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Inscriptions – rouleaux – codices puis livres imprimés – écrans : tout au long de son histoire, le texte n’existe que lors de l’opération de lecture qui configure le sens, mais qui se trouve également conditionnée par différentes techniques. À chaque époque, ce sont corollairement les représentations du livre qui évoluent, ainsi que l’objet offrant un rapport au corps socialement contraignant et constituant un véhicule idéologique :

La lecture n’est pas seulement une opération intellectuelle : elle est mise en jeu du corps, inscription dans un espace, rapport à soi ou aux autres… Ainsi les auteurs n’écrivent pas des livres : non, ils écrivent des textes qui deviennent des objets écrits – manuscrits, gravés, imprimés et aujourd’hui informatisés[1].

Alors que la révolution de Gutenberg ne change pas la structure du livre, même si elle en affecte le coût et la production, le numérique modifie l’écrit et la lecture, ainsi que le rapport entre corps et textes : « Du codex à l’écran, le pas est aussi important que celui qui a mené du rouleau au codex[2]. » L’apparition du numérique avec internet permet en effet de développer une pratique de lecture plus fluide, de survoler des textes, de les relier ensemble au gré de liens hypertextuels et de rendre l’écrit immatériel et donc éphémère. La structure linéaire est déconstruite et la lecture se fait moins intensive :

Avec [le texte à l’écran], c’est l’ordre des livres qui fut celui des hommes et des femmes d’Occident depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne qui est mis en question. De nouvelles manières de lire sont ainsi affirmées ou imposées qu’il n’est pas encore possible de caractériser totalement mais qui, à n’en pas douter, impliquent des pratiques de la lecture sans précédents[3].

Il est remarquable qu’à l’époque contemporaine, au coeur même de telles révolutions des supports de lecture, l’image du livre manuscrit soit très fréquente dans de nombreux jeux vidéo : certains d’entre eux fondent sur elle leur esthétique et leur narration, et elle leur permet parfois de se penser eux-mêmes, par des jeux de reflets d’autant plus riches que nécessairement inexacts. Nous étudierons trois exemples : Myst (Cyan, 1993), un point’n click révolutionnaire en son temps, qui plonge le joueur dans des univers construits de toutes pièces par ses personnages; L’Album secret de l’oncle Ernest (Lexis Numérique, 1998), un jeu plutôt destiné au jeune public, fondé sur la logique du bricolage et l’esthétique du récit de voyage; Book of Spells (SCE London Studio, 2012), une mise en oeuvre contemporaine de la réalité augmentée, dans l’univers des romans de J. K. Rowling. Face à ces trois jeux vidéo, nous nous demanderons, d’un côté, dans quelle mesure le gameplay – au sens des mécanismes ludiques spécifiquement engagés pour permettre la fluidité de l’expérience du joueur, et le plaisir du jeu – se trouve adapté à l’image spécifique du livre qui y est véhiculée (livre-monde, carnet de bord ou manuel scolaire); nous observerons corollairement comment le livre et la lecture, tels que ces jeux les représentent, se trouvent « augmentés » de fonctionnalités et de possibilités appartenant en propre aux medias contemporains.

Familiarité et étrangeté du livre

Dans nombre de jeux vidéo, le livre a une fonction de complément à l’univers créé : le cas de la série des Elder Scrolls (Bethesda Softworks, 1994-2011) est exemplaire, dans la mesure où le joueur, explorant des mondes pleins de vie et riches d’interactivité, y trouve des livres manuscrits en grand nombre, peut les conserver et les vendre, les lire aussi, puisqu’ils sont tous rédigés et jamais seulement décoratifs. Une fois lus, ces livres apportent des informations, généralement brèves, sur le monde qu’explore le joueur et, dans certains cas, permettent à celui-ci de développer ses compétences. Or, dans les trois jeux que nous étudions, où le livre a une place centrale sur les plans à la fois de la scénarisation et du gameplay, le livre autant que la situation de lecture sont présentés comme des anomalies, des exceptions à l’ordre des choses; ils sont tenus pour rares, précieux et magiques dans les trois cas, ces propriétés tendant alors à se reporter sur le jeu et l’expérience de jeu même.

