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Selon Gérard Genette, la préface aux Métamorphoses d’Apulée serait le premier texte liminaire connu qui occupe la fonction de définition générique[1]. Dans le chapitre qu’il consacre aux fonctions de la préface originale, Genette mentionne que des poètes comme Ronsard et Saint-Amant, déjà aux xvie et xviie siècles, élaborent leur conception de la poésie dans les préfaces à leurs oeuvres afin de situer ces dernières par rapport à la norme poétique établie de l’époque[2]. De cette façon, ils orientent l’interprétation de leurs publications et indiquent même, explicitement ou implicitement, à quel public ils désirent s’adresser.

Dans la littérature québécoise, nous retrouvons un grand nombre de préfaces, tant chez des romanciers[3], des dramaturges que des poètes, où les auteurs exposent leurs préceptes théoriques et esthétiques. À titre d’exemple, Jacques Michon mentionne que 114 des 998 romans, recueils de contes et recueils de poèmes publiés entre 1940 et 1960 contiennent une préface. Dans ce corpus, on retrouve 22 % de recueils de poèmes contre 6 % de romans et recueils de contes et nouvelles précédés d’une préface[4]. La prépondérance de la préface dans les recueils de poèmes s’explique par le fait qu’elle constitue un élément de valorisation, d’une part parce qu’elle pallie la faible réception des oeuvres poétiques qui, souvent, ne bénéficient que d’un soutien éditorial limité, d’autre part parce qu’elle « […] fait partie d’un ensemble de traits linguistiques, littéraires et matériels qui ont pour fonction de valoriser le livre comme objet sémiotique[5] », c’est-à-dire qu’elle participe au processus de lecture et d’interprétation du recueil de poèmes. Par la même occasion, elle postule le public-cible visé par le préfacier et, le cas échéant, par l’auteur.

Nous insisterons sur ce dernier aspect dans notre article en analysant les 14 préfaces de la collection « Les Poètes du Jour » (1963-1975) des Éditions du Jour. Peu étudiée jusqu’à maintenant[6], « Les Poètes du Jour » a permis la transition entre la poésie de l’affirmation nationale et les écritures poétiques d’avant-garde. Comme le confirme Maurice Lemire, dans l’introduction au cinquième tome du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec :

Pour leur part, les Éditions du Jour (1963) lancent leur collection « Poètes du Jour » par le poème de Gatien Lapointe, Ode au Saint-Laurent, dont l’image centrale du fleuve, symbole de liberté, d’ouverture au monde et de genèse, est l’une des plus importantes dans la thématique du pays. Cette maison d’édition deviendra le lieu de publication de toute une nouvelle génération d’écrivains soucieux de déborder les cadres formels de la poésie[7].

« Les Poètes du Jour » est représentative des différentes tendances et mouvances poétiques des décennies 1960 et 1970, de même que des discours tenus, à l’époque, sur la nature et la fonction de la poésie. La pluralité des discours entraîne des lectures différentes : elle appelle même différents publics, sensibles à une écriture ou une thématique particulières. Ainsi, quels discours à propos de la conception de la poésie retrouve-t-on aux « Poètes du Jour »? Comment se manifestent-ils dans les préfaces de la collection? Comment les préfaces orientent-elles la lecture des oeuvres? Y a-t-il une évolution dans les définitions du genre poétique chez les différents préfaciers? Quel(s) public(s) la collection réussit-elle à rejoindre? Afin de répondre à notre problématique, nous analyserons les prises de positions des préfaciers à propos de la nature et de la fonction de la poésie. Nous serons alors en mesure d’identifier les principales poétiques qui ont droit de cité dans le champ littéraire québécois durant les décennies 1960 et 1970. Jumelée à un examen de la matérialité et des tirages de certains recueils, l’analyse nous autorisera à identifier les publics-cibles de la collection.

Préface, poésie, lecture(s) : quelques notions théoriques

Au tournant des décennies 1970-1980, Stanley Fish élabore la notion de « communauté interprétative », à savoir « […] les systèmes et institutions d’autorité engendrant à la fois des textes et des lecteurs »[8]. Selon Stanley Fish, toute hiérarchie régissant la trinité « auteur-texte-lecteur » est abolie, car l’intention de l’auteur, le texte lui-même et l’interprétation qu’en fait le lecteur ne sont qu’une seule et même chose. En fait, pour le critique, ce n’est pas la question de la priorité et de l’indépendance qui doit être posée entre ces trois instances, mais plutôt la nature des dispositifs textuels qui les produisent[9]. Parmi ces dispositifs se retrouve la préface. En plus de faire part de l’intention de l’auteur, la préface se veut représentative de l’écriture du recueil. Elle oriente aussi la lecture qui peut être faite du texte. Dans son article « Discours préfaciel et poétique africaine », André-Patient Bobika soutient que la préface agit à titre de contrat, de protocole de lecture, entre l’auteur et le lecteur : « Au seuil de la lecture, l’écrivain indique au lecteur l’esprit dans lequel son ouvrage doit être lu, le respect du pacte devant mettre le lecteur à l’abri de toute méprise herméneutique[10] ». Pour sa part, Genette affirme que le contrat de lecture, et le souci de définition générique qui y est afférent, apparaissent dans les préfaces

plutôt dans les franges indécises où s’exerce une part d’innovation et, en particulier, dans les époques de « transition » […] où l’on cherche à définir [les genres littéraires] par rapport à une norme antérieure encore ressentie comme telle[11].

