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Adventure, 1977 : Terra Incognita

En 1977, un programme informatique ludique dénommé succinctement Adventure[1] connaît une diffusion très large au sein de la communauté informatique nord-américaine. Selon une légende tenace, l’ensemble de l’industrie informatique aurait été retardée de deux semaines alors que des centaines d’informaticiens monopolisaient les ressources des ordinateurs centraux institutionnels pour relever tous les défis posés par le jeu. Inspirés par cette expérience, plusieurs joueurs se lancent rapidement dans le développement de leurs propres « aventures ». Au fil du temps, ce corpus grandissant de jeux s’émancipe du programme fondateur pour constituer une catégorie de jeux d’ordinateur à part entière. Les adventure games (jeux d’aventure, ainsi nommés en référence à Adventure) seront l’un des genres majeurs de l’industrie du jeu d’ordinateur jusqu’à la fin des années 1990[2].

Lors de sa parution, Adventure propose une expérience inédite à bien des égards. Ce programme informatique médiatise textuellement l’exploration d’un monde virtuel par le biais d’une conversation en anglais. Cette activité est augmentée d’une chasse au trésor mettant en scène des obstacles devant être abattus par la ruse plutôt que par la dextérité ou les réflexes, comme c’est le cas pour les jeux d’arcade. Bien sûr, rien n’est jamais entièrement nouveau et j’ai situé, dans un autre article, Adventure au croisement d’un ensemble bien particulier de pratiques : la programmation, le hacking, Donjons et Dragons, la topographie spéléologique et le design de jeu[3]. Reste que le résultat dépasse la somme de ses influences et inaugure ce que l’on pourrait appeler une architecture de jeu originale. C’est-à-dire qu’il est possible d’abstraire d’Adventure un certain nombre de mécanismes ludiques qui, s’ils sont reproduits, permettent de concevoir des jeux engendrant une expérience similaire sans pour autant qu’il s’agisse d’une copie exacte. Autrement dit, il est possible de faire des jeux dont le schéma d’interaction est identique à Adventure, mais proposant néanmoins des variations significatives de contenu.

L’architecture ludique découverte avec Adventure ouvre un nouveau champ d’expérimentation culturelle : quelles formes peut prendre un « jeu d’aventure »? Cette terra incognita est d’autant plus vaste que son média, l’ordinateur, reste lui-même largement à inventer. Il semble a priori n’y avoir aucune limite théorique à ce que le jeu d’aventure pourrait être, mais par où commencer? Adventure, le modèle premier, est comme un sentier dans une forêt inexplorée : il faut bien le quitter quelque part pour faire de nouvelles découvertes. L’exploration ne se fait pas au hasard; les pas des premiers créateurs sont guidés par ce qu’ils espèrent trouver. S’ils ne trouvent pas toujours ce qu’ils cherchent, cela ne détermine pas moins ce qu’ils trouvent.

Au-delà de cette métaphore évoquant l’aventure, la question qui m’intéresse ici est celle des référents qui permettent à des agents historiques de projeter une forme culturelle dans l’avenir; ou, si l’on prend le problème à l’envers : comment peut-on comprendre l’évolution d’une forme culturelle à la lumière des référents culturels des agents historiques qui la construisent? La question n’est pas neuve. André Gaudreault, historien du cinéma des premiers temps, suggère de situer la pratique des premiers cinéastes au sein des « séries culturelles » qui leurs sont familières et qu’ils souhaitent prolonger à l’aide du nouvel outil qu’est le cinématographe. Ainsi, plutôt que de juger un Méliès à l’aune de critères cinématographiques actuels, il est plus productif de comprendre son oeuvre telle qu’il pouvait lui-même l’envisager, c’est-à-dire comme une innovation sur les formes familières du spectacle de variété ou de lanterne magique[4]. L’approche ne vaut pas que pour l’exploration d’une nouvelle forme culturelle, puisque l’historien de l’informatique Michael S. Mahoney l’applique également au développement technologique lui-même :

[...] those who invented and improved the computer, those who determined how to program it, those who defined its scientific foundations, those who established it as an industry in itself and introduced it into business and industry, all came to computing from some other background. With no inherent precedents for their work, they had to find their own precedents[5].

Il donne en exemple le cas du génie informatique, une discipline qui émerge dans les années 1960. En l’absence de modèles immédiats pour guider l’évolution de celle-ci, ses protagonistes doivent s’en choisir eux-mêmes. Selon Mahoney, une de leurs références est celle de l’industrie des machines-outils qui oriente la pratique vers la conception d’une programmation modulaire dont les morceaux peuvent être réutilisés dans divers contextes[6]. Il conclut : « les choix de modèles historiques d’une activité font eux-mêmes partie de cette histoire[7] ».

Au cours de mes recherches sur l’histoire du jeu d’aventure, j’ai pu observer l’évolution des référents culturels qui guident les explorations formelles des designers[8]. L’étude de trajectoires historiques au sein du jeu vidéo (et autres « nouveaux médias ») permet de mieux comprendre les processus par lesquels créateurs et usagers rêvent et apprivoisent les champs de possibilités ouverts par la technologie à la lumière de ce qu’ils connaissent déjà. J’aborderai au cours de cet article les trois métaphores principales qui inspirent l’évolution formelle du jeu d’aventure : le livre, le film et le monde interactifs.

