Corps de l’article

Le projet des Lumières à travers l’Encyclopédie était déjà de « faire reculer l’obscurantisme en rendant la Raison publique[1] » mais c’est dans la deuxième moitié du xixe siècle que s’est mise en place la forme dominante de la diffusion publique de la science, qu’est la vulgarisation scientifique. La diffusion des savoirs se veut alors comme un facteur de progrès social et technique. Elle participe aussi au renforcement d’une conscience collective nationale, en appui à la iii e République, mobilisation au service d’un projet politique qui érode singulièrement le message universel et humaniste des Encyclopédistes[2]. Aujourd’hui, la diffusion des sciences s’impose toujours comme une nécessité, d’autant que l’environnement quotidien est de plus en plus assujetti à des choix technico-scientifiques et façonné par les applications des découvertes dans tous les domaines. Pourtant, les enjeux paraissent peu clairs. La notion de culture scientifique est ambiguë et fait référence à des attentes et des modes de relations entre science et société en pleine évolution, souvent marqués par le soupçon voire le malentendu. Par ailleurs, avec l’apparition et le développement du numérique, les moyens d’accès aux savoirs ont changé. La mise à disposition directe d’un ensemble quasi infini de connaissances et d’informations dans tous les domaines semble remettre en cause le recours à une quelconque médiation ou permettre de s’en dispenser. Un tel contexte invite donc à s’interroger sur cette forme spécifique de médiation que constitue la vulgarisation – et plus largement la publicisation de la science. Tributaire de nombreuses déterminations, elle paraît avoir de multiples rôles et suscite, de ce fait, nombre de questions sur la place des médiateurs.

Cet article est issu d’une communication présentée lors du colloque « L’écrit et ses médiations : pratiques et expérimentations. Médiations et espaces du livre », organisé par la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges Pompidou à Paris, qui s’est tenu les 14 et 15 novembre 2009. Il reprend, pour partie, des analyses que nous avons développées dans des travaux antérieurs sur la question de la publicisation de la science dans l’édition scientifique de vulgarisation[3].

Nous développerons l’idée que si les pratiques de « mise en public » de la science, dans lesquelles l’écrit tient encore une place importante, ont considérablement changé ces dernières décennies et continuent d’évoluer avec notamment l’apparition de nouveaux canaux et supports d’information, elles ne remettent pas pour autant en cause la place des médiateurs. Est plutôt en jeu le rapport que la société entretient avec le savoir.

Diffuser la science, une médiation problématique

Vulgariser, c’est rendre accessible à un public profane la production scientifique et, pour cela, faire appel à un médiateur qui va contribuer à combler le fossé entre la sphère de la science et le grand public. Quelque peu simpliste, ce modèle est hérité du xixe siècle, à un moment où le statut du savant change : « […] la science délaisse les salons lambrissés de l’aristocratie pour les laboratoires des grandes écoles[4] ». La production imprimée s’envole, les coûts des livres diminuent et l’alphabétisation progresse. La vulgarisation scientifique connaît son âge d’or dans un contexte marqué par l’idéologie positiviste et la foi dans le progrès des sciences. Outre la littérature, elle passe par le théâtre, la démonstration publique, les revues spécialisées… Aujourd’hui encore, elle est implicitement fondée sur l’hypothèse de cette séparation entre les scientifiques, ceux qui savent, et les profanes, le public ignorant. Le sociologue Michel Callon, en analysant différentes modalités de relations entre la science et la société, évoque cette dimension de l’instruction présente dans la vulgarisation.

Pour que la science puisse se développer et que la société profite des progrès qu’elle engendre, le fossé doit être comblé. La vulgarisation est une des solutions possibles : elle s’emploie à susciter la curiosité des profanes et incite les spécialistes à consacrer du temps à l’instruction de ceux-ci[5].

Le vulgarisateur peut ainsi se présenter comme un traducteur capable de mettre la science à la portée du grand public. Pour ce faire, il aura recours à différents procédés, substituant au savoir savant, ésotérique, un savoir accessible. La question de la vulgarisation scientifique, de sa réussite ou de son échec, est également souvent ramenée à un problème de communication. Il s’agit alors de recourir à divers procédés pour y remédier, ce que font par exemple les éditeurs d’ouvrages, faisant s’entretenir un scientifique et un journaliste, mettant en scène des personnages dont l’un est le « naïf », utilisant les techniques du reportage, du récit, une iconographie abondante, etc.

