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Francis Ponge (1899-1988) est un des plus grands poètes français du xxe siècle. L’oeuvre pongienne, innovante et singulière, n’a pu se construire, pour l’essentiel, que dans les marges, en bordure du milieu littéraire, dans une relégation tantôt volontaire, tantôt forcée. Les tensions persistent entre, d’un côté, le désir d’indépendance, la nécessité impérieuse d’autonomie et d’isolement créatif, et de l’autre, les contraintes du processus d’intégration professionnelle, l’urgence de l’inscription sociale en tant qu’écrivain : « Il me faut exister[1]. » La discrétion de Ponge le maintient longtemps en retrait de la scène littéraire : « Il n’est pas inconnu, mais méconnu, mal connu, injustement mal connu et compris[2]. » Comment alors, dans la décennie des années 60, les travaux pongiens et leur auteur réussissent-ils à s’imposer comme une oeuvre majeure de la modernité littéraire?

Pour répondre à cette question, cette contribution, tirée d’un travail de thèse[3], se propose d’analyser l’histoire des collaborations de Francis Ponge avec Philippe Sollers : les contextes de l’édition d’une monographie consacrée au poète dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui » aux Éditions Seghers[4] en 1963 et des Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers chez Gallimard/Seuil parus en 1970[5]. Nous soulignerons l’impact des relations concurrentielles entre maisons d’éditions sur les processus de médiation littéraire. Les procédés, au moyen desquels les auteurs s’efforcent de lutter contre les contraintes éditoriales ou de les contourner, seront mis en lumière. La démarche mobilisée consiste en une recherche archivistique minutieuse à partir des correspondances inédites[6] entre les auteurs concernés et leurs éditeurs respectifs, d’un corpus d’articles critiques et d’interviews.

Historicité des configurations de réception : positions de Francis Ponge dans l’espace littéraire de l’après-guerre

Le premier temps fort de la carrière littéraire pongienne correspond à l’après-Parti pris des choses (publié en 1942), avec, notamment, l’échange de lettres avec Albert Camus[7] en 1943 et l’article critique de Jean-Paul Sartre intitulé « L’Homme et les choses[8] » paru en 1944 dans Poésie 44. Ponge est alors considéré comme une figure d’écrivain philosophe disciple de la phénoménologie husserlienne. Cependant, cette consécration, hautement symbolique, de deux monuments de la philosophie reste relativement confidentielle et liée aux cercles littéraires des intellectuels parisiens. L’hommage rendu par la NRF au poète en 1956 semble clôturer cette première période. Ce florilège présente un Ponge poète des objets, solitaire et révolutionnaire sur le plan littéraire. Le deuxième élan critique débute avec les années 60 et l’aventure de la revue Tel Quel, aux Éditions du Seuil, qui fait alors le pari de l’avant-garde littéraire. S’achève avec ce nouveau compagnonnage la catégorisation d’un Ponge poète phénoménologue. Cette position apparaît désormais réductrice. L’intérêt des critiques se porte à l’objet-texte. C’est le moment décisif pour la linguistique textuelle. Les écrits pongiens sont alors décrits comme antilyriques et antisubjectifs; qualificatifs dont le préfixe typiquement avant-gardiste souligne l’opposition. Parallèlement, Ponge publie des oeuvres capitales chez Gallimard telles que Le grandrecueil en 1961, Pour un Malherbe en 1965, Le savon et Le nouveau recueil en 1967.

Ces moments privilégiés constituent les deux étapes clés de la consécration par la critique de l’oeuvre pongienne. La prise en charge successive de son histoire littéraire par deux autorités intellectuelles, Sartre d’abord, et l’équipe de Tel Quel ensuite, installe Ponge dans l’actualité critique des avant-gardes : « Cet homme est un maître[9] », écrit Philippe Sollers. À ces deux occasions, Ponge est revendiqué comme le représentant d’une nouveauté poétique exceptionnelle et son oeuvre est portée par la mode critique. Il traverse ainsi les vogues existentialiste et textuelle; dans ce dernier cas, « le nouveau est un renouveau[10] », c'est-à-dire une redécouverte des écrits de Ponge, remis au goût du jour et relégitimés par le groupe Tel Quel.

Entre ces deux temps forts de la réception pongienne, le poète vit une traversée du désert littéraire comme l’indique le titre d’un article de La Tribune de Lausanne, « Un inconnu célèbre. Francis Ponge un exemple type de la gloire clandestine[11] » :

Quand on énumère les poètes d’aujourd’hui, le nom de Francis Ponge vient parmi les premiers. Mais qui possède chez lui ses oeuvres? […] on n’en conserve au mieux qu’un ou deux recueils : Le Parti pris des choses et La Rage de l’expression. Le reste tout le reste est produit dans des éditions de luxe à 10 ou 100 exemplaires. […] Francis Ponge est l’exemple de la gloire clandestine.

L’ignorance du grand public de l’oeuvre de Ponge et sa rareté sont des thèmes qui reviennent régulièrement de la part des critiques de l’époque :

Combien d’années et d’obscur labeur a-t-il fallu à Francis Ponge avant que son art soit reconnu? […] Parce qu’avant d’être artiste c’est un artisan consciencieux qui ne néglige pas le plus petit détail de son ouvrage, même s’il ne doit n’être jamais remarqué par personne[12].

