Corps de l’article

Depuis plusieurs années je consacre une grande partie de mes recherches sur les différentes écritures de voyage. Vaste projet comprenant tout à la fois la prise en compte de production scripturale pendant le voyage — carnets, blogs en sont les meilleurs exemples — et de retour — tel que le courrier adressé à des guides de voyage. Ce dernier corpus — tout au moins une partie — me permettra d’émettre quelques propositions sur la problématique de la réception et l’utilisation des vadémécums. Les éléments informatifs nous seront délivrés grâce à la correspondance adressée aux guides et plus particulièrement au guide de Lonely Planet.

Cette correspondance, qu’est-elle exactement?

Pour la plupart des guides la première nécessité est de fournir à l’ensemble de leurs lecteurs des informations fiables. Pour ce faire, chacun à sa manière fait appel aux voyageurs. Le courrier des lecteurs est une source d’informations complémentaires qui seconde les enquêteurs officiels. Ainsi dans le Guide du routard, on trouve dans la rubrique « Les Routards parlent aux Routards », une rubrique qui commence ainsi :

Faites-nous part de vos expériences, de vos découvertes, de vos tuyaux pour que d’autres routards ne tombent pas dans les mêmes erreurs. Indiquez-nous les renseignements périmés. Aidez-nous à remettre l’ouvrage à jour. Faites profiter les autres de vos adresses nouvelles, combines géniales[1]….

Ce genre d’appel est une pratique courante pour ce type d’ouvrage, on le trouvait déjà dans les premières éditions du Baedeker à la fin du XIXe siècle.

L’ensemble des lettres reçues forme un corpus hétérogène tant les motivations d’écriture peuvent changer d’un touriste à l’autre. Certains le vouvoient, d’autres osent des formulations plus familières, mais tous communiquent ou tentent de communiquer avec le vadémécum. Entre ces lettres et les guides, il y a une interaction effective, loin encore d’un dialogue au niveau réel, mais suffisant pour pouvoir tenter d’associer les concepts de communication, d’interaction et l’approche générale de la théorie de la réception[2].

Cependant, l’exigence méthodologique demande quelques explications sur le corpus. Il est composé de lettres que le guide de Lonely Planet reçoit quotidiennement depuis des années. Ce courrier est classé selon les pays ou aires géographiques comme l’Asie Centrale.

Pour cet article, le corpus est constitué de courriers manuscrits adressés entre 2000 et 2002 et concernant uniquement l’Asie du Sud-Est[3]. Cela représente un total de 130 lettres dont 26 traitant du Cambodge, 11 du Vietnam, 35 du Laos, 26 du Myanmar, 32 de Thaïlande. Il n’a pas été pris en compte les courriels. En plus de ce corpus, une autre source a été mise à profit : Le Journal de Lonely Planet. Il s’agit d’un petit journal qui sortait encore récemment tous les deux mois, composé d’une dizaine de feuillets. Il était envoyé à toute personne en faisant la demande ou tout lecteur ayant fourni des informations jugées intéressantes par le guide. Il livre de nombreuses informations : dates de fêtes religieuses, nouveaux sites classés par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), conseils pratiques, etc., mais surtout il est constitué pour l’essentiel d’extraits de lettres de lecteurs. On remarquera qu’il ressort peu d’informations sur les auteurs des lettres. Même si le nom et le prénom sont présents systématiquement, ainsi que le lieu de domiciliation, il y a peu d’informations personnelles sur les auteurs, considérant la quantité de courrier. On ne peut donc établir une photographie complète de ces lecteurs basée sur les distinctions séculaires de classes, de rang social ou de classe d’âge. Les correspondants présentent avant tout leur voyage. C’est le voyage qui fait identité, les particularités biographiques sont tues pour ne laisser que les évènements significatifs du voyage. Cela explique en partie la double difficulté d’établir un portrait fiable de ces auteurs et de savoir s’il existe une corrélation entre le lecteur-acheteur et le lecteur-correspondant. Cependant, on ne peut que constater l’écart important entre le nombre de guides vendus annuellement et le nombre de lettres ou de messages adressés au guide[4]. Les correspondants sont peu nombreux en comparaison, mais suffisamment importants pour piquer la curiosité d’un anthropologue.

