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L’importance de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et d’Alembert pour l’histoire littéraire et scientifique du siècle des Lumières n’est plus à démontrer. Entreprise à partir de 1751, sa publication s’est étalée sur plus de 20 ans et a donné lieu à de multiples éditions, rééditions ou contrefaçons qui témoignent de la vigueur et du retentissement de cette monumentale mise en ordre du monde[1]. Interdite dès 1758 par un Décret de la Congrégation de l’Index et par le bref papal de 1759[2], elle se retrouve néanmoins au xixe siècle dans diverses bibliothèques ecclésiastiques bas-canadiennes. Ainsi, la collection du Grand Séminaire confiée au Centre Joseph-Charles Taché de l’Université du Québec à Rimouski comprend les volumes 11 à 17 de la première édition[3], publiée à Paris jusqu’au volume sept, puis sous l’adresse de « Neufchastel » à partir du volume huit.

La modeste enquête que nous proposons ici autour de la présence d’une série tronquée de l’Encyclopédie dans la collection du Grand Séminaire de Rimouski s’inscrit dans la continuité d’un article de Claude La Charité lequel, sous le titre « De l’Institut littéraire au Séminaire de Rimouski : archéologie d’une bibliothèque. 1855-1892[4] », récapitulait l’histoire de cette bibliothèque. Cette étude de cas devrait, quant à elle, permettre d’éclairer quelques pans nébuleux de l’histoire des bibliothèques d’enseignement rimouskoises, étroitement liée à celle des institutions ecclésiastiques qui, jusqu’au milieu du xxe siècle, ont formé la jeunesse locale[5]. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert servira donc de prétexte à une investigation qui s’est d’abord articulée autour de plusieurs questionnements : comment cette encyclopédie du xviiie siècle s’est-elle retrouvée dans la collection de ce séminaire régional? Depuis quand est-elle là et quel a été son parcours? La série acquise originellement était-elle complète? Que peut nous apprendre le parcours de l’Encyclopédie sur l’histoire de la bibliothèque du Grand Séminaire? Le présent article propose un aperçu des démarches et vérifications effectuées pour tenter de trouver des réponses à ces questions.

Les marques de possession des exemplaires du Centre Taché nous ont d’abord mises sur la piste de catalogues et de registres conservés au Centre d’archives et de documentation du Séminaire de Rimouski (CEDAD) de la Corporation du Séminaire de Rimouski, et inconnus jusqu’ici. Ces documents, examinés et confrontés à d’autres ex-libris d’ouvrages conservés au Centre Taché, à l’évêché et à la Bibliothèque des Soeurs du Saint-Rosaire, ont permis de préciser quelques dates entourant la constitution des bibliothèques institutionnelles rimouskoises et de mesurer l’importance du principe de circulation des livres au xixe siècle.

Sur la piste des marques de possession

La première étape de notre recherche autour de l’Encyclopédie a consisté à nous appuyer sur les marques de possession laissées dans les sept volumes du Centre Taché, afin de retracer le parcours des exemplaires et d’établir la date d’entrée de l’Encyclopédie dans la collection du Grand Séminaire. Au verso du plat supérieur de chacun des volumes se trouve en effet un ex-libris sous forme d’étiquette de la bibliothèque des prêtres de Rimouski portant une cote manuscrite (située entre 866 et 872), alors que la mention manuscrite « Collège de Rimouski » figure au recto de la page de titre. Ces deux marques de possession sont importantes compte tenu de ce que nous savons déjà de ces institutions au xixe siècle : ces mentions constituent des indices temporels.

