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Le fonds Seghers, conservé à l’Université de Victoria depuis 1976, comprend plus de 3 500 volumes anciens (pour quelque 1 500 titres), qui constituaient originellement la bibliothèque du diocèse catholique de Victoria. Cette collection fut fondée par Charles Jean Seghers (1839-1886) lors de sa résidence en Colombie-Britannique et en Orégon (1863-1886) comme prêtre, évêque, puis archevêque. Elle fut nommée en 1946 en souvenir de son fondateur, assassiné lors d’une mission en Alaska en 1886. Or, cette commémoration par le nom ne saurait épuiser les dimensions mémorielles de ce fonds : la collection semble ordonnée par le souvenir de bibliothèques européennes (en particulier la bibliothèque de Louvain, en Belgique) et par le désir d’implanter la tradition catholique en Colombie-Britannique. À cette polygenèse du fonds, répond également une diversité de vocation. En effet, en 2013, depuis les salles de réserve d’une bibliothèque universitaire, cette collection a changé de public, mais aussi de mission : dans le nouveau récit que composent les lectures récentes de ces textes anciens, elle raconte par son assemblage plusieurs histoires bien éloignées du but premier, religieux, de sa réunion, histoires que la réception fait naître et inscrit dans des durées fort différentes.

Tout d’abord, ces livres narrent la culture et l’univers de leur premier collectionneur, Charles Jean Seghers. Mais la continuation de la collection par inclusions successives de collections catholiques transcende cette provenance individuelle : le fonds devient celui du diocèse, et la mémoire devient collective. De fait, les mentions anciennes de premiers possesseurs, sur de nombreux livres, ouvrent cette mémoire locale sur une mémoire transnationale et transhistorique, soit la tradition catholique de lecture, caractérisée par l’étude, le commentaire et l’interprétation des Écritures. En ce sens, la collection Seghers raconte aussi l’implantation rêvée, à la fin du xixe siècle et jusqu’en 1976 au moins, d’un séminaire catholique sur la côte Ouest. L’histoire de cette collection, depuis sa constitution jusqu’à son accueil dans les rayons de la bibliothèque de l’Université de Victoria, dépasse ainsi l’histoire individuelle d’un collectionneur : à la fois symbole de la tradition et emblème de la présence catholique, le fonds Seghers est ici fort brièvement présenté, dans l’espoir de susciter d’autres études.

Le fonds Seghers

La collection maintenant connue sous le nom de Seghers, son initiateur, constitue une bibliothèque en soi, dont le caractère exceptionnel se confirme autant à travers son fonds ancien (3 400 volumes publiés avant 1800) que par son histoire même (implantation tardive, réorientations du catalogue, déménagements successifs). En prêt permanent dans les collections de la bibliothèque de l’Université de Victoria depuis 1976, les 1 431 titres constituant le fonds Seghers témoignent de la présence de l’Église catholique sur l’île de Vancouver depuis la fin du xixe siècle et fournissent une documentation précieuse sur la doctrine et le visage de l’Église catholique tels que les reçurent les missions et communautés de la côte nord-ouest du Canada. De manière exemplaire, ce fonds est une transmission : reçu sans nom officiel ni statut à la disparition de Charles Seghers, il constitue tout d’abord la mémoire du second évêque de Victoria, qui, venu en 1863 comme prêtre et directeur de conscience des Soeurs de Sainte-Anne, devint évêque de Victoria en 1873, puis archevêque d’Orégon en 1880, charge qu’il cumula, par dérogation, avec l’épiscopat de Victoria qu’il retint jusqu’à sa mort.

Musicien, lecteur, orateur de talent, Charles Seghers s’engagea dans la défense de l’éducation catholique, mais aussi et surtout, dans l’établissement de missions au nord du Yukon et en Alaska[2]. Assassiné en 1886 à la frontière du Yukon et de l’Alaska, Seghers laissa en héritage sa collection de livres. Une anecdote illustre cette passation de manière dramatique. Selon son neveu et exécuteur testamentaire, l’abbé Maurice de Baets – qui fut son premier biographe et dont le livre, traduit en anglais en 1943, devait établir dans la durée la mémoire de l’évêque et de sa mort spectaculaire –, Charles Seghers aurait recommandé sa bibliothèque aux bons soins de ses confrères en quittant Victoria pour son dernier voyage : « Soignez la bibliothèque[3]! »

Figure 1

Bien que Maurice de Baets se défende en exergue d’employer les termes de « saint » ou « martyre » avant que béatification et canonisation soient accordées par l’Église, la biographie de Seghers qu’il propose est une hagiographie et inspire la demande en béatification pour Seghers formulée en 1943 par le Diocèse de Victoria.

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Ces derniers mots définissent l’avenir de la collection rassemblée à Victoria. Car cette demande détermine, dès qu’elle est entendue, le statut patrimonial du fonds, recueilli pour la postérité par les confrères et les successeurs de l’évêque assassiné. Le biographe (ou hagiographe) de Seghers continue par l’explicitation de cette ultime injonction : prendre soin de « […] cette bibliothèque qui avait été son oeuvre à lui, à laquelle il avait consacré son patrimoine, et qu’il léguait à son diocèse[4] ».