Ce modèle, en réalité, tend à occulter la complexité de cette forme de médiation et les changements qu’a connus la diffusion de la science en direction de non-spécialistes. Du côté des acteurs, ni les scientifiques, ni le grand public ne forment des ensembles homogènes. La sphère scientifique est composée en réalité de multiples communautés spécialisées dans des domaines précis. Le public (les publics), divers et morcelé, ne peut être considéré comme ignorant et sans aucune compétence. Il n’y a pas une frontière unique séparant scientifiques et non-scientifiques, souligne Jean-Marc Lévy-Leblond, mais une « multitude de hiatus particuliers[6] ».

Quant au médiateur, « troisième homme » chargé de reformuler en les rendant compréhensibles les connaissances scientifiques, il apparaît, certes, comme la figure emblématique de la situation de vulgarisation. Sa fonction, toutefois, recouvre un ensemble de pratiques qui dépasse la vulgarisation, comprise comme la simple transmission de messages préalablement adaptés. Sont ainsi plutôt utilisées les expressions de communication ou de médiation scientifique, de publicisation pour désigner l’ensemble des activités ayant trait à la diffusion de la science, qu’elles émanent d’organismes spécialisés dans l’animation scientifique (les Centres de culture scientifique et technique), des médias, des scientifiques, des établissements de recherche[7]. Les médiateurs sont des acteurs traditionnellement concernés par la vulgarisation (les journalistes, les éditeurs, les chercheurs, les enseignants), mais ils viennent aussi d’autres horizons (animateurs sociaux, communicants, organisateurs d’événements…).

Ces activités se sont par ailleurs professionnalisées et des formations à la communication scientifique existent. Le « métier » de vulgarisateur, au demeurant, n’est pas nouveau, ainsi qu’en attestent ses premières manifestations dans la deuxième moitié du xixe siècle. Les « pères fondateurs » tels Louis Figuier, pharmacien à l’origine, Camille Flammarion, spécialisé dans l’astronomie, ou encore l’entomologiste Jean-Henry Fabre se consacraient à cette activité et leurs ouvrages ou leurs écrits ont été de véritables succès éditoriaux[8]. Les formes que ce métier a prises au xxe siècle et plus particulièrement dans sa seconde moitié sont à mettre en rapport avec le développement des industries de la culture, de l’information et de la communication, et le poids croissant qui est le leur. Notamment, le constat est avéré d’une multiplication des médiateurs exerçant dans les sphères de la culture, de l’information (presse, professions de la documentation…) et de la communication (communication des organisations, événementielle, scientifique…) remarque Bernard Miège.

Ainsi, alors même que les développements techniques conduisent nombre d’experts et d’observateurs à constater l’émergence de pratiques d’auto-médiation, […], force est donc de remarquer que le contexte de ces usages nouveaux est celui d’un renforcement tendanciel marqué du recours à des professionnels[9].

C’est donc dans la continuité de tendances observables ces dernières décennies, que les changements liés à ce nouvel outil de communication qu’est Internet et la place des médiateurs sont à analyser, plutôt qu’en termes de crise des médiations ou de remise en cause des médiateurs. La finalité de cette médiation apparaît également complexe à appréhender. La légitimation de la notion de culture scientifique et technique s’est opérée dans les années 1970 avec à la fois l’idée totalement partagée de la nécessité d’une médiation entre science et société et sa critique qui remet en cause notamment la démarche elle-même de vulgarisation ou ses résultats. Celle-ci ne peut être réduite à un objectif de diffusion du savoir, d’ailleurs moins évident qu’il ne paraît. Outre un appauvrissement voire une dégradation des savoirs, reproche souvent formulé en particulier par les scientifiques, on lui impute une mise en spectacle de la science. À l’inverse du but recherché, elle aurait pour effet de maintenir l’écart entre science et société en les opposant comme deux entités distinctes[10]. Pour Michel Callon, ces idées d’une distinction radicale entre science et société et d’un problème qui serait d’abord celui de la qualité des relations à instaurer ont fait leur temps. Il montre notamment que la multiplication des groupes qui se sentent concernés par le développement des sciences et des techniques pose la question de l’organisation de leur coopération avec les chercheurs et les ingénieurs. « Au modèle de l’instruction publique se substitue progressivement celui de la co-production des connaissances[11] ».