« La gloire clandestine » ou  gloire secrète  éclaire bien sûr la différence entre le capital symbolique accordé par les pairs et le cercle littéraire, et la réception d’un plus large public. Un ajustement va s’accomplir. La position pongienne de l’après-guerre est celle du retrait, voire de l’isolement littéraire. Ponge se sent beaucoup plus proche des peintres seuls dans leur atelier que des journalistes, des philosophes ou des autres écrivains. Certaines de ses publications sont même passées sous silence par la critique au moment de leur sortie (pas de chronique, de compte rendu…), c'est-à-dire qu’aucune médiation ne permet la rencontre entre les textes et des lecteurs potentiels, comme pour la sortie du texte déterminant de l’art poétique pongien Le Soleil placé en abîme[13] :

À Paris, nous l’avons vu, point d’écho, nulle voix ou peu s’en faut […]. Pour justifier ce silence (il n’y a pas d’excuse!), fera-t-on valoir qu’il est extrêmement difficile de parler avec loyauté […] de la poésie de Francis Ponge? Vrai, l’entreprise est ardue, d’autant plus que Ponge déclare à « tout bout de champ » qu’il ne se veut pas poète[14].

Commenter des textes pongiens apparaît laborieux tant il est difficile de les appréhender, de les capturer, tant ils ne ressemblent à rien d’autre. L’image de Ponge est plutôt atypique dans le paysage littéraire de l’époque. Ses textes ne s’apparentent à aucun des modèles poétiques, de par la nouveauté de leur objet et de leur forme inachevée. Ponge possède une oeuvre inclassable et une manière très personnelle d’écrire et d’incarner la poésie :

Quelque chose de nouveau se produisait dans ses textes, qui les rendait particulièrement précieux […] il semble, en effet, qu’à cet écrivain en butte à de nombreuses difficultés, méconnu ou âprement critiqué, l’âge ait apporté ce que je ne puis appeler autrement qu’une fraîcheur, une liberté, un souffle qu’il avait sans doute jusqu’ici plutôt contenu. […] Alors que nous sont proposées aujourd’hui tant de nouveautés vieilles, à peine nées, que les plus poussiéreux ancêtres. Il faut que le sens de l’oeuvre poétique se soit affaibli incroyablement pour que les quelques textes [La Chèvre, L’Abricot, La Nouvelle Araignée], entre autres, dont je viens de parler, n’aient pas une seule fois pris la place, dans les colonnes de nos critiques, des frêles édifices dont la critique fait tant cas[15].

La reconnaissance de Ponge au sein du milieu littéraire n’a malheureusement pas changé sa situation socioéconomique. Cette extrême précarité perdure jusqu’en 1952, date à laquelle Ponge, âgé alors de 53 ans, entre à l’Alliance française comme professeur. Une période noire durant laquelle Ponge écrit à Jean Paulhan qu’il est « plus fauché que jamais[16] », et à Jean Tortel qu’ « il tire le diable par la queue[17] » et qu’il vit « à la petite semaine. Coups de collier après coups de collier[18] » :

Il faut que tu soies au courant :

  • on est venu hier saisir mon mobilier. Je dois être vendu le17 novembre.

  • depuis 15 jours nous vivons de petits emprunts. J’ai évité de justesse qu’on me coupe électricité et téléphone. Mais je n’ai pu payer mon loyer […]

  • Gaston G.[allimard] m’avait donné de l’argent cet été (prêt sur mon Braque) et calcule ce qu’il peut faire encore[19].

L’implication du poète dans l’écriture se double d’un détachement de la vie littéraire, d’une autonomie extrêmement chère, Ponge n’appartenant à aucun courant ni école. Comment cet écart devient-il finalement l’atout majeur du poète? Comment s’opère la conversion?

Proposition éditoriale de Pierre Seghers

La posture adoptée par Ponge est celle du « retrait » de la scène littéraire, du « secret », d’une non-appartenance : « Francis Ponge est seul, il travaille seul (et pour nous). Il paie au prix fort ce privilège[20]. » Jean-Marie Gleize explique le revirement que vont constituer les collaborations des années 60 en terme d’« image » :

Il faut partir d’une image. De la transformation de l’image de Francis Ponge, sans quoi on ne comprendrait absolument rien. Soit Ponge à la fin des années cinquante. Depuis la guerre (depuis toujours) il a beaucoup plus écrit qu’il n’a publié. […] il faudra donc attendre jusqu’au début des années soixante pour que se « produise » un Ponge jusque-là considéré comme un auteur des plus rares[21].

Jusqu’ici, Ponge est resté très isolé, au service de son seul art, ignorant les pressions du champ littéraire, comme il l’écrit à son ami critique et écrivain Jean Tortel en 1954 :

Je ne songe qu’à ces deux choses (Soleil et Recueil) laissant vraiment tout tomber en leur faveur, refusant toutes collaborations, défaisant toutes relations. Il y a là quelque chose d’insensé peut-être, car je prépare à mon oeuvre future une curieuse audience! Le vide, sans doute, ou l’étouffement. Mais je ne puis faire autrement. Je suis, je vous le disais, comme une larve, grosse d’une ambition démesurée, monstrueuse, assez naturelle pourtant[22].

Cette même année, le projet d’une monographie consacrée à Ponge dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui » chez Seghers est lancé. Cette collection d’anthologies de poésie contemporaine est très populaire. La formule est originale : le petit volume est attractif car vendu à prix bas et la biographie est accompagnée d’un florilège de textes, des plus anciens aux plus récents, ainsi que d’une série d’iconographies. Le format de poche presque carré de l’ouvrage est caractéristique de cette collection de vulgarisation. Les textes introductifs sont généralement de grande qualité souvent écrits par d’autres poètes ou écrivains. Pierre Seghers propose donc à Ponge de lui dédier une publication dans sa collection et ainsi d’initier le grand public à son activité poétique. L’objectif est de séduire de nouveaux lecteurs et d’accroitre sa visibilité. Les deux hommes sont amis depuis l’époque de la Résistance, à laquelle tous deux ont pris une part active :

À l’esprit curieux de poésie, de l’écriture et de l’expérience poétique, votre travail pose mille questions et propose mille réponses. […] Vous réussissez en ceci : que jamais travail ne m’a donné autant l’impression d’une absolue bonne foi; […] Artisan d’une oeuvre divine, non par l’inspiration mais par l’analyse. […] Je sais mieux qui vous êtes! et heureux, très, d’être au nombre de vos amis. […] Vous labourez profond[23].

