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Dans City of Glass, Paul Auster entrelace jusqu’à former un noeud serré les représentations incarnées de quatre hommes du livre : Daniel Quinn, auteur de romans policiers et protagoniste; William Wilson, son double de plume qui signe ses romans; Max Work, narrateur et héros de ces mêmes livres dont Quinn voit, au cours de son périple new-yorkais, un exemplaire dans les mains d’une lectrice; Paul Auster, enfin, homonyme de l’auteur et détective privé dont l’identité est, bon gré mal gré, usurpée par Quinn. Autre genre, autre pays, même mise en abyme à l’exposant de l’écrivain, de ses doubles fictifs, du livre et des hommes qui le font ou le passent : dans la série Les Incidents de la nuit de David B., le héros narrateur explore les dédales d’une librairie sans limites à la recherche d’un exemplaire des Incidents de la nuit, recueil fictif d’histoires fantastiques datant de 1829, vu en rêve. Le héros et ses doubles (une ombre, un squelette, un être de papier) se perdent dans un univers de rêve éveillé (ou de réalité rêvée) et y retrouvent Émile Travers, directeur des Incidents de la nuit, mort écrasé par une pile de livres. Ces intrications d’identités fictives et de représentations de l’objet-livre, qui sont autant de réflexions sur l’effet de réel produit par l’oeuvre narrative et sur les limites du système littéraire, Paul Auster et David B. les poussent jusqu’à l’étourdissement. Elles sont cependant présentes, à des degrés divers, dans un nombre incalculable d’oeuvres narratives, qu’il s’agisse de romans, de bandes dessinées ou encore de films.

Le procédé de la mise en abyme de la littérature dans le texte littéraire a été bien balisé, dans une perspective narratologique, par Lucien Dällenbach[1]. Les représentations littéraires du livre et de la lecture ont aussi fait l’objet d’études thématiques fouillées[2]. André Belleau a quant à lui inauguré, sur un corpus de romans québécois, une riche réflexion sociocritique sur la mise en récit de l’écrivain fictif[3]. Tout en tirant profit de ces acquis, le présent dossier voudrait lancer de nouvelles pistes de recherche et étendre la réflexion à de nouveaux corpus.

Observer les présences, dans le livre, du livre, de l’auteur et des métiers du livre permet d’ouvrir la focale et, ce faisant, de rendre visibles des particularités dans les procédés de référentialité que mettent en jeu de nombreux textes littéraires[4]. En effet, ce n’est pas à la création et aux textes littéraires tels qu’ils apparaissent dans l’oeuvre que les sept contributions de ce dossier s’intéressent, mais plutôt aux représentations littéraires du livre et de la « production du littéraire » – entendons par là sa production technique (sa fabrication), économique (sa mise en marché) et symbolique (l’attribution de sa « valeur » sur le marché des biens culturels). Qu’en est-il des représentations des médiateurs – critique, éditeur, traducteur, libraire, agent, illustrateur, pour n’en nommer que quelques-uns – qui contribuent à mettre au monde, à faire passer et à légitimer le livre? Pour le dire autrement, comment s’organise, dans l’économie même de l’oeuvre, la référence aux acteurs du « petit monde du livre », tel que le nomment Lucien Febvre et Henri-Jean Martin dans L’apparition du livre[5]? Et que dire de l’objet-livre lui-même, dont les multiples occurrences dans la fiction témoignent du rôle qu’il joue dans l’univers social, réel ou fictif?

Ces questions se révèleront d’autant plus pertinentes ici que la représentation littéraire du littéraire n’est pas sans effet sur la littérature elle-même et sur le système qui la prend en charge. Il y a deux raisons à cela, d’ordre fort différent. D’abord, la pratique (auto)référentielle bouscule « l’effet de réel[6] » que tout texte narratif porte en lui. Pour que l’effet de réel joue à plein, l’oeuvre littéraire doit taire ou rejeter vers le paratexte son rapport au monde extratextuel, ou plutôt elle ne doit s’engager qu’avec la dernière prudence sur le chemin de la référence au monde réel – via un système de signes approprié – dans la « société du texte[7] ». Le danger est encore redoublé s’agissant de la représentation du monde littéraire, dont l’écrivain a un savoir qui échappe au lecteur. Or, c’est le propre de l’autofiction et du roman à clés, les deux genres qui systématisent la représentation littéraire de la production du littéraire, de chercher à dire le social de façon directe (malgré le codage éventuel); que l’on pense seulement aux romans de Christine Angot d’un côté et aux Mandarins de Simone de Beauvoir de l’autre. Dans ces classes de texte, l’auteur ne nous laisse pas le suivre dans la recomposition d’un monde par la fiction, il nous indique au travers de la fiction un parcours fléché vers le monde réel[8].

