod scilicet homines sunt, propter quam ‘uniuersale’ dicitur, et intellectum quendam constituit communem, non proprium, ad singulos scilicet pertinentem quorum communem concipit similitudinem.

<III.3. Trois nouvelles questions (= Q 3.1-3) corrélées, suscitées toutes trois par la réponse d’Abélard à III.1 :>

<Q 3.1. — Quelle est la cause commune selon laquelle un nom universel est imposé ?>

<Q 3.2. — Quel type d’intellection constituent les noms universels ?>

<Q 3.3. — En fonction de quoi un vocable est-il dit ‘commun’ : la causa communis de l’imposition, la conceptio communis d’une similitude entre les choses ou les deux ?>

<III.3.1. Énoncé du problème>

(éd. Geyer, p. 19, l. 14-p. 24, l. 37)

(éd. Geyer, p. 19, l. 14-20)

<§ 46> Mais maintenant ces <choses> que nous avons brièvement touchées, cherchons-<les> avec soin diligemment, à savoir [Q 3.1] quelle est la cause commune selon laquelle un nom universel est imposé et [Q 3.2] quelle est la conception commune de l’intellection de la similitude des réalités et [Q 3.3] si le vocable est dit ‘commun’ par la cause commune dans laquelle les réalités s’accordent ou par la con- ception commune ou par l’une et l’autre simultanément.

<§ 46> Sed nunc ea que breuiter tetigimus, diligenter perquiramus, scilicet que sit illa communis causa secundum quam uniuersale nomen impositum est et que sit conceptio intellectus communis similitudinis rerum et utrum propter communem causam in qua res conueniunt uel propter communem[356] conceptionem uel propter utrumque simul ‘commune’ dicatur uocabulum.

<III.3.2. Réponses d’Abélard>

<III.3.2.1. Réponse d’Abélard à Q 3.1>

(éd. Geyer, p. 19, l. 21-p. 24, l. 37)

(éd. Geyer, p. 19, l. 21-p. 20, l. 14)

<§ 47> Et premièrement considérons ce qui a trait à la cause commune. Les hommes un à un, distincts les uns des autres, bien qu’ils diffèrent tant dans <leurs> essences propres que dans <leurs> formes <propres>, comme nous l’avons mentionné ci-dessus <en> recherchant la physique d’une réalité, cependant s’accordent en cela qu’ils sont hommes. Je ne dis pas <qu’ils s’accordent> en l’homme, puisque aucune réalité n’est un homme sauf une <réalité> distincte, mais <je dis qu’ils s’accordent> en l’‘être homme’. Or l’‘être homme’ n’est pas un homme ni une quelconque réalité, si nous <le> considérons avec assez de diligence, comme « ne pas être dans un sujet » n’est pas une quelconque réalité ni « ne pas être susceptible de contrariété » ou « ne pas être susceptible de plus et de moins », <points> selon lesquels cependant Aristote dit que toutes les substances s’accordent. Puisqu’en effet dans une réalité, comme <il est> montré ci-dessus, il ne peut y avoir aucun accord, s’il y a un accord de quelconques <choses>, selon cela il faut admettre que ce n’est pas une quelconque réalité, comme en l’‘être homme’ Socrate et Platon sont similaires, ainsi en le ‘non être homme’ le cheval et l’âne <sont similaires>, selon quoi l’un et l’autre est appelé un ‘non-homme’. Et ainsi pour des réalités diverses s’accorder, c’est pour elles une à une être ou ne pas être un identique, comme être homme ou blanc ou ne pas être homme ou ne pas être blanc.

<§ 47> Ac primum de communi causa consideremus. Singuli homines, discreti ab inuicem, cum in propriis differant tam essentiis quam formis, ut supra[357] meminimus rei phisicam[358] inquirentes, in eo tamen[359] conueniunt quod homines sunt. Non dico in homine, cum res nulla sit homo nisi discreta, sed in ‘esse hominem’. Esse autem hominem {fol. 3vb} non est homo nec res aliqua, si diligentius consideremus, sicut nec « non esse in subiecto »[360] res est aliqua nec « non[361] suscipere contrarietatem » uel « non suscipere magis et minus »[362], secundum que tamen Aristoteles omnes substantias conuenire dicit. Cum enim in re, ut supra[363] monstratum, nulla possit esse conuenientia, si qua est aliquorum conuenientia, secundum id[364] accipienda est quod non est res aliqua, ut in ‘esse hominem’ Socrates et Plato similes[365] sunt, sicut in ‘non esse hominem’ equus et asinus, secundum quod utrumque ‘non-homo’ uocatur. Est itaque res diuersas conuenire, eas singulas idem esse uel non esse, ut esse hominem uel album uel non esse hominem uel non esse album.

Or il semble devoir être abhorré que nous prenions l’accord des réalités selon ce qui n’est pas une quelconque réalité, comme si <c’était> dans rien <que> nous unissions les <choses> qui maintenant sont, à savoir quand nous disons que cet <homme>-ci et cet <homme>-là s’accordent dans le statut d’homme, c’est-à-dire en cela qu’ils sont hommes. Mais nous ne jugeons rien d’autre sauf qu’ils sont des hommes, et selon cela ils ne diffèrent nullement, selon cela, dis-je, qu’ils sont des hommes, même si nous n’en appelons à aucune essence. Mais nous appelons ‘statut d’homme’ l’‘être homme’ même, ce qui n’est pas une réalité, ce qu’aussi nous avons dit <être> la ‘cause commune’ de l’imposition du nom aux <hommes> un à un, selon quoi <les hommes> mêmes s’accordent les uns avec les autres. Or souvent nous appelons du nom de ‘cause’ ces <choses> aussi qui ne sont pas une quelconque réalité, comme quand on dit : ‘Il a été frappé, parce qu’il ne veut pas <aller> au forum’. ‘Il ne veut pas <aller> au forum’, que l’on pose comme cause, n’est aucune essence. Nous pouvons aussi appeler ‘statut d’homme’ les réalités mêmes maintenant statuées par la nature de l’homme, desquelles celui qui a imposé le vocable a conçu la similitude commune.

Abhorrendum autem uidetur quod conuenientiam rerum secundum id accipiamus quod non est res aliqua, tanquam[366] in nichilo ea que nunc sunt[367] uniamus[368], cum scilicet hunc et illum in statu hominis, id est in eo quod sunt homines, conuenire dicimus. Sed nichil aliud sentimus nisi eos homines esse, et secundum hoc nullatenus differre, secundum hoc, inquam[369], quod homines sunt, licet ad nullam uocemus essentiam[370]. ‘Statum’ autem ‘hominis’ ipsum ‘esse hominem’, quod non est res, uocamus, quod etiam diximus[371] ‘communem causam’ impositionis[372] nominis ad[373] singulos, secundum quod ipsi ad inuicem conueniunt. Sepe autem ‘cause’ nomine ea quoque que res aliqua non sunt, appellamus, ut cum dicitur : ‘Verberatus est, quia non uult ad forum’. ‘Non uult[374] ad forum’, quod[375] ut causa ponitur, nulla est essentia[376]. ‘Statum’ quoque ‘hominis’ res ipsas nunc[377] natura hominis statutas possumus appellare, quarum communem similitudinem ille concepit, qui uocabulum imposuit.

<III.3.2.2. Réponse d’Abélard à Q 3.2>

<III.3.2.2.1 Intellection, sensation, image>

(éd. Geyer, p. 20, l. 15-p. 24, l. 31)

(éd. Geyer, p. 20, l. 15-p. 21, l. 26)

<§ 48> Or une fois mise au jour une signification des <noms> universels — à savoir <celle> relative aux réalités par nomination — et une fois montrée la cause commune de leur imposition, mettons au jour ce que sont leurs intellections, qu’ils constituent.

<§ 48> Ostensa autem significatione uniuersalium — de scilicet rebus per nominationem — et communi causa impositionis[378] eorum monstrata, quid sint eorum intellectus, quos constituunt, ostendamus.

<§ 49> Et premièrement distinguons de façon générale la nature de toutes les intellections.

<§ 49> Ac primum generaliter intellectuum omnium naturam distinguamus[379].

<§ 50> Puis donc que tant la sensation que l’intellection appartiennent à l’âme, leur différence est celle-ci que les sens sont exercés seulement par les instruments corporels et qu’ils perçoivent seulement les corps ou les <choses> qui sont en ces <corps>, comme la vue <perçoit> une tour ou les qualités visibles de cette <tour> ; l’intellection, quant à elle, comme elle n’a pas besoin d’un instrument corporel, ainsi il n’est pas nécessaire qu’elle ait un corps sujet vers lequel elle s’orienterait, mais elle se contente de la similitude de la réalité, que l’esprit même se confectionne, vers laquelle il dirige l’action de son intelligence. D’où une fois la tour détruite ou écartée <de la vue>, la sensation qui agissait sur cette <tour> périt, mais l’intellection demeure par la similitude de la réalité retenue par l’esprit. Or comme la sensation n’est pas la réalité sentie vers laquelle elle se dirige, ainsi l’intellection n’est pas la forme de la réalité qu’elle conçoit, mais l’intellection est une certaine action de l’âme, d’où <l’âme> est dite ‘intelligente’, tandis que la forme vers laquelle elle se dirige est une certaine réalité imaginaire et fictive, que l’esprit se confectionne quand il veut et tel qu’il veut, telles sont les cités imaginaires qui sont vues en rêve ou la forme de la structure à assembler que l’artisan conçoit <comme> modèle et exemple de la réalité à former : cette <forme>, nous ne pouvons <l’>appeler ni ‘substance’ ni ‘accident’.

<§ 50> Cum igitur tam sensus quam intellectus anime sint, hec eorum est differentia quod sensus per corporea tantum instrumenta exercentur atque corpora tantum uel que in eis sunt percipiunt[380], ut uisus turrem uel eius qualitates uisibiles ; intellectus autem, sicut nec corporeo indigens instrumento est, ita nec necesse[381] est eum subiectum corpus habere in quod[382] mittatur, sed rei similitudine contentus est, quam sibi ipse animus conficit, in quam sue intelligentie actionem dirigit[383]. Unde turre destructa uel remota, sensus qui in eam agebat perit, intellectus autem permanet rei similitudine animo retenta[384]. Sicut autem sensus non est res sentita in quam dirigitur, sic[385] nec intellectus forma est rei quam concipit, sed intellectus actio quedam est anime, unde ‘intelligens’[386] dicitur, forma uero in quam dirigitur res imaginaria quedam est et ficta, quam sibi, quando uult et qualem uult, animus conficit, quales sunt ille imaginarie ciuitates que in somno[387] uidentur uel forma illa componende fabrice quam artifex concipit instar et exemplar rei formande : quam neque ‘substantiam’ neque ‘accidens’ appellare possumus.