Illustration 1

Ex-libris de la bibliothèque des prêtres dans un tome de l’Encyclopédie

Collection du Grand Séminaire de Rimouski – Centre Joseph-Charles Tachés de l’UQAR

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Illustration 2

Mention manuscrite « Collège de Rimouski » dans un tome de l’Encyclopédie

Collection du Grand Séminaire de Rimouski – Centre Joseph-Charles Tachés de l’UQAR

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Précisons d’abord que, sur les ouvrages de la collection du Centre Taché inventoriés jusqu’à présent (soit près de 8 000 volumes), seuls les sept volumes de l’Encyclopédie et un tome des Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde[6] portent cette marque spécifique. En dehors de ces ouvrages, nous n’avons retrouvé qu’un exemplaire portant la marque « Collège de Rimouski », qui se trouve dans le fonds ancien de la Bibliothèque des Soeurs du Saint-Rosaire[7] ‒ ces exemplaires ne nous renseignent cependant pas sur la chronologie de leur circulation, les ex-libris successifs ayant été arrachés ou effacés.

D’emblée, nous pouvons affirmer que la marque de possession « Collège de Rimouski » est vraisemblablement antérieure à l’ex-libris de la bibliothèque des prêtres de Rimouski. De fait, nous savons que dès 1854, sous l’impulsion du curé Cyprien Tanguay (1819-1902)[8], un Collège industriel et agricole voit le jour. Il s'agirait, s’il faut en croire un manuscrit daté de 1876 et intitulé Séminaire de Rimouski. Réfutation de la brochure : Le Collège de Rimouski : Qui l’a fondé?, d’« une école de village rebaptisée Collège industriel et déménagée chez Mme Hector Crawley[9] ». Des « événements graves » auraient conduit à la fermeture de cet établissement[10] qui laisse place, à la fin de 1861, au Collège commercial et industriel de Rimouski. Créé par l’abbé Georges Potvin (1834-1886) qui en assure la direction[11], et installé dans la sacristie de l’ancienne église délaissée depuis peu au profit de la cathédrale nouvellement construite[12], ce « nouveau collège[13] » dispense trois types de formation : industrielle, classique (1863) et théologique (1864)[14]. Il se dote en quelques années d’une petite collection d’ouvrages à l’usage des professeurs et des élèves. L’Inventaire de l’Actif et du passif du Collège de Saint-Germain de Rimouski, août 1867[15], qui répertorie l’ensemble des possessions matérielles et pécuniaires du collège en 1867, compte ainsi 1 715 titres comprenant des exercices de piété et divers ouvrages pédagogiques destinés aux 75 élèves qui le fréquentent[16]. Cependant, en mai 1867, l’établissement ne dispose pas encore de local strictement réservé à la consultation de ces ouvrages, comme l’indique une lettre pastorale du 13 juin 1867[17].

L’érection d’un évêché à Rimouski en 1867 et la nomination de monseigneur Jean Langevin favorisent la fondation de deux institutions majeures pour la région : le Petit Séminaire, qui poursuit la mission pédagogique du Collège[18], et le Grand Séminaire, lieu de formation des prêtres. C’est vraisemblablement à cette occasion que les livres appartenant au Collège font l’objet d’un inventaire détaillé. C’est encore l’ancienne église qui accueille élèves et prêtres (enseignants du collège ou prêtres du diocèse), le temps qu’un nouveau bâtiment leur permette de quitter cette bâtisse insalubre[19]. Inauguré en grande pompe en 1876[20], le nouveau séminaire est ravagé par le feu quelques années à peine après sa construction, en 1881[21], et doit alors réintégrer la vieille église[22] tout juste rénovée par les Soeurs des Petites-Écoles (qui deviendront les Soeurs de Notre-Dame du Saint-Rosaire en 1891[23]), avant d’emménager dans les locaux construits par les Soeurs de la Congrégation Notre-Dame[24].