Cela est encore plus manifeste dans les recueils de poèmes, nous semble-t-il. En effet, la préface y fait office de lieu paratextuel où sont mises en évidence des nouvelles voix poétiques, qui remettent en question l’horizon d’attente[12] des lecteurs. Il arrive même que la volonté de (re)définir le genre poétique acquière une dimension de manifeste, comme le note Jacques Michon :

Ainsi la préface est par excellence le lieu d’exposition des arts poétiques, des préceptes théoriques, voire des manifestes littéraires. Cela est particulièrement sensible dans les recueils de poèmes. Dans leurs préfaces les poètes deviennent souvent critiques et pamphlétaires[13].

L’analyse rhétorique du discours préfaciel (présence de modalisateurs[14], d’euphémismes, de prétéritions, d’ironie, ou encore d’une déconstruction du langage, pour ne nommer que celles-ci) met en évidence les prises de position des préfaciers. Comme le souligne Henri Mitterand dans son article « Le Discours préfaciel », la préface devient un vecteur idéologique et intime une réception spécifique de l’oeuvre :

Toute préface vise à dégager à la fois un modèle de production du genre dont elle parle, et également un modèle de sa lecture[15].

Toutefois, nous ne saurions réduire notre propos à la seule façon dont les préfaces orientent la lecture, voire renferment une figure de lecteur modèle[16]. Dans la lignée de Roger Chartier et de D. F. McKenzie, nous montrerons que tout un ensemble d’éléments matériels (qualité des reliures, des couvertures et du papier, typographie spécifique, type d’encre utilisée, format privilégié, etc.) régissent la réception de l’oeuvre, voire permettent de déceler à quel public elle s’adresse[17]. C’est donc à cette double analyse que nous procéderons pour « Les Poètes du Jour », l’une des 27 collections des Éditions du Jour, créées entre 1961 et 1975.

Les Éditions du Jour et la collection « Les Poètes du Jour » : quelques repères

Né en 1923, Jacques Hébert fonde, avec Edgar Lespérance, les Éditions de l’Homme en 1958. Trois ans plus tard, Hébert cède ses parts de l’entreprise à Lespérance pour créer les Éditions du Jour, notamment dans le but de publier des ouvrages littéraires, projet que ne caresse pas son associé[18]. Après des débuts modestes, l’année 1966 marque un tournant : l’attribution du prix Médicis à Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais « […] contribu[e] à l’orientation littéraire de la maison[19] […] ». Dès lors, Hébert associe les auteurs de la jeune génération à son entreprise[20], notamment grâce à Victor-Lévy Beaulieu, directeur littéraire de la maison d’édition entre 1968 et 1974. Durant ces six années, les Éditions du Jour connaissent leur apogée. Aux « Poètes du Jour », le développement sans précédent de la maison d’édition se traduit par la publication de nombreux jeunes poètes de la génération de Michel Beaulieu, alors lecteur de manuscrits au Jour[21]. Sous la direction des frères Marcel et François Hébert[22], directeurs de la collection « Lecture en vélocipède », aux Éditions de l’Aurore, mais aussi de la revue Les Herbes rouges (1968-1993) et des Éditions Les Herbes rouges (1978-), « Les Poètes du Jour », entre 1974 et 1975, s’avère un espace de publication effervescent où se retrouvent notamment Claude Beausoleil et Carole Massé. En fait, par ses choix éditoriaux, Hébert s’impose comme l’éditeur attitré des auteurs de la jeune génération. L’attribution de nombreux prix littéraires à des auteurs des Éditions du Jour, dont quatre pour l’Ode au Saint-Laurent (1963) et Le premier mot (1967) de Gatien Lapointe[23], témoigne de la position dominante qu’occupe la maison d’édition à l’intérieur du champ littéraire québécois[24].

En 1974, Jacques Hébert démissionne subitement. Évincé par les dirigeants de la Fédération des caisses d’économie du Québec avec qui il s’était associé en 1974, Jacques Hébert quitte alors non seulement le Jour, mais aussi le monde de l’édition[25]. Les Éditions du Jour sont finalement rachetées en 1979 par Pierre Lespérance, le fils de l’ancien associé d’Hébert[26]. Un an plus tard, il intègre les Éditions du Jour au groupe Sogides : il liquide définitivement le fonds littéraire de la maison d’édition et développe les collections d’ouvrages pratiques[27].