<§ 51> Certains cependant nomment cette <forme, réalité imaginaire et fictive> la même <chose> que l’intellection, comme ils appellent la structure de la tour que je conçois en l’absence de la tour et <que> je contemple, haute et carrée, dans un vaste champ, la même <chose> que l’intellection de la tour. Aristote semble assentir avec eux, <lui> qui, dans <son traité> De l’herméneutique, appelle ‘similitudes des réalités’ les passions de l’âme qu’ils nomment, <eux>, ‘intellections’.

<§ 51> Quidam tamen eam idem quod intellectum uocant, ut fabricam turris quam absente turre concipio et, altam[388] et quadratam[389], in spatioso campo contemplor, idem quod intellectum turris appellant. Quibus Aristoteles[390] assentire uidetur, qui passiones anime quas ‘intellectus’ uocant, ‘rerum similitudines’ in Periermenias[391] appellat.

<§ 52> Or, nous, nous disons ‘image’ la similitude de la réalité. Mais rien ne fait obstacle si l’intellection aussi d’une certaine manière était dite ‘similitude’, à savoir parce qu’elle conçoit ce qui est dit proprement ‘similitude de la réalité’ ; <ce> que, nous, nous avons dit — et correctement — différent de l’<intellection>. Je demande en effet si cette quadrature et cette hauteur <fictives> sont une vraie forme de l’intellection qui s’amène vers la similitude de la quantité de la tour et de son assemblage. Mais assurément vraie quadrature et vraie hauteur ne sont présentes que dans les corps, aussi par une qualité fictive ni intellection ni aucune vraie essence ne peut être formée. Il reste donc que, comme la qualité est fictive, une substance fictive lui soit sujette. Or peut-être aussi cette image du miroir, qui semble apparaître sujette à la vue, peut avec vérité être dite n’être ‘rien’, à savoir puisque sur la surface blanche du miroir la qualité de la couleur contraire apparaît souvent.

<§ 52> Nos autem ‘imaginem’ similitudinem rei dicimus. Sed nichil obest si intellectus quoque quodammodo ‘similitudo’ dicatur, quia scilicet id quod proprie ‘rei similitudo’ dicitur concipit ; quod[392] nos ab eo diuersum diximus et bene. Quero enim utrum illa quadratura et illa altitudo uera forma sit[393] intellectus qui ad similitudinem quantitatis turris ducatur et compositionis eius. Sed profecto uera quadratura et uera altitudo non nisi corporibus insunt, ficta etiam qualitate nec intellectus nec ulla uera essentia[394] formari[395] potest. Restat[396] igitur ut, sicut ficta est qualitas, ficta substantia sit ei subiecta[397]. Fortasse autem et ea speculi imago, que uisui subiecta apparere uidetur, ‘nichil’ esse uere dici potest, quoniam[398] scilicet in alba speculi superficie contrarii coloris qualitas sepe apparet.

<§ 53> Or cela peut être demandé, quand simultanément l’âme sent et intellige la même <chose> — par exemple quand elle discerne une pierre —, si alors aussi l’intellection agit sur l’image de la pierre ou <si> simultanément l’intellection et la sensation <agissent> sur la pierre même. Mais il semble plus raisonnable que l’intellection n’ait alors pas besoin d’image, quand est présente à elle la vérité de la substance. Mais si quelqu’un dit, où il y a sensation, il n’y a pas d’intellection, nous ne <le> concédons pas. Souvent en effet il arrive que l’âme discerne une <chose> et qu’elle en intellige une autre, comme il apparaît bien à ceux qui étudient, <eux> qui avec leurs yeux ouverts discernent les <choses> présentes <et qui> cependant en pensent d’autres sur lesquelles ils écrivent.

<§ 53> Illud autem queri potest, cum simul anima sentit et intelligit idem — ueluti cum lapidem cernit —, utrum tunc quoque intellectus in imagine lapidis agat uel simul intellectus et sensus in ipso lapide. Sed rationabilius uidetur ut tunc intellectus imagine non egeat, {fol. 4ra} cum presto est ei substantie ueritas[399]. Si quis autem dicat, ubi sensus est, intellectum non esse, non concedimus. Sepe enim contingit animam aliud cernere atque aliud intelligere, ut bene studentibus apparet, qui cum apertis oculis presentia cernant, alia tamen de quibus scribunt cogitant[400].

<III.3.2.2.2 Intellection de l’universel et intellection du particulier>

(éd. Geyer, p. 21, l. 27-p. 24, l. 31)

<§ 54> Or maintenant, une fois vue la nature de l’intellection en général, distinguons les intellections des universaux et des singuliers. Lesquelles <intellections> certes se divisent en cela que celle qui appartient au nom universel conçoit une image commune et confuse de nombreuses <choses>, tandis que celle qu’engendre un mot singulier saisit la forme propre et pour ainsi dire singulière d’une <unique chose>, c’est-à-dire <une forme> se rapportant seulement à une <unique> personne. D’où quand j’entends ‘homme’, un certain modèle surgit dans <mon> esprit, <modèle> qui se rapporte ainsi aux hommes un à un qu’il est commun à tous et propre à aucun. Mais quand j’entends ‘Socrate’, une certaine forme surgit dans <mon> esprit, <forme> qui exprime la similitude d’une personne précise. D’où par ce vocable, qu’est ‘Socrate’, qui porte en <mon> esprit la forme propre d’une <unique personne>, une certaine réalité est précisée et est déterminée, tandis que par ‘homme’, dont l’intelligence s’appuie sur la forme commune de tous <les hommes>, la communauté même prête à confusion, de telle sorte que nous n’intelligeons pas une <réalité déterminée> parmi toutes. D’où ce n’est ni Socrate ni un autre <homme> qu’‘homme’ est dit signifier correctement, puisque par la force du nom aucun <homme> n’est précisé, bien que cependant il nomme les <hommes> un à un. Tandis que ‘Socrate’ ou n’importe quel <nom de cette sorte se> trouve non seulement nommer une <chose> singulière, mais aussi déterminer une réalité sujette.

<§ 54> Nunc autem, natura intellectuum generaliter inspecta, uniuersalium et singularium intellectus distinguamus[401]. Qui quidem in eo diuiduntur quod ille qui uniuersalis nominis est communem et confusam[402] imaginem multorum concipit, ille uero quem uox singularis generat propriam unius et quasi singularem formam tenet, hoc est ad unam tantum personam se habentem. Unde cum audio ‘homo’, quoddam instar in animo surgit, quod ad singulos homines sic se habet ut omnium sit commune et nullius proprium[403]. Cum autem audio ‘Socrates’, forma quedam in animo surgit, que certe persone similitudinem exprimit. Unde per hoc uocabulum, quod est ‘Socrates’, quod propriam unius formam ingerit in animo, res quedam certificatur et determinatur, per ‘homo’ uero, cuius intelligentia[404] in communi forma omnium nititur, ipsa communitas confusioni est, ne quam ex omnibus intelligamus[405]. Unde neque Socratem neque alium recte[406] significare ‘homo’ dicitur, cum nullus[407] ex ui nominis certificetur, cum tamen singulos nominet. ‘Socrates’ uero uel quodlibet singulare non solum habet nominare, uerum etiam rem subiectam determinare.

<§ 55> Mais on demande, parce que selon Boèce nous avons dit ci-dessus que toute intellection a une réalité sujette, comment <cela> s’accorde avec les intellections des universaux. Et certainement il faut noter que cela Boèce l’introduit dans cette argumentation sophistique par laquelle il montre que l’intellection des universaux est vaine. D’où rien ne fait obstacle si aussi il ne garantit pas cela en vérité, d’où évitant la fausseté il se sert des raisons des autres. Nous pouvons aussi appeler ‘réalité sujette’ à l’intellection ou la vraie substance de la réalité, par exemple quand simultanément <l’intellection> est avec la sensation, ou la forme conçue d’une quelconque réalité, à savoir en l’absence de la réalité, ou que cette forme soit commune, comme nous avons dit, ou <qu’elle soit> propre : commune, dis-je, quant à la similitude qu’elle retient de nombreuses <choses>, même si cependant en soi c’est comme une <unique> réalité qu’elle est considérée. Ainsi en effet pour montrer la nature de tous les lions une peinture peut être faite représentant ce qui n’est le propre d’aucun d’eux et, en revanche, pour distinguer n’importe quel d’<entre> eux une autre <peinture peut> être ajustée qui dénote quelque chose de propre à un <lion déterminé>, comme si <un lion> est peint claudicant ou mutilé ou blessé par le trait d’Hercule. Comme donc une certaine figure des réalités est peinte commune, une certaine singulière, ainsi aussi <la forme> est-elle conçue, à savoir une certaine commune, une certaine propre.

<§ 55> Sed queritur, quia secundum Boecium superius[408] diximus omnem intellectum rem subiectam habere, quomodo intellectibus uniuersalium conueniat. At certe notandum quod istud Boecius in ea argumentatione sophistica[409] inducit qua intellectum uniuersalium uanum esse ostendit. Unde nichil obest si[410] et hoc in ueritate non astruat, unde falsitatem uitans[411] aliorum rationes compropriat[412]. ‘Rem’ etiam ‘subiectam’ intellectui possumus uocare siue ueram rei substantiam, ueluti quando simul est cum sensu[413], siue rei cuiuscumque formam conceptam, re scilicet absente, siue ea forma communis sit, <ut>[414] diximus[415], siue propria : communis, inquam, quantum ad similitudinem multorum quam retinet, licet tamen in se ut res una consideretur. Sic enim ad omnium leonum naturam demonstrandam una potest pictura fieri nullius eorum quod proprium est representans et, rursus, ad quemlibet eorum distinguendum alia commodari que aliquid[416] eius proprium denotet, ut si pingatur claudicans uel curtata[417] uel telo Herculis sauciata[418]. Sicut ergo quedam rerum communis figura, quedam singularis pingitur, ita etiam concipitur, scilicet quedam communis, quedam propria.

<§ 56> Or relativement à cette forme, à savoir celle vers laquelle l’intellection se dirige, il n’est pas absurde de se demander si le nom signifie cette <forme> aussi : cela semble être confirmé tant par l’autorité que par la raison.