Le livre interactif

Les premiers joueurs et imitateurs d’Adventure partagent un grand nombre de références culturelles avec ses créateurs. Ils évoluent dans le domaine de l’informatique et sont sensibles aux ressemblances entre la résolution des problèmes qu’on y retrouve et la démarche familière du débogage de programme, les deux s’effectuant à coups d’essais et erreurs par une forme de conversation (plus codée, il est vraie) avec l’ordinateur via la ligne de commande. Plusieurs reconnaissent également les motifs issus de Donjons et Dragons : l’exploration de souterrains, la recherche de trésors, ainsi que les éléments fictionnels tolkienesques. Ces informaticiens de la fin des années 1970 représentent cependant un profil culturel assez minoritaire. La création de jeux d’aventure va graduellement échapper à la mainmise des hackers pour tomber entre les mains de gens ne participant ni à la culture des programmeurs, ni à celle des jeux de rôle fantastiques. Ces « nouveaux designers » font une lecture significativement différente du jeu d’aventure, lecture qui influencera son développement ultérieur.

Les premiers non-programmeurs à s’intéresser à la création de jeux d’aventure sont des femmes de programmeurs ayant eu à la fois un accès précoce au genre ainsi qu’à l’expertise technique nécessaire à leur conception. Peu de temps après que Scott Adams eût publié Adventureland (1978), la première imitation d’Adventure disponible sur un micro-ordinateur, sa femme Alexis lui aurait fait connaitre son désir « d’écrire » elle aussi une aventure. Cette collaboration inédite donne : « an Adventure that was different from any that had ever been written before. Instead of searching for treasures in this Adventure, you now had an added ingredient: a “mission”[9]. » Il en résulte Pirate Adventure, deuxième jeu de la compagnie Adventure International (1978). La « mission » en question poursuit un objectif à long terme : construire un bateau pour rejoindre Treasure Island où se trouvent, on le devinera, des trésors.

Le joueur contemporain ne verra peut-être pas là une grande innovation, jugeant qu’il s’agit toujours du même jeu transposé dans un contexte différent. Pourtant, la citation d’Adams montre bien qu’il y voyait quelque chose d’entièrement nouveau. Pour Adams et les autres imitateurs immédiats d’Adventure, il est difficile d’envisager le jeu d’aventure en dehors de ses racines fantastiques et « rôlistes ». Graham Nelson, un proche observateur du genre, rapporte :

[...] for the five years to 1982 almost every game created was another “Advent”. […] The secret canyons, cold spring streams, wizards’ houses, passive dragons, bears, trolls on bridges, volcanos, mazes, silver bars, magic rings, lamps with limited battery power, octagonal caverns with exits in all directions and so forth recur endlessly in a potent, immediately recognisable blend[10].

La généralisation est un peu exagérée, mais elle souligne néanmoins la proximité des premiers imitateurs vis-à-vis de leur modèle. Pourquoi était-il plus facile à une Alexis Adams de sortir le jeu d’aventure de ses cavernes peuplées de nains et de dragons pour le projeter sur la mer des pirates?

Le non-initié qui aborde l’un des premiers jeux d’aventure y voit probablement avant tout ce qui lui est déjà familier : un texte de fiction. Bien sûr, ces textes-là sont un peu spéciaux puisqu’un effort « non trivial[11] » est exigé du lecteur pour connaître le dévoilement de l’intrigue, mais les principaux repères sont là : descriptions de lieux, narration d’événements, etc. Envisagée dans la perspective du roman d’aventure, la forme d’Adventure, Adventureland,Zork et consorts peut plus facilement s’abstraire de son contexte fantastique souterrain. Le genre littéraire de l’aventure couvre un spectre particulièrement large de contextes fictionnels. Bien qu’il soit difficile de déterminer l’apport exact d’Alexis à Pirate Adventure, on peut cependant remarquer que, à partir de ce titre, Adventure International se libère de la spéléologie et des thèmes tirés du fantasy pour explorer plusieurs facettes de la littérature aventureuse : le gothique avec Voodoo Castle (1980) –également coécrit avec Alexis – ainsi que The Count (1981), l’intrigue d’espionnage avec Secret Mission (1979), la science-fiction (Space Odyssey : 1981), l’aventure coloniale (Pyramid of Doom : 1979) ou le western (Ghost Town : 1981).

On retrouve dans les mêmes années un exemple plus célèbre (et plus documenté) de collaboration familiale, celui des époux Williams, fondateurs de Sierra On-Line, qui deviendra l’une des plus grandes compagnies du jeu d’ordinateur. Ken est alors programmeur professionnel et Roberta, femme au foyer. En 1979, Ken apporte un terminal à la maison et incite Roberta à essayer Adventure. Ken s’en désintéresse mais Roberta y prend goût et parvient à traverser le jeu après plusieurs semaines d’efforts intenses. Ken achète peu après un Apple II, ce qui permet à Roberta de jouer à d’autres jeux d’aventure, probablement ceux d’Adventure International. Finalement, Roberta propose à Ken de concevoir conjointement un jeu du même genre[12]. Cette fois, la division des tâches est mieux connue : Roberta établit le scénario et les problèmes à résoudre alors que Ken s’occupe de la programmation. Cette conception d’un rôle de designer spécialisé est très rare à cette époque où design et programmation sont non seulement intimement liés, mais généralement effectués par la même personne. Cette répartition des tâches permet un processus de design plus détaché des considérations techniques. Un programmeur-designer peut avoir tendance à concevoir le contenu d’un jeu en fonction du modèle d’implémentation qu’il envisage. La collaboration des Williams est principalement reconnue pour avoir donné naissance à l’aventure graphique. Nous y reviendrons plus tard.