Pour traiter ce corpus, il a donc été nécessaire d’établir une typologie basée sur les principales caractéristiques intrinsèques des lettres. Ainsi, cinq types[5] ont été dégagés et classés selon leur importance quantitative : le pragmatique, le dénonciateur, le promoteur, l’initié et enfin le grégaire ou le panurge.

C’est ce dernier type qui va nous intéresser plus particulièrement. L’évocation du personnage de Rabelais est à mettre en relation avec l’événement des moutons sautant tous à l’unisson dans la mer. En effet, cet épisode est apparu comme une évidence au fur et à mesure que l’on pouvait lire des critiques virulentes envers le guide pour son manque de clairvoyance et de précisions. Critiques équivoques puisque après tout un vadémécum ne fait que décrire et ne fournit une information que pour un espace et un temps donnés. Mais les remarques ne s’arrêtaient pas à cette seule dimension, elles impliquaient le guide comme le responsable des mésaventures survenues pendant le voyage. Bref, par son manque d’informations ou tout simplement par ses carences, le guide avait eu un impact direct et surtout négatif sur le déroulement du voyage. Loin de la figure du voyageur autonome, nous voilà devant une population grégaire qui suit les recommandations comme des consignes déterminant l’ensemble des décisions et des choix à prendre, laissant de côté ses aspirations individuelles pour se conformer aux écrits.

Le guide objet singulier

Le guide est donc un référent particulier, une forme hybride entre le livre de chevet et l’ouvrage de terrain, ouvrage qui ne doit pas être égaré en voyage surtout pour des voyageurs autonomes fonctionnant en principe sans structure établie.

Le vadémécum — de son appellation générale — a un statut singulier dans la grande bibliothèque des genres littéraires. On lui fait confiance pour diriger, pour éclairer le chemin du voyageur perdu ou risquant de l’être, mais les descriptions d’hier ne sont pas toujours celles d’aujourd’hui. Alors, certains lecteurs font part de leurs déconvenues devant un décalage entre un texte décrivant une réalité et une réalité concrète mais surtout éprouvée. Ainsi, ce lecteur racontant son agacement en raison des incohérences entre ce qu’il vit (le terrain) ce qu’il lit (le texte), et plus particulièrement ce qu’il situe avec la carte du guide de Lonely Planet Laos :

Merci, mais quand vous arrivez après l’aéroport avec votre bicyclette on vous fait gentiment remarquer que Bam Phanon se trouve de l’autre côté de la rivière Nan Khan et qu’il vous faut retourner jusqu’à Luang Prabang et prendre la direction de Ban Phanon qui, elle, est correctement indiquée sur votre plan de Luang Prabang. Nous étions trois, nous avons tous suivi votre « Texte » sans regarder votre plan. Ça fait les jambes!

Le ton de cette critique n’est pas agressif et l’auteur n’en veut pas particulièrement au guide, mais en soulignant ces quelques erreurs, il met au jour la valeur d’expertise de l’ouvrage. Volontairement, il la critique mais ne remet pas directement en question sa position de lecteur; après tout, il n’a fait que suivre les informations données. De fait, il laisse penser que l’interaction ouvrage-voyageur est plus profitable que l’interaction voyageur-autochtone, paradoxe d’une ballade se voulant synonyme de découverte.

Un autre exemple issu d’une lettre manuscrite de deux pages peut illustrer à nouveau ce rapport. La missive, au ton au premier abord sympathique, laisse peu à peu apparaître des récriminations envers le guide de Lonely Planet sur la Thaïlande :

Arrivant à Chiant à Raï avec mon épouse, nous avons eu la mauvaise surprise de voir que les hôtels que vous recommandez étaient soit fermés soit complets. Nous n’avons pas eu d’autre choix que de passer dans la liste catégorie supérieure [rubrique classant les catégories d’hôtels du moins cher au plus cher] afin de trouver une chambre que vous signalez mais qui nous a couté très cher (2 500 bath). Nous n’avons pas voulu aller voir les autres guesthouses du centre vu que vous ne les aviez pas signalés. Il serait appréciable que vous augmentiez le nombre de références d’hôtel de moyenne catégorie dans votre prochaine édition afin d’éviter ce genre de mésaventure qui fait mal au budget (sic).