En réalité, la vulgarisation joue des rôles multiples, souligne Yves Jeanneret, et se présente « comme une pratique désorientée », soumise à de nombreuses déterminations (scientifiques, culturelles, politiques, pédagogiques, commerciales, sociales…) et dont les véritables enjeux sont difficiles à définir[12]. S’agit-il d’accroître le niveau de connaissances ou d’information du public? De réconcilier ce dernier avec la science? De lui permettre de s’impliquer dans des débats sur des choix qui engagent la société? De rendre acceptables des innovations? La production éditoriale de vulgarisation par exemple, qui atteste l’existence d’un marché bien réel pour ce genre d’ouvrages, reflète cette diversité d’attentes dont la culture scientifique et technique est porteuse. Elle renvoie en effet à un contenu global très divers et hétérogène, comme le montre notamment la gamme très étendue des genres littéraires adoptés (essais, autobiographies, entretiens, enquêtes, fictions, livres pratiques, beaux livres), traduisant ces différentes logiques (à la fois intellectuelle et marchande, scientifique, sociale, voire artistique) dont elle dépend.

Les médiateurs sur la sellette

Sans doute faut-il mettre en relation cette difficulté à définir les objectifs de diffusion des sciences et la complexité de cette opération avec les interrogations sur la place des médiateurs que deux phénomènes viennent par ailleurs renforcer. Le premier a trait aux faibles résultats obtenus, mis en évidence par les évaluations sur les connaissances en science du public ou le déclin de l’attrait pour les filières scientifiques.

Ce que constatent inlassablement ces enquêtes, tout en feignant de plaider pour une plus large publicisation de la science auprès du public, relève Bernard Schiele, est que seule une minorité – la plus scolarisée – développe l’intérêt souhaité ou acquiert les compétences voulues pour réaliser le rapprochement espéré entre science et société[13].

Au demeurant, remarque-t-il, ce phénomène ne concerne pas seulement la culture scientifique et technique, mais aussi les cultures artistiques, littéraires ou économiques. Un tel constat peut sembler d’autant plus préoccupant qu’il s’inscrit dans un environnement social et politique faisant du développement de la culture scientifique et technique un véritable enjeu. Les pouvoirs publics en France n’ont ainsi de cesse de réaffirmer son importance ou de souligner la nécessité de revaloriser les études scientifiques. La diffusion des résultats de la recherche fait partie des missions des chercheurs, depuis les États généraux de la recherche en 1982. Plus récemment, le Plan national pour la diffusion de la culture scientifique et technique lancé en 2004 par le ministère de la Culture et celui de l’Éducation nationale et de la Recherche faisait de la culture scientifique et technique une priorité nationale. Il prévoyait notamment le Fonds Jules Verne, pour l’attribution de subventions à des projets de divulgation scientifique, créé au sein du Centre national du livre, financé à parité par cet établissement et la Cité des sciences et de l’industrie.

De fait, ce qui est en cause ici, c’est d’abord le modèle diffusionniste (ou « pédagogique ») que traduit cette conception de la circulation des savoirs scientifiques, faisant notamment l’impasse sur les travaux s’intéressant depuis une trentaine d’années aux relations science-société, et notamment sur les apports de la sociologie des publics. En particulier, une idée sous-jacente est que la méfiance vis-à-vis des sciences s’explique par un manque de connaissances et qu’il suffit de remédier à ce manque pour faire disparaître les réactions de rejet. Or, des études ont montré que, depuis les années 1960, ce sont « les catégories socio-professionnelles moyennes et favorisées, à fort capital scolaire, qui mettent le plus la science à distance critique[14] ».

Plus dérangeant ou radical pour l’avenir des médiateurs serait le second phénomène que constitue l’accès direct aux savoirs permis par les (nouvelles) technologies de l’information. Avec Internet, l’idée (utopique) d’un espace public ouvert à tous et abolissant tout intermédiaire prend corps. Sans doute, cette idée peut-elle trouver un écho particulier du côté de la vulgarisation dans la mesure où celle-ci relève de l’éducation non formelle, venant éventuellement remédier aux insuffisances ou carences de l’école et produisant des discours qui n’obéissent pas aux mêmes contraintes que les discours spécialisés ou pédagogiques. Internet semble alors constituer un formidable outil au service de tout un chacun.