L’une des innovations éditoriales de Jacques Hébert réside en la création du « livre à un dollar ». Alors qu’il se retrouve aux Éditions de l’Homme, Hébert a l’idée, avec son associé Edgar Lespérance, de publier des ouvrages dans une matérialité renouvelée. Ils mettent alors au point la formule du « livre à un dollar », qui emprunte tant à l’édition courante (par son format régulier et son contenu inédit) qu’à l’édition de poche (bas prix, présentation matérielle bon marché et accrocheuse, reliure allemande et tirages initiaux considérables)[28]. Les ouvrages, auparavant réservés au strict réseau de la librairie, sont maintenant distribués massivement dans différents réseaux marchands et commerciaux. Hébert transpose cette formule conçue pour les ouvrages de masse aux Éditions du Jour et l’applique aux oeuvres littéraires, dont les recueils de la collection « Les Poètes du Jour ». Les 27 premiers titres de la collection, soit de l’Ode au Saint-Laurent aux Matins saillants (1970) de Gilles Marsolais, sont imprimés tantôt sur du Book Chatham, tantôt sur du Grounwood, deux variantes du papier journal utilisées pour l’édition. De plus, les recueils arborent une reliure brochée. Ainsi, la formule du « livre à un dollar » a des répercussions visibles sur la matérialité des livres de la collection. La formule du « livre à un dollar » a certes été critiquée, mais elle n’en a pas moins permis aux collections des Éditions du Jour, dont « Les Poètes du Jour », de rejoindre un vaste lectorat. Comme le note Suzanne Paradis :

Il est dommage que l’aspect matériel des recueils publiés aux Éditions du Jour ne soit pas plus soigné. Papier pauvre, couvertures discutables, typographie anonyme, enfin rien de bien engageant. Pourtant, nous avons affaire à la maison d’édition la plus efficace et la plus dynamique du Québec[29].

Les tirages initiaux des recueils sont également considérables. S’élevant généralement à 1000 exemplaires, ils augmentent à 1500 exemplaires en 1970[30]. Le journal d’automne de Placide Mortel (1970) de Pierre Chatillon est même tiré à 2000 exemplaires. La création des Messageries du Jour, maison de distribution qu’Hébert fonde en 1970 afin de garantir l’indépendance de son entreprise face à la concurrence étrangère et d’assurer une distribution et une diffusion des titres publiés par sa maison d’édition, est étroitement liée à l’augmentation des tirages initiaux : « Aujourd’hui, on publie les jeunes poètes à 1000 exemplaires et, pour ma part, depuis janvier 1970, c’est-à-dire depuis que j’ai organisé un service de messageries, je les publie à 1500 exemplaires[31] ». Le prix des recueils, deux dollars, montre également cette volonté, en quelque sorte, de « désacraliser » la poésie et de rejoindre un lectorat le plus vaste possible.

La collection « Les Poètes du Jour » compte 55 titres, publiés de 1963 à 1975, de l’Ode au Saint-Laurent de Lapointe à La lune aussi… de Monique Juteau. Elle représente 6 % des 906 titres publiés par la maison d’édition entre 1961 et 1980, ce qui est relativement peu. Elle a cependant constitué un lieu de rencontres et une tribune pour les poètes de la jeune génération des décennies 1960 et 1970 :

Cette collection ne se compare pas, par sa production, à la stabilité, à la pérennité et à l’éclat des Éditions de l’Hexagone […] Néanmoins, elle a connu ses heures de gloire et a été un lieu de rassemblement pour les jeunes poètes de la génération d’André Roy, Claude Beausoleil, Roger Des Roches, François Charron, Philippe Haeck, Lucien Francoeur, Madeleine Gagnon, etc…[32]

En fait, la collection « Les Poètes du Jour » a accueilli en son sein tant de jeunes auteurs (Huguette Gaulin, Louis Geoffroy, Pierre Laberge) que des poètes chevronnés (Cécile Cloutier, Michèle Lalonde, Claude Péloquin), ce qui fait des Éditions du Jour, selon Maurice Lemire, « […] l’éditeur de poésie le plus important de cette période[33] ». Par l’entremise de cette collection, l’éditeur propose des écritures poétiques diversifiées, qui sont codifiées entre autres à l’intérieur de préfaces.

Les préfaces des « Poètes du Jour » : description

Parmi les 55 titres de la collection « Les Poètes du Jour », 14 contiennent une préface[34], dans lesquelles sont proposés des éléments de définitions d’écritures, de poétiques. À titre d’exemple, Jean Basile, dans la préface à son Journal poétique 1964-1965 (1965), soutient que « […] la poésie ne peut être que lyrique[35] […] » par essence. Même Jacques Hébert, dans la préface au recueil Feu de brousse (1967), de l’auteure guadeloupéenne Florette Morand, se permet d’exposer sa propre conception du poétique, alors que ce sont normalement les auteurs et les directeurs qui contribuent à l’orientation littéraire d’une collection. Dans sa préface, Hébert se prononce en faveur d’une poésie simple, plutôt classique, qui s’oppose de fait à la poésie moderne :

On lui [Florette Morand] sait gré de se contenter d’être vraie. C’est une originalité à laquelle notre époque n’est guère habituée. Souhaitons seulement qu’elle soit fidèle à ce chant essentiel pour elle et pour nous, pauvres lecteurs, qu’on force trop souvent à grincer des dents[36].

Les préfaces des « Poètes du Jour » présentent différentes conceptions de la poésie. Dans le cadre de notre analyse, nous n’avons retenu que celles dont les auteurs s’inscrivent dans « […] la poésie du “nous” national[37] […] », puis celles qui font état d’écritures « se coupe[nt] de toute tradition poétique que connaît le Québec[38] » d’alors, comme le formalisme, l’écriture des femmes et la contre-culture.