Plus loin, le biographe rapporte que Seghers ne voyageait pas sans ses livres : « Pendant ses longues pérégrinations, ses livres étaient ses compagnons fidèles et inséparables et c’était en canot, en traîneau, à cheval que cet homme avide de savoir faisait ses méditations philosophiques[5]. » Toujours selon De Baets, Seghers se plaisait à paraphraser la sentence d’Augustin selon laquelle « les mots sont nos instruments, les arguments sont nos armes[6]», en répétant qu’« un évêque sans livres est un soldat sans armes[7] ». Huit livres, maintenant conservés aux Archives de la Compagnie de Jésus à l’Université Gonzaga (Spokane, WA), témoignent de cet infrangible lien entre l’évêque et sa bibliothèque : signalés à notre attention par David Kingma, ces volumes portent la signature de Seghers sur la page de garde et furent ramenés des missions jésuites d’Alaska, fermées en 1954. Il s’agit de bibles et de catéchismes en anglais et en russe, ainsi que de dictionnaires de russe. Tandis que les lettres, carnets et rapports de Seghers sont envoyés à Maurice de Baets, puis confiés aux Archives du Collège américain de Louvain, les livres, eux, restent à Victoria. Ils représentent la mémoire de leur collectionneur et la continuité du diocèse.

La forte association de Seghers à sa bibliothèque, que les anecdotes biographiques attestent, n’est paradoxalement pas manifeste dans les livres mêmes (à l’exception de modestes mentions de son nom, comme sur les huit livres conservés aux Archives de la Compagnie de Jésus à l’Université Gonzaga auxquels nous avons fait référence). Les mentions de possession au nom de Seghers sont en effet rares et discrètes, inscrites au crayon de plomb. Pas d’ex-libris, ni de tampon personnalisé. Il n’est pas même certain que tous les livres publiés avant 1886 et figurant au catalogue du fonds aient appartenu à Seghers. En effet, ses successeurs prirent bon « soin » de la bibliothèque, jusqu’à la continuer et l’agrandir. Conservée dans la bibliothèque de l’évêché (sise sur la rue Yates à Victoria) jusqu’aux rénovations de 1925, la bibliothèque fut augmentée depuis sa légation de façon collective et souvent anonyme. Or, en 1925, certainement à l’occasion du déménagement des livres, un premier inventaire du fonds fut dressé, en latin, par Anselmo Montaldi[8].

Figure 2

Première page de l’inventaire manuscrit, en latin, de la collection Seghers. Divisée en 17 sections, qui semblent reprendre la répartition matérielle des livres sur les rayonnages de l’ancienne bibliothèque de l’évêché, cette liste est le premier répertoire du fonds. De nombreuses différences d’avec le catalogue en ligne de la bibliothèque de l’université peuvent être notées et s’expliquent par les nombreux déménagements du fonds ‒ sources de pertes, hélas ‒ tout autant que par les changements de normes bibliographiques. La liste compte 3 556 volumes.

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Entre 1886, date de la mort de Seghers, et 1925, date de l’inventaire, 225 livres publiés après 1886 sont ajoutés. Il va donc de soi que, de la même façon, des livres publiés avant 1886 aient pu être ajoutés à la bibliothèque après la mort de Seghers.

Les premiers donateurs furent en effet les successeurs de Seghers au diocèse de l’île de Vancouver. Jean Jonckau (1840-1888), ordonné prêtre au Collège de Louvain en 1867 et vicaire général du diocèse de Vancouver, légua également sa bibliothèque à sa mort. On trouve ainsi une inscription poétique de sa plume sur la page de garde de son dictionnaire d’allemand.

Figure 3

Le nom de Jean Jonckau figurant sur son dictionnaire allemand-français : A. Molé, Neues Wörterbuch der französischen und deutschen Sprache..., Braunschweig, G. Westermann, 1852. L’écriture est celle des écoliers et la cote serait portée par l’école où Jonckau aurait pu laisser ses livres en garde entre deux classes. « Anvers, Marché St Jacques, N° 1612/38 », University of Victoria Libraries, Mearns Centre for Learning, Special Collections [mention omise ensuite dans cet article] : Seghers PC 2645 G2 N 48 1852.

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Figure 4

« Pour apprendre avec fruit la langue teutonique / Consultons sans effroi ce précieux lexique », sentence qui peut avoir été dictée à Jonckau par son professeur lors des cours d’allemand!

Seghers PC 2645 G2 N 48 1852

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L’évêque Bertram Orth (1848-1931), archevêque de l’île de Vancouver de 1900 à 1904, laissa ses livres, signés de son nom.

Figure 5

Bertram Orth possédait ces Synonymes Allemands, en huit volumes, qui avaient appartenu à Hermann : Karl E. Georges, Ausführliches lateinisch-deutsches Handwörterbuch aus den quellen zusammengetragen und mit besonderer bezugnahme auf synonymik der besten hülfsmittel ausgearbeitet, Leipzig, Hahn, 1869.