La guêpe. Irruption et divagations (1945), Notes sur les otages, peintures de Fautrier (1946) Dix courts sur la méthode (1946) ont été publiés par Seghers à raison de 150 à 400 exemplaires. Entrer dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui », c’est ajouter son nom au tableau de la plus haute poésie contemporaine qui compte déjà dans ses tirages Eluard, Aragon, Michaux, Apollinaire… Il faut tout d’abord trouver un préfacier. Un certain Pierre-Olivier Walzer est d’abord pressenti. Ce dernier écrit à Ponge pour se présenter en mai 1954 : « comme vous ne me connaissez ni d’Eve ni d’Adam, je vous enverrai volontiers, si vous voulez bien […], le volume que je viens de consacrer à Toulet dans la même collection. Cette pièce en main, vous pourrez peut être en déduire si vous me jugez digne d’être votre biographe[24] ». En 1955, l’affaire n’a pas avancé :

Je n’ai pas entendu parler de cette affaire depuis bien longtemps. Tu sais que je souhaiterais très vivement publier un PONGE dans ma collection. Les préfaciers éventuels ne doivent pas manquer. J’imagine que tu peux choisir un auteur susceptible de te satisfaire. Pourquoi ne reprendrions-nous pas le texte de Sartre « L’Homme et les choses »? Ce serait une préface absolument sensationnelle[25]!

L’idée de Sartre est avancée. Les péripéties éditoriales commencent avec une série de tractations. Il faut l’accord de Sartre pour réutiliser son article de 1942 et celui de Gallimard pour céder les textes pongiens prévus dans le volume. Gallimard a les droits de plusieurs recueils parmi lesquels l’incontournable Parti pris des choses. De plus, le poète est alors sous contrat avec la fameuse maison d’édition. En 1956, le projet en est au même point. Seghers insiste : « Que devient notre projet PONGE dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui »? […] Je souhaiterais à présent que tu figures dans cette collection. Veux-tu que nous reprenions notre projet[26]? » Les autorisations semblent longues et délicates à obtenir :

Voici ce qui m’arrête :

  1. Gallimard. Depuis les précédents St J. Perse et Follain, peut être obtiendrons-nous son accord pour les textes à reprendre dans le Parti pris, Proêmes et Le Peintre à l’étude. Mais comment faire pour les plus récents? J’ai signé avec lui voici huit ans, pour un nouveau recueil dont je ne me suis pas décidé encore à lui remettre le manuscrit (pourquoi? Parce que […] j’exploite chaque nouvelle pièce d’abord en luxe par nécessité). La plupart des textes dont ce recueil serait composé ont donc déjà paru primo dans diverse revues, et secundo en plaquettes ou livres de luxe. Si j’en redonne certains (ce qui me parait indispensable) dans la monographie chez toi, ce sera donc pour la troisième fois avant qu’ils figurent dans son recueil. Il va hurler.

  2. Sartre. Es-tu sûr de son accord? On me signale que dans la traduction allemande de Situation qui vient de paraître, l’essai sur moi ne figure pas. Ne le renierait-il pas?

Quant à moi, je serai d’accord, à condition que cet essai soit suivi dans ta monographie d’un second texte (que tu pourrais demander à quelque jeune me connaissant bien – j’ai des idées à ce sujet) qui rendrait compte de ce que j’ai fait depuis 1944. […] J’y tiens absolument[27].

La collection de Seghers vient en effet de publier un volume sur Saint John Perse et sur Jean Follain, tous deux des auteurs Gallimard. Le souci est d’un autre ordre. Ponge souhaite clairement faire part de ses dernières tentatives textuelles, notamment depuis La rage de l’expression (1952). Le recueil en attente chez Gallimard, Le grand recueil, comprend Lyres, Méthodes et Pièces. Il paraît finalement en 1961, avant la monographie de Seghers, ce qui dispense Ponge de demander des droits sur ses inédits. Le grand recueil reprend « Les Pochades en prose », « My creativ method » ou « Le Verre d’eau », des textes extrêmement importants. La monographie doit permettre à Ponge de gratter, voire de décoller, son étiquette de « poète des objets » et de donner à voir au plus grand nombre la nouvelle perspective qu’il a adoptée dans sa pratique artistique : « Pouvons-nous imaginer une monographie qui ne reprendrait pas La lessiveuse par exemple[28]? » La monographie ne doit pas être en retrait ou en retard sur l’évolution de la réflexion poétique. C’est également pour cela que l’enthousiasme n’est pas flagrant à la reprise de l’article de Sartre, qui examine particulièrement les écrits de forme close et achevée du Parti pris. Ponge souhaite une lecture plus moderne. L’article de Sartre semble dévalué symboliquement. Le poète ne souhaite pas relancer Sartre : « Je ne puis guère écrire à Sartre […] aucun rapport avec lui depuis 49[29]. » Seghers se fera l’intermédiaire. Il sollicite en vain Sartre pendant de longs mois : « Je n’arrive pas à obtenir une réponse de Sartre[30]. » Aux réactions d’orgueil ou d’agacement de Ponge succèdent les dernières sommations début 1958 : « Sartre, non : il faut le laisser. Nous n’allons pas l’attendre, pour le ramener sur le peloton. Que veux-tu il faut le laisser où il est, en arrière. […] Il faut foncer en avant[31] »; « Passez outre au silence de Sartre me parait moralement impossible. Mais peut-être obtiendrais-tu une réponse si tu lui écrivais que sans réponse de sa part à telle date, tu l’interprèterais (qui ne dit mot consent) comme un accord tacite et rééditerais L’homme et les choses[32]» L’image est claire : Sartre, c’est l’arrière-garde; Ponge, lui, souhaite agir avec l’avant-garde. L’irritation vis-à-vis des intellectuels établis et plus particulièrement des critiques est saillante à cette époque : « C’est aussi parce que les critiques […] ne font plus leur métier que certains d’entre nous, au premier rang desquels moi-même, sommes obligés de tenter de nous expliquer théoriquement, de nous confirmer à nous-mêmes la grandeur et l’originalité de nos entreprises[33]. »