La mention « Collège de Rimouski » qui se trouve au verso de la page de titre des volumes de l’Encyclopédie remonte-t-elle à 1855, date de création du Collège industriel et agricole? à 1862, date de création du Collège commercial et industriel? ou à 1867, date à laquelle Jean Langevin prend en main l’établissement et prépare l’érection des deux séminaires? Si nous n’avons trouvé aucune donnée sur d’éventuels livres ayant appartenu au premier collège, nous savons, par la présence d’ex-libris, que de nombreux ouvrages ont été donnés au Séminaire par Georges Potvin[25]; cependant, nous ne connaissons pas la date à laquelle ces dons ont été faits. Par ailleurs, une comparaison de l’écriture de Jean Langevin avec celle de l’ex-libris manuscrit figurant sur les exemplaires de l’Encyclopédie nous incite à penser que l’évêque aurait pu entreprendre lui-même un premier catalogage des livres du Collège, les deux graphies présentant plusieurs similitudes[26], mais la date à laquelle une mention d’appartenance a été inscrite sur les livres du Collège reste malgré tout difficile à établir. En effet, si nous pouvons bien entendu présumer que la mention « Collège » correspond aux dates où le Collège de Rimouski a existé officiellement (jusqu’en 1867) et qu’elle a par la suite laissé place à la mention « Séminaire », nous n’en avons pas la certitude, car les appellations de « Collège », « Séminaire » ou « Petit Séminaire » ont coexisté pendant un moment. Une lettre datée de 1900, qui confirme l’envoi de « deux caisses de livres au collège de Rimouski pour l’usage des Grand et Petit Séminaires », tend à appuyer cette hypothèse[27]. De même, si, dans les ouvrages conservés au Centre Taché, les ex-libris manuscrits, estampillés ou collés portant la mention « Séminaire de Rimouski » ou « Petit Séminaire de Rimouski » sont très fréquents, nous ne sommes pour l’instant pas en mesure de préciser si ces marques de possession, manuscrites, estampillées ou imprimées, correspondent à des usages successifs ou à une fluctuation des appellations selon les responsables des collections.

Illustration 3

Deux ex-libris superposés

Collection du Grand Séminaire de Rimouski – Centre Joseph-Charles Tachés de l’UQAR

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Quoi qu’il en soit, il nous fallait trouver ailleurs que dans les volumes ayant appartenu au Collège de Rimouski les renseignements permettant de mieux dater leur entrée dans la collection. C’est ainsi que nous avons été amenées à visiter le Centre d’Archives et de documentation du Séminaire de Rimouski (CEDAD) de la Corporation du Séminaire de Rimouski. Des documents qui avaient échappé jusqu’ici à la recherche[28] (registres, catalogues, inventaires, brochures…) ont permis non seulement de mieux déterminer les dates de ces marques de possession, mais ont en outre révélé un pan encore peu connu de l’histoire des bibliothèques locales.

Le Catalogue de la bibliothèque des élèves du Petit Séminaire de Rimouski[29] de 1912, organisé par domaines d’enseignement ou par thèmes (Sciences, dont Éloquence et Littérature, Ouvrages anglais, Vies de Saints, Ouvrages canadiens, Histoire du Canada), associe le plus souvent une cote à un titre, avec ou sans nom d’auteurs. Sans surprise, ce Catalogue ne fait état d’aucun livre pouvant correspondre à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. En revanche, deux catalogues de la bibliothèque des prêtres du séminaire (1890 et sans date)[30] nous fournissent un premier renseignement. Pour chacun des quelque 1 600 volumes répertoriés, cinq colonnes permettent d’identifier respectivement le tome, le titre, l’auteur, le donateur (le cas échéant) et, enfin, le numéro qui lui est attribué. Ces deux catalogues signalent la présence des tomes 11 à 17 d’une Encyclopédie dont les cotes correspondent à celles des étiquettes apposées au verso du plat supérieur de chacun des volumes conservés au Centre Taché. Dans le catalogue non daté, on a attribué à ces tomes les cotes 871 à 877, puis on les a raturées et remplacées par d’autres cotes, de 866 à 872 ‒ cette rectification a vraisemblablement été nécessitée par une erreur de numérotation relevée à partir de la cote 845. Les volumes du Centre Taché sont numérotés de 866 à 872, numéros qui correspondent à la classification du catalogue de 1890. Dans les deux documents, aucun donateur n’est indiqué pour ces volumes.