Face à cette conception d’Internet, encore largement répandue et volontiers relayée par les discours politiques, plusieurs remarques peuvent être faites. La première, que nous ne développerons pas, porte sur le caractère réducteur de cette approche, accordant à la technique des effets déterminants, et centré sur l’outil, en l’occurrence le média, comme facteur de changement[15]. Par ailleurs, cette « désintermédiation » qui caractériserait l’univers numérique suppose en réalité des médiations de différents ordres à commencer par celle d’ordre technique (celle de la machine, du logiciel ou du moteur de recherche, par exemple). En s’intéressant au développement du concept de communication médiatisée, Daniel Peraya souligne ainsi que le terme de médiatisation désigne « la mise en forme propre à un média ». « On médiatise un contenu, on l’exprime dans le langage caractéristique d’un média donné », ce processus « incluant les aspects tant conceptuels que technologiques ». En revanche, la médiation est entendue au sens de relation.

Dans le champ de la didactique […], la médiation désigne le rôle de médiateur de l’enseignant qui s’interpose comme un facilitateur entre l’apprenant et les contenus qui font l’objet de l’apprentissage[16].

Cette distinction entre médiatisation, c’est-à-dire médiation technologique assurée par l’instrument, et médiation humaine permet de rappeler, remarque cet auteur, la dimension relationnelle que comporte tout acte pédagogique, de même que tout acte de communication. Une telle analyse nous semble intéressante pour évoquer les logiques à l’oeuvre avec Internet comme outil de connaissance, tendant à faire oublier par l’accessibilité directe à certains contenus, d’une part, l’opération de médiatisation dont ils ont fait l’objet et d’autre part, la médiation dont ils ne sauraient toujours se dispenser.

En second lieu, la difficulté de se repérer dans un tel espace, de hiérarchiser les informations, voire de s’assurer de leur fiabilité, tend à restaurer la nécessité de médiations. En ce qui concerne les connaissances scientifiques, elles peuvent apparaître d’autant plus indispensables qu’Internet brouille les frontières et pose la question du statut des discours – spécialistes, scientifiques, profanes, experts, grand public – le risque étant la diffusion d’informations fausses, d’interprétations erronées, voire de dérives. Ces médiations peuvent ainsi s’inscrire dans la continuité de fonctions anciennes comme la fonction éditoriale, les éditeurs traditionnels ayant bien, peu ou prou, ce rôle de tri et de labellisation. Par exemple, dans le secteur de l’édition scientifique française de vulgarisation, Rémy Rieffel remarque que « les éditions Odile Jacob fonctionnent tout à fait comme une instance de consécration de clercs déjà reconnus dans leur domaine de compétence[17] ». Une telle analyse pourrait être élargie à d’autres collections comme Le Temps des sciences (Fayard) ou La Nouvelle Bibliothèque scientifique (Flammarion). Ce positionnement privilégié de certains amplifie la concurrence entre les éditeurs qui cherchent à attirer et à fidéliser les « bons » auteurs, ces derniers contribuant à leur tour à renforcer la valeur de la collection pour les lecteurs mais aussi pour d’autres auteurs. Ce « pouvoir légitimant » est lié à la place de la maison dans le champ éditorial, à son histoire, son catalogue, à la personnalité de son responsable… Éric Vigne, éditeur chez Gallimard (secteur des sciences humaines et sociales) caractérise ainsi la médiation éditoriale :

L’éditeur travaille dans l’écartèlement entre les exigences de légitimité institutionnelle de l’auteur et les réquisits d’une commercialisation sans laquelle son oeuvre, vecteur d’une légitimité potentielle, ne rencontrera intellectuellement, faute de circuler, aucune notoriété possible[18].

À travers cette remarque, la question qui apparaît en filigrane, est celle des « critères » conférant ce pouvoir de labellisation, qui ne sont pas directement transposables, en l’occurrence du secteur de l’édition traditionnelle au secteur du numérique. Soulignons que cette question est centrale dans le processus d’information scientifique, les normes de validation et de certification des connaissances ayant conduit à un système de hiérarchisation des revues spécialisées au sein duquel le support électronique n’a pas (encore) une place totalement reconnue.

Ces médiations peuvent également prendre des formes nouvelles comme le « blogging scientifique », forme innovante de communication directe dont Evelyne Broudoux et Ghislaine Chartron analysent les différents objectifs, parmi lesquels la diffusion de la science.