Vers une poésie de l’affirmation du territoire

Durant la décennie 1960, alors que plusieurs voix poétiques « […] se rassemblent pour réinventer l’espace et le territoire d’un pays à nommer[39] », plusieurs auteurs de la collection « Les Poètes du Jour », dont André-Pierre Boucher, Jacques Godbout, Michèle Lalonde et Gilles Marsolais, prônent une poésie engagée tant socialement que politiquement. Ces auteurs sont proches de Gatien Lapointe qui, avec la publication de l’Ode au Saint-Laurent et du Premier mot, apparaît comme l’un des principaux représentants de la poésie de l’affirmation nationale au Jour. Pour ces auteurs, le texte préfaciel constitue une tribune afin de promouvoir la « poésie du pays » auprès du lectorat.

Dans leurs textes liminaires, les préfaciers accordent à la poésie les mêmes caractéristiques et fonctions : pour le dire simplement elle doit mettre au jour les multiples aliénations (sociales, économiques, politiques, culturelles) dont souffrent les Québécois. Mise au service de la société québécoise et du pays en émergence, elle se définit désormais par son engagement. Dans la préface au Premier mot, intitulée « Le pari de ne pas mourir », Gatien Lapointe soutient que la poésie se veut un rejet de toute forme d’oppression. Dès la première phrase de la préface, Lapointe résume sa conception de la poésie : « La poésie c’est d’abord pour moi un homme condamné à mourir et qui dit NON[40] ». La véhémence traduite par les majuscules du mot « NON » laisse supposer, chez le lecteur, que le recueil se fait renonciation, résistance contre les « forces négatives[41] » qui pèsent sur tout humain :

La poésie, comme toute expression artistique, j’imagine, est la manifestation de cette revendication, de cette révolte fondamentale. […] Qui est assez heureux pour ne rien réclamer d’autre? (Le fait de se savoir condamné de toute éternité, que la nature ou les maîtres de ce monde n’acceptent pas l’égalité de tous les individus, qu’une épée en soi pèse plus qu’un épi, cela ne rend-il pas impossible tout bonheur?)[42]

Cette vision de la poésie trouve écho chez Michèle Lalonde, auteure du célèbre poème « Speak White » (1968). Dans l’avant-propos à Terre des hommes, Lalonde soutient que la poésie consiste en une « […] opposition dialectique des forces de vie et de mort qui, décuplées par la prodigieuse machinerie du siècle, se disputent l’avenir de l’homme[43] ». Gilles Marsolais, poète et critique de cinéma, adhère également à la même conception. Dans « L’acte révolté », préface à La caravelle incendiée (1968), Marsolais compare la poésie à un « [r]efus constant, [une] opposition tenace, [une] contestation inépuisable[44] […] ». Le genre poétique devient une sorte d’exorcisme collectif, une arme fondamentale qui permet de rendre l’humain à lui-même, pour qu’il retrouve sa liberté, sa vraie nature[45]. En tant que renonciation et provocation, la poésie ne peut qu’amener un questionnement des idées reçues, notamment de l’héritage religieux :

Dans ce pays singulier tout être n’existe qu’à l’état larvaire aussi longtemps qu’il n’a pas aboli d’abord la structure dualiste du corps et de l’esprit professée par ses pères : il n’a pas accès à la vie aussi longtemps qu’il refuse la nature[46].

Le « pays singulier » dont il est question évoque clairement le Québec. La même référence se retrouve dans la préface d’André-Pierre Boucher à sa rétrospective Chant poétique pour un pays idéal (1966). L’auteur, qui a publié aux Éditions Orphée avant d’entrer au Jour, profite de l’occasion pour situer sa démarche poétique par rapport au contexte sociohistorique de l’époque. À ce sujet, Boucher s’exprime en ces termes :

J’avais dix-huit ans lorsque pour la première fois je me présentai à la barre des accusés. C’était vers les années 1955-1956. Notre climat intellectuel et moral d’alors se trouvait dans un état lamentable. Je n’étais pas le seul à témoigner. D’autres voix jeunes – tous enfants assoiffés d’idéal et de vie, se levèrent aussi et lancèrent un même cri collectif et différent, des quatre coins de notre désert du Québec. Nous étions jeunes, nous avions quelque chose à dire et nous voulions avoir ce droit. Des éclaireurs infatigables nous indiquaient la route de la liberté tandis que ceux qui faisaient le point avec la tradition poétique – j’entends par là, la voix d’une certaine maturité – n’étaient plus de ces fantômes suicidés, harcelés et errant au beau royaume inaccessible de la Folie ou de la mort. Cela commençait à ressembler à de l’espoir[47].

Ainsi, les expressions « notre climat intellectuel et moral » et de façon encore plus probante « vers les années 1955-1956 » indiquent que Boucher traite explicitement du régime duplessiste, dont il dénonce l’idéologie conservatrice et sclérosée. En fait, Boucher déclare qu’il fait partie d’une nouvelle génération de poètes (l’utilisation du « nous » est à cet égard révélatrice), de « poètes du pays » qui promeuvent une écriture poétique qui doit rendre compte de la réalité que vivent alors les Québécois.

Les cinq préfaciers se rejoignent également dans le rôle qu’ils confèrent au poète, chargé d’intégrer les préoccupations sociales et politiques des Québécois et de contribuer à l’élaboration d’une littérature nationale. C’est ainsi qu’un Gatien Lapointe situe le poète dans son rapport à autrui :

Seul, l’homme n’est rien. Ce n’est que dans et par le milieu où il vit qu’il peut grandir et s’affirmer. Donnant, il reçoit; disant je, il parle au nom de tous, et sa voix trouve ses mots dans ce qu’il voit et entend autour de lui. L’homme a le visage de la terre qu’il habite[48].