Les Catalogues des livres de la Bibliothèque des Prêtres nous apprennent donc qu’en 1890 ou un peu auparavant, la série des volumes de l’Encyclopédie était classée dans cette bibliothèque et qu’elle était déjà incomplète. De plus, l’absence de mention d’un quelconque donateur et le fait que la majorité des donateurs particuliers signalés dans ces catalogues sont décédés en 1887 ou 1888[31] nous incitent à penser que les volumes xi à xvii de l’Encyclopédie figuraient déjà depuis quelque temps dans la collection locale. Par ailleurs, l’existence de deux catalogues, dont l’un est daté de 1890, donne à croire que l’utilisation de l’ex-libris « Bibliothèque des Prêtres » a pu coïncider avec la confection de ces catalogues.

Remontons encore plus avant dans le temps et voyons ce que pourraient révéler d’autres documents, antérieurs à 1890. La présence d’un registre faisant état des dons récoltés pour les Petit et Grand Séminaires[32] atteste que, dès leur érection, deux bibliothèques distinctes ont été constituées et ce, bien que les deux institutions aient partagé un même espace[33]. Incidemment, la compilation des « Dons faits à la Bibliothèque du Petit Séminaire » dans le registre en question précise les noms des donateurs et le nombre d’ouvrages qu’ils ont donnés[34]. L’examen des listes de donateurs nous apprend que 516 volumes ont été donnés par 43 donateurs. Quelques-uns sont des particuliers laïques (Charles Baillargé, Auguste Michaud, Alphonse Martin), mais la plupart sont des ecclésiastiques (Jean Langevin, Gabriel Nadeau, Josué Lepage, Léon Lahaye, Elzéar-Alexandre Taschereau, Antoine-Adolphe Gauvreau, etc.)[35]. On retrouve aussi dans la liste des donateurs des institutions locales (« bibliothèque paroissiale », « Institut des artisans »), religieuses (« Archevêché de Québec », « Séminaire de Saint-Hyacinthe ») ou gouvernementales (« Le gouvernement »). Cette liste ne semble suivre aucun classement précis, pas même chronologique, et ne détaille malheureusement pas les titres des ouvrages donnés.

Ce même registre énumère également les dons faits à la bibliothèque du Grand Séminaire. Cette liste présente un nombre réduit et plus homogène de donateurs que la liste précédente : 22 ecclésiastiques, deux institutions religieuses (l’Archevêché de Québec donne 76 volumes et le Séminaire de Saint-Hyacinthe, 8) et un particulier laïc (Alphonse Dubé). Les dons qu’on y retrouve sont toutefois plus considérables et totalisent 714 volumes. Là encore, aucune inscription ne nous renseigne sur l’Encyclopédie.

Signalons enfin que l’Inventaire de l’Actif et du passif du Collège de Saint-Germain de Rimouski, août 1867[36] déjà mentionné répertorie l’ensemble des possessions matérielles et pécuniaires du Collège en 1867. Extraordinairement détaillée, cette liste précise le titre de chaque ouvrage qui entre dans la collection de la bibliothèque du Collège à ce moment-là. Il y figure bel et bien un titre laconique signalant une encyclopédie, accompagné d’un nombre : 24. S’agit-il de la série originelle plus complète dont auraient fait partie les exemplaires 11 à 17, d’une tout autre série ou d’un ensemble d’éditions de type encyclopédique dont disposait alors le Collège? Il est fort possible qu’une série plus complète ait été dispersée au fil de remaniements institutionnels, comme cela a parfois été le cas[37]. Ainsi, Les Oeuvres du révérend père Laberthonie pour la défense de la religion chrétienne contre les Incrédules et contre les Juifs (1777) présente un ex-libris de la bibliothèque des prêtres, et le catalogue de 1890 répertorie trois tomes dont le Centre Joseph-Charles Taché ne garde plus que le premier. Plus probant encore, les Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples (1783) en quatre volumes (ainsi que le précise une mention manuscrite au recto de la page de garde), dont le Centre ne conserve aujourd’hui qu’un seul tome, présente des marques de possession identiques à celles qui se trouvent dans l’Encyclopédie, à savoir un ex-libris sous forme d’étiquette de la bibliothèque des prêtres et un autre, manuscrit, du Collège de Rimouski, inscrit au recto de la page de titre. Si, dans le Catalogue de 1890, un seul tome des Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples est répertorié (cote 854), sans mention de donateur, la présence de cette oeuvre est attestée en quatre tomes et de manière explicite dans l’Inventaire du Collège en 1867, contrairement à celle de l’Encyclopédie[38]. Entre 1867 et 1890, trois des quatre tomes qui constituaient cet ouvrage ont donc été perdus.