<§ 56> De forma autem ista, in quam scilicet intellectus dirigitur, non absurde dubitatur utrum eam[419] quoque nomen significet : quod tam auctoritate quam ratione confirmari uidetur.

<§ 57> Et de fait dans le premier <livre de ses> Constructions Priscien, quoiqu’il ait déjà montré l’imposition commune des <noms> universels aux <choses> individuelles, est vu avoir ajouté une certaine autre signification <de ces noms universels> mêmes, à savoir relative à une forme commune, <en> disant : « quant aux formes génériques et spécifiques des réalités, <formes> qui se sont maintenues intelligiblement dans la pensée divine avant de sortir vers les corps, <quant à ces formes, dis-je> ces <noms universels> aussi peuvent être <des noms> propres, <noms universels> par lesquels les genres ou les espèces de la nature des réalités sont montrés ». En ce lieu en effet il s’agit ainsi de Dieu comme d’un artisan s’apprêtant à construire quelque chose, <un artisan> qui préconçoit par <son> âme une forme exemplaire de la réalité à construire, afin d’oeuvrer à la similitude de cette <forme>, qui alors est dite ‘procéder vers un corps’ quand la vraie réalité est construite d’après la similitude de cette <forme>. Mais cette conception commune est correctement attribuée à Dieu, non pas à l’homme, parce que ces oeuvres — <qui représentent> des statuts génériques ou spécifiques de la nature — appartiennent à Dieu, non pas à l’artisan, comme un homme, une âme ou une pierre <appartiennent> à Dieu, mais une maison ou un glaive à l’homme. D’où ces derniers — une maison et un glaive — ne sont pas oeuvres de la nature, comme ceux-là — <un homme, une âme ou une pierre> —, et leurs vocables ne relèvent pas de la substance, mais de l’accident, et c’est pourquoi ils ne sont ni genres ni <espèces> spécialissimes. De là aussi c’est correctement qu’à la pensée divine, non pas à l’humaine, les conceptions par abstraction de cette sorte sont attribuées, parce que les hommes, qui connaissent les réalités par les sens seulement, à peine ou bien jamais ne s’élèvent à cette sorte d’intelligence simple et la sensibilité extérieure des accidents <les> empêche de concevoir purement les natures des réalités. Tandis que Dieu, pour qui toutes les <choses>, qu’il a fondées, sont par soi patentes — et qui les connaît avant qu’elles ne soient — distingue les statuts un à un en eux-mêmes et la sensation n’est pas un empêchement pour lui qui seul a une vraie intelligence. D’où les hommes sur les <choses> qu’ils n’ont pas touchées par les sens, il arrive qu’ils ont une opinion plutôt qu’une intelligence — ce que nous apprenons par l’expérience même. Pensant en effet à quelque cité non vue, quand nous <y> arrivons, nous découvrons que nous l’avions saisie en pensée autrement qu’elle n’est.

<§ 57> In primo namque Constructionum Priscianus[420], cum communem impositionem uniuersalium ad indiuidua premonstrasset, quandam aliam ipsorum significationem, de forma scilicet communi, uisus est subiunxisse dicens : « quantum[421] ad generales et speciales[422] rerum formas[423], que in mente diuina intelligibiliter constiterunt[424] antequam in corpora prodirent, hec quoque propria possunt esse, quibus genera uel species nature rerum demonstrantur ». Hoc enim loco de Deo sic agitur quasi de artifice aliquid composituro, qui rei componende exemplarem formam, ad similitudinem cuius operetur, anima preconcipit, que tunc ‘in corpus procedere’ dicitur cum ad similitudinem eius res uera componitur. Hec autem communis conceptio bene Deo adscribitur[425], non homini, quia opera illa — generales uel speciales nature status — sunt Dei[426], non artificis, ut homo, anima uel lapis Dei, domus autem uel gladius hominis[427]. Unde hec nature non sunt opera — domus et gladius —, sicut illa, nec eorum uocabula substantie sunt, sed accidentis, atque ideo nec genera sunt nec specialissima[428]. Inde etiam bene diuine menti, non humane, huiusmodi per abstractionem conceptiones adscribuntur[429], quia homines, qui per sensus tantum res cognoscunt, uix aut numquam ad huiusmodi simplicem intelligentiam conscendunt et ne pure rerum naturas concipiant, accidentium exterior sensualitas[430] inpedit[431]. Deus uero — cui omnia per se patent, que condidit, quique ea antequam sint nouit[432] — singulos status in se ipsis distinguit nec ei sensus impedimento est qui [solam][433] solus ueram habet intelligentiam[434]. Unde homines in his que sensu non attractauerunt[435], magis opinionem quam intelligentiam habere contingit — quod ipso experimento discimus. Cogitantes enim de aliqua ciuitate non uisa, cum aduenerimus, eam nos aliter quam sit excogitasse inuenimus[436].

<§ 58> Ainsi aussi je crois que des formes intrinsèques qui ne viennent pas aux sens — telles que sont la rationalité et la mortalité, la paternité, la session — nous avons plutôt une opinion. N’importe quels noms cependant de n’importe quelles <choses> existantes, en autant que <la capacité> est en eux-mêmes, engendrent une intellection plutôt qu’une opinion, parce que c’est selon certaines natures ou propriétés des réalités que l’inventeur <du langage> a envisagé de les imposer, même si lui-même ne savait pas correctement saisir en pensée la nature ou bien la propriété de la réalité. Mais ces conceptions communes Priscien <les> appelle par là ‘génériques’ ou ‘spécifiques’, parce que les noms génériques ou spécifiques nous les suggèrent d’une façon ou d’une autre. C’est certes par rapport à ces conceptions que <Priscien> dit que les <noms> universels mêmes sont comme des noms propres, <noms universels> qui, même s’ils sont de signification confuse quant aux essences nommées, dirigent aussitôt l’esprit de l’auditeur vers la conception commune, comme les noms propres vers l’<unique> réalité qu’ils signifient. Aussi Porphyre même, quand il dit que certaines <choses> sont constituées de matière et de forme, certaines d’après la similitude de la matière et de la forme, semble avoir intelligé cette conception, quand il dit ‘d’après la similitude de la matière et de la forme’, de quoi il sera dit plus pleinement en son lieu. Boèce aussi, quand il dit que la pensée colligée à partir de la similitude de nombreuses <choses> est un genre ou une espèce, semble avoir intelligé la même conception commune. De cet avis aussi fut Platon, certains <le> prétendent, de telle sorte en l’occurrence que les Idées communes, qu’il pose dans le nous, il <les> appellerait ‘genres’ ou ‘espèces’. C’est en quoi peut-être Boèce mentionne que <Platon> a été en désaccord avec Aristote, d’où <Boèce> dit que <Platon> a voulu que les genres et les espèces et les autres <éléments> ne soient pas seulement intelligés comme universaux, mais aussi qu’ils soient et qu’ils subsistent à part des corps, comme si <Boèce> disait que <ce sont> les conceptions communes que <Platon> a constitué séparées des corps dans le nous, que <Platon> a intelligées <comme> universaux, non pas peut-être <en> prenant ‘universel’ selon la prédication commune, comme fait Aristote, mais plutôt selon la similitude commune de nombreuses <choses>. Et de fait cette conception ne semble d’aucune manière être prédiquée de plusieurs, comme le nom qui est adapté à plusieurs <choses> une à une.

<§ 58> Ita etiam credo de intrinsecis formis que ad sensus non ueniunt — qualis est rationalitas et mortalitas, paternitas, {fol. 4rb} sessio — magis nos opinionem habere. Quelibet tamen quorumlibet existentium nomina, quantum in ipsis est, intellectum magis quam opinionem generant[437], quia secundum aliquas rerum naturas uel proprietates inuentor ea imponere[438] intendit, etsi nec ipse bene excogitare sciret rei naturam aut proprietatem. Communes autem has conceptiones inde ‘generales’ uel ‘speciales’, Priscianus[439] uocat, quod eas nobis generalia uel[440] specialia nomina utcumque insinuant. Ad quas quidem conceptiones quasi propria nomina esse dicit ipsa uniuersalia, que, licet confuse significationis sint quantum ad nominatas essentias[441], ad communem illam conceptionem statim dirigunt animum auditoris, sicut propria nomina ad rem unam quam significant. Ipse quoque Porfirius[442], cum ait quedam constitui ex materia et forma, quedam ad similitudinem materie et forme, hanc conceptionem intellexisse uidetur, cum ait ‘ad similitudinem materie et forme’, de quo plenius suo loco[443] dicetur. Boecius[444] quoque, cum ait cogitationem collectam ex similitudine multorum genus esse uel speciem, eandem communem conceptionem intellexisse uidetur. In qua etiam sententia Platonem[445] fuisse, quidam autumant, ut uidelicet illas Ideas communes, quas in noy ponit, ‘genera’ uel ‘species’ appellaret. In quo fortasse Boecius[446] <eum>[447] ab Aristotele dissensisse commemorat, ubi is ait[448] eum uoluisse genera et species ceteraque non solum intelligi uniuersalia, uerum etiam esse ac preter corpora subsistere, ac si diceret illas communes conceptiones quas separatas a corporibus in noy[449] constituit[450], eum intellexisse uniuersalia, non fortasse accipientem ‘uniuersale’ secundum communem predicationem[451], sicut facit[452] Aristoteles[453], sed magis[454] secundum communem multorum similitudinem. Illa namque conceptio de pluribus nullo modo predicari uidetur, sicut nomen quod pluribus sigillatim[455] aptatur.

<§ 59> On peut aussi solutionner autrement <le fait> que <Boèce> dit que Platon estime que les universaux subsistent en dehors des sensibles, afin qu’il n’y ait aucune divergence d’avis entre <ces> philosophes. En effet lorsque Aristote dit que les universaux subsistent toujours dans les sensibles, il <l’>a dit quant à l’acte, à savoir parce que cette nature qui est <celle d’>animal, laquelle est désignée par un nom universel — et selon cela par un certain transfert est dite ‘universelle’ —, ne se trouve en acte nulle part sauf dans une réalité sensible, cette <nature> cependant Platon estime qu’elle subsiste ainsi naturellement en soi, de telle sorte qu’elle retiendrait son être <même> non sujette au sens, selon quoi l’être naturel est appelé par un nom universel. Et ainsi ce qu’Aristote dénie quant à l’acte, Platon, investigateur de la physique, l’assigne à une aptitude naturelle, et ainsi il n’y a aucune divergence entre eux.

