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La bibliothèque de Raymond Klibansky (1905-2005) a été accueillie à la division des Livres rares et collections spécialisées de la Bibliothèque de l’Université McGill en 2006. Raymond Klibansky était un historien des idées internationalement reconnu et sa bibliothèque, léguée par testament, représente le fruit de plus de 80 années d’acquisition de livres, de tirés-à-part, de revues et documents de diverse nature. Cette importante collection s’ajoute ainsi au nombre croissant de collections du xxe siècle dans le domaine de la philosophie, acquises par des bibliothèques d’institutions canadiennes. Il suffira de citer la collection Bertrand Russell de John Slater, maintenant conservée à la Thomas Fisher Rare Books Library de l’Université de Toronto; la collection personnelle de Bertrand Russell, conservée aux Archives de l’Université McMaster, qui contient une partie de la bibliothèque de Ludwig Wittgenstein[1]; une partie de la bibliothèque de Hans Georg Gadamer, offerte par le philosophe à l’Université McMaster[2]; la collection des livres de George Santayana, conservée à l’Université Waterloo[3]; ou encore la bibliothèque de Ernst Hoffmann, acquise par l’Université de Montréal[4].

La collection Raymond Klibansky : histoire et contexte

Raymond Klibansky est né à Paris en 1905, dans une famille allemande originaire de Francfort. À la déclaration de la guerre en août 1914, la famille fut contrainte de quitter la France et retourna à Francfort, où le jeune Raymond poursuivit ses études secondaires, d’abord au Goethe Gymnasium, ensuite à l’École d’Odenwald. Inscrit en 1923 à la faculté de philosophie de l’Université de Heidelberg, il eut comme maîtres Karl Jaspers (1883-1969) et Ernst Hoffmann (1880-1952) et, lors d’une année passée à Hambourg en 1926-1927, Ernst Cassirer (1874-1945) et les savants réunis dans la Kulturwissenschaftliche Bibliothek, mise sur pied par le grand historien de l’art, Aby Warburg (1866-1929), et qui porta ensuite son nom. Sa formation dans les disciplines de la philologie classique, de l’histoire et de la philosophie est à la source de son projet intellectuel qui se caractérise par un dépassement de leurs frontières particulières. Ses intérêts de recherche recoupent en effet toute l’histoire de la pensée ancienne et moderne et gravitent autour de thèmes tels que la nature de la rationalité, la mélancolie, la liberté de conscience et la tolérance. Dès sa jeunesse, Raymond Klibansky a conjugué un travail philologique important, représenté notamment par de grands projets éditoriaux comme celui des oeuvres de Maître Eckhart et de Nicolas de Cues, et une réflexion philosophique critique ajustée aux impératifs du présent.

D’origine juive, Klibansky choisit de quitter l’Allemagne dès 1933, après la promulgation des lois raciales. Installé à Londres puis à Oxford, il poursuivit ses travaux en étroite collaboration avec l’équipe de l’Institut Warburg, elle aussi émigrée en Angleterre. C’est avec son aide que la bibliothèque de l’Institut, d’abord logée à Hambourg, fut déménagée à Londres, où elle se trouve encore aujourd’hui[5]. Il s’engagea de manière active dans l’effort de guerre britannique, notamment par son travail au sein du Political Warfare Executive, un bureau d’information créé par sir Winston Churchill. Après la guerre, Raymond Klibansky accepta un poste de professeur à McGill, où il enseigna la philosophie dès 1946. Enseignant également à l’Université de Montréal, où les pères dominicains de l’Institut d’Études médiévales l’avaient invité, il considérait Montréal comme sa ville d’adoption et ne ménagea aucun effort pour soutenir les échanges entre les deux cultures présentes dans la métropole. Élevé dans la langue française, il pouvait se mouvoir sans difficulté dans des milieux différents et contribua beaucoup au dialogue philosophique ici et ailleurs. Soucieux de briser les obstacles idéologiques qui divisaient alors l’Ouest et l’Est, il se dépensa sans compter au service d’un idéal de paix, dont le meilleur exemple demeure son travail au sein de l’Institut international de philosophie, qu’il présida de 1966 à 1969 et dont il écrivit l’histoire à la fin de sa vie[6].

La bibliothèque de Raymond Klibansky reflète la diversité de ses intérêts philosophiques et des thèmes de sa recherche, mais elle témoigne également de son parcours personnel depuis sa formation dans l’Allemagne de Weimar jusqu’à ses engagements internationaux après son installation au Canada. Les liens étroits entre la biographie de Raymond Klibansky et sa bibliothèque sont d’autant plus manifestes qu’il était lui-même un amoureux des livres et des bibliothèques[7] et qu’il consacra une part importante de sa vie à la préservation et à la diffusion de l’héritage philosophique et intellectuel occidental. Rappelons qu’il était jusqu’à son décès président de la Commission des travaux bibliographiques de l’Institut international de philosophie, responsable de la publication d’une bibliographie trimestrielle internationale.

La collection Raymond Klibansky contient environ 7 000 ouvrages, offrant des textes d’auteurs anciens et récents dans des éditions allant du xve siècle à nos jours[8]. Les formats, les reliures, les typographies et l’état de conservation sont très variés. Certains livres sont abîmés en raison de leur âge ou à cause de l’usure, plusieurs portent des dédicaces ou des notes manuscrites, parfois même des corrections, alors que d’autres demeurent intouchés avec leurs pages non coupées et leurs jaquettes intactes. Le moderne et l’ancien s’y côtoient et, tout comme la bibliothèque constituait pour Raymond Klibansly un lien avec le passé, cette collection préserve désormais pour nous les traces de son travail et de sa relation personnelle aux livres. On y voit le résultat d’une vie consacrée à l’étude, dans un effort constant de se rattacher au monde pour le comprendre plutôt que de le fuir en s’en détachant.

L’analyse de cette bibliothèque montre qu’elle fut d’abord rassemblée comme outil de travail au service de la recherche de Raymond Klibansky, pour qui elle représentait une veritable source de joie intellectuelle. La collection se révèle particulièrement riche en philosophie, discipline qui a constitué le domaine principal de son activité de chercheur, mais elle présente également de belles sections, comportant plusieurs centaines d’ouvrages, dans les domaines des religions, de la littérature et de l’histoire. Avec des secteurs importants en langue anglaise, allemande, française et italienne, sans compter les textes de l’Antiquité grecque et latine, cette bibliothèque offre un témoignage exceptionnel de la tradition intellectuelle de l’humanisme européen. La conservation de cette bibliothèque en tant que collection particulière, préservée dans son entièreté, apporte beaucoup plus qu’un nombre important de livres pour la recherche dans le domaine des sciences humaines, elle rend aussi possible en effet d’accéder à ce que tous ces livres, conservés au sein d’une entité unique, peuvent nous dire de la pensée de Raymond Klibansky, de son effort pour comprendre l’essence de l’humanité par la constitution de sa bibliothèque[9].