Seghers PA 2365 G4 G4 1869

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Joseph Leterme (1862-1932), principal du collège Saint-Louis à Victoria, enrichit la bibliothèque de nombreux volumes anciens. Le plus remarquable est une édition du Nouveau Testament, publiée en 1704 et interfoliée à la reliure : sur les pages blanches ainsi insérées, le prêtre put inscrire sa vie durant commentaires et références. Leterme reçut ce petit volume, relié à son nom, comme cadeau d’ordination du Collège américain.

Figure 6

Cette édition du Nouveau Testament (Novum Jesu Christi Testamentum vulgate editionis, Brussels, E.H. Fricx, 1704) fut reliée au nom de Joseph Leterme et interfoliée à cette occasion. Elle constitue le cadeau d’ordination du prêtre au Collège Américain de Louvain.

Seghers BS 1975 1704

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Figure 7

Tout au long du volume, les annotations de Joseph Leterme, d’une écriture qui change avec les années, portent explicitations, concordances bibliques, sermons, questions.

Seghers BS 1975 1704

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Figure 8

En un élégant paraphe, Leterme signe cet exemplaire de Commentaires Bibliques (Giovanni Stefano Menochio (1575-1655), Commentarii totius S. Scripturae, ex optimis quibusque authoribus collecti, Paris, Veuve Boudot, 1719 ). Dans les volutes, on lit la mention du Collège Américain de Louvain.

Seghers BS 485 M4 1719

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Au nombre des anciens possesseurs de la bibliothèque, on trouve également le nom de Jean-Nicolas Lemmens (1850-1897), ordonné au Collège américain de Louvain en 1875 et évêque de l’île de Vancouver de 1888 à 1897, ainsi que celui du premier compagnon de Seghers dans ses expéditions vers le grand Nord : Joseph Marie Mandart (1819-1893). De nombreux paroissiens léguèrent eux aussi leur bibliothèque, et le répertoire des donateurs s’accroît ainsi, sans que registre en soit tenu.

La donation la plus importante et la mieux connue est plus tardive : il s’agit de la bibliothèque de Rémi de Roo, évêque de Victoria de 1962 à 1999 et participant du concile Vatican II. Outre les procès-verbaux et lectures des quatre sessions du Concile, cette collection contient une bibliothèque moderne de référence pour la théologie. En 1976, Rémi de Roo confia en prêt permanent à la bibliothèque de l’Université de Victoria la bibliothèque alors appelée « Seghers Collection ». Depuis 1976, la collection n’a cessé de s’agrandir, recevant de nouvelles donations du clergé et des paroissiens catholiques de Victoria.

Figure 9

30 mars 1995 : l’évêque de Victoria Rémi De Roo signe avec le président de l’Université de Victoria, David Strong, le contrat de prêt permanent pour le fonds Seghers. Harold Coward, le fondateur du Centre pour les études de religion et de société (CSRS) de l’Université de Victoria, se tient debout derrière Rémi De Roo et David Strong.

Photographie fournie par Rémi de Roo

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La « communauté » Seghers

De fait, ces provenances multiples et successives confèrent à l’appellation « Fonds Seghers » une complexité toute en nuances. Inaugurée par Charles Seghers, la collection incarne en effet la collection de la communauté catholique installée à Victoria depuis la fin du xixe siècle. Dans ce contexte, le nom de Seghers fonctionne davantage comme un symbole que comme une mention de possession : sous la désignation du fondateur se rangent humblement et anonymement tous les continuateurs. L’appellation « Seghers Collection » apparaît lors des commémorations du centenaire du diocèse, organisées en 1945-1946 par l’évêque John C. Cody, en poste à Victoria de 1937 à 1947. Elle ne figure pas sur l’inventaire de 1925 ni, à ma connaissance, dans aucun document antérieur. Dans la liste dressée par Montaldi, la bibliothèque est appelée Libraria Episcopalis Victoriae (bibliothèque du diocèse de Victoria).

Figure 10

Sur la page de titre de cette traduction latine, par Jacques de Billy (1535-1581), des oeuvres complètes de Grégoire de Naziance (329-389 EC), publiée à Anvers en 1570 par les héritiers de Johannes Stelsius, est inscrite la mention de possession de « Saint Andrew’s Cathedral ».

Seghers BR65 G86 1570

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De nombreux volumes acquis dans les débuts de la collection portent ainsi une inscription manuscrite mentionnant l’évêché ou le tampon « St. Andrew’s Cathedral ».

Figure 11

Sous le titre Disputationum Roberti Bellarmini Politiani e Societate Iesu S.R.E. Cardinalis de controversiis Christianae fidei adversus huius temporis haereticos, quatuor tomis comprehensarum, l’imposant traité de Robert Bellarmin (1542-1621) détaille les façons de distinguer l’hérésie de l’orthodoxie. Cette édition fut imprimée à Cologne en 1628. Au pied de la page de titre, on remarque le tampon de « Saint Andrew’s Cathedral ».