<§ 59> Potest et aliter solui quod ait Platonem putare uniuersalia extra sensibilia subsistere, ut nulla philosophorum sit sententie controuersia[456]. Quod enim ait Aristoteles uniuersalia in sensibilibus semper subsistere, quantum ad actum dixit, quia scilicet natura illa que animal est, que uniuersali nomine designatur — ac secundum hoc per translationem[457] quandam ‘uniuersalis’ dicitur —, nusquam nisi in sensibili re actualiter reperitur, quam tamen Plato naturaliter subsistere in se sic putat, ut esse suum retineret non subiecta sensui, secundum quod esse naturale uniuersali nomine appellatur. Quod itaque[458] Aristoteles quantum ad actum denegat, Plato, phisice[459] inquisitor, in naturali aptitudine assignat, atque ita nulla est eorum controuersia.

<§ 60> Or aux autorités amenées qui semblent garantir que c’est par des noms universels que sont désignées les formes communes conçues, la raison aussi semble <y> consentir. Bien sûr concevoir ces <formes communes> par des noms, qu’est-ce d’autre que par ces <noms> elles soient signifiées ? Mais assurément quand nous faisons ces <formes communes> différentes des intellections, alors en plus de la réalité et de l’intellection est sortie une troisième signification des noms. Cela, même s’il n’<y> a pas d’autorité <pour le garantir>, n’est cependant pas adverse à la raison.

<§ 60> Inductis autem auctoritatibus que astruere uidentur per uniuersalia nomina conceptas communes formas designari, ratio quoque consentire uidetur. Quippe eas concipere per nomina, quid aliud est quam per ea significari ? Sed profecto cum eas ab intellectibus diuersas[460] facimus, iam preter rem et intellectum tertia exiit nominum significatio. Quod, etsi auctoritas[461] non habet, rationi tamen non est aduersum.

<III.3.2.3. Réponse d’Abélard à Q 3.3>

(éd. Geyer, p. 24, l. 32-37)

<§ 61> Or ce que ci-dessus nous avons promis de définir, à savoir si c’est par la cause commune de l’imposition ou par la conception commune ou par l’une et l’autre que l’on juge la communauté des noms universels, assignons<-le>. Or rien ne fait obstacle si c’est par l’une et l’autre, mais la cause commune, qui est prise selon la nature des réalités, semble posséder une plus grande force.

<§ 61> Quod autem superius[462] promisimus diffinire, utrum scilicet propter communem causam impositionis uel propter communem conceptionem uel propter utramque communitas uniuersalium nominum iudicetur, assignemus. Nichil autem obest si propter utramque, sed maiorem uim obtinere uidetur communis causa que secundum rerum accipitur naturam.

<IV. Théorie générale de l’abstraction>

(éd. Geyer, p. 24, l. 38-p. 27, l. 34)

<§ 62> Ce qu’aussi nous avons mentionné ci-dessus, à savoir que les intellections des universaux sont faites par abstraction, et comment nous les appelons ‘seules’, ‘nues’, ‘pures’ et non pas ‘creuses’ cependant, il faut <le> définir.

<§ 62> Illud[463] quoque quod supra[464] meminimus, intellectus scilicet uniuersalium fieri per abstractionem, et quomodo eos ‘solos’, ‘nudos’, ‘puros’[465] nec tamen ‘cassos’[466] appellemus[467], diffiniendum est.

<§ 63> Et premièrement relativement à l’abstraction. Et ainsi il faut savoir que la matière et la forme consistent — <c’est-à-dire existent> — toujours simultanément mélangées, cependant la raison de l’esprit a cette force que tantôt elle contemple la matière par soi, tantôt elle porte attention à la forme seule, tantôt elle conçoit l’une et l’autre mélangées. Les deux premières <intellections>, pour leur part, sont par abstraction, lesquelles abstraient quelque chose des <choses> conjointes, afin de considérer la nature même de cette <chose>. La troisième <intellection>, pour sa part, est par conjonction. Par exemple la substance de cet homme est et corps et animal et homme et <est> revêtue de formes indéfinies <en nombre>, lorsque je porte attention à celle-ci dans l’essence matérielle de la substance une fois toutes les formes écartées, par abstraction j’<en> ai une intellection. À nouveau quand en elle je porte attention à la corporéité seule, que je joins à la substance, cette intellection aussi, quoiqu’elle soit par conjonction quant à la première qui portait attention seulement à la nature de la substance, de même est faite aussi par abstraction quant aux autres formes que la corporéité, auxquelles je ne porte aucune attention, telles sont l’animation, la sensibilité, la rationalité, la blancheur.

<§ 63> Ac primum de abstractione[468]. Sciendum itaque materiam[469] et formam permixta simul semper consistere, animi tamen ratio hanc uim habet ut modo materiam per se speculetur[470], modo formam solam attendat, modo utraque permixta concipiat. Duo uero primi per abstractionem sunt, qui de coniunctis aliquid abstrahunt, ut ipsam[471] eius naturam considerent. Tertius uero per coniunctionem est. Verbi gratia huius hominis substantia et corpus est et animal et homo[472] et infinitis uestita formis, quam dum in materiali essentia[473] substantie attendo formis omnibus circumscriptis, per abstractionem intellectum habeo. Rursus cum in ea solam corporeitatem attendo, quam substantie coniungo, hic quoque intellectus, cum per coniunctionem[474] sit quantum ad primum qui tantum naturam substantie attendebat, idem per abstractionem quoque fit quantum ad formas alias a corporeitate, quarum nullam attendo, ut est animatio, sensualitas, rationalitas, albedo[475].

<§ 64> Or les intellections de cette sorte par abstraction semblaient par là peut-être fausses ou vaines, sous prétexte qu’elles perçoivent la réalité autrement qu’elle ne subsiste. Puisqu’en effet <ces intellections> portent attention à la matière par soi ou à la forme séparément, alors qu’aucune d’elles ne subsiste séparément, assurément elles semblent concevoir la réalité autrement qu’elle n’est et, partant, être creuses. Mais il n’en est pas ainsi. Si quelqu’un en effet intellige de cette manière une réalité autrement qu’elle ne se trouve, en l’occurrence de telle sorte qu’il lui porte attention en cette nature ou propriété qu’elle-même n’a pas, assurément cette intellection est creuse. Mais cela certes ne se produit pas dans l’abstraction. Puisqu’en effet je porte seulement attention à cet homme en la nature de la substance ou du corps, non pas aussi de l’animal ou de l’homme ou du grammairien, assurément je n’intellige rien sauf ce qui est en cette <nature>, mais je ne porte pas attention à toutes les <caractéristiques> qu’elle a. Et quand je dis que je porte attention ‘seulement’ à cette <nature> en cela qu’elle a cette <caractéristique>, ce ‘seulement’ réfère à l’attention, non pas au mode de subsister, autrement l’intellection serait creuse. En effet la réalité n’a pas seulement cette <caractéristique>, mais on lui porte seulement attention comme <l’>ayant. Et toutefois d’une certaine manière c’est autrement qu’elle n’est qu’elle est dite être intelligée, non certes d’un autre statut qu’elle n’est, comme ci-dessus on <l’>a dit, mais en cela ‘autrement’ qu’autre est le mode d’intelliger que de subsister. Et de fait c’est séparément d’une autre que cette réalité est intelligée, non pas séparée, bien que toutefois elle n’existe pas séparément, et la matière est perçue purement et la forme simplement, bien que l’une ne soit pas purement et l’autre non pas simplement, en l’occurrence de telle sorte que cette pureté ou simplicité soient ramenées à l’intelligence, non pas à la subsistance de la réalité, à savoir de telle sorte qu’elles sont mode d’intelliger, non pas de subsister.

<§ 64> Huiusmodi autem intellectus per abstractionem inde forsitan falsi uel uani uidebantur, quod rem aliter quam subsistit[476] percipiant[477]. Cum enim materiam[478] per se uel formam separatim attendant, nulla tamen earum separatim subsistat, profecto[479] rem aliter quam sit uidentur concipere atque, ideo, cassi[480] esse. Sed non est ita. Si quis enim hoc modo aliter quam se habeat res intelligat, ut uidelicet ipsam attendat in ea natura uel proprietate quam ipsa non habeat, iste profecto cassus[481] est intellectus. Sed hoc quidem non fit in abstractione. Cum enim hunc hominem tantum attendo {fol. 4va} in natura[482] substantie uel corporis, non etiam animalis uel hominis uel grammatici, profecto nichil nisi quod in ea est intelligo, sed non omnia que habet attendo. Et cum dico me attendere tantum eam in eo quod hoc habet, illud ‘tantum’ ad attentionem refertur, non ad modum subsistendi, alioquin cassus esset intellectus. Non enim res hoc tantum habet, sed tantum attenditur ut hoc habens. Et aliter tamen quodam <modo>[483] quam sit dicitur intelligi[484], non alio quidem statu quam sit, ut supra[485] dictum est, sed in eo ‘aliter’ quod alius modus est intelligendi quam subsistendi. Separatim[486] namque hec res ab alia, non separata, intelligitur, cum tamen separatim non existat, et pure materia et simpliciter forma percipitur, cum neque hec pure sit nec illa simpliciter, ut uidelicet puritas ista uel simplicitas ad intelligentiam non ad subsistentiam[487] rei reducantur, ut sint scilicet modus intelligendi, non subsistendi.

<(1) Concepts vides et concepts abstraits>

(éd. Geyer, p. 25, l. 37-p. 26, l. 15)

Aussi les sens souvent traitent diversement des composés, par exemple si une statue est moitié dorée et moitié argentée, je peux discerner séparément l’or et l’argent conjoints, à savoir tantôt <en> regardant l’or, tantôt l’argent par soi, <en> discernant les <choses> conjointes divisément, non pas divisées, vu qu’elles ne sont pas divisées. Ainsi aussi l’intellection par abstraction porte attention divisément, non pas divisée, autrement elle serait creuse.

Sensus etiam sepe de compositis diuersim agunt, ueluti si sit statua dimidia aurea et dimidia argentea, aurum et argentum coniuncta separatim cernere possum, modo scilicet aurum adspiciens[488], modo argentum per se, coniuncta cernens diuisim, non diuisa, quippe diuisa non sunt. Sic et intellectus per abstractionem diuisim attendit, non diuisa, alioquin cassus esset.