Dans le générique de Myst, on voit, à la verticale et à travers une déchirure lumineuse dans un ciel nocturne et étoilé, un homme tomber du ciel sous une lune en croissant et se transformer en livre – le livre même qui donne accès au jeu et à l’île éponyme. Le livre est ainsi présenté, d’une part, comme le reflet inéchangeable de l’esprit (voire de l’être tout entier) de son auteur; il s’avérera plus tard que celui-ci est doté d’un talent magique pour l’écriture de mondes, talent hérité de son propre père (« l’Art de l’écriture »). Mais surtout, ce n’est qu’à la faveur d’une rupture de la frontière entre des univers normalement étanches que le joueur, toujours à la première personne, c’est-à-dire jamais représenté à l’écran, le trouve et l’ouvre. Le livre est venu d’ailleurs – mais d’un ailleurs relatif, puisque les livres y existent, de même qu’une lune à la forme familière : il est le fruit d’un monde parallèle, auquel il donne accès au joueur, par élection ou par hasard. Dans L’Album secret de l’oncle Ernest, une cinématique introductive, dont l’esthétique fait référence au film de Jacques Tati, Les vacances de Monsieur Hulot (1953), présente l’auteur du livre comme un homme excentrique, inventeur un peu fou, voyageur ou mythomane, en tout cas beau conteur; l’album quant à lui, ayant été perdu, est retrouvé par le joueur. Trésor caché et rare, étrange et magique, le livre ne s’apparente toutefois pas, comme dans Myst, à un objet « venu d’ailleurs », mais plutôt au chef-d’oeuvre hors du commun d’un homme hors du commun. Dans le Book of Spells enfin, le joueur, identifié à un élève de Hogwarts, se trouve dans la « Restricted Section » de la bibliothèque, et la voix qui l’accompagnera tout au long du jeu, celle d’un professeur de magie, l’avertit qu’il devrait disposer d’une autorisation exceptionnelle pour y travailler; or immédiatement, au grand étonnement du professeur, un hibou apporte une note donnant au joueur le droit de rester afin de consulter le Book of Spells de Miranda Goshawk. Ce dernier serait différent des livres de sorts « habituels » : très ancien, composé par une sorcière d’exception (un des masques de J. K. Rowling), il est susceptible de contenir des sortilèges aux effets étranges, qui justifient la présence vocale du professeur auprès du joueur pour le reste du jeu.

Les trois scènes introductives valorisent donc, en la teintant d’un sentiment d’élection, la relation du joueur avec le livre, relation qui fondera l’expérience de jeu : c’est insister, de façon générale et sans doute pédagogique, sur l’idée d’une intimité à chaque fois singulière entre le lecteur et le livre, et marquer ce dernier, avant même le début de la « lecture », d’une aura précieuse – comme objet venu d’ailleurs, comme trésor redécouvert, comme chef-d’oeuvre interdit. Trois figures de l’écrivain se trouvent pareillement suggérées : celles de l’héritier d’une tradition dans Myst, de l’excentrique (avatar burlesque du poète maudit) dans L’oncle Ernest, du génie imprévisible dans le Book of Spells. Or, dans ces trois figures, on trouve l’idée d’une exceptionnalité, ou à tout le moins d’une supériorité de l’auteur sur le commun des mortels – le joueur faisant peut-être, entre eux, office de transition.

Dans les trois cas, après que le joueur a lancé le jeu et assisté à la scène introductive, il se trouve face à un livre d’abord fermé, à la fois promesse de découvertes et intégration du joueur qui l’ouvrira aux happy few initiés. L’image du livre fermé qu’ouvre le lecteur apparaît au demeurant dans de très nombreux jeux qui n’accordent pas au livre une place aussi centrale – ainsi, entre mille autres, de Magicka (Arrowhead Game Studios, 2011). Dans la majorité des cas, cette image vise à récupérer au profit du jeu, ainsi figuré comme livre attendant d’être ouvert, la valeur culturelle de ce dernier; elle annonce ensuite un univers relevant de ladite « civilisation du livre », civilisation passée dans le cas des univers de fantasy, ou, plus rarement, située dans un présent davantage tourné vers le passé de la magie que vers un futur technologique; elle projette enfin sur le jeu diverses représentations du livre telles que celles de monde possible, de totalité close, ou encore d’instrument d’apprentissage. Or, parmi ces représentations, parfois contradictoires entre elles, chacun des trois jeux que nous décrivons témoigne de choix dans chaque cas significatifs, avant même que le livre ne soit ouvert d’un clic ou d’un geste de manette.