Cette anecdote, où le voyageur préfère débourser une somme conséquente afin de suivre à la lettre les suggestions du guide, est révélatrice de l’importance de la fonction d’expertise d’un tel acteur. Le guide liste, évalue, le lecteur programme. Le plus surprenant ici, c’est la passivité interactionnelle du correspondant. Une telle situation aurait pu conduire à une prise de décision afin de trouver une solution plus économe, mais pour cela le voyageur-correspondant doit être acteur, il doit évaluer les avantages et les inconvénients, il doit se confronter à un rôle dont il se pensait déchargé. On se rend compte alors que le non-référencement est préjudiciable et que l’autonomie de tel voyageur n’est envisageable qu’à travers le truchement du guide.

Il y a donc un rapport singulier entre l’objet guide et certains de ses lecteurs. À l’inverse du roman riche de détails inutiles[6] donnant une impression de réel, les guides foisonnent de détails afin que les lecteurs puissent agir sur le réel. Si la description dans les romans a une fonction essentiellement esthétique n’ayant pas de finalité d’action ou de communication, les détails offerts aux lecteurs dans les vadémécums sont pour leur part révélateurs d’une observation et d’un sens pratique pouvant conduire l’action à venir du lecteur. À chacun de savoir interpréter et utiliser les informations ainsi fournies, les grégaires semblants moins autonomes que les autres types de lecteurs.

Bien sûr chaque guide a sa spécificité, son public. Les maisons d’éditions essayent, comme dirait U. Eco, de viser un target afin que « chaque terme, chaque tournure, chaque référence encyclopédique soient ce que leur lecteur est, selon toute probabilité, capable de comprendre[7] ». Cependant face à cette recherche de particularités — comme la couleur de la couverture pour le Guide bleu, le ton et le style d’écriture évoquant l’esprit communautaire tel qu’aime le rappeler le Guide du routard ou bien encore par la finalité même du titre comme le guide d’Arthur Frommer, « Europe on five dollar a day[8] », qui cible ici des voyageurs non fortunés, astucieux et peu regardant sur les conditions de voyage, etc. —, on doit reconnaître que tous les vadémécums partagent les mêmes fonctions : rationaliser un espace inconnu, optimiser le ratio temps/visites, lister les lieux ou attractions incontournables des régions données et enfin, définir un modèle de voyage idéal tant dans les exigences pratiques et esthétiques que dans la reproductibilité du modèle par le plus grand nombre.

Cette dernière fonction a déjà été soulignée par quelques auteurs tels que de Nash Dennison[9] ou bien encore par Claire Hancock[10]. Par son approche historique et comparatiste, l’ouvrage de Claire Hancock offre une belle synthèse sur l’évolution des guides anglais et français, sur la permanence de ces fonctions et sur ce rapport étroit qui lie patrimoine et écriture. De même, l’étude de Catherine Bertho-Lavenir sur la revue du Touring-Club et ses sociétaires souligne l’apport et le rôle majeur que jouent concrètement les différents écrits dans la pratique touristique : « Récits de voyage, puis guides touristiques apprennent systématiquement à leurs lecteurs ce qu’il faut admirer et comment se conduire[11]. »

Avec notre population — les grégaires —, nous sommes un peu dans une forme de paroxysme de cette fonction qui voit non plus un individu voulant accomplir un voyage mais un modèle à reproduire. On observe en somme le suivi à la lettre d'un modèle de voyage dont l'organisation est optimale et l'expérience globale, totalement satisfaisante. Il s’agit alors plus d’une problématique de voyage tournée vers la vérification que d’une ouverture aux expériences nouvelles. Voilà une population en quelque sorte héritière de comportements de vérificateurs, comme l’avait illustré Cervantès avec son incontournable Don Quichotte. Michel Foucault dans Les mots et les choses et Jean-Didier Urbain par la suite dans son ouvrage Le voyage était presque parfait ont usé de ce type de personnage pour illustrer cette large problématique de la reproduction et de la recherche du même. Il y a chez le lecteur grégaire comme chez Don Quichotte cette quête recherche de la similitude. Aux mots énoncés dans le vadémécum doit correspondre une réalité tangible. Don Quichotte, comme le précise Foucault,

est le héros du Même. Pas plus que son étroite province, il ne parvient à s’éloigner de la plaine familière qui s’étale autour de l’Analogue. Indéfiniment il la parcourt, sans franchir jamais les frontières nettes de la différence, ni rejoindre le coeur de l’identité. […] Le Livre est moins son existence que son devoir. Sans cesse il doit le consulter afin de savoir que faire et que dire, et quels signes donner à lui-même et aux autres pour montrer qu’il est bien de même nature que le texte dont il est issu[12].