Ponge, pour convertir son image, doit trouver un préfacier à la hauteur, quelqu'un qui saura le lire et le commenter sans retomber dans les lieux communs. À partir de 1958, d’autres préfaciers sont pressentis par Ponge : « Peut-être Jaccottet, ou Tortel, ou Paulhan[34]? » Le dernier rebondissement intervient au mois de novembre 1958 : Seghers obtient finalement, après trois ans de tergiversations, l’accord de Sartre pour la reproduction de son texte sur Ponge, mais ce dernier ayant été repris dans Situations chez Gallimard, il faut également l’accord de la maison d’édition. Une note manuscrite de Ponge sur le courrier de Seghers annonçant la nouvelle stipule : « Après quoi, j’ai laissé tomber »; « Gallimard demande 600 F à 800 F la page de reproduction[35]. » Effectivement, la correspondance entre Seghers et Ponge ne porte plus trace de la collection « Poètes d’aujourd’hui » jusqu’à l’automne 1960.

Collaboration avec Philippe Sollers, la jeune figure montante

En juin 1960, l’idée renaît avec l’autorisation de reproduire les textes publiés aux Éditions Gallimard sous la forme de fac-similés. La préface est confiée à un écrivain de la nouvelle génération qui « connaît particulièrement bien ton oeuvre et susceptible d’apporter un jour nouveau sur tes recherches et tes réalisations[36] » : Philippe Sollers. C’est exactement ce que souhaitait Ponge depuis plusieurs années déjà… En effet, en 1956, Francis Ponge rencontre Philippe Sollers à l’Alliance Française à Paris, où le poète enseigne. Le premier a 57 ans, le second 20 ans. Très vite, Ponge se fait l’intercesseur de Sollers auprès des directeurs de la NRF : « Je suis bien sûr maintenant que j’ai découvert (façon de parler) en lui l’un des plus grands écrivains de sa génération […] Qu’en penses-tu? – Vraiment, penses-tu que je me trompe[37]? » Il fait des textes de Sollers les plus hauts éloges : « n’est-ce pas déjà magistral[38]? », « cela a l’allure, la grande allure – joyeuse mais grave à la fois – d’une lame de fond[39] », « Son avenir. […] J’en ai la conviction, […] un garçon tel qu’il n’en apparaît pas souvent dans les lettres (il me faut souvenir d’Aragon, de Malraux jeunes, pour en trouver l’équivalent)[40] ». Cependant, l’académisme et la frilosité de la NRF finissent par indigner Ponge. Le premier roman de Sollers, Une curieuse solitude, pressenti un temps dans la collection « Blanche » de Gallimard, est publié au Seuil en 1958. Il connaît des premiers pas retentissants et suscite les éloges critiques, notamment d’Aragon dans Les LettresFrançaises[41]. En 1960, est lancée, également au Seuil, la revue Tel Quel, dont le premier numéro compte deux textes pongiens. Son équipe, animée par Sollers, installe Ponge dans l’actualité critique de l’avant-garde. Son oeuvre est désormais saluée par la nouvelle génération d’écrivains. Dans ce contexte, l’article de Sartre en guise de préface au projet d’anthologie chez Seghers est obsolète. Ponge préfère le soutien des jeunes prétendants qui incarnent l’avenir littéraire à celui de Sartre qui appartient au passé. De plus, Sollers a acquis une prompte notoriété[42] et la collection « Tel Quel » publie déjà Roland Barthes ou Jacques Derrida.

L’innovation des écrits pongiens et le nouveau contexte intellectuel de la pensée structuraliste concourent à la rédaction d’une préface actuelle pour l’anthologie pongienne. Les contrats sont envoyés pour signature en octobre 1960 :

Étant donné qu’il s’agit d’un contrat tout à fait exceptionnel, en raison de nos relations anciennes et personnelles, je suis d’accord pour traiter cet ouvrage sur la base du contrat général se rapportant au livre d’imagination, alors que ces études et choix sont toujours prévus dans ma maison d’édition sous le régime des forfaits.

Je t’accorderai donc un droit de 10 % sur le prix fort de chaque exemplaire vendu et je règlerai en supplément NF 500 au rédacteur de la préface[43].

Le livre n’est pas bouclé pour autant. Les difficultés éditoriales entraînent un décalage chronologique important entre le projet et sa réalisation, entre la conception et la publication. Les négociations se poursuivent. Sollers se fait attendre pour sa préface « Francis Ponge ou la raison à plus haut prix ». Seghers le relance en décembre 1961 puis en juillet 1962 : « afin de me permettre d’établir définitivement mon planning de rentrée, peux-tu me faire connaitre si je puis compter sur le texte de Ph. Sollers en septembre [1962][44]? » En définitive, le volume 95 de la collection « Poètes d’Aujourd’hui » consacré à Ponge est mis à la vente en 1963.