Seghers 15” BX1750 B4 1628

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C’est, paradoxalement, en quittant Victoria que la collection reçut son nom : en 1946, répondant à l’appel à donation de livres du père oblat Jean-Léon Allie, bibliothécaire du Séminaire Saint-Paul, John C. Cody organisa l’expédition de tous les livres du diocèse de Victoria vers Ottawa. Avant leur départ, tous ces livres reçurent, en seconde de couverture ou en page de garde, un ex-libris imprimé portant la mention « Seghers Collection » : témoin de la migration, cette vignette faisait office d’ex-dono et la bibliothèque était, pour ainsi dire, baptisée.

Figure 12

Ici sur la couverture d’une édition vénitienne de 1698 du Théâtre de Vérité de Johannes de Luca (Theatrum Veritatis), l’ex-libris composé et imprimé par décision de John C. Cody garde trace des livres appartenant au fonds Seghers lors de leur expédition au Séminaire Saint-Paul à Ottawa.

Seghers BX 935 L77

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Entre 1947 et 1967, réunis dans une importante bibliothèque de conservation et de recherche à Ottawa, les livres furent cotés, annotés puis catalogués : sur le dos, une petite étiquette mentionne la cote, et, pour les volumes de longues séries, le titre. Certains portent un tampon sur la tranche ou sur la page de garde indiquant « Facultates Ecclesiasticae, UO, Bibliothèque Library, 233 Main, Ottawa », d’autres arborent un ex-libris des Facultés Ecclésiastiques, tandis que tous les livres sans exception portent la mention « Library of Saint Paul Seminary » sur la première page.

Figure 13

Sur la tranche de ces volumes de Commentaires sur les Sentences recueillis par Domingo de Soto (1494-1560), des tampons supplémentaires redoublent les marques portées sur la page de garde et assurent que, même en mutilant le livre d’une page, des voleurs ne pourraient en masquer la provenance.

Seghers BX1749 P4 S6 1575 t. 1 et 2

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En 1967, à l’initiative de Rémi de Roo, les livres revinrent à Victoria. Ils reçurent, à l’heure de leur dernier voyage pour la salle des livres rares à la bibliothèque de l’Université, un ex-libris imprimé de neuf rappelant leur appartenance au fonds « Seghers Collection ».

Figure 14

Sur la deuxième de couverture de cette réédition de 1864 des Annales Ecclesiastici de Cesare Baronio (Bar-le-Duc, Guerin, 1864-1883), l’ex-libris composé et imprimé par Rémi de Roo à l’occasion du prêt du fonds Seghers est ajouté à celui de John C. Cody. Le magnifique papier de garde provient de l’atelier de reliure de G. Cordonnier Canon à Gand. À la fin du volume, une étiquette porte l’adresse et la signature de cet artiste : M2149.6 /p 76 G 35 : G. Cordonnier Canon / Relieur / Rue aux Barres 15 / A Gand. Ce relieur a restauré plusieurs des livres du fonds Seghers.

Seghers BR145 B26 tome 9

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Enfin, la section « Catalogue » de la bibliothèque Mc Pherson (aujourd’hui « Mearns Centre for Learning ») attribua de nouvelles cotes conformes au système Dewey pour chaque volume. Des petits feuillets d’un calendrier éphéméride de 1974 (l’année précédant la donation et le catalogage) portant mention d’une cote provisoire sont encore insérés dans de nombreux livres, aux côtés d’un signet blanc sur lequel est inscrite une cote. Des étiquettes collées sur le dos de certains volumes doublent ces derniers indices de classements.

Ces marques de catalogage et de possession, ajoutées les unes aux autres comme les étiquettes de destinations sur les malles d’anciens voyageurs, transcendent ainsi l’origine personnelle de la collection pour lui donner un statut collectif et transhistorique. Le nom de Seghers est ainsi un symbole tout autant qu’une provenance : il rappelle le second évêque, sa passion pour les livres, son érudition, ainsi que la culture ecclésiastique, les origines européennes et la longue tradition catholique. En 1960, les Soeurs de Sainte-Anne ouvrirent, à proximité de la toute jeune Université de Victoria (fondée en 1962), un centre de retraite et une résidence : Queenswood. Elles appelèrent la bibliothèque de ce centre « Seghers Memorial Library », en hommage à l’évêque fondateur et visionnaire qui avait été le directeur de conscience des religieuses de leur ordre entre 1863 et 1886. Ainsi, plus que l’indication d’un propriétaire ou d’un acquéreur, le nom de Seghers était devenu l’expression d’un “esprit”: celui de la fidélité des légataires à leur origine, celui d’une communauté d’inspiration.

La bibliothèque des mémoires

Or, ces mentions d’appartenance successives, portées depuis l’arrivée des livres à Victoria jusqu’en 1976, se superposent aux mentions anciennes de premiers possesseurs et aux petites étiquettes de libraires et de relieurs. Pour la plus grande partie des volumes, ces anciens propriétaires sont des bibliothèques européennes : l’abbaye de Saint-Vincent-du-Mans en est un exemple.