C’est en ce sens que « […] toute poésie est engagée, toute poésie est sociale[49] », puisque tout poète est le porte-parole des revendications de ses pairs. Gilles Marsolais reprend cette idée dans sa préface et explicite la relation dialogique qui unit le poète au reste de la société :

Car, tout en procédant d’une solitude[50] fondamentale, le poème est un acte de solidarité. En parlant de lui, le poète ne cesse de parler de ses frères, solidaires d’un même destin qu’il convient de créer au jour le jour[51].

Porte-étendard de la société, le poète « […] prédi[t] la sensibilité d’une nation[52] […] », selon Jacques Godbout. Il agit donc « […] comme l’ombre de celle-ci, mais une ombre qui précède, comme lorsque le soleil est derrière celui qui marche[53] » et pave la voie vers l’indépendance. Boucher embrasse la même conception du rôle du poète, qui parle au nom d’une collectivité : « La poésie est le chant de guerre de la paix; le salut des prisonniers de l’absurde (que nous sommes!) et jamais elle ne restera assise et ne devra s’étioler entre les rayons morts des bibliothèques. La poésie est en nous. Elle est nous[54] ». L’utilisation du verbe modalisateur « devra » rend compte de la fonction utilitariste que Boucher accorde à la poésie, qui doit agir concrètement sur la société québécoise, et non pas être abstraite ou éthérée.

Au-delà de la seule contestation ou de l’engagement, la poésie se doit d’être au service du pays en émergence. Pour Gatien Lapointe, la poésie est « […] un acte de présence[55] » visant à l’affirmation du Québécois et du territoire qu’il habite. Chez Boucher, seule la poésie peut assurer la survivance du peuple québécois et contribuer au projet national : « Cependant, il ne s’agirait plus de prendre la relève d’une défaite mais de prolonger, pour l’avenir, ce cri de révolte et de liberté. Notre survivance doit prendre source dans la continuité car la révolution est permanente[56] ». Michèle Lalonde affirme, quant à elle, que Terre des hommes fait « […] référence aux grandes préoccupations qui hantent la conscience contemporaine[57] ». Pour Jacques Godbout, la poésie ne peut qu’être « […] témoin de son temps[58] » en ce sens où elle traduit les aspirations et les changements (culturels, sociaux, politiques) de la société québécoise :

Si les politiciens lisaient la poésie française d’Amérique, la jeune et celle qui arrive à l’âge mûr, ils pourraient, de toute évidence, prévoir avec certitude les programmes électoraux des années à venir, et les cris du coeur à satisfaire[59].

Dans leurs préfaces, André-Pierre Boucher, Jacques Godbout, Michèle Lalonde, Gatien Lapointe et Gilles Marsolais énoncent les préceptes qui caractérisent une poésie qui vise à l’affirmation des Québécois. De fait, leurs oeuvres se veulent l’expression d’une parole foncièrement engagée. Au contact des recueils des auteurs précités (notamment par les préfaces), le lecteur sait qu’il a affaire à une poésie qui « milite dans le parti des humiliés et des offensés[60] ». Ainsi se constitue une communauté interprétative, où lecteurs, mais aussi auteurs et recueils convergent vers la « poésie du pays ». Durant la décennie 1960, alors que le Québec connaît la Révolution tranquille, la littérature québécoise cherche justement à traduire les transformations sociales, politiques et culturelles que vit le Québec. Plusieurs poètes revendiquent alors le « pouvoir transformant de la parole poétique[61] », elle qui, souveraine et fondatrice du territoire québécois, constitue désormais une pierre angulaire du « texte national ». Parce qu’elle concorde avec les préoccupations sociales et politiques des Québécois, avec leur horizon d’attente, et qu’elle traduit leurs aspirations[62] (et ce, dans un langage simple, dénué de tout artifice ou procédé rhétoriques superflus[63]), la « poésie du pays » a la faveur du public québécois. De dire à ce sujet Jean-Yves Théberge, auteur des « Poètes du Jour » et critique littéraire (1963-1976) au journal Le Canada français :

La nuit de la poésie nous a permis de reconnaître deux groupes bien distincts : les poètes nationalistes et les autres qui se divisent en groupes et chapelles. Les premiers se font enguirlander par ceux qui placent la poésie au dessus [sic] de tout. Les deux groupes ont sans doute raison. Reste que les poètes qui ont un sens aigu de l’appartenance et du climat social ont eu, jusqu’à maintenant, la faveur du public. Qu’on en juge au tirage de certains titres[64] […]

Aux « Poètes du Jour », des recueils comme l’Ode au Saint-Laurent de Lapointe, Soleil de bivouac (1969) de Pierre Chatillon et Le chant de l’Iroquoise (1967) d’Andrée Maillet sont réédités entre 1966 et 1972. Les tirages des deux derniers recueils s’élèvent respectivement à 2000 et 4000 exemplaires. Outre l’Ode au Saint-Laurent, des recueils s’inscrivant dans la mouvance de la « poésie du pays » sont aussi réimprimés au Jour : ce sont les cas du Premier mot (en 1969 et en 1970) de Lapointe et de Terre des hommes (en 1969) de Michèle Lalonde. Leurs tirages oscillent entre 5000 et 6000 exemplaires. En introduction au catalogue des Éditions du Jour en 1969, Jacques Hébert témoigne du succès qu’a remporté Gatien Lapointe et, de fait, les autres « poètes du pays » de la collection :