Voyageur de la similitude, Don Quichotte suit les traces romancées d’Amadis de Gaulle, cherchant autour de lui tous les signes de la similitude, le tangible devant être en étroite parenté avec les descriptions. Toute adéquation est alors affaire de subterfuge : si le château n’est que moulin, c’est qu’un alchimiste a transfiguré une réalité dans le seul but de faire perdre tout idéal à notre héros. Le guide est alors pour notre population grégaire non plus une source d’informations, il est une promesse, le serment que derrière les lignes parcourues une réalité satisfaisante l’attend.

Comme dirait Hans Robert Jauss, il y a chez tout lecteur un horizon d’attente[13]. Entre le guide et le lecteur, une interaction s’opère avec, d’un côté, un ouvrage destiné à aider en principe à voyager, et de l’autre, des attentes variant selon le lecteur et les contingences de lecture en voyage. Au demeurant, la lecture est un processus complexe alternant contrainte et liberté : contrainte de décoder, d’utiliser un langage commun, d’appartenir à une même communauté d’interprétation et une liberté, car le texte laisse, en principe, des zones d’incertitudes où l’imaginaire émerge parfois. Un texte est un espace d’une production de sens mais pour lequel il est difficile de prédire à l’avance quelle interprétation exacte sera faite. La réception n’est pas une ingestion passive mais un acte et un temps producteur de sens dépendant tout à la fois du lecteur et de son environnement. Le voyage offre justement des conjonctures diverses et les attentes en sont multipliées. Pour mieux saisir cette question de la réception et de l’attente, il apparaît nécessaire de prendre deux directions : d’un côté la lecture, et plus précisément l’interaction lecteur/guide, et de l’autre, le statut accordé au vadémécum.

Lecture et interactions

Toute expérience de lecture répond à des motivations, à un but et vise certains effets plus ou moins spécifiques. La lecture est une interaction dynamique qui, à l’inverse des autres formes traditionnelles d’interaction, repose sur un duo hétérogène : un lecteur et un texte. Il y a ici une relation spécifique entre un acteur et un support qui est loin d’être un partenaire à part entière. On peut noter l’absence de relation dyadique. L’interaction est en quelque sorte faussée, car il n’y a pas deux partenaires qui

peuvent contrôler, en se posant des questions, les éléments de contingence ou l’adéquation des images qui comblent les lacunes de l’expérience mutuelle, le lecteur n’aura jamais du texte la certitude explicite que ses conceptions sont fondées[14].

En somme, l’efficacité de la communication est tributaire de l’interaction en place. Le décodage est optimum à partir du moment où chacun des partenaires y participent par un recadrage systématique, chacun se réajustant par rapport à l’autre afin de trouver une cohérence ou une congruence. Or, le texte laisse place à des lieux d’indétermination nourris, entre autres, par une confusion inhérente à la lecture des notions de sens et de signification : « Le sens est l’ensemble référentiel des aspects du texte qui doit être constitué au cours de la lecture. La signification se rapporte à l’absorption, par le lecteur, du sens dans son existence[15]. »

Les guides sont riches en informations, en détails, le tout illustré par des extraits de témoignages de voyageurs. Il y a donc des éléments d’incertitude qui peuvent stimuler l’imaginaire ou l’activité des représentations du lecteur. Ceci est encore plus amplifié si une lecture s’effectue avant le voyage bien avant une confrontation au terrain qui, en principe, freine bien souvent les ardeurs de nombreux rêveurs. Pour notre population, aucune lettre ne précise si oui ou non une lecture anticipée avait été effectuée. Dans tous les cas, les individus grégaires demeurent incapables de gérer l’imprévu, demeurant apathique face à la nouveauté, qu’il s’agisse de rencontres ou de situations non prescrites par l’ouvrage.