D’où proviennent les sept tomes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert confiés au Centre Joseph-Charles Taché par le Grand Séminaire de Rimouski? Aucun des documents consultés ne nous a permis de l’apprendre. Plusieurs possibilités d’interprétation s’offrent à nous : une série encyclopédique à peu près complète a pu appartenir au Collège de Rimouski dès 1862 (reprise du Collège industriel et commercial par Georges Potvin), voire 1855 (fondation du premier Collège par Cyprien Tanguay), puisque l’inventaire des biens du Collège de Rimouski établi en 1867 fait état de 24 volumes d’une encyclopédie – rappelons que la série complète de l’édition princeps de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert comprend 35 volumes de textes et de planches. Elle a pu également être léguée entre 1862 et 1867 par l’un des donateurs mentionnés dans le document Dons faits au petit et au grand Séminaires établi pour cette période. Peut-être est-elle arrivée dans la collection du Séminaire après cette date? Ce serait encore possible, puisqu’il semble que les deux appellations de collège et de séminaire aient pu se faire concurrence quelques années, voire quelques décennies. Quoi qu’il en soit, l’incendie de 1881 pourrait suffire à expliquer la perte de plusieurs volumes de l’Encyclopédie.

À la recherche des tomes manquants de l’Encyclopédie 

La seconde étape de la recherche a consisté à vérifier si les tomes manquants de la série du Centre Joseph-Charles Taché ne se trouvaient pas dans une autre bibliothèque religieuse ou institutionnelle rimouskoise. Ces collections dont nous avons déjà parlé – du moins ce qu’il en reste qui n’a pas été détruit par les incendies de 1881 et de 1950[39] – ont été transmises à des établissements d’enseignement : la majeure partie de ce qu'il reste de la collection du Petit Séminaire est conservée au Cégep de Rimouski. La bibliothèque du Grand Séminaire a été confiée au centre Joseph-Charles Taché de l’UQAR; quant à la bibliothèque de l’évêché, probablement aussi ancienne que l’érection diocésaine (1867), elle demeure aujourd’hui encore la propriété de l’évêché. Par ailleurs, diverses archives et documents manuscrits communs aux deux séminaires et à l’évêché sont conservés au CEDAD. Dans la mesure où plusieurs ouvrages de la collection du Grand Séminaire de Rimouski présentent des marques de possession (estampilles ou étiquettes) des bibliothèques de l’évêché, du Petit Séminaire de Rimouski, du CEDAD et de la communauté des Soeurs du Saint-Rosaire, des vérifications dans ces bibliothèques s’imposaient. Ces recherches se sont cependant révélées infructueuses : aucune de ces institutions ne possède un ou des exemplaires pouvant compléter la série de l’Encyclopédie. Même l’évêché, qui possède aujourd’hui deux éditions du Dictionnaire de Trévoux, sorte de pendant jésuite à l’ouvrage de Diderot et d’Alembert, ne détient pas d'exemplaire de l’Encyclopédie. En 1927, le Catalogue des livres de la bibliothèque de l’Évêché ne fait d’ailleurs mention d’aucun exemplaire de l’Encyclopédie, alors qu’y est pourtant déjà répertoriée une édition du Dictionnaire de Trévoux. Nos vérifications ont néanmoins permis de constater que quelques livres ayant appartenu au Collège de Rimouski, puis à la bibliothèque des prêtres font désormais partie des collections des Soeurs du Saint-Rosaire, ce qui s’explique par le rôle important joué par cette congrégation dans l’enseignement rimouskois et par les liens étroits liant ces religieuses à l’évêque Jean Langevin et à son frère Edmond Langevin, grand Vicaire et directeur des Soeurs des Petites-Écoles.