<§ 65> Pourrait toutefois peut-être aussi être saine l’intellection qui considère les <choses> qui sont conjointes, divisées d’une manière, conjointes d’une autre manière, et inversement. Et de fait tant la conjonction que la division des réalités peuvent être prises doublement. Car nous disons certaines <choses> conjointes entre elles par une certaine similitude, comme ces deux hommes en cela qu’ils sont hommes ou grammairiens, tandis que certaines par une certaine apposition et agrégation, comme la forme et la matière ou le vin et l’eau. Ces <dernières choses qui> sont ainsi adjointes entre elles, <l’intellection les> conçoit d’une manière divisées, d’une autre manière conjointes. D’où Boèce attribue à l’esprit cette puissance qu’il peut par sa raison et réunir les <choses> disjointes et détacher les <choses> réunies, <en> n’excédant toutefois dans ni l’un ni l’autre <cas> la nature de la réalité, mais seulement <en> percevant ce qui est dans la nature de la réalité. Autrement <ce> ne serait pas raison, mais opinion, à savoir si l’intelligence déviait du statut de la réalité.

<§ 65> Posset tamen fortasse et sanus esse intellectus qui ea que coniuncta sunt uno modo considerat diuisa, alio modo <coniuncta>[489], et e conuerso. Rerum namque tam coniunctio quam diuisio dupliciter accipi potest. Nam quedam coniuncta sibi dicimus per similitudinem aliquam, ut hos duos homines in eo quod homines sunt uel grammatici, quedam uero per appositionem et aggregationem quandam, ut forma et[490] materia uel uinum et aqua. Que ita sibi adiuncta sunt, alio modo diuisa, alio modo <coniuncta>[491] concipit. Unde Boecius[492] animo potestatem hanc adscribit[493] ut ratione sua possit et disiuncta componere et composita resoluere, in neutro tamen rei naturam excedens, sed solum id quod in rei natura est percipiens. Alioquin non esset ratio, sed opinio, scilicet si a statu rei intelligentia deuiaret.

<(2) Le problème de la Providence>

(éd. Geyer, p. 26, l. 16-p. 27, l. 17)

<§ 66> Mais ici une question se présente relativement à la prévoyance — <ou providence> — de l’artisan : est-ce qu’elle est creuse pendant qu’il saisit déjà dans son esprit la forme de l’oeuvre future, quand la réalité ne se trouve pas encore ainsi ? Si nous le concédons, nous serons forcés de dire ‘creuse’ aussi la prévoyance de Dieu qu’il a eue avant la constitution de ses oeuvres. Mais si quelqu’un dit cela quant à l’effet, à savoir que <Dieu> ne compléterait pas par <son> ouvrage ce qu’il prévoit, il est faux que sa prévoyance a été creuse. Mais si quelqu’un la dit ‘creuse’ à partir de là qu’elle ne concorderait pas encore avec le statut futur de la réalité, certes nous abhorrons <ces> très mauvais mots, mais nous ne brisons pas la thèse. Il est vrai en effet que le statut futur du monde n’était pas encore matériellement, pendant que <Dieu> disposait déjà intelligiblement le <statut> même encore futur. Mais nous n’avons pas l’habitude de dire ‘creuse’ ou la pensée ou la prévoyance de quelqu’un, sauf <celle> qui manque d’effet, et nous ne disons pas penser en vain, à moins de <penser> ces <choses> que nous ne compléterons pas par <notre> ouvrage. Et ainsi changeant les mots nous ne disons pas ‘creuse’ la prévoyance qui ne pense pas en vain, mais qui conçoit les <choses> qui ne sont pas encore matériellement comme si elles subsistaient, <ce> qui certes appartient naturellement à toutes les prévoyances. Oui la pensée des <choses> futures est dite ‘prévoyance’, <celle> des <choses> passées <est dite> ‘mémoire’, <celle> des <choses> présentes <est dite> proprement ‘intelligence’. Mais si <quelqu’un> dit ‘dupé’ celui qui en prévoyant pense au statut futur comme déjà à un <statut> existant, lui-même plutôt est dupé qui estime qu’il faut <le> dire ‘dupé’. Il n’est en effet pas dupé <celui> qui prévoit le futur, sauf s’il croit qu’il <en> est déjà ainsi comme il prévoit. Et en effet ce n’est pas la conception d’une réalité non existante qui fait <que quelqu’un est> dupé, mais <c’est> la croyance ajoutée. Même si en effet je pense <à> un corbeau rationnel et que cependant je ne crois pas <qu’il soit> ainsi, je ne suis pas dupé. Ainsi non plus celui qui prévoit, parce que ce qu’il pense comme déjà existant, il n’estime pas que <cela> existe ainsi, mais qu’il <le> pense ainsi présent, de telle sorte qu’il <le> pose présent dans le futur. Certes toute conception de l’esprit est comme relative au présent. Comme si je considère Socrate ou en ce qu’il a été enfant ou en ce qu’il sera vieillard, je l’unis comme présentiellement à l’enfance ou à la vieillesse, parce que je porte présentiellement attention à lui sous l’aspect d’une propriété passée ou future. Personne cependant ne dit ‘creuse’ cette mémoire, parce que, <ce> qu’elle conçoit comme présent, elle <y> porte attention dans le passé. Mais il sera discuté plus pleinement de cela sur <le traité> De l’herméneutique.

<§ 66> Sed hic questio occurrit de prouidentia artificis : utrum[494] cassa sit dum futuri operis iam formam animo tenet, cum nondum sic se res habet ? Quod si concedamus, etiam illam Dei prouidentiam quam ante operum suorum constitutionem habuit, ‘cassam’ dicere compellimur. Sed si quis hoc quantum ad effectum dicat, ut scilicet opere non compleret quod prouideat, falsum est cassam fuisse prouidentiam. Si quis autem inde[495] eam ‘cassam’ dicat quod nondum cum statu rei futuro concordaret, uerba quidem pessima abhorremus, sed sententiam non infringimus. Verum enim est quod nondum futurus mundi status materialiter esset, dum ipsum adhuc futurum iam disponebat intelligibiliter. ‘Cassam’ autem uel cogitationem uel prouidentiam alicuius dicere non solemus, nisi que effectu caret[496], nec frustra cogitare dicimus, nisi ea que opere non complebimus. Verba itaque commutantes non ‘cassam’ prouidentiam dicamus que frustra non cogitat, sed concipientem que nondum materialiter sint tanquam subsistant[497], quod quidem naturale est omnium prouidentiarum. Cogitatio nempe de futuris ‘prouidentia’ dicitur, de preteritis ‘memoria’, de presentibus[498] proprie ‘intelligentia’. Si autem ‘deceptum’ dicat eum qui de futuro statu quasi iam de existenti prouidendo cogitat, ipse potius, qui <‘deceptum’>[499] dicendum putat[500], decipitur. Non enim qui futurum prouidet decipitur, nisi iam ita credat esse sicut prouidet. Neque enim conceptio non existentis rei deceptum facit, sed fides adhibita. Etsi enim cogitem coruum rationalem nec tamen ita credam, deceptus non sum. Sic nec prouidens, quia id quod quasi iam existens cogitat, non sic existere putat, sed sic ut presens cogitat[501], ut in futuro presens ponat. Omnis quippe animi conceptio quasi de presenti est. Ut si[502] considerem Socratem uel in eo quod puer fuit uel in eo quod senex erit, ei pueritiam[503] uel senium quasi presentialiter copulo, quia eum presentialiter attendo in preterita uel futura proprietate. ‘Cassam’ tamen nemo hanc dicit memoriam, quia, quod ut presens concipit, in preterito attendit. Sed de hoc super Periermenias[504] plenius disputabitur[505].

<§ 67> Cela aussi relativement à Dieu est plus sainement solutionné <ainsi> : sa substance, qui seule est inchangeable et simple, n’est variée par aucunes conceptions des réalités ou par d’autres formes. Car même si l’habitude du langage humain a la présomption de parler du Créateur comme des créatures, en l’occurrence puisque <le langage> dit <le Créateur> même ou ‘prévoyant’ ou ‘intelligent’, rien cependant en lui ne doit être intelligé différent de lui-même ou pouvoir <l’>être, à savoir ni l’intellection ni une autre forme. Et c’est pourquoi toute question relative à l’intellection quant à Dieu est superflue. Mais si nous disons plus expressément la vérité, pour lui de prévoir les <choses> futures n’est rien d’autre que pour les <choses> futures de ne pas être cachées de lui, qui est la vraie raison en soi.

<§ 67> Illud quoque de Deo sanius soluitur : eius substantiam, que sola incommutabilis est ac simplex, nullis conceptionibus rerum uel formis aliis uariari. Nam licet consuetudo humani sermonis de creatore quasi de creaturis loqui presumat, cum uidelicet ipsum uel ‘prouidentem’ uel ‘intelligentem’ dicat, nichil tamen in eo diuersum ab ipso uel intelligi debet uel esse potest, nec intellectus scilicet nec alia forma. Atque ideo omnis questio de intellectu {fol. 4vb} quantum ad Deum superuacua est. Sed <si>[506] expressius ueritatem loquimur, nichil aliud est eum futura prouidere quam ipsum, qui uera ratio in se est, futura non latere.

<(3) Sur la formule porphyrienne solis, nudis, purisque intellectibus>

(éd. Geyer, p. 27, l. 18-34)

<§ 68> Or maintenant une fois montrées de nombreuses <choses> sur la nature de l’abstraction, revenons aux intellections des universaux, qu’il est toujours nécessaire de faire par abstraction. Car quand j’entends ‘homme’ ou ‘blancheur’ ou ‘blanc’, je ne me souviens pas à partir de la force du nom de toutes les natures ou propriétés qui sont dans les réalités sujettes, mais par ‘homme’ j’ai seulement une conception d’un animal et rationnel et mortel, non pas aussi des accidents postérieurs, cependant <c’est une conception> confuse, non pas distincte. Car aussi les intellections des singuliers se font par abstraction, à savoir quand on dit : ‘cette substance’, ‘ce corps’, ‘cet animal’, ‘cet homme’, ‘cette blancheur’, ‘ce blanc’. Car par ‘cet homme’ je porte attention seulement à la nature de l’homme, mais sur un sujet précis, tandis que par ‘homme’ <je porte attention> certes à la même <nature purement et> simplement en elle-même, non pas sur un certain parmi les hommes. D’où à bon droit l’intellection des universaux est dite ‘seule’ et ‘nue’ et ‘pure’ : ‘seule’ <c’est-à-dire ‘isolée’> certes des sens, parce qu’elle ne perçoit pas la réalité comme sensible, mais ‘nue’ quant à l’abstraction des formes ou de toutes ou de certaines, ‘pure’ totalement quant à la distinction, parce qu’aucune réalité, qu’elle soit ou matière ou forme, n’est précisée en elle, selon que ci-dessus nous avons dit ‘confuse’ une conception de cette sorte.