Littérature et représentation du littéraire interfèrent sur un autre plan. Montrer dans la fiction les dessous de la vie littéraire et de la fabrique des oeuvres questionne l’articulation entre le monde de la littérature – comme les mondes de l’art, de la peinture, du cinéma, etc. – et le monde social dans lequel celui-ci s’enchâsse. Longtemps la croyance, aujourd’hui résiduelle, dans le pouvoir et la valeur de la littérature a reposé sur l’illusion que cet enchâssement n’avait rien à voir avec la littérature, que le champ littéraire se suffisait à lui-même et que les écrivains qui le peuplent ne vivaient que pour écrire, préférablement seuls. En conséquence, parler de la vie littéraire non pas dans des textes réputés ancillaires (correspondances, journaux intimes, souvenirs), mais au coeur des oeuvres d’imagination revient pour l’écrivain à reconnaître, malgré ses prétentions souvent réitérées à ne relever que du « régime vocationnel[9] », qu’il fait profession de la littérature; aussi bien, faire surgir dans le texte le microcosme littéraire aboutit chaque fois à révéler l’hétéronomie relative de celui-ci et donc à contrecarrer l’idéologie de l’autonomie et de l’autotélicité qui domine depuis deux siècles dans le champ littéraire français[10].

De ces deux mises en tension inhérentes à la pratique de la référence littéraire, il ressort que le thème ici privilégié offre un terrain idéal pour conjoindre les acquis de disciplines dont le dialogue a été aussi fécond, quand il a été mené avec volontarisme, que frileux lorsque chacun s’est replié sur son pré carré : narratologie, sémiotique, histoire littéraire, sociocritique, histoire du livre et de l’édition, sociologie de la littérature. De la même façon, le présent dossier a voulu porter ces questionnements tous azimuts, sans favoriser un corpus ou un genre, sans limiter la réflexion à un ensemble clos de motifs. Au contraire, les articles qui le composent partent à la découverte de corpus peu exploités ou reprennent à nouveaux frais l’étude d’oeuvres consacrées. Dans certains cas, nous plongerons en profondeur dans l’oeuvre d’auteurs (Zola, Céline, Mathieu) qui ont fait du jeu sur la référentialité littéraire un enjeu premier; dans d’autres cas, nous parcourrons de vastes ensembles d’oeuvres à la recherche de constantes dans la représentation du livre et de ses producteurs. Nous verrons alors se télescoper des objets, des univers, des façons d’être seul ou ensemble, des ethé[11], des scénarios auctoriaux[12], des postures d’auteur[13] ou encore des figurations[14]. Nous constaterons aussi que la constitution de répertoires référentiels induit des procédures de légitimation (de l’auteur, de l’oeuvre, du genre, du champ tout entier) au coeur même de l’oeuvre, en particulier dans des genres (la bande dessinée, le roman jeunesse) contraints à écrire leur propre histoire par les oeuvres pour compenser la rareté des relais universitaires ou érudits.

L’article de Frédérique Giraud fait surgir une première question inévitable dès lors que l’auteur figure l’écrivain : que reste-t-il de lui dans son double fictif? Comment, par quelles modalités, avec quelles contraintes se met-il en fiction? L’article explore une sorte de cas d’école : la figure de Sandoz, « double potentiel » d’Émile Zola dans son grand roman de la vie artistique, L’Oeuvre. Tout semble rapprocher Zola et Sandoz : détails biographiques, portrait en pied, situation dans le champ littéraire. L’Oeuvre ne se compare cependant en rien à une autobiographie, moins encore à une autofiction. Au-delà de la signalétique du personnage, Zola projette dans Sandoz un certain rapport au champ littéraire, à l’ambition, à l’ascension sociale par les lettres qui contraste avec la descente aux enfers de Claude Lantier, le créateur pur et inadapté. Ainsi Zola, en donnant une « image orientée » de son identité d’écrivain, rejoue par la figuration la posture du bourgeois parvenu, mais intransigeant, qu’il construit au même moment dans ses écrits critiques.