Dans son texte, Sollers insiste sur la modernité de l’oeuvre pongienne : « se montre tout à fait présent », « il ne vieillit pas », « vision présente », « parole neuve », « innovation capitale[45] »… Il met l’accent sur le travail du langage et sur la trajectoire de l’oeuvre jusqu’aux années 60 :

Ce n’est pas un hasard si, en désespoir de cause, j’ai choisi de présenter l’oeuvre de Francis Ponge de manière chronologique. Peu d’évolutions, au contraire, me semblent plus significatives, rendant irrémédiable, à chaque étape, celle qui l’a précédée. […] L’habitude de se proposer quelque tâche difficile […] le [Ponge] conduit à nous donner maintenant des textes bien différents de ceux du Parti pris. Passant d’une description plane à une verticalité totale, […] ralentissant la vitesse […] par des esquisses innombrables. […] Quand on compare l’un de ces textes […] à ceux du Parti pris, nous voyons le chemin parcouru[46].

Dans la partie consacrée au choix de textes, seulement deux extraits de poèmes sont repris du Parti pris des choses, contre cinq pour Le grand recueil et trois pour La rage de l’expression. De ce dernier recueil, de très longs passages sont donnés – chacun d’une dizaine de pages – de « La guêpe », « L’oeillet » et « La Mounine ». L’idée est de faire oublier le recueil de 1942. Ponge confie également quatre inédits. L’anthologie est accompagnée d’une note biographique et d’un corpus chronologique d’articles critiques consacrés à l’oeuvre pongienne dont les auteurs sont Sartre, Camus, Tortel et aussi Bigongiari pour Tel Quel. La volonté de Sollers comme de Ponge est d’affirmer la diversité des écrits et de mettre l’accent sur la fabrication et la pratique poétique. Sollers cite longuement My creativ method et Le soleil placé en abîme. Ce bilan met à une certaine distance le passé, et ouvre sur l’avenir et la modernité littéraire qu’incarnent à la fois Ponge et Sollers : « Elle [la monographie] nous vengera j’en suis sûr, Philippe S[ollers] et moi, de beaucoup de silences et de quelques appréciations malveillantes ou imbéciles[47]. » Ponge se présente avec Sollers comme les victimes de l’hostilité littéraire. La publication permet la réparation d’un handicap dans le cheminement vers la reconnaissance. Elle est une revanche sur les échecs passés. Le sentiment d’injustice laisse place à la gratification. Cette monographie est en effet contemporaine de l’impulsion donnée par Tel Quel à la réputation de Ponge, forme de consécration longtemps attendue qui se poursuit : en 1967, Jean Thibaudeau donne un Francis Ponge chez Gallimard dans la collection « Bibliothèque idéale » et Marcelin Pleynet lui dédie son Lautréamont par lui-même; Sollers et Ponge réalisent des entretiens radiophoniques sur France culture qui sont édités par la suite, en 1970, au Seuil.

Il s’agit pour Ponge de garantir le devenir de son oeuvre en valorisant une image nouvelle et attractive. Une « conversion » s’opère : « Le 1er mars 1960 naît Tel Quel. En tête « La figue (sèche) » de Ponge, le plus grand poète français vivant dont cette revue a le mérite de convertir la vogue clandestine en réputation notoire[48]. » L’alliance de Ponge avec TelQuel participe d’une réciprocité stratégique : une mise en lumière pour le poète et, pour la revue, un mentor ou un guide spirituel incarnant la liberté dont elle se targue :

L’initiative du changement revient presque par définition aux nouveaux entrants, c'est-à-dire aux plus jeunes, qui sont aussi les plus démunis de capital spécifique, et qui, dans un univers où exister c’est différer, c'est-à-dire occuper une position distincte et distinctive, n’existent que pour autant que, ils parviennent à affirmer leur identité, c'est-à-dire leur différence, à la faire connaître et reconnaître (« se faire un nom »), en imposant des modes de pensée et d’expression nouveaux, en rupture avec les modes de pensée en vigueur[49].

Quoi de plus prometteur dans ce domaine qu’un mouvement d’avant-garde? Afficher Ponge à la première du premier numéro, c’est forcément s’inscrire dans une perspective inédite et donc se démarquer de l’ensemble de l’espace littéraire. La marginalité de Ponge est valorisée parce qu’elle symbolise la loyauté de l’investissement littéraire. Elle est ainsi mise à profit dans les deux camps. Ponge semble être la réponse à l’engagement sartrien. Jean-Marie Gleize déclare à propos du choix de Ponge comme nouveau modèle : « Dans cette affaire, celle de la rencontre entre Ponge et Sollers, de l’alliance amicale entre ces deux hommes, de l’alliance stratégique entre un poète et un groupe, chacun a ses raisons, complémentaires[50]. » En termes bourdieusiens, on peut dire que l’auteur qui aspire à être reconnu comme écrivain doit compter avec la structure de l’espace littéraire. Ponge a certes obtenu la reconnaissance des pairs dans le champ de la production restreinte : « C’est pour plusieurs d’entre nous beaucoup plus important que tout ce dont on nous rebat les oreilles depuis une dizaine d’années[51]. » Mais à 60 ans, il sait qu’arrive une tout autre génération d’écrivains :

Ce qu’il (l’auteur) est porté à faire dépend de la relation entre la perception (socialement conditionnée) qu’il a de l’état des possibles littéraires, la perception (socialement conditionnée) qu’il a de sa place et de ses ressources, et sa position objectivement déterminable par une infinité de signes, de faveur ou de disgrâce. L’identité littéraire se joue à travers les textes, et aussi par d’autres moyens (prises de position politique, conversion religieuse…), grâce auxquels s’opère un travail de classement et de reclassement[52].