À l’instar d’Alexis Adams, Roberta s’affranchit d’emblée des principaux éléments de contenu de ses modèles. Leur premier jeu, Mystery House (1980), ne se situe pas dans un souterrain et ne contient aucun élément médiéval-fantastique. Roberta puise dans ses propres références culturelles et s’inspire plutôt du roman policier, en particulier des Dix petits nègres d’Agatha Christie[13]. Le joueur se retrouve ainsi dans une maison avec sept autres personnes qui sont successivement assassinées. À la chasse au trésor traditionnelle (il faut trouver des bijoux cachés) s’ajoute la nécessité de ne pas être assassiné et d’identifier le tueur. Malgré ce que pourrait laisser penser le titre The Wizard and The Princess (1980), le deuxième jeu de Roberta n’est pas un retour au fantasy, mais une incursion dans l’univers des contes de fées traditionnels. On retrouvera cette influence tout au long de sa carrière, notamment dans les huit King’s Quest (1984-1997), une des séries les plus vendues du jeu d’aventure.

Alexis Adams et Roberta Williams bénéficiaient de positions privilégiées pour figurer parmi les premiers non-informaticiens à concevoir des jeux d’aventure. La collaboration directe avec un programmeur n’est cependant pas la seule façon d’y arriver. Plusieurs choisissent d’apprendre la programmation dans l’unique but d’écrire des jeux d’aventure. Un cas notable est celui de l’auteur de science-fiction Mike Berlyn. Il découvre les jeux d’aventure sur l’Apple II, qu’il achète en 1979 pour écrire ses romans. C’est avec un regard de littéraire qu’il les juge. Il est captivé par l’interaction, mais déçu par la prose. Après la publication de son troisième roman, il décide d’entreprendre la réalisation de ses propres jeux d’aventure. Il sort successivement Oo-topos et Cyborg en 1981 sous la bannière Sentient Software. Cyborg est particulièrement remarqué pour son originalité. La courte description du magazine spécialisé Computer Gaming World mentionne : « CYBORG is an adventure game with a twist – there are no treasures or scores[14]. » Le joueur y incarne un cyborg amnésique reprenant conscience dans un vaisseau spatial inopérant. L’objectif n’est pas d’y trouver des trésors, mais de reconstituer les événements qui ont mené à cette situation, de réparer le vaisseau et de le mener à bon port. Il découvrira dans le processus qu’il s’agit d’un vaisseau-colonie peuplé de gens en état d’hibernation. Malgré le caractère relativement « cliché » du scénario, on est loin du « IN THIS ADVENTURE YOU’RE TO FIND *TREASURES* & STORE THEM AWAY » de Adventureland (1978). L’effort ne passe pas inaperçu. Margot Tommervik de Softalk écrit en 1982 : « [...] Cyborg reached – and retains – the mountaintop in terms of plot and integration of player with adventure[15]. » Berlyn est embauché par Infocom en 1983, qui publie dans sa revue officielle, le New Zork Times : « With Michael Berlyn’s writing skills and Infocom’s technology, how can you lose[16]? »

Il est intéressant de constater que ce sont des créateurs extérieurs au milieu premier du jeu d’aventure qui donnent l’impulsion à une vague majeure dans l’exploration formelle du genre que l’on pourrait qualifier de « tournant narratif ». Il paraît clair pour plusieurs que le jeu d’aventure n’est pas tellement une forme de jeu vidéo qu’une nouvelle forme de littérature rendue possible par l’ordinateur. La métaphore du livre interactif exerce une influence majeure sur l’évolution du jeu d’aventure dans la première moitié des années 1980. La compagnie Infocom, dont les fondateurs font pourtant partie de la toute première génération de designers, embrasse la tendance au point de la définir. Marc Blank, l’un des créateurs de Zork et fondateur d’Infocom, s’attaque au genre policier. Le résultat, Deadline (1982), suscite énormément d’intérêt. Le joueur y incarne un détective enquêtant sur la mort d’un riche homme d’affaires. Bien que le suicide soit présumé, le personnage-joueur découvre des indices suggérant un meurtre. Il faut accumuler suffisamment de preuves pour arrêter le coupable.

Les critiques sont dithyrambiques et, quelques mois après sa sortie, Deadline atteint le sommet des ventes de jeux d’ordinateur. Plus incroyable encore, Deadline reçoit l’attention du New York Times Book Review qui en parle comme d’un « participatory novel[17] ». C’est probablement la première fois qu’un jeu d’ordinateur touche le grand public. Que des geeks informatiques jouent à des « petits bonhommes » sur leurs ordinateurs, c’est une chose, mais on ne voudrait pas passer à côté d’une nouvelle forme littéraire. C’est également dans ses habits de « fiction interactive » que le jeu d’aventure rejoint, en 1984, le monde universitaire avec l’article « Interactive Fiction » de Niesz et Holland, où il est, d’ailleurs, à la fois question de Deadline et du Cyborg de Berlyn[18]. Cette percée ne passe pas inaperçue. Un journaliste de Softline remarque que le jeu d’aventure, « the most sophisticated of entertainments ever to pass through a central processing unit », menace d’atterrir au coeur de la culture populaire parmi les livres, les pièces de théâtre et les films[19]. Videogaming Illustrated parle des jeux d’Infocom comme d’une nouvelle forme d’art[20]. Ce processus remet en question la validité de l’étiquette « jeu d’aventure », qui n’évoque pas clairement cette nouvelle ambition littéraire. Depuis le début des années 1980, différents termes sont employés tels que « compunovel », « participatory novel » ou « interactive fiction ». Tous manifestent la volonté de gommer les connotations vidéoludiques du jeu d’aventure en faveur d’une affiliation au roman et à la littérature de fiction en général. Infocom, chef de file du jeu d’aventure textuel, adopte d’ailleurs officiellement « interactive fiction » en 1984. En plus de souligner la réorientation narrative du jeu d’aventure, ce nouveau baptême participe évidemment d’un effort de légitimation culturelle d’une forme qui tente de se dégager des connotations puériles du jeu vidéo d’arcade et de console.