C’est aussi de l’écrivain et de ses postures dont il est question dans la contribution de Jean-Philippe Martel, mais d’un rapport opposé de l’écrivain au champ littéraire tel que relancé par la fiction. Autant le Sandoz de L’Oeuvre figurait une réussite sociale que Zola a toujours tenté de justifier (voir les accusations de « banquisme » qui n’ont cessé de pleuvoir sur lui), autant le Céline de Mort à crédit, D’un château l’autre ou encore de Nord, romans aux confins d’une autofiction qui n’a pas encore de nom, représente le refus, sublime et grotesque, de se plier aux règles du jeu, littéraire, social, politique. Exilé et conspué, Céline conditionne par la fiction sa propre réception; il construit sa propre légende d’ouvrier du verbe contraint de vendre de la copie au profit d’éditeurs qu’il insulte abondamment, puis de « salaud » proscrit et infréquentable. Dans les deux cas, il attribue à son indépendance, à son « autonomie » son insuccès de vente et la détestation dont il fait l’objet[15]. Ce faisant, conclut l’auteur de l’article, Céline déjoue et surjoue en même temps l’illusion référentielle propre à tout roman.

Pascal Brissette et Michel Lacroix se tournent vers la représentation non plus du monde littéraire, mais de l’objet-livre dans le roman. Ils se plongent dans le vaste corpus des romans de la vie littéraire qu’étudie le GREMLIN[16] pour s’interroger sur les topiques associées au livre, à ses fonctions, à ses formes. Passant de Félicité de Genlis à Georges Duhamel, de Germaine de Staël à Louis Fréchette, ils repèrent ce qui paradoxalement a été peu vu, à savoir que l’objet-livre est souvent absent de ces romans de l’écrivain(e). Les auteurs montrent alors que, si le statut paradigmatique d’Illusions perdues n’est pas remis en question, l’omniprésence dans cette oeuvre de Balzac du livre et de ses procédés de fabrication s’avère exceptionnelle dans les romans de la vie littéraire. Certes, on y parle de littérature, on se plaint de la transformation de la pensée en marchandise[17], mais on n’y voit guère de livres. Davantage que le travail de l’écrivain ou que le fruit de son labeur, c’est l’hypostase romantique de l’artiste – sublime ou dévoyé – qui est montrée, et ce, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Romans de la vie littéraire, les oeuvres composant le corpus analysé par le GREMLIN ne sont que rarement des romans de la matérialité littéraire.

C’est également l’imaginaire du livresque, cette fois étudié sous l’angle d’une matérialité bien ancrée, qui occupe Sophie Drouin dans son article. Ce dernier, précise l’auteure, questionne le rôle de l’écrit dans la société fictive et réelle, tel que vu par Claude Mathieu. Publié en 1965, au coeur de la Révolution tranquille, le recueil La mort exquise de Mathieu déploie en effet une multitude de représentations de l’écrit, déclinées sous plusieurs formes, de l’objet-livre à la bibliothèque. Dans les nouvelles, on conserve, classe et range les livres tels des trésors, des objets précieux symboles d’une grande érudition. Ils y prennent une importance si grande qu’ils envahissent littéralement l’espace mis en fiction et la vie des personnages, jusqu’à se substituer à eux. Évoquant le désir d’immortalité des hommes et la pérennité des oeuvres – thèmes abordés directement par Mathieu dans ses Écrits –, la fiction pose ici les objets écrits comme les gardiens d’un passé, les vestiges d’une civilisation, mais aussi comme les ruines sur lesquelles ériger un destin collectif.