Dans un premier temps, nous détaillerons les caractéristiques principales de la collection. Au noyau de cette bibliothèque du xxe siècle se trouvent en effet des centaines de livres des siècles passés, incluant des traces de lectures datant de l’époque où ces livres furent imprimés ainsi que des éléments provenant de bibliothèques historiques d’Europe et d’ici. Nous aborderons ensuite quelques domaines dans lesquels la collection apporte des trésors inestimables. Les intérêts de recherche de Raymond Klibansky étaient nombreux, mais nous pouvons identifier quelques axes majeurs de la collection. En premier lieu, l’histoire de la tradition platonicienne au Moyen Âge, dont Klibanksy contribua à éclairer la continuité de l’École de Chartres à Nicolas de Cues. En second lieu, l’histoire de la liberté religieuse dans la tradition cusaine et à la Renaissance; ce dernier segment recoupe principalement les oeuvres de Nicolas de Cues et de Maître Eckhart, mais aussi l’histoire de la pensée hétérodoxe, du Moyen Âge jusqu’à la période moderne : des auteurs comme Raymond Lulle (1232-1315), Jakob Böhme (1575-1624), et plusieurs autres sont ici bien représentés en tant que témoins de la résistance au pouvoir de l’orthodoxie. En troisième lieu, la collection contient un riche volet consacré à la pensée moderne de la tolérance, principalement chez Spinoza (1632-1677), Pierre Bayle (1647-1706) et John Locke (1632-1704). Un des traits les plus remarquables ici est la variété de textes et de penseurs pour l’étude de la liberté de pensée et la tolérance. Des textes originaires de la période de la Réforme jusqu'aux écrits relatifs aux questions centrales pour les Lumières, cette collection offre ainsi une nouvelle source importante au Québec et au Canada pour l’étude de l’histoire de la liberté de conscience et de la rationalité.

La collection Raymond Klibansky : description générale

La bibliothèque de Raymond Klibansky fut offerte à la Bibliothèque de l’Université McGill en vertu d’un legs exprimé par testament. On y retrouve d’abord un ensemble d’environ 5 000 ouvrages et collections divers, incluant plusieurs tirés-à-part, provenant pour l’essentiel de son bureau du Pavillon Leacock, et qui avaient été pour une part regroupés dans un bureau de la Bibliothèque McLennan où ils étaient en dépôt depuis 2001. À ce corps central de la collection vinrent s’ajouter au moment du transfert environ 2 000 ouvrages offerts par Madame Ethel Groffier, juriste et professeure de droit international à l’Université McGill et épouse de Raymond Klibansky. Ces livres proviennent de la bibliothèque privée que Raymond Klibansky maintenait à son domicile et dans son appartement de Wolfson College à Oxford[10]. Ces deux ensembles furent regroupés en une collection unique, lors de l’intégration à la division des Livres rares et collections spécialisées, une décision qui reflète la conception qu’avait Raymond Klibansky de l’unité de sa bibliothèque et de ses volets constitutifs[11].

Comme c’est le cas des collections de Russell et de Gadamer, la collection Klibansky doit être considérée comme l’ensemble formel de sa bibliothèque, excluant les publications représentant des lectures de divertissement, livres de poche et autres écrits périphériques présents dans la bibliothèque privée. On peut considérer cette bibliothèque comme le trésor désormais fixé dans le temps d’une bibliothèque qui fut, durant toute la vie de Raymond Klibansky, un outil de travail vivant …se transformant selon les impératifs de la recherche. Telle que nous la trouvons maintenant, elle représente d’abord et avant tout les choix de Raymond Klibansky aux fins de l’étude et de la recherche : même de manière imparfaite ou inachevée, elle regroupe ce qu’il avait acquis et choisi de conserver.

Préservée intégralement, cette bibliothèque est maintenant conservée comme une collection unique au sein des Livres rares et collections spécialisées. Le catalogue du corpus majeur de la collection est achevé et il est disponible en ligne, en tant que sous-collection du catalogue général de la Bibliothèque de l’Université McGill. Cet ensemble est d’abord constitué de livres imprimés, incluant quelques centaines de thèses et plusieurs centaines de tirés-à-part. On y compte également quelques douzaines de collections de périodiques savants. Il faut signaler que seulement une partie des tirés-à-part a été cataloguée, mais que des milliers de tirés-à-part supplémentaires sont conservés dans des classeurs. Le fichier constitué par Raymond Klibansky pour cet ensemble fournit un outil de recherche très utile et, malgré que ces documents n’aient pas été catalogués, il est possible d’effectuer une recherche à partir de ce fichier.

Au coeur de la collection, mais non encore catalogués, nous trouvons 14 manuscrits[12]. Parmi ceux-ci, un manuscrit de la traduction latine du Timée de Platon par Calcidius, richement enluminé et datant probablement du xve siècle, et un manuscrit médiéval du Coran. Les autres manuscrits datent de la période de l’imprimé et vont du xve au xxe siécle. Il s’agit d’écrits philosophiques, mais on y découvre une exception remarquable : un cahier contenant 16 pages de poèmes en vers, recopiés de la main de Raymond Klibansky et datés de 1931. Bien que leur identification formelle ne soit pas définitive, ces poèmes sont probablement des écrits de jeunesse de Raymond Klibansky lui-même. On compte également parmi les manuscrits un deuxième cahier de poèmes, tapés à la machine et non encore identifiés. Notons enfin que certains périodiques, de même que des fragments ou des éléments endommagés de diverses publications, restent à ce jour non catalogués.

Considérée comme une addition récente aux collections de McGill, la bibliothèque de Raymond Klibansky demeure un chantier de recherche, mais en tant que collection de livres imprimés, il s’agit pour l’essentiel d’une collection désormais complète[13]. Principalement consacrée aux disciplines des humanités, mais pas exclusivement, cette collection érudite se distribue sur plusieurs domaines. Quand on en fait l’analyse par sujets, en suivant le cadre du Conspectus d’OCLC[14], on peut identifier trois secteurs centraux : 1) la philosophie et la religion, 2) les langues, la linguistique et la littérature, et 3) l’histoire et les sciences auxiliaires (voir Tableau 1). Ces trois domaines représentent environ 75 % de la collection.