Le volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » est épuisé dès 1966. Ponge reçoit un courrier du service littéraire de Seghers en vue de la réédition avec une mise à jour de la préface, tout d’abord « prévue pour le mois de mars [1969][53] ». Les atermoiements se multiplient : « Je suis très ennuyé. Ph. Sollers, difficilement "atteignable" remet toujours à plus tard l’accomplissement de ses promesses. Pouvez-vous user de votre influence[54]? » L’éloignement politique de Ponge et la rupture définitive avec le groupe Tel Quel en 1974 participent de ces reports et ajournements. Le conservatisme pongien et son évolution vers le gaullisme coïncident mal avec la radicalisation, le militantisme et le dogmatisme de Tel Quel. En 1974, un autre Ponge, totalement remanié, paraît dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui » avec une préface de Marcel Spada[55]. 1982 voit le départ de Sollers du Seuil pour Gallimard. Quarante ans plus tard, en 2001, la première édition est finalement rééditée.

Stratégies d’avant-garde dans un contexte de rivalités Gallimard et Seuil

La genèse des Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, lancés en 1967 et parus en 1970, relève des mêmes difficultés contractuelles et constitue un moment clé dans ce qu’ils révèlent et cristallisent comme enjeux éditoriaux. Entre le 18 avril et le 12 mai 1967, France Culture diffuse une série d’entretiens de Ponge avec Sollers. Les 12 épisodes de 20 minutes ont été enregistrés au domicile du poète quelques semaines plus tôt :

Ma seule satisfaction est, ici, de travailler constamment avec Philippe : nous nous voyons presque chaque jour, en raison de ces « Entretiens » à préparer pour la radio –et dont Gallimard fera un livre. C’est vraiment un très gros travail, avec, parfois, des « sprints » pour moi très épuisants (je dors mal). Cela va continuer ainsi jusqu’au 11 mars, jour du dernier enregistrement. Il va sans dire que je m’y passionne (j’espère que cela s’entendra)[56].

Durant cette période 1966-67, les deux écrivains sont très proches. Ils partagent une complicité intellectuelle et une communauté d’intérêts, de projets et d’affinités :

Je voulais vous écrire, après avoir relu votre conférence (dans Tel Quel), seulement pour vous dire ceci : vous êtes le seul auteur que je puisse lire, ligne après ligne, mot après mot, sans avoir l’impression que je perds mon temps, avec le sentiment au contraire que je gagne quelque chose à chaque pas[57].

Je pense à vous comme au seul ami que j’ai, au point ou l’amitié se fait parenté. C’est une pensée qui m’aide et me porte au milieu de l’usine noire où nous sommes[58].

Cher Philippe, […] Je m’ennuie de vous. Vos lettres me font le plus grand plaisir. […] J’éprouve bien souvent moi aussi, je vous l’assure, le désir, le besoin d’une conversation avec vous (et l’impossibilité d’en avoir, vraiment comme un manque)[59].

Les entretiens se présentent comme une construction biographique puisqu’ils reviennent sur le passé de Ponge. Le terme de « travail » est maintes fois utilisé notamment dans les titres des entretiens : « conditions de travail de quelqu’un qu’on appelle encore "poète" », « vie et travail à l’époque surréaliste »… Les échanges soulignent le rôle syndical de Ponge à la CGT, sa collaboration au journal communiste Action et son activité résistante. Les critiques de gauche ne s’y trompent pas : « Francis Ponge vit en marge, il ne produit pas "d’objets de consommation" […] Philippe Sollers nous donne l’occasion d’une plus juste lecture d’une oeuvre souvent méconnue dans sa dimension politique naturelle[60] »; « recherche patiente et élémentaire des choses du langage qui caractérise son effort, cet empirisme d’ouvrier entêté et un peu insolent qui est le sien, cette haine des académismes et des approches universitaires de la littérature[61]. » Ce dernier article au titre évocateur, « Le militant et le praticien », propose, à la suite, un texte de Sollers « Printemps rouge » et « Mai 1968 en France » de Thibaudeau. Le cadre idéologique de réception est posé. Cette posture[62], création commune de l’avant-garde et des discours critiques, à laquelle Ponge participe, marque bien l’enjeu autour de la représentation de l’écrivain. Cette dernière surinvestit à la fois l’idée d’écart (de déclassement, de distance) de Ponge et de labeur poétique :

Il me semble [le volume des entretiens] de plus en plus assuré d’une diffusion et d’un impact en profondeur réel : au fond, que lui opposer ou même lui comparer? Tout cela est net, intéressant et différentiel au possible. Si je me souviens bien des tentatives risquées par quelques « confrères » dans le même genre, je ne revois que des élucubrations psychologiques, rien sur le fonctionnement du langage et sa place à la fois structurale, historique. C’est évident[63].

Sollers met en lumière l’aspect révolutionnaire de Ponge et de son oeuvre en utilisant un vocabulaire et des concepts marxistes. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter par exemple au titre du onzième entretien : « Rupture et révolution culturelle. Un matérialisme sémantique. Le pré. » Le travail pongien est présenté comme la déconstruction de l’idéalisme et de la littérature bourgeoise. D’ailleurs, la réaction de Sollers à la réception de la première émission ne laisse pas de doute quant au positionnement des entretiens dans l’espace littéraire : « Comment avez-vous trouvé la première émission? Moi, excellente. Pendant quelques instants, j’ai eu l’impression d’assister à une émission-pirate, comme si nous avions parlé depuis un bateau rapproché des côtes d’un pays occupé par l’ennemi[64]. » Ces entretiens prennent place parmi les événements littéraires d’avant-garde contestataire française de la fin des années 60.