Quand, en 1963, Gatien Lapointe inaugurait avec Ode au Saint-Laurent la collection des Poètes du Jour, une nouvelle page de notre littérature venait de s’écrire… et un grand poète naissait. Avec quelque 9000 exemplaires vendus, Ode au Saint-Laurent est l’un des grands succès de la poésie québécoise. Depuis, la collection a ouvert ses portes à une vingtaine de poètes authentiques, dont les oeuvres ont mérité les plus hautes récompenses littéraires [sic][65].

Il ne faut pas négliger qu’un auteur comme Lapointe est très tôt mis à l’étude dans les cégeps et les universités de la province[66]. Par conséquent, les poètes engagés qui se retrouvent au Jour trouvent audience auprès d’un public élargi, majoritairement québécois, sensible aux revendications sociales et politiques de ces auteurs. D’autres préfaces des « Poètes du Jour », au début de la décennie 1970, participent à l’émergence de nouvelles écritures reliées au formalisme, au féminisme et à la contre-culture. Non seulement elles s’opposent aux conceptions engagées et traditionnelles qui prévalent jusqu’alors en poésie dans la collection « Les Poètes du Jour », mais elles remettent aussi en question, chacune à leur façon, le genre poétique. Elles supposent aussi des expériences de lecture renouvelées, voire d’autres publics-cibles.

Autres écritures, autres lecteurs…

Dans « La matière du livre », préface au recueil L’enfance d’yeux (1972) de Roger Des Roches, François Charron, auteur rattaché aux Herbes rouges (Projet d’écriture pour l’été ‘76, 1973, Enthousiasme, 1976, Blessure, 1978), affirme d’emblée que la poétique de l’auteur met l’accent sur le refus de communiquer un message évident afin de saper la préséance de la « parole-pleine », signifiante, notamment au service de la société bien-pensante et de l’idéologie politique dominante : « Ce livre mène la lutte contre une idéologie de la parole-écrite, cette parole-pleine, présente au réel, qu’on tente de nous transmettre dans les épanchements les plus saugrenus[67] ». L’écriture desrochienne se veut une attaque faite à l’institution littéraire, à « notre bonne vieille poésie-vérité »[68]. L’expression renvoie à la « poésie du pays », que Charron invite à condamner. Tout en analysant L’enfance d’yeux, le préfacier en arrive à énoncer les caractéristiques de l’écriture de Des Roches, et par ricochet celles de l’écriture formaliste : autoréflexivité, mise en procès de la structure textuelle canonique, refus de l’adéquation entre signifiant et signifié, inscription du corps et de la sexualité, polysémie sémantique, décodage incertain allant jusqu’à l’illisibilité. La préface acquiert donc une dimension théorique et devient un protocole de lecture où sont données les clés de l’interprétation de l’oeuvre : « Ainsi, il n’est plus possible de prendre contact avec le texte, de lire, sans conséquemment l’écrire, c’est-à-dire le déchiffrer en tant que matériel signifiant recoupant d’autres textes[69] ». Charron indique alors au lectorat potentiel qu’une lecture linéaire n’autorise pas à déceler la pluralité de sens du recueil. C’est aussi l’avis de Philippe Haeck, théoricien et praticien de l’écriture formaliste, qui affirme à propos de cette écriture : « [R]ien n’y est donné comme allant de soi, tout travaille, les codes sont bouleversés, montrés, démontés, essayés, la lecture devient écriture, production d’effets[70] ». Ainsi, seul un travail de déchiffrement à la fois textuel et intertextuel garantit au lecteur une meilleure compréhension du texte poétique, de ses caractéristiques et de ses enjeux.

À l’instar de François Charron, Carole Massé, également auteure des Herbes rouges (Dieu, 1979, L’existence, 1983, Nobody, 1985), insiste sur la nécessité d’une écriture qui contrecarre le discours linéaire dans la préface à Rejet (1975). Chez Massé, le but est « de prendre la langue dans ce qu’elle a de figé et de la faire parler dans le sens du féminin[71] », c’est-à-dire de mieux traduire la pensée et la réalité des femmes, puisque le langage a toujours été pensé par et pour la société patriarcale :

par rejet des archétypes et références fixateurs, intransgressables, rejet des symboles somnifères, tabous constipants, ellipses refoulantes, valeurs de vase clos, mors immémorial, insane civilisation, rejet de la dictatoriale conservation, par rejet comme rature[72].

L’identité, la réappropriation du corps, les relations mère/fille, la maternité et la nécessité de repenser le rapport au langage : autant d’éléments présentés par Massé dans sa préface afin de faire brèche et de « rejeter » le discours patriarcal :

par re-jet comme re-lecture, re-jet comme ré-écriture, re-jet comme dépense, consommation transformatrice, détournement subversif de fonds, re-jet comme écriture conflictuelle, déchirée, entre sa métaphore-voile et l’« indicible » à dé-masquer, re-jet comme poétique tant « tu » totémique, poétique de/pour l’autre, l’altérité, la différence menaçant, re-jet comme poétique du hors-je(u) interdit[73].