Tableau 1

Champs thématiques

Champs thématiques

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Cette concentration reflète de manière très fidèle l’intérêt de Raymond Klibansky pour la compréhension historique, philologique et philosophique des grandes traditions intellectuelles dans l’histoire des idées. Cet intérêt semble déterminant dans ses études de littérature ancienne, de philosophie grecque et moderne et d’histoire. À la question « qu’est-ce que l’homme? », pensait Raymond Klibansky, plusieurs réponses concurrentes peuvent être apportées, et seule l’étude des traditions qui représentent ces réponses peut permettre de mesurer leur rôle dans l’histoire. La tâche des humanités est précisément d’étudier ces réponses[15]. C’est ainsi que la littérature et l’histoire soutiennent l’approche défendue par Klibansky de la compréhension des textes philosophiques[16]. Le rôle de l’histoire est particulièrement souligné dans les essais de Klibansky sur la méthode :

[…] toute philosophie est enracinée dans un moment historique. Elle est conditionnée par l’histoire, l’histoire du penseur. Les questions qui sont posées ne sont pas des questions absolues. Elles s’expliquent par la situation de celui qui les pose. Alors, pour comprendre les questions et pour comprendre aussi la manière d’y répondre, il faut comprendre la genèse de ces pensées[17].

Cette approche est certes illustrée dans l’ensemble de son travail savant, mais les outils et les cheminements méthodiques qui ont conduit à ces résultats sont aussi manifestes dans la constitution de sa bibliothèque, bien au-delà de la portée de chaque livre particulier.

Raymond Klibansky maîtrisait plusieurs langues. Non seulement le grec et le latin, qu’il avait étudiés de manière intensive dès ses études secondaires, mais aussi le français et l’allemand qu’on peut considérer comme ses deux langues maternelles. La maîtrise de la langue anglaise fut plus tardive, alors qu’il en comprit l’importance au cours des années 1930, dans le contexte de sa situation de réfugié à Londres. Quant à l’italien, une langue qu’il pouvait lire assez jeune, il en devint expert à l’époque de son engagement dans l’effort de guerre britannique, notamment à l’occasion de la campagne d’Italie[18]. Ces six langues résument la quasi-totalité de la collection (Tableau 2).

Tableau 2

Langues principales

Langues principales

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La relation entre les champs thématiques et les cinq pays de publication principaux est illustrée dans un tableau qui représente leur distribution (Tableau 3). Quand on les regroupe, ces trois ensembles représentent près de 4 500 titres. Le nombre important de livres publiés en Allemagne nous donne une indication de l’influence des thèmes de recherche développés dans les années de jeunesse de Raymond Klibansky sur l’ensemble de sa carrière. On compte en effet près de 500 titres publiés en Allemagne au xixe siècle, et plus de 800 items publiés entre 1901-1933. Pour la plupart, la période de leur acquisition date cependant des années postérieures à l’émigration de 1933. Il était difficile, en raison de la situation économique, de constituer une bibliothèque de grande importance durant ces années de formation en Allemagne. On peut certes penser que dans l’Allemagne de Weimar, en raison de l’inflation, plusieurs familles se virent contraintes de vendre une partie importante de leur bibliothèque, ce qui pourrait expliquer la facilité relative avec laquelle un jeune universitaire pouvait constituer durant ces années une collection de cette qualité. Mais l’étude des marques de provenance montre que le plus grand nombre de ces livres fut acquis après 1933. Raymond Klibansky, dans un écrit autobiographique, rappelle le fait qu’il ne put emporter qu’une partie de ses livres lors de sa sortie d’Allemagne, mais nous n’avons pas d’indices probants révélant que le nombre de livres laissés en Allemagne était très important[19].

Tableau 3

Distribution des trois disciplines dominantes, selon les cinq principaux pays de publication

Distribution des trois disciplines dominantes, selon les cinq principaux pays de publication

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Il demeure très difficile de décrire avec précision l’état de la bibliothèque de Raymond Klibansky avant son départ en 1933, mais cette période de sa jeunesse a indubitablement marqué toute la suite de son parcours intellectuel, imposant un noyau thématique qui ne fut pas profondément modifié par ses recherches ou engagements postérieurs[20]. S’il est vrai que c’est seulement lors de son arrivée en Angleterre que Klibansky s’intéressa de près à la pensée libérale anglaise, et notamment à John Locke, il a toujours maintenu un intérêt pour la liberté religieuse et les liens entre la foi et la raison.

Peut-on identifier ce noyau intellectuel et spirituel à partir de l’étude de sa bibliothèque? Confirmant plusieurs affirmations présentes dans ses écrits autobiographiques, la collection révèle en effet la profondeur de l’attachement de Raymond Klibansky aux traditions intellectuelles qui ont nourri son expérience de la culture de Weimar. Il ne s’agit pas seulement de la présence dans la collection d’un grand nombre de titres de ses mentors, tels que Ernst Cassirer, Friedrich Gundolf, Karl Jaspers ou Ernst Hoffmann, mais aussi de la richesse des oeuvres poétiques et littéraires de cette période, ainsi que des éditeurs qui leur étaient associés, comme la maison Bondi de Berlin : on pense au poète Stefan George (1868-1933) et au cercle regroupé autour de lui, qui incluait un ami proche de Klibansky, Karl Wolfskehl (1869-1948), mais aussi à tous les écrivains et artistes associés aux travaux de la Bibliothèque Warburg, comme Erwin Panofsky (1892-1968) et Fritz Saxl (1890-1948). Les nombreuses publications de ces auteurs au cours des trois premières décennies du xxe siècle font de la collection une source très riche pour l’histoire intellectuelle de la culture de Weimar et constituent un arrière-plan illustrant les origines diverses de la recherche de Raymond Klibansky. S’ajoutant aux liens très étroits de Raymond Klibansky avec la recherche allemande de sa jeunesse, le prestige de la philologie allemande, déjà reconnue mondialement dès le xixe siècle, éclaire la constitution de la collection et en renforce l’intérêt pour la recherche actuelle. Nous trouvons en effet au coeur de cet effort philologique les trois grands axes historiques de la recherche de Raymond Klibansky : la pensée grecque et la modernité européenne, associées dans leur continuité par une recherche sur l’histoire du platonisme médiéval et renaissant.

Pour ce qui est des livres anciens, la collection de Raymond Klibansky contient un ensemble de presque 350 éditions antérieures à 1800, incluant deux incunables. En plus des livres provenant d’Allemagne, d’Angleterre et de France (voir Tableau 4), la collection présente un fonds d’ouvrages provenant des Pays Bas – à cette période où les Huguenots y avaient trouvé refuge en compagnie d’autres penseurs qui étaient l’objet de censure et de persécution dans leur pays d’origine –, et aussi provenant d’Écosse, de la période du « Scottish Enlightenment ». Les thèmes de la tolérance et de la liberté religieuse qui ont tant occupé Raymond Klibansky trouvent ici une illustration très nette.

Tableau 4

Livres imprimés entre 1450-1800, selon les pays les mieux représentés (> 10 titres), par date de publication

Livres imprimés entre 1450-1800, selon les pays les mieux représentés (> 10 titres), par date de publication

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Les deux incunables de la collection proviennent de Bâle et Cologne, deux centres clés pour le livre du xve siècle. Les livres imprimés au xvie siècle proviennent tous aussi des grands centres d’édition de cette période. Notre tableau 5 présente leur distribution par ville de publication et par langue. On compte notamment des exemples de l’édition française durant tout le xvie siècle, particulièrement en provenance des imprimeurs de Lyon, alors que la production allemande est concentrée dans la première moitié du siècle.