L’inscription du jeu d’aventure en continuité avec la littérature a non seulement un impact sur ses contenus mais également sur ses critères esthétiques. Les premiers jeux sont généralement évalués en fonction de leurs qualités techniques (rapidité d’exécution et souplesse de l’analyseur syntaxique) et de la quantité, de la difficulté et du franc-jeu de leurs puzzles. Dans un article de 1980 présentant une trentaine de jeux d’aventure, aucune mention n’est faite d’éventuelles histoires ou intrigues. Le contexte fictionnel y est traité sous l’angle des thèmes : « The format of the game can be almost any organized grouping of locations that are bound together by a single theme[21]. » À l’image des parcs thématiques, les jeux d’aventure présentent des séries non linéaires d’attractions « habillées » en western, en médiéval-fantastique, etc. Même les jeux d’Infocom ne sont pas initialement fondés sur une ambition narrative. À ce propos, Marc Blank dira en entrevue : « I read “Zork fails as literature”. I didn’t write it to be a story, there is no story[22]! »

En 1983, les choses ont changé. Infocom vante Suspended (1983) comme ayant « a thoroughly believable and engrossing plot » en plus des « creative problems and intelligent input[23] you’ve come to expect from an Infocom game[24] ». Une critique d’Enchanter (1983) parle d’un « great command parser, excellent text descriptions, intriguing puzzles », mais aussi d’une « excellent story-line[25] ». La designer Roberta Williams va jusqu’à dire que l’intrigue est l’élément le plus important d’un jeu, le point de départ duquel découle l’ensemble de la production[26]. Cette nouvelle insistance sur l’histoire racontée par les jeux d’aventure souligne bien le tournant narratif qu’ils ont emprunté.

Dans les mêmes années, un critère esthétique nouveau naît de la rencontre du jeu d’aventure et de la littérature : le degré d’intégration des puzzles dans le récit. On s’attend de plus en plus à ce que les actions à mener s’accordent avec la personnalité du personnage-joueur et soient cohérentes dans le contexte fictionnel. James A. McPherson de Computer Gaming World se plaint ainsi de ses expériences passées avec les jeux d’aventure : « My previous encounters with games of this type sometimes left me stuck in situations that to me had no logical answer in relationship to the game scenario. » En contrepartie, « the answers or actions required in Secret Agent, while hard, are logical to the surroundings[27] ». Lorsque l’auteur, scénariste et réalisateur Michael Crichton se lance dans le design de jeu d’aventure, c’est à cela qu’il veut s’attaquer. Il mentionne en entrevue qu’il ne comprenait pas de quel cadre de référence procédaient les puzzles de jeux d’aventure jusqu’à ce qu’il apprenne à programmer : « I realized it was a debugger’s mentality[28]. » Pour les joueurs rompus à la programmation et au débogage, il paraît naturel d’aborder un problème (même au sein d’une fiction) par l’épuisement systématique des possibilités. La proposition de Crichton est de concevoir des problèmes exigeant des solutions logiques en function du contexte: « You just use your head and say, “what would I do with the material available to me in the real world [?]” » C’est l’avènement de ce que Veli-Matti Karhulahti, chercheur spécialisé en jeux d’aventure, nomme l’esthétique du « fiction puzzle[29] » – que nous traduirons par « puzzle narratif » –, soit un puzzle consistant à reconstituer une chaîne narrative. Le comble de l’élégance est d’estomper autant que possible la frontière entre les problèmes à résoudre, l’aspect ludique du jeu d’aventure et le contenu narratif.

Si la connexion littéraire provoque plusieurs transformations au sein du jeu d’aventure, elle crée aussi des attentes irréalistes. Plusieurs joueurs attendent d’une « fiction interactive » qu’elle permette de se plonger dans l’univers d’un roman, d’y faire ce que bon leur semble, voire de changer le cours de l’histoire. Cependant, même avec la technologie sophistiquée d’Infocom, il est souvent très difficile de se faire comprendre de l’ordinateur. Le designer Dan Bunten résume ainsi cette déception : « adventure games give you a sense of infinite possibilities. At first it seems you can talk to the computer like another person. [...] before long you discover you’re dealing with a retarded deaf kid with a fourth grade vocabulary[30]. » Et si les jeux d’aventure offrent une grande variété de fins possibles, il n’y en a en général qu’une (ou une poignée à la rigueur) qui soit positive, les autres étant simplement des trajectoires malencontreusement écourtées. Quant à la liberté d’action, elle semble inversement proportionnelle à la qualité de l’intrigue. Plus un jeu d’aventure est scénarisé, moins le joueur a de marge de manoeuvre, devant se contenter de reconstituer les actions prévues selon un ordre préalablement établi. En somme, le passage à une « fiction interactive » n’a pas transformé le jeu d’aventure, mais a plutôt contribué à explorer une portion du territoire expressif ouvert par son architecture ludique.