La répétition du substantif « re-jet », souvent entrecoupé d’un tiret et mis en italique, attire l’attention du lecteur sur cette poétique qui se veut re-jet, ré-écriture[74] morcelée. Par conséquent, la fragmentation, la tension syntaxique, l’hybridité et la déconstruction, caractéristiques de l’écriture au féminin, sont des clés d’interprétation, diffuses dans la préface, qui autorisent à comprendre ce qui suit.

En introduction à Journal mobile (1974) de Claude Beausoleil, Denis Vanier, poète et auteur de la trilogie Pornographic delicatessen (1968), Lesbiennes d’acide (1972) et Le clitoris de la fée des étoiles (1974), tout en reconnaissant les qualités d’écriture de son protégé, dénigre le statut qu’il occupe au sein du champ littéraire québécois : « Beausoleil entretient l’apparence, le lieu-commun [sic] légal, il est à mon sens, l’un de nos plus agréables et inutiles poètes majeurs[75] ». Plus loin, il va même jusqu’à désamorcer la portée subversive des poèmes de l’auteur en les reléguant au statut de banalités : « Cette manipulation ordinaire des signes donne pourtant lieu à une forme d’assaut, à la pénétration sacrilège, mais de façon tout à fait légale[76] ». La reproduction d’une longue lettre d’insultes adressée à Denis Vanier, la présence de nombreux poèmes signés par le préfacier ainsi que la récupération d’extraits du recueil, que Vanier cite en omettant les guillemets, pourraient laisser présumer auprès du lectorat que la préface constitue un cas d’« abus préfaciel[77] », puisque l’auteur semble valoriser sa poésie au détriment de celle de Beausoleil. En fait, la préface de Vanier correspond en tous points à la contre-culture par la provocation multiforme : vulgarités, obscénités, références explicites concernant l’usage de drogues, sexualité débridée, rejet catégorique des valeurs traditionnelles :

fanfreluche suce les gars de la vickers
se passe le wrench dans noune
suppure de l’urètre jusqu’au bar
où les éprouvettes dans pissette
prélèvent l’infection du désir[78]

Après maints détours, Vanier en arrive à définir l’écriture contre-culturelle :

Il n’est plus question de langage linéaire, que seule l’adaptation sociale justifie, mais d’une multitude de signes malades décrivant la psycho-multi-sexualité comme l’ordinaire d’une mutation quotidienne.

Une pensée d’ordre contestatrice n’a pas de modèle d’ordre à proposer mais des modèles d’ordre à abattre[79].

Dans ce contrat de lecture, Vanier justifie implicitement auprès du lectorat la facture éclatée de sa préface (et par le fait même de l’ouvrage de Beausoleil), puisqu’une « pensée d’ordre contestatrice » doit abattre l’ordre établi et instaurer une anarchie sociale et sexuelle par des fragments, des débris textuels, qui rendent compte d’une société gangrenée par des perversions de toutes sortes.

En plus d’occuper une fonction de (re)définition du genre poétique, les préfaces de François Charron, Carole Massé et Denis Vanier théorisent des écritures (formalisme, écriture des femmes et contre-culture) qui sont présentées comme des pratiques qui se codifient et possèdent leurs propres normes d’interprétations. Ces préfaces se font métonymie des recueils qu’elles chapeautent, recueils qui entrent en rupture avec la tradition poétique et avec l’institution littéraire. Face à ces expériences d’écriture renouvelées, les compétences des lecteurs sont de plus en plus sollicitées (nécessité d’une lecture intertextuelle, déconstruction des genres, préoccupations thématiques et esthétiques inusitées). Se forme donc une autre communauté interprétative aux « Poètes du Jour », plus particulièrement autour de lecteurs spécialistes des nouvelles écritures des auteurs de la jeune génération. Alors que les « poètes du pays » du Jour entraient en concordance avec l’horizon d’attente des lecteurs de la décennie 1960, qu’en est-il des recueils de Des Roches, Massé et Beausoleil, qui proposent des expériences d’écriture et de lecture renouvelées? Un début de réponse point dans la préface de Denis Vanier :

L’escouade anti-terroriste ne lit pas Beausoleil, mais les tatas boutonneux au « slip » (?) jauni de l’Université du Québec, les élèves, les abonnés, la famille, en ce sens la « marginalité » des découpures on ne peut moins excessive convient à violenter le moins possible[80].

Les « tatas boutonneux » auxquels Vanier fait référence sont les intellectuels, les écrivains. En effet, qui d’autres que les écrivains de la jeune génération, les producteurs de ces nouvelles écritures, sont autorisés à comprendre et à bien lire la nouvelle poésie, qui recèle des enjeux esthétiques et sémantiques que le commun des lecteurs ne peut pas toujours déceler? C’est en ce sens que Vanier stipule que les recueils de ces auteurs ne s’adressent qu’à « […] une classe donnée, pourvues des artifices nécessaires à l’habitude[81] ». Les statistiques des tirages en témoignent d’ailleurs de façon éloquente : en 1973, Novembre, suivi de La vue du sang de Gilbert Langevin est tiré à 1000 exemplaires. Un an plus tard, Éternellement vôtre de Claude Péloquin n’est tiré qu’à 300 exemplaires. Claude Beausoleil et Carole Massé, qui sont parmi les derniers poètes à être publiés au Jour, voient aussi les tirages de leurs recueils Journal mobile et Rejet diminuer sensiblement[82]. Cette baisse est certes attribuable au départ précipité de Jacques Hébert et à la reprise de la maison d’édition par les dirigeants de la Fédération des caisses d’économie du Québec, qui délaissent graduellement la production d’ouvrages littéraires. Néanmoins, le seul bouleversement au sein de la direction éditoriale de la maison d’édition ne peut expliquer ce phénomène. Les écritures émergentes au sein du champ littéraire québécois au tournant des décennies 1960-1970 n’incorporent pas les préoccupations sociales et politiques du pays en devenir. Comme le note à juste titre Robert Yergeau :