Les imprimés vénitiens couvrent également toute la production du xvie siècle, alors que ceux en provenance de Rome appartiennent plutôt aux décennies du milieu du siècle. Un nombre important d’éditions en provenance de Suisse témoigne de l’importance de la ville de Bâle dans le développement de l’imprimé dans les milieux de l’humanisme. C’est ainsi qu’on note que la plupart des éditions de Platon de cette période proviennent de Suisse, par exemple l’édition complète de Froben, alors que les textes d’Aristote proviennent plutôt de Paris et de Lyon, ou encore de Venise.

Malgré l’importance des textes grecs, et d’Aristote en particulier, parmi cet ensemble de titres du xvie siècle, on en trouve relativement peu dans l’original grec ancien. La quasi-totalité des imprimés de la collection pour cette période sont en latin, et cela en dépit du fait que près de la moitié de la production imprimée de ce siècle ait été imprimée en langue vernaculaire, conséquence en partie de l’intérêt des humanistes pour ces langues, et conformément aux principes de la Réforme[21]. L’ensemble de ces livres de Klibansky reflète néanmoins clairement les préoccupations des humanistes, notamment en ce qui a trait au rôle de la raison dans ses liens avec les conflits religieux de l’époque.

Tableau 5

Publications entre 1501 et 1600 : villes et langues

Publications entre 1501 et 1600 : villes et langues

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Au xviie siècle, l’importance du corpus des auteurs grecs cède la place à la littérature latine et à la prédominance des auteurs romains. Plusieurs de ces auteurs sont liés au platonisme ou au stoïcisme, comme c’est le cas de Cicéron, Sénèque et Épictète. La présence de Macrobe mérite d’être signalée : cet auteur chrétien du ive siècle est un des plus représentés dans la tradition manuscrite, par son Commentaire sur le Songe de Scipion, un passage du traité De la République de Cicéron qui expose l’eschatologie platonicienne. Raymond Klibansky en possédait une magnifique édition anglaise de 1694 (PA6498 A2 1694), en plus de plusieurs éditions modernes. La philosophie moderne, représentée par des éditions du xviie et du xviiie siècle, constitue un corpus imposant de la collection. Au xviiie siècle en particulier, ce seul groupe représente environ 25 % des titres[22].

On notera pour ces premiers siècles de l’imprimerie la présence très importante, notamment en philosophie moderne, d’éditions contemporaines de la vie de leurs auteurs. Plusieurs de ces éditions sont le fait d’auteurs canoniques de la période des Lumières et représentent bien la tradition d’échanges et de débats publiés entre divers penseurs. Dans ces éditions, les éléments paratextuels, comme les préfaces et les introductions, nous éclairent sur la manière dont les auteurs aimaient se présenter eux-mêmes ainsi que leurs ouvrages, et comment ils étaient présentés dans les ouvrages des autres, qu’il s’agisse d’amis ou d’adversaires. Pour cette période caractérisée par l’importance de la polémique, on ne s’étonnera pas que plusieurs de ces auteurs soient liés de très près aux recherches de Raymond Klibansky sur la pensée religieuse, la liberté de conscience et l’hétérodoxie.

Par ailleurs, les traces des premiers propriétaires ou des lecteurs des livres de la collection sont préservées dans plusieurs ouvrages, en raison de l’habitude qu’avait Raymond Klibansly de ne pas remonter, restaurer ou faire relier des livres mêmes ceux qui pourraient en bénéficier. Sa collection nous met en présence de plus de 3 000 indications de provenance ou d’annotations, toutes signalées dans les notices du catalogue de la bibliothèque. Les indications sont variées, mais on peut avoir une idée des principales d’entre elles dans le tableau suivant.

Tableau 6

Principales indications de provenance

Principales indications de provenance

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Plusieurs de ces indications réfèrent à des noms d’inconnus ou de figures mineures, mais on y retrouve aussi de grands noms de la vie intellectuelle européenne. Certains documents représentant l’héritage européen ont parfois été conservés en groupes, notamment des livres de la collection Robert Mason provenant de Queen’s College à Oxford, ou encore les publications de l’Institut Warburg. Plus près de son lieu actuel, la collection porte les traces de l’histoire du Québec. Par exemple, on trouvera quelques dizaines d’ouvrages provenant de la Société littéraire et historique du Québec (Literary and Historical Society of Quebec), qui réunit des membres anglophones et francophones dans ce qui fut, dès 1824, la première société savante au Canada. Plusieurs livres portent également l’estampe de l’Archevêché de Montréal, incluant plusieurs éditions datant du xvie siècle au xviiie siècle. Ces ensembles de livres nous font mieux connaître les collections particulières dont ils proviennent et contribuent à l’histoire générale de la migration des livres, portant les traces de l’histoire des personnes et des lieux et témoins des événements parfois dramatiques qui causent le déplacement d’une bibliothèque à l’autre, et souvent d’un pays à l’autre. Étudié de près, ce vaste mouvement met en lumière le rôle de Raymond Klibansky comme conservateur et passeur de livres dans l’histoire de son siècle.

Klibansky inscrivit une marque de propriété dans très peu de livres, environ 250 seulement, mais c’est grâce à ces rares inscriptions, ainsi qu’aux dédicaces datées et ex-dono de la part des auteurs, que nous savons que la collection s’est enrichie durant toute sa vie. Ces inscriptions se distinguent par leur caractère exceptionnel, notamment celles qui sont associées à des livres reçus en hommage. Ces titres ne comptent que pour quelques douzaines avant son installation à Montréal en 1946, mais leur nombre atteint un sommet de près de 150 titres dans les années 70 seulement, et environ 650 au total, témoignage de la richesse de son réseau international. Qu’il s’agisse de philosophes, de poètes, d’artistes, plusieurs témoignent de manière vibrante de l’engagement indéfectible de Raymond Klibansky dans un travail situé à la croisée des disciplines et de l’attrait qu’exerçaient sur lui les intellectuels et écrivains qui partageaient son ouverture d’esprit et son engagement dans les combats qui débordaient le monde universitaire. On en trouve des exemples à toutes les époques de sa vie, comme ses premiers mentors (Ernst Cassirer, Friedrich Gundolf), ou les écrivains rencontrés en Angleterre, dont le poète Stephen Spender (1909-1995), ou encore des amis médiévistes enseignant à Montréal, comme le père Benoît Lacroix (1915- ) ou le français Paul Vignaux (1904-1987).