Film interactif

La métaphore du livre interactif pour le jeu d’aventure apparaît dans le contexte des macroordinateurs industriels et de la première génération de microordinateurs. La majorité de ces machines sont conçues pour l’affichage de texte – exception faite de l’Apple II dont la diffusion est initialement limitée par son coût prohibitif –, ce qui facilite les parallèles avec l’imprimé. Ce contexte change au cours de la première moitié des années 1980. Désormais, les machines les plus répandues (Apple II, Commodore 64 et Atari 400/800) sont précisément conçues pour l’affichage graphique. Malgré son ancrage dans le texte, le jeu d’aventure n’échappe pas à la technophilie du marché et des « aventures graphiques » voient le jour dès 1980 avec Mystery House (Sierra). Celles-ci ne remplacent pas immédiatement les aventures textuelles traditionnelles et les deux modèles se côtoient quelques années.

Dès lors qu’il affiche des images (parfois même animées), il n’est pas surprenant que l’écran d’ordinateur soit moins comparé à un livre qu’à ce à quoi il ressemble en effet le plus : une télévision. Il s’agit d’ailleurs souvent du seul et même appareil, puisque plusieurs ordinateurs personnels permettent de se servir d’une télévision comme moniteur. Comme l’observe Sheila Murphy, c’est souvent en tant qu’extension de la télévision que le jeu vidéo s’intègre à la vie domestique : « In many ways, the television receiver served as a stable and familiar referent for consumers and users who were first learning to read the semiotics of the new personal computers and video game systems being connected up to more recognizable television set[31]. » C’est à l’aune de ce que l’on pourrait appeler le « réalisme télévisuel » que les graphismes informatiques sont jugés. Dans un article sur l’avenir des jeux vidéo de 1987, plusieurs leaders de l’industrie du jeu prennent la télévision comme modèle. Roger Buoy de Mindscape affirme : « We’re gradually getting nearer the same quality people expect to see on their TV sets. That’s the progression that will continue until we finally reach that accepted standard. » Bing Gordon d’Electronic Arts, quant à lui, décrit les jeux à venir comme proposant une « interactive television experience[32] ».

Le passage vers la métaphore du film interactif pour le jeu d’aventure se fait en continuité avec celle du livre interactif. Les deux perspectives partagent l’essentiel, soit la vocation de raconter une histoire. De fait, les deux métaphores participent au courant plus général du tournant narratif du jeu d’aventure. Lorsqu’on lui demande quels sont les « effets cinématographiques » de King’s Quest IV (Sierra 1988), la designer Roberta Williams évoque les transitions entre les salles : « We have a dissolve, wipes, iris in, and iris out. Those are all cinematic approaches »; ce à quoi elle ajoute : « the use of more dialogue to have conversations with characters. Dialogue may not be cinematic, but I think it is[33]. » Les dialogues ne sont évidemment pas l’apanage du cinéma et les auteurs de fiction interactive chez Infocom poursuivent la même ambition en se référant plutôt à la littérature. L’association de Roberta entre dialogue et cinéma est cependant révélatrice du déplacement vers le film comme principal référent narratif du jeu d’aventure.

Bien sûr, c’est au niveau de la représentation que se situe la principale rupture entre le livre interactif et le film interactif. Celle-ci ne se démarque pas uniquement par l’usage ou non de graphismes. Le livre n’a, après tout, pas attendu l’ordinateur pour adjoindre des illustrations au texte. De fait, les jeux conçus dans une optique de fiction interactive ne rechignent pas tous à inclure des images. Celles-ci conservent cependant un caractère secondaire, faisant office de supplément au texte plutôt que de partie essentielle de la représentation. Ce statut quasi facultatif est confirmé par l’option fréquemment offerte de désactiver les illustrations afin d’accélérer le jeu. De façon générale, celles-ci n’apportent pas d’informations supplémentaires à celles retrouvées dans le texte – du moins pas d’informations « fonctionnelles », à savoir des objets pouvant être manipulés ou des sorties vers d’autres lieux. Certains jeux profitent même de la représentation graphique pour renforcer encore la relation à la littérature en s’appropriant un style ornemental plus proche du manuscrit enluminé que de l’image télévisuelle ou vidéoludique (voir Figure 1).

Figure 1

Fellowship of the Ring (Beam 1986); Shogun (Infocom 1989)

Fellowship of the Ring (Beam 1986); Shogun (Infocom 1989)

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Les aventures graphiques aussi clairement ancrées dans la filière littéraire sont cependant minoritaires en comparaison de celles s’inscrivant plutôt dans les métaphores du film ou du monde interactif. Dans ces jeux qui embrassent plus fermement le tournant graphique du jeu d’aventure, s’opère un déplacement important au sein du régime de représentation. La tendance est de transférer progressivement le fardeau de la description et de la narration du texte à l’image, ce qui entraîne un certain nombre de conséquences formelles et expérientielles. Être exposé à une représentation d’artiste n’est pas identique à se faire une image interne d’un monde fictionnel sur les bases d’une description. En plus de ce déplacement esthétique, le passage de la description à la monstration exige des joueurs une nouvelle compétence : l’interprétation des images. Jusqu’alors, les jeux d’aventure ne comportaient aucune ambiguïté en ce qui concerne les objets manipulables de la simulation. Ceux-ci étaient explicitement énumérés et même souvent mis en exergue de la description plus générale des lieux. Dans les aventures graphiques ne faisant pas qu’un usage illustratif des images, les objets « utiles » font partie intégrante de celles-ci et il revient au joueur de les distinguer de ce qui n’est que décor. Compte tenu de la faible résolution de l’affichage, ceux-ci ne sont parfois constitués que de quelques pixels et doivent plutôt être devinés que perçus. Un critique de Space Quest (Sierra 1986) explique ainsi la situation à ses lecteurs :

Space Quest is a game of moderate difficulty in terms of the puzzles and their solutions, but may seem harder for two reasons. One is the complete lack of any descriptive texts in the various locations. You really, absolutely, must look very carefully at the screen, and then use the “look” [...] command frequently[34].