Figure 15

Cette édition des oeuvres complètes d’Hilaire, évêque de Poitiers, (Sancti Hilarii Pictavorum episcopi Opera, Paris, Muguet, 1693) porte la mention de sa première appartenance : « ex libris monasterii Sancti Vincentii Cenomanensis, congregationis Sancti Mauri, catalogo inscriptus » [Bibliothèque du Monastère de Saint Vincent du Mans [Ordre des Bénédictins], Congrégation de Saint Maur, entré au catalogue]

Seghers 15” BR 65 H5A2 1693

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Pillées ou détruites pendant la Révolution et la Terreur, ces institutions fournirent le marché du livre en ouvrages de théologie et de doctrine catholique tout au long du xixe siècle[9]. Souvent, néanmoins, ces mentions de possession furent effacées, voire supprimées par des acquéreurs ultérieurs.

Figure 16

La page de titre de cette édition scolaire de tragédies latines (par les soins de Martino Antonio Delrio, à Anvers, chez la veuve de de Plantin et Jean Moretus, en 1593) a été mutilée de manière à faire disparaître les marques de possession de l’ancien propriétaire. Elle porte encore, néanmoins, la marque des Plantin : le compas, avec la devise « Labore et Constantia » [Par le travail et par la persévérance].

Seghers PA6068 D34

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Les lecteurs, plus encore que les possesseurs, même si les deux catégories se rejoignent fréquemment, inscrivirent eux aussi leur signature dans les ouvrages. Ainsi, tout comme la bibliothèque passa de main en main en gardant trace de ces appartenances successives, les textes furent commentés par des générations de lecteurs et de savants, qui se rencontrent dans les marges et entre les lignes des traités de théologie ou d’histoire ecclésiastique. Par exemple, un volume d’index de la Bible publié par les héritiers de Plantin, propriété d’un moine dominicain, est augmenté d’un cahier manuscrit où est copiée la préface d’une autre édition de ces index.

Figure 17

Ces concordances de la Bible (Concordantiae Bibliorum Sacrorum Vulgatae editionis) furent publiées par les héritiers de Plantin en 1617 et constituent la révision imprimée, par Franciscus Lucas (1549-1619), des concordances dressées par Hugues de Saint Cher (1200-1263). Sur la première page de titre, à l’encre, est dessinée une marque de possession : la licorne, qui illustre un verset, cité, des Psaumes (35, 8) : torrente voluptatis tuae potebis eos [Tu leur donnes à boire de ta rivière de délices]. Ce verset est la devise de l’ordre des Dominicains.

Seghers BS423 H8

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Figure 18

Un cahier fut ajouté, probablement lors de la reliure, au volume imprimé des concordances éditées par Lucas. Là, le lecteur-possesseur a copié avec soin, sur 16 pages, imitant la mise en page d’un texte imprimé, la préface d’une autre concordance, celle que composa Dom Hubertus Phalesius (1585-1638), de l’Ordre des Bénédictins, orientaliste, subprior et historiographe de l’Abbaye d’Affligem.

Special Collections : Seghers BS423 H8

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A contrario, il n’est pas rare que les derniers possesseurs, désireux d’établir clairement leur titre de propriété, effacent le nom de leurs prédécesseurs ou mutilent les pages de garde et de titre pour faire disparaître des tampons de bibliothèques.

Ces marques concurrentes et successives de possession et de lecture ne doivent pas être reléguées au rang d’accidents de parcours : elles introduisent dans la collection une dimension essentielle, celle de la continuité de la tradition. En effet, les livres, leurs lecteurs, leurs légateurs et leurs références se répondent en un incessant commentaire où le texte reçu est transmis, mis en relation avec ses annotations et ses sources, repris et augmenté de génération en génération. Après la transcendance de la communauté épiscopale, c’est la transcendance de la communauté chrétienne dans sa tradition et son histoire qui donne profondeur et sens à la collection.

La collection personnelle de Seghers est, de fait, conçue selon ce principe du dépassement des temps et circonstances à la faveur de l’inclusion du passé de la tradition et grâce à la légation aux communautés futures. Ainsi, les titres portés au premier catalogue, du vivant de Seghers, sont déjà anciens au moment de leur acquisition. Et les acquisitions suivantes portent aussi sur des volumes publiés depuis plus d’un siècle au moins. Riche de 340 titres publiés avant 1800, ainsi que de plusieurs séries savantes chrétiennes données au cours du xixe siècle, la collection, telle qu’elle est répertoriée en 1925 puis dans ses ajouts ultérieurs, illustre par excellence le projet catholique d’une bibliothèque « universelle[10] » où les Écritures, les textes fondateurs, les commentaires, les guides de lecture et les continuations seraient conservés en un même lieu et pour toujours, afin de servir la mémoire et la direction de conscience des communautés catholiques contemporaines et à venir.