Les axes majeurs de la collection

En raison du vaste spectre des intérêts philosophiques et des engagements de Raymond Klibansky, qu’il s’agisse de la nature de la connaissance, ou de la liberté religieuse et de la tolérance, il n’est guère surprenant que la caractéristique principale de sa bibliothèque soit son ouverture à la diversité des cultures et des traditions associées à cette problématique dans l’histoire[23]. On peut distinguer, sur cet arrière-plan général, trois axes majeurs qui possèdent un contour particulier dans la collection et que nous présenterons ici brièvement : la tradition platonicienne, de Proclus à Nicolas de Cues, les maîtres de l’humanisme médiéval et renaissant et l’histoire moderne de la tolérance et de la liberté religieuse.

La tradition platonicienne

L’intérêt de Raymond Klibansky pour la tradition platonicienne remonte à ses années d’étude auprès de Ernst Hoffmann à Heidelberg. Le titre de sa thèse, Cusanus Studien, témoigne d’un travail beaucoup plus vaste que la portion qui en fut publiée à Heidelberg en 1929, sous le titre  Ein Proklos-Fund und seine Bedeutung (AS182 H44 1928/29 Abh.5), mais il explique le sens de sa recherche. C’est en effet en travaillant sur les manuscrits de Nicolas de Cues que le jeune Klibansky fit la découverte d’un texte majeur de Proclus que l’on croyait perdu, soit un fragment de son commentaire sur le Parménide de Platon. L’importance de la dialectique négative de Proclus pour Nicolas était non seulement évidente, mais elle illustrait le thème central de la continuité de la lecture de l’oeuvre de Platon durant tout le Moyen Âge et la première Renaissance. Klibansky élabora les conclusions de sa thèse et en fit un vaste programme de recherche, qu’il présenta à l’Institut Warburg en 1939. Ce programme proposait de reconstituer la série de tous les témoins de la tradition platonicienne, de l’École de Chartres à Nicolas de Cues. À cette fin, il recruta une équipe de savants qui s’attelèrent à la tâche de réaliser ce vaste Corpus platonicum Medii Aevi[24].

Ce cadre de recherche explique l’importance des auteurs appartenant à cette tradition dans la collection : qu’il s’agisse de Platon ou de ses commentateurs grecs et latins, la collection contient un corpus imposant d’éditions anciennes et d’études modernes favorisant la comprehension de cette continuité dont Klibansky avait fait le thème central de son entreprise éditoriale. Au centre de cette tradition, un dialogue de Platon se distingue de tous les autres : le Timée, principalement représenté par plusieurs éditions de la traduction latine de Calcidius et par le commentaire de Proclus. Parmi les livres les plus intéressants de la collection, on trouve l’édition Froben des oeuvres complètes de Platon, avec la traduction latine de Marsile Ficin, publiée à Bâle en 1551 (Folio PA4280 A5 F53 1551), mais également, pour son premier tome, l’édition publiée à Genève en 1578 par l’humaniste Henri Estienne (Stephanus) (Folio PA4279 A2 1578). Cette édition contient la pagination devenue ensuite la forme standard de la référence au texte grec. La collection compte aussi une édition importante du texte d’Estienne, avec la traduction latine de Ficin, publiée à Zweibrücken, entre 1781 et 1787 (PA4279 A2 1781). À ces éditions des oeuvres complètes, il faut ajouter de nombreuses éditions anciennes et modernes du Timée, notamment la superbe édition parisienne de la traduction de Ficin, publiée par Jacobus Bogardus en 1544 (PA4280 T56 F53 1544). L’édition de la traduction de Calcidius et de son commentaire, que Klibansky avait confiée à Jan Hendrik Waszink, parut à l’Institut Warburg en 1975 (PA4280 T56 C3 1975) et elle peut être considérée comme le point de départ du renouveau platonicien au xxe siècle. Ce renouveau se fonde sur la reconnaissance de l’importance des intermédiaires médioplatoniciens, tels qu’Apulée, pour la constitution de la tradition latine.

Raymond Klibansky consacra à la tradition des manuscrits d’Apulée une recherche qui l’occupa jusque dans les dernières années de sa vie; il avait découvert en effet un texte anonyme inconnu, un Summarium des doctrines de Platon, recopié dans un manuscrit d’Apulée conservé à la Vaticane. La préparation de l’édition de cet abrégé médioplatonicien, un texte d’une grande importance en raison de la rareté des témoins latins de cette époque (iiie et ive siècles), explique la richesse de la collection concernant tous les relais anciens du platonisme, et en particulier de Plotin à Proclus. Notons, par exemple, un exemplaire rare de l’étude de Jacques Charpentier (1521-1574), Platonis cum Aristotele in vniversa philosophia, comparatio : quae hoc commentario, in Alcinoi institutionem ad eiusdem Platonis doctrinam, explicatur, publiée à Paris en 1573 (B394 C53 1573). Cette édition contient en effet l’introduction d’Alkinoos, un témoin médioplatonicien très important et peu connu au Moyen Âge. La collection compte peu de témoins des éditions anciennes de Plotin, mais on y trouvera la superbe édition moderne du Traité du Beau, par Daniel Wyttenbach et Friedrich Creuzer (B693 P4 1814). Notons également une édition Elzévir de Ptolémée, Paraphrase de Proclus le Diadoque sur le Tetrabiblion de Ptolémée sur l’influence des astres, dans la traduction latine de Leo Allatius, publiée à Leyde en 1635 (PA4405 A5 T48 1635). L’intérêt de Klibansky pour la cosmologie du Timée, et notamment pour le problème philosophique de la réconciliation du démiurge platonicien avec le Dieu créateur chrétien, explique la grande richesse des témoins de la tradition cosmologique dans la collection. Plusieurs éditions anciennes de Cicéron, de Plutarque, de saint Augustin, de Boèce, de Macrobe illustrent ce volet de l’histoire de la pensée antique consacré à la tradition du platonisme à la période impériale, volet particulièrement riche pour tout ce qui concerne la tradition euclidienne et en particulier pour le commentaire de Proclus sur les Éléments. Notons une superbe édition de la Vita Procli de Marinus de Neapolis, un des derniers maîtres de l’École d’Athènes, Procli philosophi Platonici vita, publiée à Hambourg en 1700 (B701 Z7 M25 1700), mais aussi un recueil des opuscules de Niccolò Leonico Tomeo (1456?-1531?) contenant le commentaire de Proclus sur le Timée, une édition parisienne de 1530 (Folio Q153 T66 1530).

Les livres témoignant du projet du Corpus platonicum et des travaux de tous les auteurs associés à ce projet sont très nombreux dans la collection. À la place d’honneur, il convient de signaler le travail de Raymond Klibansky lui-même : son édition de la traduction latine du Parménide, préparée en collaboration avec Lotte Labowsky (la première partie jusqu’à la fin de la première hypothèse, extraite du commentaire de Proclus), et suivie de la partie inédite du Commentaire de Proclus sur le Parménide, dans la traduction de Guillaume de Moerbeke (Corpus Platonicum medii aevi. Plato latinus, PA4280 A4 K5 1940, vol. 3); mais également la version arabe du Timée par Galien et les traités d’Al Farabi sur Platon, édités par Richard Walzer (Corpus Platonicum medii aevi. Plato arabus, B395 W39 1951).