Il s’agit d’une nouvelle couche à la dimension « repérage des affordances » du jeu d’aventure. La première étape de toute résolution de problème consiste à faire l’inventaire des lieux, objets disponibles et actions possibles. Dans le jeu d’aventure textuel, les objets sont automatiquement révélés par la découverte des lieux. Le jeu d’aventure graphique distingue ces deux étapes par la nécessité « d’explorer » du regard les salles elles-mêmes à la recherche d’objets possiblement cachés. Ce processus sera éventuellement connu sous le nom de « chasse au pixel » (pixel hunting).

La représentation visuelle a également un impact sur la construction de l’espace. Si l’ajout de graphismes au jeu d’aventure constitue une réponse à l’évolution technologique et aux attentes des joueurs, le contenu même de la représentation se fait en négociation avec son architecture ludique. Le problème que rencontrent les développeurs est le suivant : quoi montrer et comment? C’est là que le choix de métaphore contribue à l’exploration formelle. Nous avons mentionné que la fiction interactive fait un usage illustratif des images, reléguant ainsi au texte lui-même la responsabilité de construire un espace cohérent pour le joueur. Il est possible de dégager deux alternatives principales reflétant une vision du jeu d’aventure tantôt comme « film interactif », tantôt comme « monde interactif ». La première implique un découpage de l’espace fondé sur la logique du récit, alors que l’autre procède d’une approche plutôt « simulationniste ».

La comparaison entre jeu d’aventure graphique et cinéma apparaît assez tôt. L’auteur et réalisateur Michael Crichton, qui publie le jeu d’aventure Amazon en 1984, affirme en entrevue avoir envisagé le projet comme un film[35]. Le titre est d’ailleurs reçu ainsi par le critique de QuestBusters, qui le qualifie de « challenging interactive movie[36] ». Cette orientation ne se manifeste pas seulement dans le scénario, qui reprend plusieurs éléments de son livre Congo (1980), mais également au sein même de la représentation graphique. Alors que l’Amazon de Michael Crichton reproduit à peu près à l’identique le format de l’aventure graphique établi par Mystery House, la composition des images est significativement différente. Le modèle traditionnel du jeu d’aventure, incarné par Adventure, les jeux de Roberta Williams, ceux d’Adventure International et d’Infocom, relève d’abord de la simulation spatiale. On y retrouve le souci de présenter un monde à peu près complet, cohérent et homogène au sein duquel les événements du récit prennent place – nous y reviendrons à la section suivante. L’espace chez Crichton est subordonné à l’histoire qu’il souhaite raconter. On remarque dans la Figure 2 que la composition des images d’Amazon sert davantage la description de l’action que l’ancrage sensoriel dans un monde virtuel. Cette approche se manifeste également dans l’enchaînement des salles. Alors que Mystery House et ses imitateurs tentent de donner l’illusion d’un terrain continu, Amazon fait grand usage de l’ellipse spatio-temporelle. Par exemple, les cinq premières salles qu’on y visite sont successivement : « control room », « murphy’s office », « airport », « miami airport » et « archaelogical institute ». On est loin des déplacements entre salles contiguës. En comparaison, l’exploration de Mystery House ressemblerait davantage à « porche », « hall » et « cuisine ».

Figure 2

Saisies d’écran d’Amazon

Saisies d’écran d’Amazon
Trillium 1984

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La métaphore du film interactif prend de la vitesse dans la deuxième moitié des années 1980. Le président de Sierra déclare en 1988 : « We actually view our products as interactive movies[37]. » Elle est également adoptée par la presse spécialisée. À propos du jeu Police Quest II, le critique de Computer Gaming World écrit : « this reviewer felt as though he was watching the TV Movie of the Week[38] ». Le magazine inaugure même en 1989 une section nommée « Popcorn not included », dédiée à l’analyse de jeux pouvant être considérés comme des films interactifs. À ce moment, les jeux d’aventure ont presque tous abandonné le point de vue subjectif ou dépersonnalisé des premières aventures graphiques au profit de la forme inaugurée par King’s Quest incorporant le personnage-joueur à l’écran. Bien que l’adjonction d’un « avatar » au jeu d’aventure soit initialement un emprunt aux jeux d’arcade[39], la présence de personnages animés devient rapidement un atout pour une narration plus cinématographique. Si les images fixes pouvaient déjà rendre compte de l’espace-jeu, les aventures animées permettent de représenter visuellement les actions du joueur et des autres personnages de la fiction. Cette fonction s’implante durablement avec la popularisation des cut-scenes par Maniac Mansion (Lucasfilm 1987), soit des séquences mettant en scène des actions accomplies par les personnages du jeu (y compris parfois le protagoniste) en dehors du contrôle du joueur.