Au sens propre, la bibliothèque Seghers est, dès sa constitution initiale vers 1863, une bibliothèque patrimoniale. Sur le modèle de l’Écriture et de ses commentaires, fondation et histoire de l’Église, ou encore droit canon et pratique ecclésiastique, se succèdent et se répondent, créant, au sein même de la collection et par-delà cet ensemble de livres, une temporalité qui transcende la chronologie : une tradition.

Dans cette perspective, les choix de titres viennent corroborer et poursuivre l’objectif premier de la collection : le droit canon (défini comme « le corps des lois et règles édicté ou adopté par les autorités ecclésiastiques pour le gouvernement de l’organisation des Chrétiens[11] ») y est représenté par plus de 163 titres, que complètent 61 recueils de bulles, actes et décrets des papes, et 31 collections d’actes conciliaires.

Figure 19

Les 37 volumes de la collection royale des Conciles de l’Église, Conciliorum omnium generalium, et provincialium collectio regia (Paris, Typographie royale, 1644) sont les plus grand livres du fonds Seghers, avec 44 cm de hauteur. Ils couvrent tous les conciles de l’Église catholique depuis sa fondation jusqu’à la date de parution.

Seghers BX825 A2 1644

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Considérées comme les fondements de la vie chrétienne et de l’orthodoxie théologique, ces collections de droit et d’histoire ecclésiastiques comptent parmi les plus beaux livres du fonds. Toujours plus longs et plus imposants avec l’ajout, par chaque génération, de commentaires et références, ces ouvrages attestent par leur production même de la grandeur de l’Église catholique romaine et servent de « secondes arches » qui pouvaient être exposées sur les lutrins de la Cathédrale. Déjà, après le concile de Trente (1559-1563) où l’assemblée oecuménique rédigea la réponse catholique à la Réforme, ces livres furent les ambassadeurs de la doctrine catholique. Pour Seghers et ses successeurs, ils demeurèrent les armes de la lutte contre le protestantisme, déjà vigoureux sur la côte ouest du Canada lorsque les missionnaires catholiques y parvinrent.

Figure 20

Le frontispice du recueil des conciles représente l’Église victorieuse des hérésies et détentrice sur terre des clés du ciel (tenues par saint Pierre, dans le haut à gauche de l’image). La lumière de la révélation portée par l’esprit saint (la colombe) lui sert de bouclier et aveugle ses ennemis.

Seghers BX825 A2 1644

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Pour classer et éclairer cette bibliothèque de tradition, la collection Seghers compte de nombreux guides de lecture, classifications, ou explications, élaborés à toutes les époques représentées. De plus en plus complexes avec l’accumulation des ouvrages et de leurs interprétations, ces guides deviennent par eux-mêmes des genres et donnent lieu à de nouveaux commentaires. La pratique quotidienne de la doctrine est ainsi représentée par différentes catégories de théologie (morale, pratique, dogmatique) qui varient selon les acteurs et les temps. La collection compte, au moins, 30 traités de théologie morale, 25 traités d’éthique chrétienne, deux dictionnaires de cas de conscience, mais aussi des ouvrages de synthèse comme les annales, almanachs et sommaires – notamment par Baronius. Les ouvrages de Baronius sont d’ailleurs souvent en double dans la collection. Enfin, tous les grands théologiens catholiques figurent au catalogue et, ici encore, souvent en plusieurs exemplaires. La collection de la Patrologie Latine, qui rassemble selon l’ordre chronologique les oeuvres des Pères de l’Église, est elle-même en double au catalogue. La présence de Thomas d’Aquin, déclaré « philosophe de la doctrine catholique » en 1893, est attestée par 37 éditions de ses oeuvres et de leurs commentaires.

Figure 21

Cette édition de 1631 des Commentaires de la ‘Somme’ de Thomas d’Aquin par Vasquez fut publiée à Lyon par Cardon. L’usage de deux couleurs en page-titre, qui demandait deux tirages pour chaque feuille ainsi qu’une extrême minutie, montre que ce livre est un « beau livre ». Deux allégories, Érudition et Vérité guident l’activité intellectuelle et encadrent le livre, hors du temps (représenté par le sablier en haut à droite).

Special Collections: Seghers BX1749 T6V34 1631

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Exégèse biblique, interprétations approuvées par la hiérarchie catholique, commentaires des Écritures complètent le tableau de cette bibliothèque universelle, toujours en mouvement et en expansion.

Ces livres anciens, pour la plupart en latin, comprennent au moins 42 titres publiés avant 1600, parmi les 164 publiés avant 1 700; 1 107 furent publiés avant 1900, dont 334 avant 1800. Une telle collection est un « recueillement » et accomplit la définition de la bibliothèque comme « dépôt et encadrement[12] » : elle reçoit et cumule les dons et acquisitions, qu’elle ordonne et rend accessibles. Elle est aussi une célébration, en soi, de la grandeur de l’Église; parmi les volumes les plus somptueux, comptent les livres de culte de la cathédrale Saint Andrews de Victoria : 55 Bibles, 32 missels, 23 livres d’hymnes, 18 bréviaires – sans cesse remis à jour par les versions récentes mais jamais écartés de la collection –, ainsi que des partitions musicales et divers ouvrages de dévotion et de méditation chrétienne qui permettent de voir dans le fonds Seghers un musée de la vie catholique à Victoria.