Les maîtres de l’humanisme médiéval et renaissant et les premiers penseurs modernes

Puisant dans diverses traditions philosophiques, pour la plupart enracinées dans le platonisme antique, l’humanisme médiéval et renaissant fut pour Raymond Klibansky le chantier philologique le plus important de sa carrière. Bien qu’il ne soit pas aisé d’introduire dans sa biographie intellectuelle un développement par approches successives de divers auteurs, il semble clair que c’est la pensée de Nicolas de Cues qui fut au point de départ de son travail. Déjà à Heidelberg, et ensuite à Hambourg, le jeune Klibansky se plonge dans la tradition manuscrite de Nicolas dans le but d’en préparer une édition critique. À l’invitation d’Ernst Cassirer, il travaille également sur un traité de Charles de Bovelles, le Livre du sage (De sapiente), qui éclaire la postérité de Nicolas en France, par l’intermédiaire de Jacques Lefebvre d’Étaples. Son édition de ce traité (B775 C34 1927), publiée par Cassirer en 1927 en appendice de son grand livre sur Nicolas de Cues[25], montre qu’à l’âge très précoce de 22 ans, Klibansky maîtrisait de manière admirable les textes de cette tradition. Dans ses entretiens autobiographiques, il avait replacé cet intérêt dans le contexte plus large d’une herméneutique de la tradition philosophique allemande, centrée sur la compréhension de la nature humaine chez Kant et Hegel. Au sein de cette tradition, nous retrouvons les grandes figures de Sebastian Franck (1499-1542), de Jacob Böhme (1575-1624) et de Valentin Weigel (1533-1588), tous richement représentés dans la collection Klibansky, mais le coeur demeure le corpus des oeuvres de Nicolas et de Maître Eckhart. Pour le jeune Klibansky, ces oeuvres demeuraient imparfaitement interprétées si elles n’étaient pas rapportées à la tradition médio- et néoplatonicienne qu’on doit considérer comme leur source. Il écrit : « C’est donc ce grand mouvement qui va du platonisme à Hegel qui a été le fil conducteur de mes premières recherches[26]. » 

Dans cet ensemble, on notera un ancien volume, auparavant en possession de Friedrich Gundolf, regroupant neuf écrits rares de Valentin Weigel (dont au moins un avec une attribution douteuse) et un dixième de Andreas Rudolff-Bodenstein von Karlstadt (circa 1480-1541), chacun imprimé au XVIIe siècle (Theologia Weigelii… et autres, 1613-1619, BV5080 W45 1618). On notera également une collection en dix volumes de Jacob Böhme,, imprimés aux Pays-Bas et illustrés de splendides gravures (Theosophia revelata, 1730, BV5080 B7 1730). Parmi les écrits importants de la tradition mystique, nous trouvons un écrit anonyme du xive siècle (Theologia Deutsch, BV4834 F6713 1646), d’abord édité par Martin Luther (1483-1546)[27], ainsi que plusieurs écrits contemporains de mystiques français, comme Madame Guyon (1648-1717), publiés en Allemagne (Opuscules spirituels, BV5080 G89 1704), et Pierre Poiret (1646-1719), un des penseurs réformés publiés aux Pays-Bas (De eruditione solida, BD150 P65 1692).

Nicolas de Cues (1401-1464) et Maître Eckhart (circa 1260-1327) demeurent les deux auteurs prédominants dans la recherche de Raymond Klibansky, en raison de son intérêt constant pour l’histoire de la liberté et des idéaux de tolérance. Déjà, alors qu’il était étudiant à Heidelberg, Klibansky avait été recruté pour collaborer au grand projet d’une édition des oeuvres latines de Nicolas, mis sur pied par l’Académie de Heidelberg[28]. Ce projet était dirigé par Ernst Hoffmann (1880-1952), un savant spécialisé dans l’étude de Platon, auteur de plusieurs études sur la pensée grecque et que Klibansky choisit pour diriger sa thèse doctorale. Chacun reconnaît aujourd’hui l’importance de la contribution de Klibansky à cette grande édition, un travail qui est abondamment reflété dans sa bibliothèque. Après avoir identifié toutes les sources manuscrites pertinentes pour cette édition, il élabora un modèle scientifique incluant l’apparat critique et les sources, sans oublier la postérité représentée par une section de testimonia.

Cet intérêt explique que Nicolas de Cues soit l’un des auteurs les plus importants dans la collection, même si sa présence ne saurait être comparée à celle de Platon. On compte en effet environ 150 documents dont Nicolas de Cues est l’auteur ou le sujet. S’il ne fallait choisir qu’un seul livre représentatif de Raymond Klibansky dans sa bibliothèque, l’ouvrage qui s’imposerait serait l’édition des Oeuvres du cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) en trois volumes, imprimée à Paris en 1514 chez l’imprimeur Josse Bade (BX890 N485 1514). Ce joyau de la collection se situe au coeur des intérêts du chercheur tout autant que du philosophe. Interrogé sur les sources de son intérêt pour Nicolas, Klibansky répondait qu’on trouvait dans son oeuvre, par exemple dans le De Ludo Globi, « une eulogie sur la puissance créatrice de l’esprit humain, qui a prouvé sa liberté intellectuelle en créant les arts[29] ». Grand interprète de la doctrine cusaine de l’infini, il aimait citer la maxime « una veritas in variis signis varie resplendet / La vérité unique resplendit diversement dans des signes différents[30] ». Pour Klibansky, le dialogue De visione Dei se trouvait au coeur de la doctrine cusaine de la liberté. C’est là qu’on trouve en effet la réponse divine à la question de la réception de la grâce : « Sis tu tuus et ego ero tuus / possède toi toi-même et tu me posséderas[31]. » Une telle liberté implique une responsabilité authentique, thème qui court également de manière profonde dans la pensée de Raymond Klibansky. Parmi les oeuvres de Nicolas de Cues présentes dans la collection, notons plusieurs éditions du De Pace fidei, dont Klibansky compléta en 1956 la grande édition en collaboration avec Hildebrand Bascour (B765 N53 D42x 1956). Considérée comme le fondement du dialogue moderne entre les religions, cette oeuvre revêtait pour Klibansky une importance unique dans l’histoire de la tolérance et de la paix et la préface de son édition est un chef-d’oeuvre.