Plusieurs hypothèses peuvent être soulevées pour expliquer cette interaction (voyageur-terrain) qui ne se déroule pas comme souhaitée. On peut se demander si chacune des lettres reçues n’est rien d’autre qu’un témoignage présentant tout simplement une situation d’embarras. Comme le souligne Goffman, « L’embarras est une affaire d’espoirs déçus[16] ». Le premier réflexe de nos grégaires a donc été de tenir le guide responsable d’une situation qu’ils qualifiaient de désolante. À leur avis, les auteurs du guide, étant donné leur expertise, auraient dû prévoir les aléas rencontrés par les lecteurs-voyageurs. N’étaient-ils pas garants d’une interaction qui devait forcément bien se passer? L’inclusion d’un lexique de base pour les civilités et les obligations courantes le laissait pourtant croire… Mais là, rien. Comme l’illustrent nos exemples, les lecteurs se sont référés uniquement au texte, refusant tout contact avec leur environnement immédiat. L’impondérable oblige à la relation, mais ici, l’interaction semble être entièrement tributaire du devoir d’expertise du guide.

Au-delà du simple constat d’embarras, il peut s’agir alors de timidité : on ne s’adresse pas à l’Autre de peur de se tromper, de faire un faux pas. Faut-il encore savoir qu’« avant de décider si la timidité de quelqu’un a des fondements réels ou imaginaires, il convient de chercher, non pas du côté des incapacités "compréhensibles", mais du côté bien plus étendu de tout ce qui embarrasse spécifiquement les rencontres[17] ». Goffman offre ainsi une proposition d’analyse qui prend en compte, non pas le seul caractère de l’individu car après tout le « caractère est à la fois immuable et mutable[18] », mais surtout le cadre social de l’interaction. En fait, les situations dont nous font part les grégaires à travers leurs correspondances sont surtout des exemples illustrant la difficulté de tout voyageur de prendre des risques, de tenter sa chance.

Il est évident que pour un observateur extérieur, ce genre de lecteurs-voyageurs soulève quelques questions, notamment celle de la rationalité. En effet, pour revenir à notre premier exemple, on peut se demander pourquoi l’auteur et ses acolytes ne se sont pas simplement tournés vers un autochtone pour demander leur chemin. De même dans le second exemple, on est en droit de se questionner sur le choix du voyageur de ne pas aller voir d’autres hôtels, de ne visiter aucune autre chambre, bref, de ne pas valider l’exactitude de la location au lieu de dépenser une somme d’argent exorbitante.

De fait, dans le récit qui nous est proposé, il y a une prévalence du guide sur tout autre acteur, mais surtout une part d’irrationalité[19] ou d’indétermination dans les choix possibles. Si tout voyage implique nécessairement une forme d’adaptation, les individus de notre échantillon semblent s’y refuser catégoriquement. Alors qu’ils sont confiants dans leur environnement quotidien, confortés par divers repères et habitudes de vie routinières, ils font montre au cours de leur périple d’une attitude anxieuse face aux exigences de l’ailleurs, à la nécessité de s’ajuster, de s’acclimater ou de demeurer vigilant constamment.

Au début de son périple, le lecteur-voyageur ne semble avoir qu’une seule ambition, celle de réussir son voyage. Mais qu’entendre par là ? En quoi peut consister, au juste, un « voyage réussi » ? Pour le grégaire, c’est arriver à suivre les modèles antérieurs, c’est se réfugier derrière les recommandations d’un guide protecteur, d’un guide qui doit porter chance. Roland Barthes considérait qu’il y a trois raisons maîtresses encourageant la lecture[20] : la recherche de suspense, le rapport à l’écriture — la lecture donne envie d’écrire, ici c’est le cas, puisque nombreux sont ceux qui ont pris la plume pour communiquer enthousiasmes et courroux aux auteurs de l’ouvrage — et la notion de fétiche. Même si Barthes réduit cette dernière en un sens restreint — l’érotisme —, il n’empêche qu’il entre en résonance avec un pouvoir que les grégaires veulent accorder au guide, celui de prédire l’ensemble des possibles. Le guide est alors un fétiche, celui qui intercède pour accomplir les désirs de ces voyageurs du même. L’exigence est telle que ce n’est plus tant la lecture d’un guide qui est espérée que celle d’une bible répondant à tout et n’importe quoi. Trouver dans un même paragraphe les termes de fétiche et de bible peut choquer quand on connait la réticence des anthropologues à employer le terme « fétiche », mais le point commun entre les deux demeure ce rapport singulier avec un ouvrage et cette croyance en une efficacité symbolique de l’objet.