Ainsi, dans Myst, le livre est relié, d’apparence ancienne et usée; sa couverture ne comporte que le titre du jeu, qui s’avérera être également celui du premier livre-monde visité par le joueur. Dans le Book of Spells, le livre est recouvert de poussière, mais une fois balayée par la main du joueur, sa couverture luxueuse scintille. Dans L’oncle Ernest, le joueur a plutôt affaire, comme le titre du jeu l’annonce, à un cahier d’écolier bleu, de grand format. Trois sortes de livres sont donc présentées, qui seront cohérentes à la fois avec l’univers et avec l’expérience de jeu. Le livre inaugural de Myst, par son aspect mystérieux et un peu abîmé, annonce une narration fondée sur la disparition des êtres, des mondes et des livres, et un gameplay axé sur l’exploration et sur des énigmes (ou puzzles) d’une grande complexité. Celui du Book of Spells prépare quant à lui le joueur à faire apparaître par ses gestes, grâce au dispositif de réalité augmentée, des effets visuels chatoyants sur la surface de sa propre réalité visuelle, dans un mélange de gratuité et d’émerveillement. Celui de L’oncle Ernest, enfin, implique les doubles motifs du carnet de bord et de l’apprentissage, entre découverte de savoirs nouveaux, usage de la réflexion et plaisir dénué de solennité d’un jeu d’enfance.

En somme, chaque jeu est figuré d’emblée par l’objet-livre, mais les circonstances et la nature exceptionnelles de la situation de lecture et du livre lui-même indiquent simultanément que le livre deviendra, par le jeu, autre chose que ce qu’on sait et attend de lui : sous les trois masques d’un « Art de l’écriture » teinté de magie, d’un talent bricoleur tendant vers la magie, ou de la magie elle-même d’une sorcière professionnelle, c’est en réalité la technologie numérique qui réalise concrètement sur l’écran trois types de représentations traditionnelles jusque-là seulement fantasmées, ou métaphoriques, du livre et de la lecture.

Myst : la lecture comme exploration immersive

L’acte d’ouvrir le livre, en cliquant sur la couverture dans Myst, fait immédiatement apparaître, au milieu d’une page de droite jaunie, une image en mouvement. On y discerne, observés par une caméra mobile qui rase la mer, un paysage insulaire et quelques constructions, mais nulle vie animale ou humaine. Ainsi, c’est à une fenêtre que le joueur est confronté, ouverte sur le monde que contient le livre qu’il vient d’ouvrir : cliquer sur la fenêtre provoque une animation en forme de tourbillon, puis la vue qu’offrait la fenêtre occupe désormais tout l’écran; le joueur est entré dans le livre. Cette scène sera reproduite tout au long du jeu : il s’agira, dans une structure gigogne, de visiter plusieurs livres-mondes découverts par le joueur dans celui de Myst. La notion de livre-monde revient à considérer que chaque oeuvre de fiction constitue un univers complet[4], dans lequel le lecteur, à la lecture, s’oublie et oublie le monde réel, oubliant même le support du livre lui-même : en avançant, le joueur apprendra que chacun des livres-mondes découverts dans le jeu a été élaboré, « écrit », par Atrus, un homme qu’il rencontrera à la toute fin; ce dernier est passé maître dans un « Art de l’écriture » qui lui permet, en les décrivant sous sa plume, de matérialiser des mondes, ouverts ensuite à l’exploration. Tout concourt donc dans Myst à donner l’impression d’univers parallèles et à réaliser concrètement l’équivalent vidéoludique de l’immersion romanesque, qui amène le lecteur à oublier l’acte de lecture autant que le statut fictionnel de ce qui est représenté. Au premier chef, on note que, dès qu’a eu lieu la plongée dans chaque livre-monde, le support de lecture, de jeu et d’exploration, c’est-à-dire le livre lui-même, disparaît de l’écran; le déplacement se fait ensuite à la première personne, le corps du joueur étant réduit à une icône de main se déplaçant sur les objets, tandis que l’écran constitue quant à lui son champ visuel complet; l’esthétique est enfin seamless, ce qui signifie l’absence à l’écran (ou dans un quelconque menu) de métadonnées telles que la barre de vie, le score, l’inventaire.