<§ 68> Nunc autem multis de natura abstractionis ostensis, ad intellectus uniuersalium redeamus, quos semper per abstractionem fieri necesse est. Nam cum audio ‘homo’ uel ‘albedo’ uel ‘album’, non omnium naturarum uel proprietatum que in rebus subiectis sunt ex ui nominis recordor, sed tantum per ‘homo’ animalis et rationalis et[507] mortalis, non etiam posteriorum accidentium conceptionem habeo, confusam tamen, non discretam. Nam et intellectus singularium per abstractionem fiunt, cum scilicet dicitur : ‘hec substantia’[508], ‘hoc corpus’, ‘hoc animal’, ‘hic homo’, ‘hec albedo’, ‘hoc album’. Nam per ‘hic homo’ naturam tantum hominis, sed circa certum subiectum attendo, per ‘homo’ uero illam eandem simpliciter quidem in se, non circa aliquem de hominibus. Unde merito intellectus uniuersalium ‘solus’ et ‘nudus’ et ‘purus’[509] dicitur : ‘solus’ quidem a sensu, quia rem ut sensualem non percipit, ‘nudus’ uero quantum ad abstractionem formarum uel omnium uel aliquarum, ‘purus’ ex toto quantum ad discretionem, quia nulla res, siue materia sit siue forma, in eo certificatur, secundum quod superius[510] huiusmodi conceptionem ‘confusam’ diximus.

<V. Réponse finale aux trois questions de Porphyre>

(éd. Geyer, p. 27, l. 35-p. 30, l. 5)

<§ 69> Et ainsi ces <choses> examinées venons-en aux questions à résoudre relativement aux genres et aux espèces exposées par Porphyre, <ce> que maintenant nous pouvons <faire> facilement, la nature de tous les universaux <ayant été> maintenant clarifiée.

<§ 69> His itaque prelibatis ad absoluendas questiones de generibus et speciebus a Porfirio propositas ueniamus, quod facile iam possumus, omnium uniuersalium natura iam aperta.

<(1) Réponse au premier problème>

<(1.1) Reformulation de la question>

(éd. Geyer, p. 27, l. 39-p. 28, l. 15)

(éd. Geyer, p. 27, l. 39-p. 28, l. 2)

<§ 70> Et ainsi la première <question> de cette sorte était : est-ce que les genres et les espèces subsistent, c’est-à-dire signifient certaines <choses> vraiment existantes, ou sont-ils posés dans une intellection seule etc., c’est-à-dire sont-ils posés dans une opinion creuse sans réalité, comme ces noms chimère, bouc-cerf, qui n’engendrent pas une saine intelligence ?

<§ 70> Prima[511] itaque huiusmodi erat : utrum genera et species subsistant, id est significent aliqua uere existentia, an sint posita in intellectu solo etc.[512], id est sint posita in opinione cassa sine re, sicut hec nomina chimera, hircoceruus[513], que sanam intelligentiam non generant ?

<(1.2) Réponse d’Abélard>

(éd. Geyer, p. 28, l. 3-15)

<§ 71> À cela il faut répondre que <les genres et les espèces> signifient réellement par nomination des réalités vraiment existantes — à savoir les mêmes que les noms singuliers — et ils ne sont posés en aucune manière dans une opinion creuse ; cependant d’une certaine manière ils consistent en une intellection seule et nue et pure, comme il a été déterminé.

<§ 71> Ad quod respondendum est quia re uera significant per[514] nominationem res uere[515] existentes — easdem scilicet quas singularia nomina — et nullo modo in opinione cassa sunt posita ; quodam tamen modo intellectu solo et nudo et puro, sicuti determinatum est[516], consistunt.

Mais rien ne fait obstacle si celui qui expose la question prend certains mots d’une façon en questionnant <et> celui qui solutionne <les prend> d’une autre façon en solutionnant, comme si celui qui solutionne disait ainsi : tu demandes s’ils sont posés dans une intellection seule etc. ; ce à quoi tu peux acquiescer parce que c’est vrai, comme ci-dessus nous <l’>avons déjà déterminé.

Nichil autem obest si proponens questionem aliter quasdam uoces accipiat in querendo, aliter qui soluit in soluendo, ac si diceret ita is qui soluit : queris utrum sint posita <in>[517] intellectu solo etc. ; quod ita potes accipere quod uerum est, ut supra iam determinauimus[518].

Les mots peuvent aussi être pris entièrement de la même manière partout, tant par celui qui solutionne que par celui qui questionne, et alors il y aura une <unique> question — non par des opposés — relativement aux précédents membres des deux questions dialectiques, à savoir de celles-ci : est-ce qu’ils sont ou ne sont pas ?, et de même : est-ce qu’ils sont posés dans des <intellections> seules et nues et pures ou non ?

Possunt et eodem penitus modo uoces ubique accipi, tam ab soluente quam a querente, et tunc fiet una questio — non per opposita — de prioribus membris duarum dialecticarum questionum, harum scilicet : utrum sint uel non sint ?, et item : utrum sint posita in solis et nudis et puris uel non ?

<(2) Réponse au deuxième problème>

<(2.1) Reformulation de la question>

(éd. Geyer, p. 28, l. 16-p. 29, l. 7)

(éd. Geyer, p. 28, l. 16-19)

<§ 72> La même <chose> peut être dite sur la deuxième <question>, qui est de cette sorte : est-ce qu’ils sont des subsistants corporels ou incorporels ?, c’est-à-dire, puisqu’il est concédé qu’ils signifient des subsistants : est-ce qu’ils signifient certains subsistants qui sont corporels ou qui sont incorporels ?

<§ 72> Idem in secunda[519] dici potest, que est huiusmodi : utrum subsistentia sint corporalia an incorporalia ?, hoc est, cum concedantur significare subsistentia : utrum aliqua[520] subsistentia significent que sint corporalia an que sint incorporalia ?

<(2.2) Réponse d’Abélard>

(éd. Geyer, p. 28, l. 19-p. 29, l. 7)

Assurément tout ce qui est, comme dit Boèce, ou bien <est> corporel ou bien incorporel, à savoir ou que nous prenions ces noms ‘corporel’ et ‘incorporel’ pour un corps substantiel et un non-corps ou pour ce qui peut être perçu par un sens corporel, comme homme, bois, blancheur, et <ce qui> ne <le> peut pas, comme âme, justice. ‘Corporel’ peut aussi être pris pour ‘distinct’, comme si l’on demandait ainsi : puisque <les genres et les espèces> signifient des subsistants, est-ce qu’ils les signifient distincts ou non distincts ? En effet celui qui recherche bien la vérité de la réalité porte non seulement attention aux <choses> qui peuvent être dites avec vérité, mais <aussi> à toutes celles qui peuvent être posées dans l’opinion. D’où même si pour quelqu’un il est certain qu’aucuns <subsistants> ne subsistent à part des distincts, toutefois parce qu’il pourrait y avoir l’opinion qu’il y en a d’autres, aussi ce n’est pas à tort que l’on se questionne relativement à eux. Et certes cette ultime acception de ‘corporel’ semble davantage accéder à la question, à savoir que l’on se questionne relativement aux <subsistants> distincts ou non distincts. Mais peut-être, quand Boèce dit que tout ce qui est ou est corporel ou incorporel, ‘incorporel’ semble être superflu, puisqu’aucun existant n’est incorporel, c’est-à-dire non distinct. Et rien de ce qui est amené à l’ordre des questions ne semble avoir de la valeur, sauf peut-être en cela que comme corporel et incorporel divisent dans l’autre signification les subsistants, ainsi aussi il semble <qu’ils les divisent> dans cette <signification>, comme si ainsi celui qui questionne disait : Je vois que parmi les existants les uns sont dits ‘corporels’, les autres ‘incorporels’, lesquels de ceux-là dirons-nous être ceux qui sont signifiés par les universaux ? À quoi l’on répond : les <existants> corporels d’une certaine manière, c’est-à-dire les distincts dans leur essence, et incorporels quant à la notation du nom universel, à savoir parce que ces <noms universels> ne <les> nomment pas distinctement et déterminément, mais confusément, comme ci-dessus nous <l’>avons assez enseigné. D’où aussi les noms universels eux-mêmes et sont dits ‘corporels’ quant à la nature des réalités et ‘incorporels’ quant au mode de signification, parce que même s’ils nomment ces <existants> qui sont distincts, toutefois <ils> ne <les nomment> pas distinctement et déterminément.

Quippe omne quod est, ut ait Boecius[521], aut corporeum aut incorporeum, siue scilicet hec nomina ‘corporeum’ et ‘incorporeum’ accipiamus pro corpore substantiali et non-corpore siue pro eo quod corporeo sensu percipi potest, ut homo, lignum, albedo, et[522] non potest, ut anima, iustitia. Potest etiam ‘corporeum’ accipi pro ‘discreto’, ac si ita queratur : cum significent subsistentia[523], utrum significent ea[524] <discreta uel non discreta>[525] ? Qui enim rei ueritatem bene inuestigat non tantum attendit que uere dici possunt, sed quecumque in opinione poni possunt. Unde etsi alicui certum sit nulla subsistere preter discreta, quia tamen posset esse opinio ut alia essent[526], non immerito et de eis queritur. Et hec quidem ultima acceptio ‘corporei’ magis ad questionem accedere uidetur, ut scilicet de discretis uel non discretis queratur. Sed fortasse, cum ait Boecius[527] omne quod est uel corporeum esse uel incorporeum[528], ‘incorporeum’ superfluere uidetur, cum nullum existens sit[529] incorporeum, id est non discretum. Nec quicquam illud quod ad ordinem questionum[530] inducitur ualere uidetur, nisi forte in eo quod sicut corporeum et incorporeum in alia significatione diuidunt subsistentia, ita et in hac uidetur, ac si ita is qui querit diceret : Video quod existentium alia dicuntur ‘corporalia’, alia ‘incorporalia’, que horum dicemus esse ea que ab uniuersalibus significantur[531] ? Cui respondetur : corporalia quodammodo, id est discreta in essentia sua, et incorporalia quantum ad uniuersalis nominis notationem, quod scilicet ea non discrete ac determinate nominant[532], sed confuse, ut supra[533] satis docuimus. Unde et nomina ipsa uniuersalia et ‘corporea’ dicuntur quantum ad naturam rerum[534] et ‘incorporea’ quantum ad modum significationis, quia etsi ea que discreta sunt nominent, non tamen discrete et determinate.