La comparaison bible/guide n’est pas chose nouvelle; on la trouve dans de nombreux témoignages de lecteurs-voyageurs. Les maisons d’édition, elles aussi, essayent tant bien que mal de se prémunir de cette étiquette : « Les guides de voyage Lonely Planet n’ont pour seule ambition que d’être des guides, pas des bibles synonymes d’infaillibilité. Nos ouvrages visent à donner des clés au voyageur afin qu’il s’épargne d’inutiles contraintes et qu’il tire le meilleur parti de son périple[21]. » Les acteurs locaux tels que les offices de tourisme soulignent également dans diverses publications ce rapport singulier de certains backpackers avec l’ouvrage. Ainsi, le North Sumatra Tourist Information énonce en gras sur la page de garde cet avertissement : « The Lonely Planet is not the bible ». Il s’amuse également à illustrer cette recommandation par des dessins caricaturaux de ces voyageurs qui lisent le guide d’une manière trop orthodoxe.

De fait, de nombreux lecteurs oublient que le guide ne fait que suggérer des possibilités d’action et se réfugient derrière un comportement ou une attitude textuelle supprimant tout recul critique. Cette attitude est dépeinte par Edward W. Said dans son ouvrage L’Orientalisme. L’auteur considère que deux situations sont favorables à l’attitude textuelle :

L’une est celle qui se présente lorsqu’un être humain est mis au contact de quelque chose de relativement inconnu […]. Dans ce cas, il ne fait pas seulement appel à ce qui, dans sa propre expérience, se rapproche de cette nouveauté, mais aussi à ce qu’il a lu à ce sujet. Les récits de voyage et les guides sont une espèce de textes à peu près aussi « naturels », aussi logiques par leur composition et leur utilisation que tout autre livre, précisément à cause de cette tendance de l’homme à se rabattre sur un texte lorsque les incertitudes d’un voyage en pays étranger semblent menacer sa tranquillité […]. L’idée est que les hommes, les lieux et les expériences peuvent toujours être décrits par un livre, tant et si bien que le livre (ou le texte) acquiert plus d’autorité et d’usage même que la réalité qu’il décrit[22].

Quand on reprend le premier exemple cité plus haut, les auteurs se sont, comme le précise Said, rabattus sur le texte du guide. Ce dernier, par ses fonctions prescriptives, est donc le référent premier apparaissant comme argument d’autorité. Le guide n’est plus dans ce cas de figure un passeur permettant à un individu de s’adapter plus ou moins facilement grâce au savoir qu’il lui transmet, mais il devient un coryphée, une figure omniprésente qui doit diriger le groupe avec promptitude et exactitude. Ces lecteurs n’ont pas su s’écarter des propositions du texte. Le vadémécum ne devrait être qu’une base[23] à partir de laquelle tout voyageur peut opérer. Ici, il n’en est rien. C’est le reproductible, le faire-pareil qui est moteur de toute découverte. Cela accentue ce que Christoph Wulf et Gunter Gebauer nomment la mimesis sociale[24], c’est-à-dire cette capacité qu’a l’homme de se mettre en scène, de penser, d’agir en faisant référence à des modèles, ici le guide. La notion de mimesis sociale, concept qu’il faut reconnaître général, révèle surtout que si la mimesis concerne le champ du discours, elle rentre également en compte dans les actions, les pratiques et les comportements humains. Nos lecteurs grégaires ne feraient donc que reproduire un modèle proposé et l’attitude textuelle ne serait qu’un indice de cette prédisposition.

Le guide apparaît comme l’autorité légitime offrant un savoir scriptural bien supérieur au simple savoir pratique (savoir pour la plupart du temps oral) que pourrait offrir la population locale au voyageur de passage dans sa région. Sa légitimité est cependant toute relative eu égard à l’ensemble des lecteurs. Pour les voyageurs grégaires, c’est tout autre. Ces derniers ne ressemblent en rien à un Evhémère lecteur d’Homère qui, découvrant la supercherie des hommes déifiés[25], se révolte. Si dans l’Antiquité les Anciens reconnaissaient au texte son caractère mythique, les voyageurs grégaires adoptent un point de vue opposé sur le texte. Pour eux, ce dernier n’est que vérité, et la réalité, quant à elle, une falsification de mauvais goût.