Dans plusieurs interviews[5], Rand Miller, l’auteur de Myst, affirme avoir voulu créer un jeu où le joueur en personne soit en position d’explorateur, et non un jeu de rôle fondé sur un avatar : c’est sans doute ce qui explique que, parmi les rares autres personnages croisés par le joueur, il n’y a aucun « autochtone », mais seulement des membres de la famille d’Atrus, puis ce dernier lui-même – le joueur est ainsi un visiteur parmi d’autres. Pour renforcer cette impression, les personnages en question ne sont pas des animations, mais des acteurs filmés puis présentés dans de brefs films, insérés dans l’univers dessiné, quant à lui, numériquement. Dans le même souci de réaliser par la technologie numérique la métaphore d’une immersion dans la fiction, le jeu aura quatre « fins », dont aucune n’obéira aux lois du genre : pas de cinématique conclusive suivie d’un générique présentant, comme au cinéma, équipe de réalisation et acteurs; au contraire, dans les quatre cas, rien ne s’arrête et le joueur peut rester indéfiniment dans le lieu où il a terminé l’aventure. L’expérience des personnages fictifs, qui résident alternativement dans tel ou tel des livres-mondes et dont le joueur visite régulièrement les diverses chambres à coucher, doit sans doute figurer, de façon asymptotique cette fois, celle du joueur, invité par Atrus, lors de la « fin » du jeu la plus satisfaisante, à profiter autant qu’il le souhaitera de sa bibliothèque de mondes et des villégiatures afférentes.

Comment comprendre alors que, dans Myst, les livres-mondes offerts à l’exploration du joueur soient vides d’à peu près toute vie humaine ou animale? Ce ne sont pas des mondes vivants qui sont visités, mais des paysages d’une froide beauté, traversés plan par plan comme autant de tableaux. Les occasions d’interaction sont minimales : ne s’y trouvent, ou presque, que des mécanismes répartis avec sobriété, et qui constituent chaque fois des puzzles assez abscons. Le discours tenu par le jeu sur le livre-monde, et sur l’oeuvre de fiction, se révèle alors, en réalité, plus complexe que celui d’une simple réalisation, ou remotivation, de la métaphore : par leur quasi-absence de vie et par la rareté des possibilités d’interagir avec l’environnement, par leur construction en tableaux, les mondes de Myst se trahissent comme illusions, et disent, ce faisant, le caractère factice de l’image du livre-monde en général. Une partie de Myst consiste au demeurant à résoudre des puzzles pour récupérer des pages, rouges ou bleues, permettant de reconstituer des livres incomplets – sans elles, l’image et le son de ce que ces livres contiennent restent brouillés; mais ils se clarifient au fur et à mesure que le livre se complète : un livre, dans Myst, n’est en somme un monde que de façon précaire, puisqu’objet d’art périssable. L’état de la technologie en 1993, et ses limites, comptent sans doute pour beaucoup dans la forme du jeu, comme dans le vide de ses environnements[6]; mais on peut aussi bien considérer que ces limites mêmes ont été intégrées au projet des auteurs, celui de présenter à la fois le fantasme du monde virtuel complet et sa précarité[7].

À l’ouverture du dernier volet de Myst (Myst 5 : End of Ages, paru en 2005), Atrus constate l’échec de ses ambitions de démiurge, qui l’ont amené à perdre sa femme, ses deux fils, et nombre de ses amis. Myst dit donc à la fois la force de fascination et la beauté du fantasme du livre-monde, que « l’Art de l’écriture » de la technologie numérique rend presque littéral, et le double danger qu’il implique, en tant que fait d’hubris et que cause d’aliénation pour ses différents acteurs. Les deux fils d’Atrus incarnent chacun, dans Myst, l’une de ces deux menaces : l’un est manifestement rongé par la soif de domination et de puissance, l’autre se comporte comme un psychotique, et chacun a été enfermé par son père dans un livre-prison. L’image la plus forte du jeu reste sans doute, lors de deux des quatre « fins » possibles, l’écran noir qui, peuplé de bruits de frottements et de vent, durerait éternellement si le joueur ne quittait pas le programme du jeu : celui-ci a pris la place de l’un des deux fils dans un livre-prison, victime métaphorique du pouvoir merveilleux, mais parfois aliénant de la fiction. Le livre-monde est donc envisagé réflexivement par les auteurs de Myst sous ses diverses facettes : fantasme immémorial que la technologie numérique fait venir à une existence presque palpable, il n’en reste pas moins une sorte de golem, fragile et factice, et surtout périlleux. Le travail du joueur aura, quant à lui, consisté à compléter des livres lacunaires pour rétablir une communication troublée et permettre le passage entre des mondes autrement fragmentés et abîmés par les deux fils fous, mauvais interprètes des livres, mauvais usagers de la création de leur père.