La collection contient également un nombre important d’éditions modernes et d’études savantes sur Nicolas de Cues. Certains documents sont annotés, comme les travaux de deux grands savants cusains, Johannes Uebinger (1854-1912; B765 N54 U4 1888) et Edmond Vansteenberghe (1881-1943; B720 B4 Bd.14 Heft 2-4; BX4705 N58 V3 1920). Notons aussi des éditions anciennes de grande importance, comme une édition partielle du traité De staticis experimentis, intégrée dans une belle édition allemande du xvie siècle d’un ouvrage de Vitruve, le De architectura (NA2515 V62 1543)[32]. Les débats autour de la pensée de Nicolas et sa réception à la période de la Réforme sont illustrés par plusieurs écrits contemporains, notamment par un pamphlet de Johannes Kymaeus (1498-1552) Des Babsts Hercules, wider die Deudschen (BX1763 K96 1538). Publié dans le fief luthérien de Wittenburg par l’éditeur George Rhau (ou Rhaw), imprimeur de nombreux écrits de Luther, la page de titre représente une image souvent reproduite du cardinal Nicolas devant un groupe d’Allemands agenouillés et se détournant d’eux, alors que son chapeau cardinalice est tiré par des ficelles manipulées par le pape. Cette critique de Nicolas était très répandue, alors qu’on l’accusait de trahir le peuple allemand pour servir son ambition personnelle. On en trouvait un exemple dans le changement de la position du cardinal concernant l’autorité conciliaire au sein de l’Église : d’abord favorable au concile, comme on le voit dans son De Concordantia Catholica, Nicolas avait ensuite soutenu l’autorité du pape[33].

Cet ouvrage témoigne de la richesse de la collection pour tout ce qui concerne l’histoire religieuse de l’Europe renaissante et moderne. À côté d’un groupe de préfaces et de discours de Philippe Mélanchthon (1497-1560) (PA8550 A6 1544), un leader de la Réforme, nous voyons le manuel médiéval nouvellement édité pour servir l’Inquisition romaine, comme contribution aux efforts de la Contre-Réforme, le fameux Directorium Inquisitorum (folio BX1710 E9 1578) du cardinal inquisiteur, Nicholas Aymerich (circa 1320-1399). Notons également la Bibliotheca Sancta (folio BS505 S57 1566) de Sisto da Siena (1529-1569), un guide de la Bible et de ses commentateurs contenant un index des hérétiques. L’exemplaire de la collection Klibansky est particulièrement intéressant parce qu’il porte sur la feuille de garde une gravure des armoiries de Jorge de Almeida (1531-1585), archevêque de Lisbonne à partir de 1570 et grand inquisiteur du Portugal en 1580.

C’est en travaillant sur l’édition des oeuvres de Nicolas de Cues que Raymond Klibansky élabora son édition des oeuvres latines de Maître Eckhart, considéré à juste titre comme la source principale de la pensée du cusain. Durant ces années d’avant-guerre, Eckhart avait été choisi par le parti national-socialiste comme figure emblématique et fondatrice du nouvel esprit allemand et aryen. Or, le jeune Klibansky voulait montrer dans son édition des oeuvres latines, traditionnellement moins lues que les oeuvres allemandes, que la pensée d’Eckhart était tributaire de celle de penseurs juifs et arabes[34]. En raison des embûches nombreuses dressées sur son chemin par le régime nazi, incluant le pillage de ses matériaux de recherche, Klibansky fut contraint d’abandonner. Sa collection contient néanmoins les premiers volumes résultant de ses efforts au cours des années 30, ainsi que plusieurs volumes de l’édition concurrente, initiée à peu près au même moment et qui bénéficiait de l’aval du régime. Quelques tomes de cette édition, aujourd’hui considérée comme l’édition standard d’Eckhart, se trouvent dans la collection Klibansky[35]. Dans l’un de ces ouvrages, on trouve plusieurs annotations critiques et des réponses directes de Raymond Klibansky à cette édition, qu’il jugeait par ailleurs, et à juste titre, être en partie le résultat non reconnu de son propre travail (voir folio BV5072 E33 1936, 3. Bd., Lief. 1)[36].

Au coeur du volet eckhartien et cusain de la collection, fort de plusieurs dizaines d’éditions et d’études, nous notons la présence de deux incunables : d’abord, un ouvrage d’instruction spirituelle très populaire, le Malogranatus (folio Incun 1487 Gallus), lié de près au mouvement de la Devotio Moderna, une tradition pieuse en partie inspirée par le mysticisme spéculatif allemand des xive et xve siècles, au sein duquel la pensée d’Eckhart jouait un rôle important. Proche des milieux de l’humanisme chrétien, ce mouvement a eu une influence non négligeable sur Nicolas de Cues, mais aussi sur Érasme. Indice du caractère instable des attributions pour les premiers imprimés, l’auteur du Malogranatum demeure inconnu, mais le traité est le plus souvent attribué à Gallus, abbé de Königsaal (xive siècle)[37]. Le deuxième incunable de la collection est très étroitement lié à Nicolas de Cues : il s’agit d’un recueil des Oeuvres complètes de François Pétrarque (folio Incun 1496 Petrarca:b), publié à Bâle par un imprimeur réputé pour la qualité de son travail, Johann Amerbach. Son importance pour Raymond Klibansky tient au fait qu’il contient un traité erronément attribué à Pétrarque, mais aujourd’hui reconnu comme une oeuvre de Nicolas de Cues, le traité Idiota De sapientia. Dès 1937, Klibansky avait publié les arguments soutenant cette attribution et il en reprit l’exposé en 1983 dans un important essai, publié en appendice au volume 5 de l’édition des Opera Omnia, éditée par les soins de l’Académie de Heidelberg (folio PQ4499 D43 K5 1983)[38]. Pétrarque lui-même compte parmi les auteurs importants de la collection, en tant que représentant de la tradition platonicienne au Moyen Âge, et on note plusieurs éditions anciennes et modernes de ses oeuvres et de sa correspondance.

Ces exemples sont loin d’épuiser la richesse de ce second volet de la collection Klibansky. Il faudrait y ajouter la tradition de la mélancolie, étudiée dès son séjour à Hambourg en 1926-1927, avec Erwin Panofsky et Fritz Saxl, et qui conduisit en 1964 à la publication en langue anglaise d’un livre considéré comme un chef-d’oeuvre de l’histoire de l’art, Saturn and Melancholy (BF 798 K5 1964). La genèse de ce livre est l’objet d’un intérêt croissant, alors que les archives des trois auteurs permettent de comprendre comment la contribution de chacun a façonné la version finale. L’intérêt de Klibansky pour les questions liées à l’étude de l’influence des astres à la Renaissance et à l’histoire de la doctrine des tempéraments, des humeurs et du génie était lié de près à ses recherches sur la genèse de la rationalité moderne, et sa bibliothèque contient un volet très important d’ouvrages représentatifs de cet intérêt. Citons seulement le De occulta philosophia, de Cornelius Agrippa, ou encore les nombreuses éditions de Marsile Ficin, dont le rôle des écrits comme sources du thème iconographique de la célèbre gravure de Dürer, Melencolia I, est étudié dans toute sa profondeur dans, Saturn and Melancholy[39]. Notons enfin, dans la perspective d’une histoire des bibliothèques, le lien personnel qu’entretenait Raymond Klibansky avec la Bibliothèque Osler d’histoire de la médecine, conservée à la Faculté de médecine de l’Université McGill. Habitant à deux pas, il s’y rendait presque quotidiennement, ayant reconnu dans les intérêts de recherche de sir William Osler (1849-1919) pour la mélancolie un domaine proche de son travail. La présence des éditions originales du grand livre de Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, n’est qu’une des raisons de l’attachement de Klibansky pour la Bibliothèque Osler.