La métaphore du film interactif contribue également à valoriser une esthétique du photoréalisme. L’aboutissement envisagé est bien entendu l’usage de « vraies » images et « vrais » sons échantillonnés du réel, soit la prise de vue réelle. La compagnie Access est l’une des premières à exploiter le filon avec Mean Streets en 1989. La publicité présente le jeu en tant que « film policier interactif » et fait usage des principaux arguments de l’époque, à savoir l’exploitation optimale de la machine et le réalisme audio-visuel :

A major technical breakthrough for the IBM. […] A showpiece game for the VGA machines. […] Animating digitized images and synchronizing them with great voice and sound simulation for the IBM PC make Mean Streets more realistic than anything you may have already experienced[40].

Au tournant des années 1990, le principal problème à résoudre, semble-t-il, avant l’avènement du  « véritable » film interactif, est celui du stockage : les séquences en prise de vue réelle prennent beaucoup de place et les médias de stockage disponibles peuvent difficilement supporter plus que des photos animées. Le regard se tourne vers le CD-ROM qui semble être prêt pour le grand public. Le président de Sierra déclare en 1989 :

CDI[41] brings us very close to having the perfect platform for producing interactive films. We really only need to be able to do two things we can’t do now: speech and television-quality graphics. Both of these are currently possible and you may have heard or seen these things already in current computer products. However, they use so much disk space that their use in a product of the breadth of Sierra’s just isn’t practical[42].

Sierra entreprend en 1991 un vaste projet de film interactif d’horreur qui verra le jour en 1995 sous le titre Phantasmagoria. Le développement du jeu comprend quatre mois de tournage et sept CDs sont nécessaires pour en contenir les données. Si le jeu est un succès, ce n’est cependant pas en matérialisant le rêve du film interactif. Celui-ci est l’objet d’une désillusion générale dans la première moitié des années 1990. La « révolution multimédia » s’accompagne d’une grande variété de produits se réclamant de l’étiquette « film interactif », mais dont aucun ne parvient vraiment à satisfaire les attentes. Le groupe de recherche Ludiciné sur le cinéma interactif des premiers temps range ce foisonnement en trois catégories larges : les films-jeux, soit des jeux informatiques utilisant des séquences filmées; les oeuvres médiatiques à vocation artistique et les films issus du milieu cinématographique offrant des options novatrices de visionnement[43]. Aucune de ces formes ne réalise le fantasme d’entrer dans un film pour y exercer un impact significatif et personnalisé sur le déroulement de l’histoire. Le designer Eric Golberg formule en 1993 ce qui deviendra rapidement l’opinion générale : « Everyone is talking about interactive movies. IM, which are most often poor-quality VHS movies with a patina of interactivity, will be as successful as radio plays were when the young TV industry adopted them for the new medium. They’re dead, Jim[44]. »

Face à la première génération de films-jeux pour CD-ROM, une bonne portion du public réalise que le fameux « film interactif » sera, au mieux, une nouvelle forme de représentation superposée à des modèles de jeux existants. Le cas déjà mentionné de Phantasmagoria illustre bien cet état de fait. Alors que le jeu a été lancé en pleine fièvre du film interactif, sa designer Roberta Williams désavoue cette étiquette encombrante peu avant sa sortie :

Well, an interactive movie is something that Hollywood studios seem to be confusing with a game that could be fun to play. It’s not. They have you watch a bit of video and you get a menu of four or five choices on how to respond to the video, then you watch more video. That’s not a game...it’s not fun to do that...that’s not what Phantasmagoria is[45].

Elle poursuit en tentant de décrire ce qu’est au juste Phantasmagoria. Il en ressort assez clairement qu’il s’agit d’un jeu d’aventure plutôt conventionnel, mais dont la représentation audio-visuelle est constituée de séquences en prise de vue réelle.

Monde virtuel

Le président de Sierra, Ken Williams, est prompt à anticiper la débandade du film interactif dont il s’était pourtant fait le chantre. Dès 1991, il écrit dans le magazine publié par Sierra : « The term interactive film now seems a bit limiting. “Interactive film” only implies that we have shot a feature and then given you an interactive way of viewing the film […] I’ve begun describing Sierra as a virtual reality company[46]. » Bien qu’il s’agisse probablement là d’une tactique pour s’approprier un nouveau mot à la mode, Williams renoue de fait avec les racines du jeu d’aventure : la simulation de mondes virtuels. L’Adventure originale est une double simulation : voyage virtuel au sein de la reconstitution fidèle d’une caverne du Kentucky, ainsi que simulation d’un monde fantastique inspirée des modalités du jeu Donjons & Dragons[47]. Lorsque les développeurs de Zork publient un article sur le projet dans la revue Computer, c’est en termes de « fantasy simulation game[48] ».

Au cours des années 1980, la dimension « monde simulé » du jeu d’aventure continue à exercer une influence importante sur la forme du genre, mais comme une force d’inertie de son architecture ludique plutôt que comme ambition explicite des créateurs (plus motivés par les notions de narration interactive). La structure spatiale d’Adventure en un réseau arbitraire de salles discrètes (non continues) situées en fonction des points cardinaux, ainsi que l’adresse à la deuxième personne (« vous êtes devant une porte ») sont certainement les principaux facteurs déterminant la forme de la première génération d’aventures graphiques. Ce n’est pas un hasard si Mystery House découpe l’espace salle par salle, chacune selon une orientation cardinale stricte, le tout présenté à la première personne (voir Figure 3). Bien que le rendu graphique ne corresponde techniquement pas à un point de vue à la première personne, il représente néanmoins ce qui est perceptible pour le personnage-joueur dans la circonstance présente. Dans tous les cas, cette représentation n’évoque ni l’illustration de livre ni l’image cinématographique moyenne[49].