L’Album de l’oncle Ernest : le livre numérique comme aventure poétique

Dans L’Album secret de l’oncle Ernest, il n’est pas question d’immersion dans un univers, et de fait, le livre reste constamment à l’écran : le joueur se situe devant le livre et il doit agir dessus pour avancer dans l’histoire. Ce livre-écran offre une aventure ouverte sur le monde réel, car il consiste en un livre de souvenirs, un carnet de voyage, non une oeuvre de fiction représentant un monde imaginaire. À l’intérieur de cet album, le joueur part à la recherche d’un secret. Chaque page correspond à un univers animé où le joueur doit bricoler avec des logiques d’interaction et de sens. Véritable casse-tête qui convoque de l’ingéniosité et une aptitude à la résolution de problèmes, ce jeu éducatif présente un univers ludique vraiment gratifiant.

L’atmosphère s’inspire des Vacances de monsieur Hulot de Jacques Tati dans sa forme et sa présentation. Ainsi le jeu met en scène un vieil oncle marin, au style baroudeur et un peu loufoque, qui a caché des secrets dans un album situé au grenier. Cet oncle est un personnage qui, de son vivant, consacrait son temps à faire des choses inutiles comme élever des insectes, compter les étoiles et concevoir des machines qui ne servent à rien. L’oncle Ernest est le raconteur d’histoires, celui qui va passer sa vie à remplir un grand livre de toutes ses aventures, découvertes et passions. L’objet du récit consiste à trouver le secret de l’oncle Ernest, en écoutant ses conseils enregistrés sur un vieux magnétophone; or, le jeu met le joueur aux prises avec un imaginaire aussi chaotique et idiosyncratique que l’est la mémoire individuelle, et celle de l’Oncle Ernest en particulier – la mémoire est présentée ici comme une machine détraquée, ou comme un livre dont les pages auraient été mélangées. À l’image de son auteur, l’album s’apparente aussi au grenier sens dessus dessous du début du jeu, et il revient au joueur d’y mettre de l’ordre en recréant une cohérence à chaque page par la manipulation des objets qu’il contient.

Le livre est en effet rempli des objets et animaux que l’oncle Ernest côtoyait au quotidien. Le joueur doit les comprendre et les respecter pour avancer dans le jeu, eux qui auront souvent le rôle d’opposants dans la structure narrative. Dès son ouverture, un caméléon enfermé dans le livre va interpeller le joueur en déchirant la feuille de papier de l’album pour respirer l’air frais. Ainsi le joueur redonnera vie aux univers, objets, animaux emprisonnés dans l’album de l’oncle Ernest. Le jeu se termine sur la représentation d’un temple inca, où des statues vont devoir être placées en cercle à des emplacements précis afin de donner accès au secret et de libérer le caméléon. Ensuite, une vidéo dévoile au joueur que, grâce à lui, un petit garçon a retrouvé l’album de l’oncle Ernest et le remercie de l’avoir rendu lisible – tous les passages ont bien été débloqués et quelques vieilles pièces apparaissent.

Le livre représente ainsi un monde protégé du temps, précieux, que le joueur par sa lecture va rendre à la vie. Portant l’inscription d’« Album secret », ce livre est le lieu d’expression d’une intimité : l’intimité d’un homme qui se passionne pour mille et une choses et qui se réalise loin des impératifs du monde rationnel et marchand. Une intimité qui est partagée avec le lecteur. Ce carnet de vie haut en couleur est un objet-éveilleur. Au fur et à mesure, les feuilles jaunies et vieillies vont révéler des trésors de machines aux mécanismes étonnants. Livre magique, puisqu’il parle, bouge, réagit en offrant au joueur des énigmes, des pièges à éviter et des passages secrets. Des astuces sont disponibles en activant le sifflet qui appelle le caméléon à la rescousse du joueur. Mais, attablé devant l’écran, le joueur bloqué devant une énigme difficile va souvent préférer s’en remettre à ses parents et amis. C’est ainsi que, sans vraiment le vouloir, parents, enfants et amis peuvent se retrouver immergés dans la résolution d’une énigme, oubliant le temps et les activités habituelles. Des corps dansent et une vie s’organise alors autour de l’ordinateur, qui devient objet de médiation. Ce pouvoir de rassemblement du jeu-livre est tributaire d’un gameplay dont la composition, basée sur des astuces, des bricolages et des apprentissages, peut procurer un plaisir collectif, et non plus strictement solitaire. Ainsi dans le scénario, le livre est utilisé comme objet de mémoire et de lien intergénérationnel.