La tolérance moderne

Les questions religieuses sont intrinsèquement liées aux intérêts philosophiques de Raymond Kilbansky, dans la mesure où sa recherche fondamentale concerne d’abord l’histoire et le statut contemporain des concepts de liberté et de tolérance. Ces notions étaient-elles déjà présentes durant ses années de formation en Allemagne, ou ne sont-elles devenues centrales qu’après l’expérience du nazisme et son exil en Angleterre? Chose certaine, elles n’étaient pas seulement des objets théoriques pour celui qui avait traversé l’épreuve du fascisme et qui s’engagea ensuite dans la promotion du dialogue philosophique international. Ici comme sur tant d’autres sujets, Raymond Klibansky croyait que les problèmes politiques et culturels du présent pouvaient trouver un éclairage dans l’histoire des idées.

John Locke constitue la figure centrale de ce volet de la collection. Non seulement son oeuvre de philosophie de la connaissance, mais aussi et surtout les écrits politiques comme la célèbre Lettre sur la tolérance, publiée d’abord en 1689 et qui connut de nombreuses éditions et réponses. Ce texte fut pour Klibansky l’instrument privilégié de la réflexion sur la liberté dans le monde totalitaire du xxe siècle. Soutenu par l’Institut international de philosophie, il mit sur pied une collection, « Communauté philosophique mondiale », regroupant de grands textes concourant à la recherche de la paix. Le premier volume de cette série fut l’édition bilingue de la Lettre, en anglais et en allemand, publié en 1957. Klibansky en fit ensuite paraître une douzaine d’éditions en autant de langues, dont deux preparées à Montréal, chez l’éditeur Mario Casalini, l’une en espagnol avec le texte latin (BR1610 L818 1962) et l’autre en français avec le texte latin (BR1610 L814 1964). L’exemplaire de l’édition française dans la collection contient plusieurs notes et corrections marginales de Klibansky concernant le manuscrit.

S’ajoutant à un nombre important d’éditions des oeuvres de John Locke, la collection contient un riche matériel relatif aux contemporains et aux sources du philosophe pour la doctrine de la tolérance. À titre d’exemple, on peut citer un recueil d’écrits de John Owen (1616-1683), un ecclésiastique anglais non conformiste, proche d’Oliver Cromwell (1599-1658). Doyen de Christ Church à Oxford alors que Locke y était étudiant, Owen joua un rôle dans la première publication de Locke, un hommage à Cromwell, et ses sermons auraient influencé la conception de la tolérance du philosophe[40]. Les sept écrits réunis dans ce volume (BT775 O9 1648), pour la plupart consacrés aux questions de la liberté religieuse, furent tous imprimés dans les années 1640, alors qu’Owen était encore vivant. Locke ne fut pas seulement l’icône du combat de Raymond Klibansky contre l’intolérance des régimes staliniens, il fut aussi le modèle d’une vie philosophique engagée. Cela explique la richesse de la collection le concernant, lui et ses contemporains.

Les écrits de Locke sur la tolérance se reliaient dans l’esprit de Raymond Klibansky à une tradition qui remonte au De Pace fidei de Nicolas de Cues, c’est-à-dire à une conception du pluralisme moral et religieux ouverte au dialogue des religions et des conceptions du monde. Au sein de cette tradition, on trouve les oeuvres des grands prédécesseurs, tels que Spinoza et Pierre Bayle. Pour Klibansky, ce dernier était le précurseur de l’idéal contemporain de la liberté de conscience et sa collection montre de riches éditions du Dictionnaire historique (Folio CT95 B2813 1734), ainsi que d’autres oeuvres. On trouvera aussi des exemples de la littérature de dénonciation de l’époque, notamment le répertoire de Vincent Placcius (1642-1699), Theatrum anonymorum et pseudonymorum, publié à Hambourg en 1708 (Folio Z1041 P7 1708). La collection regorge d’éditions de ces écrits suscités par les conflits religieux, la recherche de refuges, l’émigration en Amérique pour fuir les persécutions religieuses. Un des auteurs les mieux représentés pour cette période est le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), un savant polymathe qui a beaucoup commenté les oeuvres de Locke et de Spinoza. On note un choix de lettres sur la tolérance, publiées durant sa vie sous le titre De la tolérance des religions : lettres de M. de Leibniz et réponses de M. Pellisson (B2597 A4 1692). Présentes dans la collection, les éditions ultérieures de ces auteurs illustrent la manière dont ils étaient présentés à de nouveaux lecteurs, alors que l’Europe s’ouvrait aux idéaux de la tolérance et de la liberté religieuse.

La collection offre enfin un nombre abondant d’éditions anciennes et modernes des penseurs qui ont repoussé les limites de la recherche intellectuelle sur la nature de la raison et ses rapports avec la foi religieuse. Qu’il s’agisse de Descartes (1596-1650) ou de Hobbes (1588-1679), qu’il s’agisse encore des auteurs des Lumières comme David Hume (1711-1776), Adam Smith (1723-1790) ou Thomas Paine (1737-1809), les intérêts de Raymond Klibansky l’ont conduit à réunir une imposante collection de textes philosophiques modernes. Son propre travail d’éditeur sur les lettres de Hume explique certainement la richesse de ce volet de la collection. Engagé lui-même dans la recherche de cette paix au-delà des différences, Raymond Klibansky n’a cessé de recueillir les témoignages permettant de comprendre l’histoire moderne troublée par la violence, mais il a surtout mis en valeur la lignée de penseurs qui s’employèrent, de Spinoza à Locke, à formuler les idéaux les plus nobles de la tolérance.

La brève présentation des trois grands domaines de la collection de Raymond Klibansky que nous venons de proposer ne saurait rendre compte de sa richesse. Désormais ouverte à la recherche, la bibliothèque ne pourra que révéler son architecture interne et l’histoire de sa constitution progressive. Legs richissime, elle apporte au Québec et au Canada l’exemple d’une bibliothèque privée, acquise en grande partie en Allemagne et en Angleterre, conservée dans son entièreté et portant le témoignage d’une vie au service de la pensée et de la liberté.