Ils révèlent aussi les rapports très conflictuels entre les maisons d’édition. Nous allons analyser ici l’histoire de la publication des entretiens. À la suite de la diffusion radiophonique, Sollers et Ponge retravaillent la stéréotypie. Sollers souhaite réécrire complètement ses interventions : « les abréger ou les allonger ou même les modifier[65] ». Il envoie à Ponge sa version réécrite, celui-ci doit poser le canevas de départ. Les corrections durent jusqu’en 1970. Cependant, le projet est fortement perturbé par des querelles juridiques entre Gallimard et le Seuil, en la personne de son directeur et cofondateur depuis 1937, Paul Flamand : « Ennui imprévu : Flamand, de la part de qui je m’attendais à un accord mécanique sur la publication de nos Entretiens chez Gallimard, refuse catégoriquement de me laisser ma liberté pour ce livre. Que faire et qu’en pensez-vous[66]? » En effet, Ponge est engagé auprès de Gallimard et Sollers est sous contrat avec le Seuil :

L’idéal pour un éditeur est de trouver un auteur « à suivre ». En effet, les hasards et les frais du lancement sont assumés une fois pour toutes et, l’efficacité d’un auteur étant reconnu, on peut, sans trop de risques, lui demander de continuer à produire selon le prototype éprouvé. Lié par un contrat de longue durée, l’auteur entre alors dans l’ « écurie » de l’éditeur. C’est cette écurie qui jouant le rôle de collectivité témoin, donne son ton, son style, à la maison d’édition[67].

L’éclairage des pratiques éditoriales et de leurs intérêts économiques favorise une meilleure compréhension des conditions de médiation. Ces stratégies des éditeurs sont soulignées par Jacques Dubois : « la plus commune consiste à s’attacher des auteurs ou des groupes d’auteurs dont il suivra les trajectoires, non sans les infléchir. Ces auteurs, qui livrent fidèlement et parfois régulièrement leurs productions à l’éditeur, défendent le renom de la maison[68] ». Les contentieux ou, du moins, les crispations entre Ponge et Gallimard sont déjà anciennes. Le problème de la publication de textes inédits en dehors de cette maison, et déjà au Seuil, s’était posé en 1966 :

Il me paraît amical de vous informer que, m’autorisant des termes de notre accord –lequel me laisse une certaine liberté pour la publication de petits ouvrages –, j’ai remis aux Editions du Seuil, pour leur collection Tel Quel, une plaquette de quelques textes poétiques. Vous n’avez certainement pas oublié que, si nous avons finalement publié Pour un Malherbe ce fut d’abord pour Paul Flamand que je commençai à l’écrire, et je lui dois bien quelque récompense de cela. Vous savez aussi quels liens intellectuels j’ai noués avec les garçons de Tel Quel, ce qui ne va pas sans influer sur la diffusion actuelle de mes écrits[69].

En arrière-plan se dessine la concurrence entre les revues des deux maisons d’édition concernées : la NRF chez Gallimard, et celle du Seuil c'est-à-dire Tel Quel : « la concurrence symbolique entre dans une dépendance étroite avec la concurrence économique[70] ». La revue puis la collection « Tel Quel » placent le Seuil au coeur des débats politiques et esthétiques de la période. Gallimard ne compte pas faciliter la compétition :

Je tiens à vous dire ma surprise devant l’interprétation de nos accords. Si nous avons signé avec vous, l’été dernier, un contrat qui vous garantissait le versement de mensualités importantes sur les droits d’auteurs de vos ouvrages parus et à paraître, ce n’était pas pour que vous alliez porter ensuite à un autre éditeur la primeur de ce recueil de textes inédits. […] Mais surtout vous devez comprendre que l’effort de réédition entrepris par la NRF pour regrouper vos oeuvres poétiques ne se concevait pas sans une estime particulière pour votre talent d’écrivain […] Ne pourriez-vous pas limiter votre apport à des publications dans leur revue[71]?

Les revues littéraires et les collections qui en émanent sont un lieu majeur de la vie intellectuelle. Pour les éditeurs, elles constituent un moyen de recruter des auteurs et de conforter leur image. Ponge finit par renoncer.

La publication des entretiens est conçue comme une oeuvre de collaboration entre les deux écrivains. Cependant, l’écrivain mis à l’honneur est ici Ponge : seul son travail est étudié et discuté. Dans un courrier à Claude Gallimard, le poète avait proposé une solution équitable entre les deux coauteurs : « Il a été entendu que ce livre ferait l’objet, entre vous-même, moi-même et Philippe Sollers, d’un contrat dans lequel un article préciserait que les droits d’auteur seront répartis entre Sollers et moi, à raison de 50 % pour l’un et 50 % pour l’autre[72]. » Les contrats sont expédiés par la secrétaire de Gallimard. La formule est rejetée par le Seuil qui souhaite publier Ponge dans la collection « Tel Quel ». Ponge, devant les multiples refus de possibilités d’arrangements, écrit à Paul Flamand au Seuil en juin 1969 :

Il est désolant de constater que l’âpreté des relations commerciales entre maisons d’édition risque de tourner pratiquement à la censure des écrits de leurs auteurs (et spécialement de ceux auxquels elles doivent, pour une bonne part, leur meilleur prestige). Je ne peux publier mes Entretiens avec Philippe Sollers ailleurs que chez les Gallimard[73].

Il soutient le caractère juridique et artistique de cette oeuvre de collaboration. Les deux écrivains sont sur la même longueur d’onde. Leur détermination pour imposer leurs conditions ne faiblit pas :

Nous n’avons à nous battre, finalement, qu’avec une certaine bêtise, chose la mieux partagée de ce petit univers. Ici, les attaques contre nous confirment et redoublent de tous les côtés à la fois : c’est du sport (vous savez que mon grand-père était escrimeur?)[74]

Entièrement d’accord avec vous pour ne pas être « victimes » de la concurrence entre deux capitalistes. […] pour en revenir aux Entretiens : je pense,  […], que leur publication est absolument nécessaire (nécessaire, en profondeur, à l’extension de notre révolution culturelle). Il me parait impensable que les deux monopoles qui nous exploitent puissent définitivement l’empêcher. Donc, à suivre, de concert et résolument[75].