Le premier projet est celui d’une communication de la science à un public élargi, l’enjeu est alors de porter dans la sphère publique les débats scientifiques, liés à des enjeux sociaux et politiques comme la biodiversité, l’évolution du climat, le créationnisme… Ce type de blogs renouvelle les médias de vulgarisation scientifique dont l’objectif est la communication publique de la science, ces blogs sont une nouvelle source d’information pour le journalisme scientifique[19].

Il s’agit là d’une sorte de « médiation médiatisée » notion utilisée par Daniel Peraya[20] pour définir les situations dans lesquelles la médiation humaine est médiatisée comme c’est le cas dans le tutorat à distance, les formes de télé-présence ou de présence à distance. Sandrine Reboul-Touré quant à elle, montre comment, dans des textes de vulgarisation écrits pour le support informatique, les liens hypertextes permettent au vulgarisateur de commenter ou développer certains points de son propos. « Le “dialogue” avec le lecteur non-spécialiste » se réalise « dans une autre dimension, une autre “couche textuelle”[21] ».

Une reconfiguration du rapport au savoir

En effet, le changement, plutôt que celui de la place des médiateurs ou de leur rôle, vient sans doute de celui du rapport au savoir qu’entretient la société. Certes, la diffusion des sciences a pour ressorts principaux plusieurs idées-force : le fait que les sciences et les technologies sont au coeur du système productif et imposent la transmission des valeurs qui sont aux fondements de la modernité; la nécessaire adaptation aux changements pour maintenir la capacité économique de la nation, supposant la maîtrise des principes fondamentaux des sciences et de la technologie et une actualisation rapide des connaissances et des compétences; l’importance d’un « contrôle social » de la parole des experts et du développement d’une « démocratie technologique »; enfin, l’intégration des sciences aux côtés des autres composantes de la culture. Ces idées constituent en quelque sorte le noyau dur rassemblant les acteurs de la culture scientifique et technique et sont périodiquement réaffirmées, remarque Bernard Schiele[22]. Mais cette réaffirmation intervient – dans des contextes certes différents, mais aujourd’hui comme à d’autres périodes – « au moment même où la mise en place de nouvelles conditions de production – ouvertes par une succession d’innovations marquantes – exige une acculturation rapide des acteurs sociaux[23] ». En d’autres termes, selon cet auteur, ce consensus autour de notions dont on ne peut mettre en cause la légitimité (partager le savoir, élever le niveau de culture scientifique), masque en quelque sorte l’essentiel qui réside dans le changement des rapports entre la science et la technique, et la société.

Christophe Bonneuil[24] à partir des nombreux travaux sur cette question, définit ainsi trois grandes transformations. La première, à partir des années 1970, est à mettre en relation avec la mondialisation. « La recherche tend à s’effectuer dans des cadres moins disciplinaires, plus liés au contexte d’usage – que ce soit pour l’innovation ou pour l’expertise publique – et dans des institutions hybridant normes publiques et normes privées [...][25] ». La recherche étant de plus en plus pilotée par le marché, elle est aussi de plus en plus liée aux usages auxquelles elle peut donner lieu et déterminée en fonction de ses applications. C’est « la valeur privée des innovations potentielles plutôt que leur valeur publique à long terme[26] » qui est privilégiée. La deuxième transformation vient de la question du risque, qui s’est imposée dans l’espace public, avec le sentiment d’ « un abandon du pacte social entre État, marché, science et société » et un décrochement de celle-ci vis-à-vis des institutions qui étaient auparavant garantes de ce pacte. Celui-ci au demeurant n’est pas spécifique à la science et ses effets sont perceptibles dans de nombreux secteurs. Enfin, la troisième est due à l’implication de plus en plus forte de « profanes » dans la recherche et l’innovation (usagers, malades, publics, militants, etc.) se traduisant par la mobilisation de nouveaux acteurs collectifs (associations, collectifs de victimes…) et de nouvelles « arènes » (judiciaire, médiatique) où se déroulent les controverses.

Cette analyse met notamment en évidence la remise en cause d’une représentation de la science – et des scientifiques – comme un univers en quelque sorte extérieur, à part, et une conception de la connaissance qui n’est plus valorisée pour elle-même, mais en fonction de ses applications, même si, bien sûr, le développement économique a toujours constitué un moteur puissant de la recherche. Elle conduit par ailleurs à réinterroger la relation linéaire implicitement établie entre recherche, découverte, innovation et progrès ou mieux-être social. Pour le philosophe Dominique Lecourt, nous vivons encore sur une représentation, largement dominée par la conception scientiste, de la science comme garantie absolue de la justesse de l’action. Or, souligne-t-il, l’action humaine n’est pas cela.