Les langues bibliques (latin et grec, surtout, mais aussi hébreu et araméen) figurent en tête de cette collection. Néanmoins, comme ces langues disparaissent progressivement de la vie intellectuelle des dernières générations, les langues vernaculaires acquièrent droit de cité dans la tradition, et le tableau suivant montre que les publications en langues anciennes cèdent progressivement l’avant-scène des acquisitions et publications aux ouvrages en français, anglais, allemand, etc. :

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Les sources et commentaires sont pour la plupart en latin : ces ouvrages, écrits « dans la langue universelle de l’Église », devaient – ironie de l’histoire – résister aux temps et aux variations linguistiques. Plus de 47 dictionnaires de langue figurent au catalogue de la collection, dont deux copies du monumental dictionnaire de latin médiéval connu comme le « Du Cange » et sept exemplaires du dictionnaire latin-français du père Noël (François Noël, 1755-1841).

Figure 22

En page de titre du grand dictionnaire de latin médiéval, en trois volumes, familièrement appelé le « Du Cange » (Francfort, Zunner, 1681), Latinitas (Latinité) est représentée comme une allégorie. Assise comme un « ange mélancolique », elle déplore la ruine de l’Empire romain, qui l’entoure. Le titre de l’ouvrage est gravé sur le socle d’une colonne, en bas à gauche. Le déclin de la puissance romaine suscita la composition de la Cité de Dieu par Augustin, qui développe l’idée de la grandeur, au ciel, de l’Église. Le latin médiéval, chrétien, est la langue de cette cité.

Seghers PA2888 D8 1681

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Des dictionnaires et grammaires du français, du russe et de l’allemand, complètent cette collection et attestent la polyglossie du clergé et des lettrés catholiques, ainsi que des pionniers des premières décennies de la colonisation en Colombie-Britannique.

Une langue manque à l’appel : rien sur le Chinook, le linguo de communication entre les Premières Nations et les missionnaires catholiques. Pas de carte locale ni de description géographique non plus. Comment comprendre cette absence alors que Modeste Demers, premier évêque de Victoria, avait publié un catéchisme en Chinook[13] et des rapports pour préparer les missions[14]? Augustin Blanchet, archevêque à l’arrivée de Seghers en Amérique, avait lui aussi composé des lexiques, un catéchisme et des récits sur ses rencontres avec les autochtones[15]. Rien non plus sur les missions, plus anciennes, à l’est du continent. Si notre regard contemporain s’accompagne inévitablement d’une déception devant ce constat, encore faut-il tenter de comprendre les motivations et le contexte de l’époque. En effet, fonds religieux dans une bibliothèque séculaire, la collection Seghers peine à trouver ses lecteurs et, par conséquent, de futurs donateurs, essentiels à la restauration et au maintien des livres. Dans le nouveau contexte public et laïque, il est parfois difficile de rendre accessibles des ouvrages dont les contenus ne sont pas perçus comme identitaires ni consensuels, dont les valeurs ne sont plus « politiquement correctes ». Pourtant, cette partie manquante de la collection aurait pu assurer la conservation et la publicité du fonds, en fournissant une légitimité documentaire à un objet colonial. Fallait-il, pour construire la bibliothèque « universelle », ignorer les vicissitudes de l’histoire? Ou bien ces livres, moins difficiles d’accès et de lecture, furent-ils moins bien conservés parce que considérés comme de moindre valeur? Furent-ils moins bien gardés et ornent-ils maintenant des bibliothèques particulières?

Les lieux de publication montrent l’importance des centres historiques de propagande catholique ainsi que leur influence : la France (Lyon et Paris), la Belgique (Malines, Louvain, Bruxelles), le Québec (Québec et Montréal), fournissent livres et personnel à la jeune Église du Canada de l’Ouest.

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À comparer le catalogue de cette bibliothèque avec les fonds d’autres bibliothèques catholiques (au Québec, au Canada, aux États-Unis, en France, en Belgique[16]), il semblerait que la bibliothèque Seghers n’ait rien de particulier. Comme si toute marque distinctive en avait été passée sous silence : la personnalité du fondateur, le lieu de fondation, le contexte dans lequel la collection a été créée puis augmentée. Seule une tendance particularisante émerge : la ressemblance marquée avec le Collège américain de Louvain dans la composition du catalogue. De fait, entre la côte pacifique du Nord-Ouest de l’Amérique et le Collège américain de Louvain, ce fut un recrutement mutuel et mutuellement bénéfique[17]. Quatre des premiers évêques de Victoria furent formés au Collège américain : Seghers, évêque de 1873 à 1879 et de 1884 à 1886; Brondel, de 1879 à 1883; Lemmens, de 1888 à 1898; et Orth, de 1900 à 1909. La liste que dresse Codd des anciens élèves du collège envoyés sur l’île de Vancouver est longue : on y compte Jonckau, Brabant, Leroy, Conrardy, La Nicolaye, et Leterme. Modeste Demers, premier évêque de Victoria, avait soutenu le Collège américain au moment de sa fondation en 1857. Le soutien fut réciproque : en moins de 50 ans, le Collège américain envoya 24 missionnaires sur la côte Ouest. Mais il exporta également une certaine idée de la tradition et, corollairement, une certaine idée de ce que doit être une bibliothèque. La comparaison des catalogues des deux collections montre ainsi, par les rencontres et échos, une continuation à Victoria de ce qu’était le modèle à Louvain et, plus généralement, pour toute bibliothèque de formation du clergé.