L’exploration d’une page du carnet de voyage peut prendre plusieurs heures, car il faut trouver la bonne séquence d’actions et d’objets à assembler ou à ramasser afin de progresser. Le joueur se voit parfois dans l’obligation de rebrousser chemin. Les pages ne sont pas closes sur elles-mêmes, mais ouvrent sur un inventaire d’objets ramassés tout au long de la quête. Nous sommes alors dans un livre-médiation dont l’expérience de jeu s’apparente à un apprentissage de la vie : la représentation du livre simule en effet un espace-mémoire ritualisé où les connaissances acquises en cours de route constituent autant d’étapes dans la trajectoire d’une vie. Dans Immemory de Chris Marker, paru en 1997, la technologie numérique permettait de donner à la mémoire individuelle la structure spatiale d’un labyrinthe d’objets et d’impressions, sans référence structurelle au livre; dans L’oncle Ernest, il s’agit autant de visiter une mémoire que de la reconstruire par l’expérience de jeu, de lui donner une forme communicable – ou lisible, par la référence au livre. Le jeu-livre devient un support éducatif véhiculant les valeurs d’un monde qui fonctionne grâce aux astuces, au bricolage et à l’ingéniosité. La réussite du joueur requerra des qualités aussi variées que le respect de la nature, la curiosité, la poésie et la logique. L’objet ainsi créé se situe à la frontière entre le cd-rom culturel multimédia et la création jeu vidéo de studios indépendants.

Book of Spells : le livre ubiquitaire comme marchandise transmédia d’une industrie culturelle

Quand Mark Weiser propose le concept d’« ordinateur ubiquitaire[8] », il le décrit comme un ordinateur qui offrirait à tout un chacun la possibilité d’avoir un accès illimité, grâce à un environnement augmenté par des périphériques numériques, à des services et des informations données. Il fait même la prédiction suivante : « Contrairement à l’ordinateur de bureau qui focalise l’interaction sur l’excitation, le potentiel intéressant de l’informatique ubiquitaire est qu’elle s’intéresse au calme des situations d’interaction [calm computing][9]. » Au centre de cette idée, l’ordinateur personnel n’est plus qu’un objet de transition vers un stade plus achevé du potentiel des technologies de l’information. En entrant dans l’espace et les objets du quotidien, la technologie acquiert des interfaces tangibles et devient diffuse.

Alors que les représentations du livre dans L’Album secret de l’oncle Ernest et de Myst figurent un objet-écran sur l’ordinateur de bureau, dont les modalités d’interaction sont le pointer-cliquer de la souris et l’utilisation du clavier, avec le Wonderbook de Sony, les relations entre le livre et le jeu vidéo changent littéralement. Les interfaces de réalité augmentée de cet ordinateur ubiquitaire transforment la structure et la forme plastique du livre : celui-ci est réinventé à travers un livre numérique augmenté d’objets qui prennent vie dans un espace intermédiaire entre l’écran et un drôle de livre habillé de QR-codes (codes-barres reconnaissables par simple flash). La réalité augmentée offerte par les interfaces gestuelles du périphérique Move sur PlayStation fonctionne à partir de la reconnaissance vidéo (caméra numérique) et d’une manette qui identifie le mouvement.