D’emblée, on pourrait s’attendre à le voir qualifié d’austère, d’ennuyeux, voire de rébarbatif : dans la fiction, le dictionnaire revêt toutefois de multiples fonctions et se prête à différents usages, qu’étudie ici Aline Francoeur. Ciblant, parmi toutes les figurations de l’écrit, celles du dictionnaire dans les oeuvres d’écrivains français des xixe et xxe siècles principalement, l’auteure de l’article dresse en effet un portrait pluriel de ce livre qui accompagne si souvent le travail d’écriture. Déclinées en six catégories, les représentations du dictionnaire le donnent à voir à la fois comme un ouvrage de référence, une figure d’autorité, une lecture de tous les jours, l’oeuvre d’une vie; elles le ramènent également à son statut d’objet, de bibelot, et en dessinent une image multidimensionnelle variable. Symbole d’unité – par la conception plutôt simple que l’on en a – et de multiplicité – par la panoplie de représentations que nous en fournit la fiction –, ce partenaire indéfectible de l’écrivain réel, note l’auteure, trouve dans les oeuvres son usager principal en l’écolier.

L’article de Sylvain Lesage se propose quant à lui d’examiner les occurrences de l’album dans la bande dessinée franco-belge, qui, face à l’incursion marquée de cette dernière sur le marché des biens culturels, se multiplient dans les années 1950 et 1960. D’abord limitées à de simples clins d’oeil à des oeuvres contemporaines, ces représentations s’inscrivent progressivement dans un processus de légitimation de la bande dessinée à titre de neuvième art : elles deviennent, pour les auteurs, un moyen de rendre hommage aux maîtres du genre, de construire une véritable mémoire du médium. Plusieurs types d’allusions à l’univers de créateurs sont ainsi repérés. Outre les mises en abyme d’albums, le concept de « case mémorable » évoque les scènes qui ont imprégné l’inconscient collectif au point où, reprises à toutes les sauces, elles sont immédiatement reconnues par les lecteurs – l’auteur cite à cet égard la scène de la chute du lit, imaginée par Winsor McCay dans Little Nemo et transformée en lieu commun de la bande dessinée. L’article se termine sur l’avènement d’une nouvelle fonction de l’album dans l’album, dans les années 1990 : le foisonnement de bandes dessinées auto-réflexives qui permettent à leurs auteurs d’explorer et de questionner le processus de création, en travaillant, par exemple, la matérialité même de l’oeuvre.

Si l’album dans l’album de bande dessinée contribue grandement à légitimer le genre, les scènes de lectures représentées dans les livres pour la jeunesse visent plutôt à orienter l’acte de lire. S’appuyant sur un corpus français des années 1980 à 2005 – période où s’affirme résolument la volonté de redonner aux jeunes le plaisir de la lecture –, Gilles Béhotéguy analyse ces livres porteurs d’une idéologie didactique, présentant un rapport à la lecture idéalisé, presque mythique, dont il questionne la pertinence en regard du public visé. Dans l’espace des fictions destinées à la jeunesse, le livre apparaît effectivement comme un objet d’élection, d’érudition, voire de fantasmes; on y véhicule de plus une image stéréotypée de l’acte de lecture, lequel s’accomplit en position allongée, en solitaire, dans un endroit fermé à l’abri d’un monde extérieur souvent évoqué comme hostile. La question que se pose l’auteur en terminant vise le décalage intergénérationnel entre les écrivains lettrés, bibliophiles, et les lecteurs, mais elle concerne plus largement la représentation contemporaine du littéraire dans la littérature : parce qu’ils ne se retrouvent guère dans ces mythologies de la lecture, les lecteurs ne risquent-ils pas d’en venir à considérer le livre comme une curiosité?

En varia, l’article de Marie-Ève Riel retrace le parcours éditorial pour le moins atypique d’Alain Stanké, fondateur des Éditions internationales Alain Stanké en 1975. Puisant surtout dans les mémoires de ce dernier, l’auteure dégage le portrait d’un homme téméraire et ambitieux, qui entend, dès la création de sa maison, se spécialiser dans l’édition de romans à grands tirages et investir le marché international. De fait, il court-circuite notamment l’éditeur français Robert Laffont en traduisant directement au Québec les best-sellers américains, puis en les exportant en France. Entre le développement des instant books, les stratégies promotionnelles d’envergure – lancements grandioses, apparitions médiatiques, concours – et la création d’une collection en format de poche rééditant des classiques de la littérature québécoise, le « loup canadien » met tout en oeuvre pour se démarquer de ses concurrents. Si ses déboires avec la justice (avec le cas Gabrielle Roy) l’auront forcé à diminuer sa production, il n’en demeure pas moins, comme l’évoque l’auteure en terminant, que Stanké a su conjuguer avantageusement légitimité culturelle et velléités commerciales.