Par acquit de conscience, nous avons vérifié si une autre congrégation religieuse, parmi celles qui ont fait oeuvre éducative à Rimouski à partir du milieu du xixe siècle, n’avait pas dans son fonds de livres anciens des volumes pouvant compléter la série du Centre Taché : Congrégation de Notre-Dame, active à Rimouski de 1875 à 1882; Soeurs de la Charité, arrivées en 1875; Congrégation des Ursulines, installée plus tardivement (1904), dont la bibliothèque aura connu également plusieurs vicissitudes (dont un incendie en 1937); Frères du Sacré-Coeur, qui s’installent dans le premier quart du xxe siècle à Mont-Joli d’abord, puis à Rimouski. Aucune de ces communautés ne détient un quelconque exemplaire de l’Encyclopédie[40].

La consultation des catalogues d’autres bibliothèques québécoises (religieuses ou universitaires) n’a pas donné davantage de résultats. Certes, nombre de bibliothèques possèdent une première édition complète de l’Encyclopédie : BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec)[41], la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus (Collège Jean-de-Brébeuf)[42], l’ancien Séminaire de Saint-Hyacinthe[43], l’Université Laval[44], l’Université de Montréal[45] et l’Université McGill[46], mais leurs séries sont complètes, du moins pour les volumes avec textes, et quand elles ne le sont pas, les numéros manquants ne correspondent pas à ceux que nous recherchons. Aucune série pouvant compléter la nôtre ne s’est donc miraculeusement présentée lors de nos démarches.

Malheureusement, la majorité des bibliothèques religieuses ne disposant pas de catalogue en ligne et de nombreuses collections étant en voie de remaniement, de déménagement ou de dispersion, il s’est avéré impossible, compte tenu des moyens dont nous disposions, de mener une recherche exhaustive. Cette vérification aura néanmoins permis de confirmer que la présence d’une édition du xviiie siècle de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert dans les bibliothèques religieuses québécoises n’est pas un fait isolé[47], que la série incomplète conservée au Centre Taché est unique en son genre dans la région et que les volumes manquants n’appartiennent à aucune autre bibliothèque institutionnelle encore existante à Rimouski.

Circulation des livres dans les institutions d’enseignement de Rimouski

Si nos recherches n’ont pas permis de retrouver d’autres exemplaires de la série incomplète de l’Encyclopédie conservée au Centre Taché ni de dater avec certitude l’entrée de cette série dans la collection du Collège de Rimouski, puis du Grand Séminaire, notre étude des catalogues retrouvés dans divers dépôts d’archives religieuses a néanmoins été l’occasion d’un certain nombre de découvertes quant à la manière dont se sont constituées les bibliothèques institutionnelles et religieuses rimouskoises au xixe siècle. Ces registres et catalogues que nous avons évoqués ont jusqu’à maintenant été mis à contribution dans la mesure où ils nous informaient sur le parcours de l’Encyclopédie, mais ils revêtent un intérêt beaucoup plus large.