<(3) Réponse au troisième problème>

(éd. Geyer, p. 29, l. 8-26)

<§ 73> La troisième question, quant à elle, si les <genres et les espèces> sont posés dans les sensibles etc., découle de cela qu’ils sont concédés <être> incorporels, en l’occurrence parce que l’incorporel pris d’une certaine manière se divise par être dans le sensible et ne pas être <dans le sensible>, comme ci-dessus aussi nous <l’>avons mentionné. Et les universaux sont dits subsister dans les sensibles, c’est-à-dire signifier une substance intrinsèque existant dans la réalité sensible à partir de formes extérieures et, quoiqu’ils signifient cette substance qui subsiste en acte dans la réalité sensible, cependant ils montrent cette même <substance> naturellement séparée de la réalité sensible, comme ci-dessus nous l’avons déterminé d’après Platon. D’où Boèce dit que les genres et les espèces sont intelligés — non pas qu’ils sont — à part des sensibles, à savoir en cela qu’avec la raison on porte attention aux réalités des genres et des espèces en elles<-mêmes> quant à leur nature à part de toute sensibilité, parce qu’elles pourraient vraiment subsister en elles-mêmes, une fois écartées aussi les formes extérieures par lesquelles elles viennent aux sens. Car nous concédons que tous les genres ou espèces sont dans les réalités sensibles. Mais parce que l’intellection <des genres et des espèces> était toujours dite être ‘seule’ <c’est-à-dire ‘isolée’> par rapport à la sensation, ils ne semblaient être d’aucune manière dans les réalités sensibles. D’où à bon droit on demandait s’ils pouvaient être dans les sensibles ; et l’on répond relativement à certains qu’ils sont <dans les sensibles>, ainsi cependant qu’ils demeurent naturellement, comme on <l’>a dit, à part de la sensibilité.

<§ 73> Tertia[535] uero questio, utrum sint posita in sensibilibus et caetera[536], ex eo descendit quod incorporea conceduntur, quia uidelicet incorporeum quodam modo acceptum {fol. 5ra} diuiditur per esse in[537] sensibili et non esse, ut supra[538] quoque meminimus. Et dicuntur uniuersalia subsistere in sensibilibus, id est significare intrinsecam substantiam existentem in re sensibili ex exterioribus formis et, cum eam substantiam significent que actualiter subsistit in re sensibili, eandem tamen naturaliter separatam a re sensibili demonstrant, sicut superius[539] iuxta Platonem determinauimus. Unde Boecius[540] genera et species intelligi preter sensibilia dicit, non esse, eo scilicet quod res generum et specierum quantum ad naturam suam rationabiliter in se attenduntur preter[541] omnem sensualitatem, quia in se ipsis, remotis quoque exterioribus formis per quas ad sensus ueniunt, uere subsistere possent. Nam omnia genera uel species concedimus sensualibus inesse rebus. Sed quia intellectus eorum a sensu ‘solus’ semper dicebatur[542], nullo modo in sensibilibus rebus esse uidebantur[543]. Unde merito querebatur an unquam[544] possent in sensibilibus esse ; et respondetur de quibusdam quod sint, sic tamen ut preter sensualitatem, sicut dictum est[545], naturaliter permaneant.

<(4) Retour sur le deuxième problème, nouvelle reformulation et nouvelle réponse>

(éd. Geyer, p. 29, l. 27-38)

<§ 74> Or nous pouvons dans la deuxième question prendre ‘corporel’ et ‘incorporel’ pour ‘sensible’ et ‘non sensible’, de telle sorte que l’ordre des questions soit plus convenant, et parce que l’intellection des universaux était dite être ‘seule <c’est-à-dire ‘isolée’> par rapport à la sensation’, comme on <l’>a dit, on a correctement demandé s’ils étaient sensibles ou non sensibles, et puisque l’on répondait que certains d’entre eux sont sensibles quant à la nature des réalités, et <que> les mêmes <sont> non sensibles quant au mode de signifier, à savoir parce qu’ils ne désignent pas les réalités sensibles qu’ils nomment de la manière dont elles sont senties, c’est-à-dire comme distinctes, et par leur monstration la sensation ne les repère pas, il restait la question <de savoir> si <les universaux> appelaient seulement les sensibles eux-mêmes ou aussi signifiaient quelque chose d’autre ; à quoi on répond qu’ils signifient et les sensibles eux-mêmes et simultanément cette conception commune que Priscien attribue au premier chef à la pensée divine.

<§ 74> Possumus autem in secunda questione ‘corporeum’ et ‘incorporeum’ pro ‘sensibili’ et ‘insensibili’[546] sumere, ut sit ordo questionum conuenientior[547], et quia intellectus uniuersalium ‘solus a sensu’, ut dictum est[548], dicebatur, quesitum recte est an sensibilia essent an insensibilia, et cum responderetur[549] eorum quedam esse sensibilia quantum ad naturam rerum, eadem et insensibilia quantum ad modum significandi[550], quia scilicet res sensibiles quas nominant non designant eo modo quo sentiuntur, id est ut discretas, nec per eorum demonstrationem sensus eas reperit, restabat questio utrum ipsa sensibilia tantum appellarent an etiam aliquid aliud significarent ; cui respondetur quod et sensibilia ipsa significant et simul communem illam conceptionem quam Priscianus[551] diuine menti precipue adscribit.

<(5) Réponse au quatrième problème ajouté par Abélard au questionnaire de Porphyre>

(éd. Geyer, p. 29, l. 39-p. 30, l. 5)

<§ 75> Et se maintenant autour de ces <choses>. Selon cela que nous comprenons ici une quatrième question, comme ci-dessus nous <l’>avons mentionné, voici la solution : nous voulons qu’en aucune manière les noms ne soient universels <si les réalités nommées étaient détruites>, puisque, une fois leurs réalités détruites, ils ne sont désormais plus prédicables de plusieurs, vu qu’ils ne <sont> plus communs à aucunes réalités, comme le nom ‘rose’ lorsque désormais il ne demeure plus de roses, lequel <nom> cependant alors est encore significatif en vertu de l’intellection, même s’il manque de nomination, autrement il n’y aurait pas la proposition ‘aucune rose n’est’.

<§ 75> Et circa ea constantia. Secundum hoc quod hic quartam intelligimus questionem, ut supra[552] meminimus, hec est solutio : quod uniuersalia nomina nullo modo uolumus esse, cum, rebus eorum peremptis, iam de pluribus predicabilia non sint[553], quippe nec ullis rebus communia, ut ‘rose’ nomen <non>[554] iam permanentibus rosis, quod tamen tunc quoque ex intellectu significatiuum est, licet nominatione careat, alioquin propositio non esset ‘nulla rosa est’.

<VI. Bilan et synthèse>

<(1) Justification du questionnaire de Porphyre>

(éd. Geyer, p. 30, l. 6-p. 32, l. 12)

(éd. Geyer, p. 30, l. 6-16)

<§ 76> Or c’est bien relativement aux <mots> universels, non pas relativement aux mots singuliers, qu’étaient faites les questions, parce que l’on ne doutait pas tellement de la signification des <mots> singuliers. C’est que leur mode de signifier concordait bien avec le statut des réalités. Comme ces <réalités> en elles-mêmes sont distinctes, ainsi elles sont distinctement signifiées par les <mots singuliers> et leur intellection saisit une réalité précise, ce que les <mots> universels n’ont pas. En outre les <mots> universels, puisqu’ils ne signifiaient pas les réalités comme distinctes, ne semblaient pas non plus <les> signifier <comme des réalités> s’accordant, puisqu’il n’y a aucune réalité dans laquelle elles s’accordent, comme ci-dessus nous <l’>avons aussi enseigné. Et ainsi parce qu’il y avait un si grand doute relativement aux universaux, Porphyre a choisi de traiter des universaux seuls, excluant les singuliers de <son> intention, comme si par eux-mêmes <ils étaient> assez manifestes, même si cependant il les traite parfois incidemment en vue d’autres <choses>.

<§ 76> Bene autem de uniuersalibus, non de singularibus uocibus, questiones fiebant, quia non ita de significatione singularium dubitabatur. Quippe modus eorum significandi bene cum statu rerum concordabat. Que sicut discrete in se sunt, ita discrete ab eis significantur et intellectus eorum rem certam tenet, quod uniuersalia non habent. Preterea uniuersalia, cum res ut discretas non significarent, nec conuenientes uidebantur significare, cum nulla sit res in qua conueniunt, ut supra[555] quoque docuimus. Quia itaque tanta erat de uniuersalibus dubitatio, sola elegit Porfirius uniuersalia ad tractandum, singularia ab intentione excludens, quasi per se satis manifesta, licet ea tamen incidenter propter alia quandoque tractet.

<(2) Explication du problème des universaux : le transfert des propriétés de l’universel des mots aux choses>

(éd. Geyer, p. 30, l. 17-26)

<§ 77> Mais il faut noter que, même si <ce sont> seuls des mots qu’inclut la définition de l’universel ou du genre ou de l’espèce, souvent toutefois ces noms sont transférés à leurs réalités, par exemple quand on dit que l’espèce se maintient à partir du genre et de la différence, c’est-à-dire la réalité de l’espèce à partir de la réalité du genre. Quand en effet on clarifie la nature des mots selon la signification, tantôt on traite des mots, tantôt des réalités et fréquemment les noms des <réalités> sont mutuellement transférés aux <mots>. D’où c’est surtout le traitement ambigu tant de la logique que de la grammaire par suite des transferts de noms qui a induit dans l’erreur de nombreuses <personnes> n’ayant pas bien distingué ou bien la propriété de l’imposition des noms ou bien l’abus de transfert.

<§ 77> Notandum uero quod, licet solas uoces diffinitio uniuersalis uel generis uel speciei includat, sepe tamen hec nomina ad res eorum transferuntur, ueluti cum dicitur species constare ex genere et differentia, hoc est res speciei ex re generis. Ubi enim uocum natura secundum significationem aperitur, modo de uocibus, modo de rebus agitur et frequenter harum nomina ad illas mutuo transferuntur. Unde maxime tractatus tam logice[556] quam grammatice ex translationibus[557] nominum ambiguus multos[558] in errorem induxit non bene distinguentes aut proprietatem impositionis nominum aut abusionem translationis[559].