Avec le premier jeu édité pour Wonderbook (littéralement « Superlivre »), Sony présente une oeuvre transmédia s’inscrivant dans la série des Harry Potter, dont elle reproduit tout l’univers romanesque et cinématographique. Mais ici, pas de structure narrative, juste une visite dans l’univers féérique d’Harry Potter à travers un manuel d’apprentissage de la sorcellerie. Le joueur incarne l’apprenti sorcier, c’est-à-dire Harry Potter lui-même. Ce jeu se déroule à la troisième personne, mais il a ceci de particulier de la montrer de face et non de dos : le joueur apparaît dans l’univers assis devant son livre avec sa baguette magique. La manette est scénarisée et devient cette baguette magique qu’il faudra actionner correctement suivant les directives du maître d’apprentissage (représenté dans le jeu par une voix) : avec le Book of Spells, la technologie numérique met ainsi en scène une expérience d’apprentissage; elle « augmente » en quelque sorte ce que l’on appelle, dans la réalité, un livre scolaire. En interlude aux scènes d’apprentissage, un ensemble de petites histoires prennent forme sur un théâtre de marionnettes, dont le joueur devra compléter les textes en répondant à des questions à choix multiples, souvent réduites à deux choix situés sur les languettes de chaque côté du théâtre. Le livre augmenté devient alors magique et s’anime de sons, de voix et d’objets qui sortent littéralement du livre.

Avec le Book of Spells, l'écriture s'affiche dynamiquement dans un jeu de lettres flottantes, des animations surgissent des pages pour donner vie aux objets et le périphérique devient une baguette magique que le joueur-lecteur manipule. Le joueur-lecteur assis en tailleur devant ce drôle de livre regarde l'écran où s'inscrit le texte. Le dispositif de réalité augmentée offre une nouvelle dimension de lecture, entre le dessin animé, le jeu vidéo et le livre. Pourtant, ce n'est ni un livre au sens commun du terme, ni un jeu vidéo, ni une animation. Avec la réalité augmentée, les interfaces deviennent tangibles, diffuses et multimodales, et la lecture oscille alors entre oralité et écrit. Le « toucher » devient la modalité d’interaction avec le système numérique. Le livre s’animant ainsi occupe un espace intermédiaire entre le lecteur et l’univers de jeu, dont l’affichage se fait sur écran ou par vidéoprojecteur. La métaphore du bureau est alors remplacée par une métaphore de la mimésis où les affordances du livre permettent de s’engager facilement dans le jeu. Le livre fait corps avec le joueur grâce à la captation de ses mouvements par une caméra qui restitue l’action à l’écran : le lecteur se trouve ainsi transposé dans l’univers du livre. À la précision du curseur dans la métaphore du bureau se substitue la mobilité de la baguette magique, de l’agilité de laquelle dépend la mise en interactivité avec l’univers. Il va falloir « accrocher » dans le mouvement les éléments présentés par le jeu. Les affordances intuitives et la fluidité des déplacements permettent une tolérance à l’erreur. L’informatique ubiquitaire utilise l’analogie du monde réel pour créer, grâce à la spécificité de ses interfaces, des situations reconnaissables et donc plus facilement compréhensibles. Les joueurs débutants peuvent ainsi réussir l’action demandée et ensuite améliorer leur habileté en jouant. Cette fenêtre de tolérance pragmatique facilite l’usage de la technologie en offrant des marges de manoeuvre. L’objet simulé, ici le livre, devient alors un médiateur entre la logique de la technique et le joueur. De l’action réalisée à la rétroaction, la distance tend à diminuer, si ce n’est à disparaître, car le joueur interagit avec le système numérique directement sur la baguette magique et le livre, et non pas à partir d’une interface graphique. Les interfaces tangibles de la réalité augmentée redonnent de l’amplitude aux gestes des joueurs. Dans ce redéploiement spatial apparaissent un espace graphique d’affichage du jeu, un autre, physique, situé dans le salon, et un dernier, de jeu, où l’image à l’écran assemble les deux précédents. Le numérique devient un objet manipulable et préhensible situant le geste et le mouvement au centre de l’interaction. La disparition des frontières entre les différents mondes est alors consommée. Cette fusion entre l’image virtuelle et le monde physique se réalise dans un espace imaginaire permettant de donner du sens à une action décontextualisée physiquement.