Ainsi, le document manuscrit Dons de $1 et au-dessus faits au Collège Commercial et Industriel de Rimouski de 1862 à 1867, retrouvé aux archives du CEDAD, se clôt par l’énumération des donateurs de livres : Paul Léon Lahaye, Jean-Baptiste Gagnon, Édouard Quartier, Augustin Ladrière, Jean Langevin, Edmond Langevin, Antoine Adolphe Gauvreau et l’Archevêché de Québec, qui sont des ecclésiastiques, des institutions ecclésiastiques ou des notables, figurent parmi les premiers donateurs. Dans les registres des dons faits aux Petit et Grand Séminaires (ca 1875) et dans le catalogue de la bibliothèque des prêtres de 1890, d’autres noms apparaissent : la plupart des donateurs sont issus du clergé, ainsi que le laissent entrevoir les tableaux suivants :

A

Compilation des noms de quelques donateurs d’après le document Dons faits à la bibliothèque du Petit Séminaire (circa 1875)

Compilation des noms de quelques donateurs d’après le document Dons faits à la bibliothèque du Petit Séminaire (circa 1875)

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B

Compilation des noms de quelques donateurs d’après le document Dons faits à la bibliothèque du Grand Séminaire (circa 1875)

Compilation des noms de quelques donateurs d’après le document Dons faits à la bibliothèque du Grand Séminaire (circa 1875)

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Ces tableaux montrent l’importance des réseaux dans la constitution des bibliothèques régionales et scolaires au xixe siècle. Les membres du clergé et les institutions ecclésiastiques en sont les principaux donateurs. Ceux qui donnent des livres sont soit originaires de Rimouski (ou établis dans la région), soit en relation avec l’évêque Jean Langevin qui, à en juger par ces listes, pourrait avoir sollicité ceux qui, parmi ses contacts, pouvaient contribuer à garnir les bibliothèques.

C

Classement par donateurs principaux pour les 865 premiers volumes répertoriés dans le Catalogue de la Bibliothèque des Prêtres (1890)

Classement par donateurs principaux pour les 865 premiers volumes répertoriés dans le Catalogue de la Bibliothèque des Prêtres (1890)

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Ce dernier tableau, confronté aux deux qui le précèdent, montre qu’aucun des donateurs qui figuraient dans les listes de dons faits aux Petit et Grand Séminaires ne se retrouve dans le catalogue de 1890, à l’exception d’Edmond Langevin et de Jean Langevin. Ces derniers meurent respectivement en 1889 et 1892 et leur bibliothèque respective sera dispersée entre les collections des prêtres[66], celles des séminaires et celle de l’évêché. Nous avons déjà relevé le fait que les donateurs dont les noms sont inscrits dans le catalogue de 1890 étaient tous décédés autour de 1884[67], la plupart en 1887 ou 1888, et nous en avions conclu que, dans le Catalogue des livres de la Bibliothèque des Prêtres, les ouvrages sans mention de donateur avaient préalablement appartenu à l’une des bibliothèques existantes. Cela signifie aussi que nous pouvons, à l’inverse, déduire la date approximative d’entrée de certains des volumes dans la collection du Grand Séminaire. Ainsi, les Oeuvres de La Mothe Le Vayer (1652)[68], le Christiana institutio virtutum et vitiorum (1650)[69], Le code des curés en deux tomes (1736)[70] et l’Institution au droit ecclésiastique (1753)[71] qui, selon le Catalogue de 1890, ont appartenu à Louis Théodore Bernard[72], sont vraisemblablement entrés dans la collection autour de 1888, année de son décès.

La bibliothèque des prêtres s’est donc constituée plutôt à partir des successions d’ecclésiastiques. Il semble par ailleurs qu’elle ait puisé dans les fonds des bibliothèques des séminaires, si nous nous reportons à un ex-libris retrouvé dans le Cursus theologiae moralis de Salmanticences en trois volumes (1750)[73]. Dans chaque exemplaire en effet, une étiquette de la « Bibliothèque des Prêtres du Séminaire de Rimouski » est apposée au recto de la page de garde, dont les cotes de 858 à 860 correspondent aux cotes indiquées dans le Catalogue de la Bibliothèque des Prêtres, qui ne spécifie aucun donateur pour cette oeuvre en trois volumes. Fait intéressant, une mention manuscrite sur la même page renvoie à un classement antérieur : « [Séminai]re de Rimouski, no 131 [à 133] », classement dont nous n’avons hélas pas trouvé de trace dans les catalogues consultés au CEDAD. L’étiquette du deuxième volume couvre en partie cet ex-libris, confirmant l’hypothèse selon laquelle la bibliothèque des prêtres fut en partie constituée à partir de fonds d’autres bibliothèques.