Ainsi, en marge de tout le mouvement nationaliste des années soixante, certains autres producteurs de biens symboliques tentèrent de provoquer une « coupure » avec l’ordre littéraire en place, à la fois pour diffuser une image différente de l’écrivain que celle le considérant aliéné au politique et pour tenter également de produire une poésie à l’écoute d’elle-même et des enjeux différents que comportait l’écriture[83].

Elles s’inscrivent donc à contre-courant de l’horizon d’attente des lecteurs de l’époque, encore tourné vers le « texte national ». Elles se privent d’un public élargi pour ne s’adresser qu’aux initiés, voire aux producteurs eux-mêmes, qui seuls possèdent les compétences nécessaires afin de déchiffrer cette poésie.

Au terme de notre analyse, il apparaît clair que la collection « Les Poètes du Jour » a été un creuset et a permis la transition entre les courants poétiques reçus (comme la « poésie du pays ») et les écritures d’avant-garde, marquées par les recherches formalistes, les revendications des femmes et la révolution contre-culturelle. Durant la décennie 1960, aux « Poètes du Jour », nous avons vu comment auteurs, préfaces, recueils et lecteurs convergent vers une même définition engagée de la poésie, la « poésie du pays », et constituent une première communauté interprétative. Dans leurs préfaces, les poètes prônent la nécessité de l’engagement de la poésie, qui doit dénoncer l’état d’asservissement de la société québécoise et se prononcer en faveur du pays en devenir. Parce qu’ils font état, dans leurs oeuvres, des préoccupations sociales et politiques de l’heure et qu’ils privilégient « [u]n poème simple, évident[84] », ces auteurs confortent l’horizon d’attente des lecteurs des années 1960, qui cherchent dans la littérature un écho à leur propre engagement. Les oeuvres des « poètes du pays » trouvent audience après du lectorat : les statistiques des tirages, des réimpressions et des rééditions du Premier mot et de Terre des hommes en témoignent. Au début des années 1970, une deuxième communauté interprétative naît : auteurs, préfaciers, recueils et lecteurs sont alors orientés vers des écritures renouvelées, des poétiques inusitées. En effet, à l’époque, des discours contestataires questionnent les fondements de la poésie engagée, jugée passéiste. À l’intérieur des préfaces pour L’enfance d’yeux, Rejet et Journal mobile, Charron, Massé et Vanier théorisent le formalisme, l’écriture des femmes et la contre-culture. Ils présentent ainsi au lectorat les recueils qu’ils préfacent comme étant représentatifs de ces nouvelles écritures, qui rompent avec le social et le politique pour revendiquer des recherches formelles et thématiques (intertextualité massive, primauté du signifiant par rapport au signifié, réintroduction d’un sujet féminin, déconstructions de toutes sortes afin de subvertir l’ordre établi, etc.). Ce faisant, les auteurs de la jeune génération se cantonnent à un public de lettrés, de poètes. Malgré la formule du « livre à un dollar », qui est également appliquée à leurs livres, et le bas prix (deux dollars) toujours en vigueur, les recueils des auteurs de la jeune génération ne semblent plus trouver preneurs auprès du grand public, comme en fait foi la baisse des tirages. Le fait qu’ils bouleversent grandement l’horizon d’attente des lecteurs de poésie de l’époque peut expliquer ce phénomène.

Dans son ouvrage Bien trop de livres?, Gabriel Zaid consacre un chapitre à la poésie contemporaine, affirmant que l’offre de recueils augmente sans cesse d’année en année, alors que la demande demeure stable et le public, relativement restreint[85]. Il serait intéressant de confronter cette affirmation à l’analyse d’autres collections de poésie des décennies 1980, 1990 et 2000. Par exemple, les Écrits des Forges s’affichent d’emblée comme un éditeur de poésie dont les ouvrages, relativement peu coûteux, sont réimprimés, réédités et lus à travers le monde[86]. Des événements comme le Festival International de la Poésie de Trois-Rivières et les ententes de coédition, nouées avec de nombreux éditeurs, autorisent l’éditeur à rejoindre un public relativement élargi. En insistant notamment sur les préfaces des recueils, où sont énoncés les préceptes théoriques et esthétiques de nouvelles poétiques, et sur quelques éléments historiographiques et sociologiques (histoire de la maison d’édition, ou de la collection, et particularités, matérialité des ouvrages, prix, coédition, public visé, etc.), il serait possible de cerner les communautés interprétatives greffées à telle maison d’édition ou collection et, par la même occasion, d’identifier le public visé par les dites communautés.