Dans le cas du Wonderbook, le livre n’est plus une icône, une simple image sur l’écran : il constitue un objet préhensible et tactile qui, posé devant le joueur, peut être manipulé. Le lecteur progresse dans un univers où le livre est accessible et son utilisation, fluide et ludique. Or, le Book of Spells, qui met en scène la technologie Move, l’utilise de façon superficielle. Les interactions ne sollicitent aucune réflexion de la part du joueur et l’action-joueur se résume à un « pointer-bouger » dont le seul but est de sélectionner et d’écrire des lettres reliées à des sorts ou de prononcer des mots abracadabrants : lors des leçons de magie, le joueur se fait face et se voit réaliser ce que lui demande la voix du professeur, c’est-à-dire la simple répétition de paroles et de gestes commandés, selon une conception très classique de la pédagogie dont la découverte et l’expérimentation sont absentes, et qui diffère grandement de celle que L’Oncle Ernest met en oeuvre. Le dispositif de la réalité augmentée se contente alors de placer narcissiquement le joueur vis-à-vis d’une image augmentée de lui-même et de son environnement; aucun sens n’apparaît dans l’activité ludique. Le jeu est simple, voire simpliste, et s’adresse à des joueurs « occasionnels », qui s’y adonnent à temps perdu, parfois sans prendre le temps de finir le jeu. Ce sont avant tout des cibles marketing.

La production faite en collaboration avec l’écrivain, J. K. Rowling, se résume à une démonstration technique d’une technologie en réalité augmentée dépassée, car celle-ci ne capte pas les corps en mouvement comme la Wii de Nintendo ou la Kinect de Microsoft. La Move de PlayStation joue de l’artifice de la magie de la réalité augmentée sans en investir les spécificités. À aucun moment le joueur ne manipule des objets autres que la baguette magique ni ne résout des énigmes. Il s’agit essentiellement d’une production industrielle, un blockbuster lucratif au sein duquel la culture n’a plus qu’une valeur marchande. Ce n’est plus une oeuvre d’auteur, malgré la participation de l’auteure d’Harry Potter. Ce drôle de livre recouvert de dessins géométriques, n’ayant aucun sens sans le dispositif technique de la Move de PlayStation, pourra se transformer à l’écran en différents livres augmentés suivant le jeu installé dans la console PlayStation. Le livre perd alors son unicité et son autonomie pour se muer en patron d’une série d’histoires dont cette technologie sera propriétaire, assurant la fidélisation d’une clientèle devenue fan. La promesse commerciale s’appuie sur l’argument falsifié d’un marketing expérientiel, dernière évolution d’une société hypercapitaliste qui marchandise une culture dématérialisée en la vendant comme expérience auprès des consommateurs. Un fois l’expérience consommée, le « temps-cerveau disponible[10] » est à jeter.

Dans Myst et dans L’oncle Ernest, selon des dispositifs quasiment inverses (le livre-monde où l’on pénètre, le carnet de bord que l’on manipule), l’enjeu réflexif est commun : la technologie numérique permet de concrétiser deux représentations du livre (univers complet ou mémoire individuelle) et le jeu consiste à créer ou à restituer de la communication, de la lisibilité et du passage, là où régnaient séparation, solipsisme chaotique et entropie. Défendant ainsi, pour reprendre le propos de Myst, l’ordre sage du père contre la rébellion déstructurée des fils (ou de l’oncle), il n’est pas impossible que ces deux jeux constituent chacun une apostille en forme de retrait face à certaines des pratiques les plus aventureuses et hermétiques, qu’elles soient fictionnelles ou mémorielles, de la littérature et de l’art du xxe siècle. Dans le Book of Spells, c’est le livre pédagogique qui est pris en charge par la technologie numérique; mais, une fois dépassé l’étonnement esthétique, l’expérience de jeu se résume au plaisir de la reconnaissance et à la répétition gratuite de paroles ou de gestes déjà établis : le livre est d’ores et déjà complet, rien ou presque ne vient empêcher sa lecture linéaire. La théâtralisation du dispositif de la réalité augmentée a bel et bien lieu, mais au prix d’une expérience de jeu, quant à elle, limitée. Les formes prises par la référence livresque dans Myst,L’Album de l’oncle Ernest et le Book of Spells témoignent donc de la variété, dans l’imaginaire contemporain, des représentations et des fonctions du livre, mais aussi de leur possible appauvrissement. Il est peu probable que la référence au livre, comme on l’a parfois craint de la référence au cinéma, constitue un frein à l’expérience et à la créativité vidéoludiques – à condition toutefois que le livre s’y trouve réinventé selon le jeu lui-même, et non simplement affiché soit comme fétiche culturel, soit comme faire-valoir d’une technologie nouvelle.