L’année 1969 voit les épreuves de force entre les maisons d’édition s’accroître. La résistance la plus grande vient du Seuil qui reste sur ses positions. Les tractations se multiplient. Sollers craint des pressions. La situation s’envenime au fil des mois (de mai à juillet 1969) :

Je compte sur vous pour que cet accord entre nous reste autant que possible secret, afin que Flamand ne soit pas poussé (il n’a que trop tendance à le faire) à me chercher des ennuis qui ne seraient pas gratuits. Je dois en effet de l’argent à cet aimable industriel libéral, et il s’en souvient au point de ne plus me serrer la main que de façon très oblique[76].

Bien entendu, sur ce plan, vous savez que je serai toujours absolument solidaire de toutes vos démarches. Si je préfère, pour l’instant, vous laisser l’initiative, c’est que je suis très surveillé[77].

Tout cela très crispé à mon égard. […] Son attitude [Flamand] maintenant m’échappe […] il est revenu sur le Malherbe, sur le fait que Gallimard s’abritait derrière ses auteurs etc… J’ai vraiment plaidé la cause de la non-symétrie entre Gallimard et le Seuil. […] Obstinément, avec cette dureté et cette surdité propres aux capitalistes lorsqu’ils sont sûrs d’avoir les tribunaux et la police pour eux, il est revenu sur, au fond, ce que nous lui « devions ». […] Tout cela me révolte au sens strict, et m’écoeure. Je n’aime pas ce système social, ses banquiers, ses rites, sa pourriture intellectuelle définitive. Contre lui, je me battrai de plus en plus[78].

Le Seuil durcit ses dispositions. Ce problème de publication recouvre pour Sollers des luttes de pouvoir et de concurrence. L’activité de l’édition participe de la conquête d’une autorité qui lui assure le contrôle de la production culturelle. Les marges de manoeuvres de l’avant-garde sont limitées. Les conflits idéologiques se traduisent en conflits et rivalités économiques entre éditeurs. La production littéraire dépend de l’infrastructure économique : l’économie exerce un contrôle sur les possibilités concrètes de travail des écrivains.

En octobre 1969, Ponge finit par demander à Gallimard d’intervenir et de proposer un compromis au Seuil :

Nulle difficulté du côté de Sollers, toujours prêt à souscrire amicalement à telle ou telle suggestion venant de moi. Non, les difficultés viennent d’ailleurs. […] nous devons bien concevoir, il me semble, que l’intérêt du livre – et ce qui doit lui assurer quelque succès de vente – tient à la réunion de son nom et du mien, à condition, bien entendu, que l’acheteur, (ou le « critique ») ne soit pas déçu quand il ouvrira le livre […] Quoiqu’il en soit, les difficultés, comme je vous le disais viennent d’ailleurs. De l’enquête à laquelle je me suis livré, il résulte très clairement que Paul Flamand n’accepterait en aucun cas de voir paraître un ouvrage dans lequel Sollers est impliqué, sans y avoir été lui-même d’une façon ou d’une autre intéressé. […] il attend une proposition de votre part. […] je laisse à votre expérience et à votre jugement le soin d’imaginer [une issue] et d’en négocier l’arrangement avec votre confrère de la rue Jacob[79].

Gallimard avait pensé pouvoir se dispenser de la présence de Sollers en joignant aux propos de Ponge des résumés des questions posées par ce dernier. Ponge refuse cette possibilité : « celles-ci [les questions] ne sont pas seulement des interrogations comme il advient de la part d’un journaliste mais des affirmations d’une personnalité littéraire et leur formulation est trop essentielles pour pouvoir être du tout résumée[80] ». Ponge plaide, en dernier lieu, la future rentabilité de l’ouvrage. Il sait quel argument choisir. Le même mois, les deux maisons d’édition se retrouvent à Francfort pour la Foire internationale du livre. Claude Gallimard fait une proposition à Paul Flamand; celui-ci l’accepte. Il s’agit d’une véritable coédition. Gallimard prend en charge la fabrication et le Seuil la diffusion. Le 25 mai, Sollers annonce à Ponge : « le livre est en librairie, en très bonne place »; puis « des étudiants m’assurent que le livre part très vite chez Maspero[81] ».

La rencontre de Ponge avec l’animateur de la revue Tel Quel a joué un rôle d’accélérateur dans le processus de médiation de l’oeuvre pongienne. C’est un nouveau départ pour le poète, qui dure tout le long des années 60. Le changement d’image est un jeu médiatique subtil. La posture pongienne de l’écart est mise en scène comme signe de liberté, valeur résolument moderne, résolument avant-gardiste. Dès le 10 juin 1960, lors d’une conférence à la Sorbonne, Sollers invite l’auditoire à la découverte de l’oeuvre pongienne. La poète, écouté et suivi, peut désormais compter sur des héritiers, parmi eux Sollers « un jeune écrivain brillant et turbulent[82] ». Cet examen des rôles tenus par les auteurs eux-mêmes dans le processus de médiation s’inscrit au coeur du système de création littéraire. L’étude soulève ainsi les enjeux de collaboration entre écrivains, entre générations d’écrivains et entre éditeurs. Elle définit ce réseau complexe de relations qui façonne durablement la médiation littéraire de l’oeuvre, notamment l’influence incontestable des rapports concurrentiels entre maisons d’édition sur les conditions de la production et de la médiation littéraires elles-mêmes. Par ailleurs, l’analyse de volumes de collection comme « Poètes d’Aujourd’hui » en est encore à ses débuts dans le champ de la recherche contemporaine en littérature. Ce travail permet d’éclairer plus largement les enjeux de l’histoire du livre et du milieu de l’édition littéraire dans le contexte d’effervescence des sciences humaines et sociales des années 60.