<(3) Description et critique de la stratégie argumentative de Boèce à partir du principe explicatif mis en place en (2)>

<Conclusion>

(éd. Geyer, p. 30, l. 27-p. 32, l. 12)

<§ 78> Or c’est surtout Boèce dans ses commentaires qui fait cette confusion par des transferts et au premier chef dans la recherche de ces questions, de telle sorte certes qu’il semble correct d’abandonner ce qu’il appelle genres ou bien espèces. Certes les questions de <Boèce>, nous aussi parcourons-<les> brièvement et appliquons<-les>, comme il importe, à la prédite théorie. Ici donc dans <son> investigation des questions, pour qu’il résolve mieux la réalité, d’abord il la perturbe par certaines questions et raisons sophistiques, afin qu’à partir d’elles il nous enseigne par la suite à <les> démêler. Et il fait connaître un tel inconvénient que tout soin et <toute> recherche relativement aux genres et aux espèces doivent être repoussés, comme s’il disait : parce que, en l’occurrence, les vocables ‘genres’ et ‘espèces’ ne peuvent pas être dits ce qu’ils semblent ou quant à la signification des réalités ou quant à l’intellection.

<§ 78> Maxime autem Boecius in commentariis[560] hanc confusionem per translationes[561] facit et precipue super inquisitione harum questionum[562], ita quidem ut rectum relinquere uideatur quid genera uocet aut species[563]. Cuius quidem questiones[564] et nos breuiter transcurramus atque ad predictam sententiam, sicut oportet, applicemus. Hic igitur in inuestigatione questionum, ut melius rem dissoluat[565], prius eam per aliquas[566] sophisticas questiones <et>[567] rationes perturbat[568], ut ab eis nos postmodum expedire doceat[569]. Et tale proponit inconueniens quod omnis cura et inquisitio de generibus et speciebus sit postponenda, ac si dicat : quia uidelicet ‘genera’ et ‘species’ ea que uidentur uocabula dici non possunt siue quantum ad rerum significationem siue quantum ad intellectum[570].

Or relativement à la signification des réalités <Boèce le> montre en cela que jamais une réalité, ou une ou multiple, ne se retrouve universelle, c’est-à-dire prédicable de plusieurs, comme lui-même <le> clarifie diligemment et <comme> ci-dessus nous <l’>avons corroboré. Mais qu’une <unique> réalité ne soit pas universelle et partant ni un genre ni une espèce, <Boèce le> confirme premièrement <en> disant : tout ce qui est un, est numériquement un, c’est-à-dire distinct en <sa> propre essence ; mais les genres et les espèces, qui doivent être communs à plusieurs, ne peuvent pas être numériquement un, et ainsi ne <peuvent> pas <être> un. Mais parce que quelqu’un pourrait dire, contre <cette> hypothèse, qu’ils sont un tel ‘un’ numériquement que <ce ‘un’> soit commun, <Boèce> lui enlève cette échappatoire <en> disant : chaque ‘un’ numériquement commun ou bien est commun par parties ou bien tout entier par succession des temps ou bien tout entier en <un> même temps, mais ainsi qu’il ne constitue pas les substances des <choses> auxquelles il est commun. Tous ces modes de communauté <Boèce> les écarte aussitôt tant du genre que de l’espèce <en> disant que ces <derniers, genre et espèce, doivent> plutôt être ainsi rendus communs qu’ils soient tout entiers en <un> même temps dans les <choses> une à une et <qu’>ils constituent leur substance. C’est que les noms universels ne sont pas participés par parties par les diverses <choses> qu’ils nomment, mais tout entiers et complets ils sont en <un> même temps les noms des <choses> une à une. Ils peuvent aussi être dits constituer les substances des <choses> auxquelles ils sont communs ou en cela que par transfert ils signifient des réalités constituant d’autres <réalités>, comme ‘animal’ nomme, dans cheval ou dans homme, quelque chose qui est leur matière ou même <celle> des hommes <qui lui sont> inférieurs <c’est-à-dire qui sont contenus sous lui> ; ou en cela qu’ils sont dits confectionner la substance, parce que d’une certaine manière ils entrent dans le sens <donné à> ces <choses>, d’où ils leur sont dits <être> ‘substantiels’, vu que ‘homme’ note ce tout qui <est> un animal et rationnel et mortel.

De rerum autem significatione in eo ostendit quod numquam res, siue una siue multiplex, uniuersalis reperitur, id est predicabilis de pluribus, sicut ipse diligenter aperit[571] et nos superius[572] comprobauimus. Quod uero una res uniuersalis non sit atque ideo nec genus nec species, primo[573] confirmat dicens {fol. 5rb} : omne quod unum est, unum numero est, id est discretum in propria essentia ; sed genera et species, que communia pluribus esse oportet, unum numero esse non possunt, atque ita nec unum[574]. Sed quia aliquis, <contra>[575] assumptionem, dicere posset, quod sint tale ‘unum’ numero quod sit commune, hoc ei diffugium[576] aufert dicens[577] : omne ‘unum’ numero commune aut per partes commune esse aut per successionem temporum totum aut eodem tempore totum, sed ita quod non constituat eorum substantias quibus est commune. Quos omnes modos communitatis statim tam a genere quam a specie remouet dicens[578] ea potius ita communicari ut eodem tempore tota sint in singulis et eorum substantiam constituant. Quippe uniuersalia nomina non per partes a diuersis que nominant participantur, sed tota et integra singulorum sunt eodem tempore nomina. Substantias quoque eorum quibus communia sunt constituere dici possunt uel in eo quod per translationem[579] significant res constituentes alias, ut ‘animal’ quiddam nominat in equo uel in homine quod materia est eorum uel etiam inferiorum hominum[580] ; <uel>[581] in eo [quod][582] substantiam conficere dicuntur, quod quodammodo in eorum sententiam ueniunt, unde ‘substantialia’ eis dicuntur, quippe ‘homo’ totum id notat quod animal et rationale et mortale.

<§ 79> Or après que Boèce a montré relativement à une <unique> réalité qu’elle n’est pas universelle, il <le> corrobore relativement à une <réalité> multiple, à savoir <en> montrant qu’une multitude de réalités distinctes n’est pas non plus une espèce ou bien un genre ; et il détruit la théorie selon laquelle quelqu’un pourrait dire que toutes les substances simultanément colligées sont ce genre ‘substance’ et tous les hommes cette espèce qu’est ‘homme’, comme si l’on disait ainsi : si nous posons que tout genre est une multitude de réalités s’accordant substantiellement, alors toute pareille multitude aura naturellement un autre <genre> au-dessus d’elle, et ce <genre en> aura à nouveau un autre <au-dessus de lui> jusqu’à l’infini, ce qui est un inconvénient.

<§ 79> Postquam autem Boecius de re una ostendit quod non sit uniuersalis[583], comprobat[584] de multiplici[585], ostendens scilicet nec multitudinem discretarum rerum speciem aut genus esse ; et illam destruit[586] sententiam qua posset aliquis dicere omnes substantias simul collectas esse illud genus ‘substantia’[587] et omnes homines speciem illam que ‘homo’ est, ac si ita diceretur : si ponamus omne genus esse multitudinem rerum conuenientium substantialiter, omnis autem talis multitudo <habebit>[588] naturaliter aliud supra se, et illud rursus aliud habebit usque ad infinitum, quod <est>[589] inconueniens.

Et ainsi il a été montré que les noms universels quant à la signification des réalités — ou d’une <unique réalité> ou d’une multiple — ne semblent pas être des universaux, à savoir puisqu’ils ne signifient aucune réalité universelle, c’est-à-dire prédicable de plusieurs.

Itaque ostensum est uniuersalia nomina quantum ad rerum significationem — siue unius[590] siue multiplicis[591] — non uideri uniuersalia, cum nullam scilicet rem uniuersalem significent, id est de pluribus predicabilem.

<§ 80> Quant aussi à la signification de l’intellection, il argumente que ces <noms> ne doivent pas de là être dits des ‘universaux’, parce qu’il montre sophistiquement que cette intellection est vaine, à savoir en cela qu’elle se trouve autrement que la réalité ne subsiste, puisqu’elle est par abstraction. Certes le noeud de ce sophisme et <Boèce> même et nous <l’>avons ci-dessus assez diligemment dénoué. Mais l’autre partie de l’argumentation par laquelle <Boèce> montre qu’il n’y a aucune réalité universelle, parce que <cette partie> n’était pas sophistique, il ne <l’>a pas jugée avoir besoin de <plus de> détermination. Il prend en effet ‘réalité’ comme une réalité, non comme un mot, à savoir parce qu’un mot commun, quoiqu’il soit en lui-même pour ainsi dire une <unique> réalité par essence, est commun par nomination dans l’appellation de nombreuses <choses>, à savoir <parce que> c’est selon cette appellation, non pas selon son essence, qu’il est prédicable de plusieurs. Cependant la multitude des réalités mêmes est la cause de l’universalité du nom, parce que, comme nous <l’>avons mentionné ci-dessus, il n’y a pas d’universel à moins qu’il ne contienne de nombreuses <choses> ; cependant l’universalité qu’une réalité confère à un mot, la réalité ne <l’>a pas en elle-même, vu qu’aussi le mot n’a pas la signification grâce à la réalité et <que> le nom est jugé appellatif selon la multitude des réalités, quoique cependant nous ne disions pas que les réalités signifient ni qu’elles sont appellatives.

<§ 80> Quantum etiam ad significationem intellectus, ea non debere ‘uniuersalia’ dici inde arguit, quod eum intellectum uanum esse sophistice ostendit, eo[592] scilicet quod aliter quam res subsistat habeatur, cum sit per abstractionem. Cuius quidem sophismatis nodum et ipse[593] satis et nos diligenter superius[594] absoluimus. Illam autem aliam partem argumentationis qua ostendit nullam rem uniuersalem esse[595], quia sophistica non erat, determinatione non iudicauit indigere. ‘Rem’ enim ut rem, non ut uocem, accipit, quia scilicet uox communis, cum quasi una res essentia[596] in se sit, communis est per nominationem in appellatione multorum, secundum quam scilicet appellationem, non secundum essentiam suam, de pluribus est predicabilis. Rerum tamen ipsarum multitudo est causa uniuersalitatis nominis, quia, ut supra[597] meminimus, non est uniuersale nisi quod[598] multa continet ; uniuersalitatem tamen quam res uoci confert, ipsa in se res non habet, quippe et significationem gratia rei uox non habet et appellatiuum nomen iudicatur secundum multitudinem rerum, cum tamen neque res significare dicamus neque esse appellatiuas.

Traduction : Claude Lafleur et Joanne Carrier

Nouvelle édition du texte latin et traduction française inédite par Claude Lafleur et Joanne Carrier d’après l’unique témoin manuscrit : Milano, Biblioteca Ambrosiana, M 63 sup.