L’action humaine commence non pas par la connaissance mais par l’ignorance, par l’ignorance qui s’ignore elle-même par l’illusion du savoir. C’est quand nous nous heurtons à des difficultés que nous réfléchissons sur les principes de notre action et que nous pouvons commencer à rectifier notre ignorance pour en faire de la connaissance[27].

La question philosophique majeure, qui va décider du rapport entre la politique, la science et la société, considère ce philosophe, se situe dans le rapport que nous établissons entre l’action et la connaissance. Elle traverse les débats actuels – et l’impasse dans laquelle ils se trouvent – sur le principe de précaution, et plus généralement les conduites à tenir face à des phénomènes par rapport auxquels il n’existe pas de certitudes (le climat, les organismes génétiquement modifiés etc.).

Ces analyses sur l’évolution du statut du savoir – au service d’une finalité –, sur sa représentation – comme fondement de l’action – permettent de réfléchir au mode particulier de connaissance que constitue Internet. Rappelons d’abord la distinction nécessaire à faire entre les notions d’information et de savoir que les (nouvelles) technologies de l’information tendraient peut-être à faire oublier. Le savoir est produit par un traitement de l’information, un travail de classement, d’analyse et de réflexion sur celle-ci. Autrement dit, de même que « la production de données non structurées ne conduit pas nécessairement à la création d’informations », de même « toute information n’est pas synonyme de savoir[28] ». Or, Internet, en donnant accès à une masse quasi infinie d’informations, peut d’une part donner l’illusion d’un savoir et d’autre part, contribuer à une conception qui instrumentalise la connaissance en ne la faisant percevoir qu’à travers son utilité, sa pertinence pour une utilisation donnée, sa dimension stratégique, par exemple, dans le cas des entreprises.

C’est, dans une certaine mesure, l’ambiguïté soulignée dans des critiques portant sur les services d’information en ligne, tel que celui mis en place, en 2004, par la Bibliothèque de Lyon, « le Guichet du Savoir », pour répondre, dans un bref délai, à une demande ponctuelle. Celle-ci s’en défend et rappelle qu’il s’agit d’un service parmi d’autres de l’établissement. Sa création a été notamment motivée par le constat d’une prise en compte insuffisante de certains publics dans la mesure où l’offre « traditionnelle » des bibliothèques insiste d’abord « sur la construction autonome de la culture personnelle ».

[…] elle néglige la demande de connaissances qui ne s’inscrit pas dans cette durée, demande qui se retrouve de fait extérieure aux bibliothèques ou qui y intervient seulement à travers des pratiques personnelles « braconneuses ».

On pense bien sûr aux personnes à faible bagage culturel, mais également à celles dont les besoins – par exemple professionnels – relèvent davantage d’une lecture rapide ou utilitaire, et enfin à tout un chacun, qui, dans sa vie courante, rencontre des interrogations hors de son champ personnel de compétences[29].

Dans ce mode de recours aux bibliothèques, qui constitue au demeurant une pratique médiée, c’est la représentation de la bibliothèque, privilégiant la dimension de lieu de savoir, permettant une ouverture, un élargissement des perspectives, qui est mise en cause au profit d’une pluralité de dimensions, y compris celle d’un savoir restreint à une utilité ponctuelle.

Conclusion

La vulgarisation scientifique et plus globalement l’ensemble des pratiques de publicisation de la science sont des formes complexes de médiation conduisant avant tout à s’interroger sur les relations que la société entretient avec la connaissance. En ce sens, l’accès « direct » au savoir, permis par les technologies du numérique, suppose d’être examiné, en particulier à travers les représentations du savoir qu’il contribue à imposer. Internet ne signifie pas, en réalité, la disparition des médiations. Il en met en jeu différentes autres formes. Par ailleurs, la maîtrise de cette nouvelle médiatisation des connaissances, que constituent les (nouvelles) technologies de l’information, est devenue une dimension de la culture scientifique et technique qui se révèle comme un nouvel enjeu pour les médiateurs. Plus généralement, il convient de réfléchir aux modalités selon lesquelles Internet tend à se constituer en nouvel espace pour la communication scientifique et contribue à renouveler les formes de celle-ci.