Illustration 4

Ex-libris du volume 2 du Cursus theologiae

Collection du Grand Séminaire de Rimouski – Centre Joseph-Charles Tachés de l’UQAR

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Notons que si la bibliothèque des prêtres n’a pas été conservée en l’état (elle a été élaguée et dispersée au fil des ans, notamment entre l’évêché de Rimouski et le Cégep, mais aussi dans d’autres congrégations religieuses), certains de ses exemplaires se sont retrouvés à nouveau au xxe siècle dans la bibliothèque du Grand Séminaire de Rimouski, qui allait être confiée au Centre Joseph-Charles Taché, confirmant et perpétuant ainsi une pratique du don fondamentale pour les bibliothèques institutionnelles.

En somme, la recherche des tomes manquants de l’édition princeps de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert conservée au Centre Joseph-Charles Taché aura permis de préciser quelque peu l’histoire des bibliothèques d’enseignement rimouskoises et de la circulation des livres dans la région. Si un premier collège a été créé en 1855 par monseigneur Tanguay, le Collège commercial et industriel créé et dirigé par monseigneur Potvin de 1862 à 1867 semble le premier pour lequel a été établi un inventaire des biens. Le projet de dissolution du Collège au profit des Petit et Grand Séminaires (1867) aura sans doute été à l’origine de ce premier exercice de consignation des biens du Collège, y compris des livres, de leur provenance et de leur valeur. Les documents ainsi constitués permettent d’avoir une idée globale de cette première bibliothèque somme toute modeste, qui contenait en 1867, parmi ses 1 715 titres, 24 tomes d’une encyclopédie non précisée. Un second exercice de catalogage, celui-là beaucoup plus systématique, effectué autour de 1890 pour la bibliothèque des prêtres, a permis de confirmer la présence d’une série déjà incomplète de l’Encyclopédie dans cette bibliothèque. Le catalogue élaboré en 1890 fournit nombre de renseignements sur cette collection (environ 1 600 livres) de la fin du xixe siècle et sur la pratique du don, précieuse aux yeux des bibliothécaires qui ont consigné le nom de chaque donateur. Les listes de dons faits au Collège ou aux Séminaires et le Catalogue de la Bibliothèque des Prêtres montrent ainsi que les bibliothèques religieuses et scolaires du xixe siècle se sont essentiellement constituées, à Rimouski du moins, à partir du principe de la circulation des ouvrages et du don entre particuliers, de particuliers à institutions et d’institution à institution. Les volumes du Centre Taché conservent les traces de cette pratique. Des marques de possession prennent la forme de mentions manuscrites, de signatures, d’étiquettes ou d’estampilles : certaines sont relativement récentes, d’autres remontent à l’Ancien Régime. Par ailleurs, plusieurs ouvrages cumulent les marques de provenance, complexifiant encore la tâche à qui voudrait retracer l’histoire de cette collection.

Malgré les difficultés financières et les remaniements nombreux et radicaux qui ont affecté et affectent encore toutes les congrégations religieuses, des collections continuent d’être alimentées. Grâce au soin apporté par leurs bibliothécaires et archivistes successifs depuis 1867 jusqu’à aujourd’hui (Archives du diocèse de Rimouski, Corporation des Archives du Séminaire de Rimouski, Bibliothèque et Archives des Soeurs du Saint-Rosaire), nous disposons de documents précieux qui témoignent de ce parcours et n’ont pas, nous en sommes convaincues, livré tous leurs trésors.