Bibliothèque de séminaire, alors? Les titres ressemblent fort à ceux de la bibliothèque du Grand Séminaire de Québec et tous les ouvrages de référence, notamment les séries savantes de la Patrologie Latine et des Acta Sanctorum, sont au catalogue, permettant une formation ecclésiastique. Mais il n’y a pas de séminaire catholique sur la côte ouest canadienne. Ni de faculté de théologie à l’Université de Victoria. Comment définir le fonds, alors? Comme une bibliothèque de mission, quand les missions du grand Nord sont fermées? Comme une bibliothèque de diocèse, que prêtres et paroissiens ne connaissent plus comme la leur? Comme une bibliothèque sans lecteurs? Tel était le risque pour une collection exclusivement catholique et majoritairement en latin : le prêt à l’Université, depuis 1976, permet de lui trouver de nouveaux publics, intéressés par l’histoire du livre, l’histoire de l’Église, ou l’histoire tout court. La découverte d’un registre de mariage dans les pages d’un dictionnaire donne à la collection un statut nouveau d’archive de la colonisation : rédigé en 1856 par Fr. Louis Aloysius Lootens (1827-1898) lors de sa visite missionnaire à Fort Langley, il fut retrouvé en 2011, lors d’un séminaire, dans les pages du Dictionnaire des cas de conscience de 1724. Ici, l’histoire de la collection rejoint celle de la Colombie-Britannique tout entière : le document établit le mariage de plusieurs hommes de la Compagnie de la Baie d’Hudson avec des femmes de la communauté amérindienne Stó:lo. En français, le registre montre que les employés de la compagnie étaient pour la plupart francophones – notamment des Brousseau, Latreille, Magui, Renaud et Rousseau –, tout comme le prêtre belge qui le rédigeait : en même temps qu’il régularisait les mariages, le prêtre baptisait les enfants nés de ces unions ou d’unions précédentes. Une page d’histoire!

Figure 23

Dans le deuxième des sept volumes du Dictionnaire des cas de conscience, compilé par Jean du Pontas et publié à Paris (Le Mercier) en 1724, fut rangé (ou perdu? ou oublié?) l’original d’un registre de mariage et de baptêmes, dressé par Aloysius Lootens à l’occasion de sa visite à Fort Langley en 1856. Une copie de cet acte, faite pour la Ville et pour la Cathédrale, est maintenant conservée aux Archives de la Province. Huit hommes, employés par la Compagnie de la Baie d’Hudson, ont signé de leur nom, comme parties ou comme témoins de l’acte.

Seghers 15” BX1757 A2 P82 1724

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Les livres Seghers portent mémoire et témoignage du rêve qui inspira les premières missions catholiques au nord-ouest du continent américain : à l’époque où certains cherchaient de l’or, l’évêque rassemblait livres anciens et savants. Il posait les fondements d’une tradition importée d’Europe et susceptible d’être poursuivie après lui. L’or est oublié, les livres restent... mais l’Église catholique a changé de langue avec le xxe siècle et avec Vatican II; elle a aussi changé de public et de statut. Si le contenu de la bibliothèque dépasse les circonstances particulières de sa création, si les temps comme les lieux semblent brouillés par l’esprit présidant à cette collection, il n’en faut pas moins penser les termes qui assureront sa postérité sur les rayons d’une salle de réserve: dès son arrivée au Canada, Seghers avait fait venir d’Europe les livres qui serviraient de guides pour les missions du Nouveau Monde et il rassemblait les livres anciens pour éclairer les prêtres et croyants. Ces volumes ne sauraient plus être pensés comme guides. À la fois plus visibles (puisque leur nouveau lieu de conservation est public) et moins accessibles (puisqu’ils font partie des collections appelées « spéciales », gardées dans une salle fermée), ces livres doivent avant tout trouver un contexte : leur statut d’archives et de documents permettra sans doute de les inscrire au patrimoine de la côte Ouest et d’y lire une composante essentielle de l’histoire de l’Église et de la colonisation. Enfin, n’oublions pas le plus important : la beauté de ces livres, leurs provenances et voyages successifs murmurent une histoire polyphonique dont nous sommes à la fois les auditeurs et les personnages. Devenue bibliothèque d’université sous la dénomination de collection, ou de fonds, cette bibliothèque de commémorations et de remémorations ouvre une autre série de mémoires : les nôtres.