Figure 3

Raccords spatiaux dans Mystery House

Raccords spatiaux dans Mystery House
On-Line, 1980

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Comme nous l’avons vu dans le cas de Michael Crichton, les designers du tournant narratif les moins ancrés dans la tradition directe d’Adventure parviennent à s’affranchir en partie du carcan d’une simulation stricte en faveur d’un découpage plus elliptique de l’espace.

Au début des années 1990, cette tendance est renversée à nouveau. Le fer de lance du retour du jeu d’aventure comme « monde virtuel » est Myst (Cyan 1993), l’un des plus grands succès du jeu pour ordinateur, aussi considéré comme le titre ayant véritablement lancé le CD-ROM et la « révolution multimédia ». Cette fois, la métaphore du monde virtuel n’est plus implicite mais fait partie intégrante du discours entourant le jeu. Au-delà de l’histoire racontée et des puzzles à résoudre, le principal attrait de Myst est la découverte et l’exploration de son monde généré par infographie 3D (une attraction en soi, à l’époque) : « The lure of seeing all of Myst’s stunning locales is a major motivator pulling you through the game[.] […] Myst makes you believe its eye-boggling alternate reality. It breathes life into a world of fantastic vistas and fanciful ideas[50]. » Alors que, au début des années 1980, la popularité du jeu d’aventure auprès de la presse grand public reposait sur son nouvel aspect narratif, ce sont désormais ses promesses d’immersion dans une réalité virtuelle qui retiennent son attention. Cette fois, le New York Times titre : « A New Art Form May Arise From the “Myst”[51]. »

Techniquement, Myst reste fidèle à la simulation spatiale traditionnelle du jeu d’aventure structuré en un réseau d’unités discrètes; on y explore le monde-jeu d’image statique en image statique. Malgré cela, Myst donne plutôt l’impression d’offrir une multitude de points de vue sur un espace continu (voir Figure 4) qu’un découpage en « salles » comme ses prédécesseurs. Mark J. P. Wolf décrit ainsi cette nouveauté :

[...] one could see locations in the distance that might be several moves away, and the same objects and locations could be viewed from different angles and directions. […] The result was an experience of deep, integrated three-dimensional space that was less segmented and isolated[52].

Figure 4

Succession des points de vue dans Myst

Succession des points de vue dans Myst
Cyan 1993

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Bien qu’il représente la nouveauté pour plusieurs, Myst renoue dans les faits avec les origines. À l’instar d’Adventure (1977) et Zork (1979), Myst est avant tout une simulation spatiale truffée de puzzles peu ou pas narrativement justifiés. Cela n’échappe pas au designer et analyste Chris Crawford : « My main reaction to this product, though, is that the design is antediluvian. I do not exaggerate one iota in describing this as Zork with snazzy graphics[53]. » Reste que l’infographie 3D et la capacité de stockage du CD-ROM permettent à Myst de donner une forme visuelle à l’exploration d’un monde virtuel, alors que Zork et ses consorts devaient se contenter de l’évoquer textuellement. L’attrait d’une réalité virtuelle immersive échappe cependant rapidement au jeu d’aventure en faveur de genres fondés sur la représentation en temps réel d’espaces continus. Doom (Id 1993), l’un des premiers jeux de tir à la première personne paru la même année que Myst, se décrit également dans son manuel comme une « virtual reality adventure[54] ». À en croire le succès de ce genre alors émergent, on pourrait supposer que le public trouve finalement cette proposition de réalité virtuelle plus convaincante.

Adventure, 1999 : Terra Cognita?

Vers la fin des années 1990, le jeu d’aventure cesse plus ou moins son évolution formelle. Les ambitions d’en faire le point de départ du livre interactif, du film interactif ou du monde virtuel semblent s’être épuisées. Le genre ne disparaît pas pour autant, mais les nouveaux titres apposent essentiellement de nouveaux contenus sur des formes familières. Son parcours évoque cette observation faite par Jauss dans le contexte des genres littéraires médiévaux :

Si l’on s’en tient au principe fondamental de l’historisation du concept de forme et que l’on considère l’histoire des genres littéraires comme le processus temporel de l’établissement et de la modification continus d’un horizon d’attente, il faut remplacer toutes les images d’évolution, de maturité et de décadence par des concepts non téléologiques permettant l’expérimentation d’un nombre limité de possibilités. Dans cette conceptualisation, un chef-d’oeuvre se définit par une modification aussi inattendue qu’enrichissante de l’horizon d’un genre, sa préhistoire se définit par une marge encore largement ouverte de possibilités, l’évolution d’un genre vers son terme historique par l’épuisement des dernières possibilités violant déjà la latitude qui lui était impartie[55].

Il est probable que le potentiel formel de l’architecture ludique inaugurée par Adventure ne soit pas encore totalement épuisé. Cependant, son exploration se fait désormais sous un autre régime. Le jeu d’aventure n’est plus perçu comme une forme ouverte, transitoire, à parfaire en vue d’atteindre quelque chose de plus grand. Le genre s’est institutionnalisé, et c’est dans les termes de cette institution que ses créateurs travaillent désormais. C’est-à-dire que le jeu d’aventure – comme bagage de contenu et somme de savoir-faire en matière de design – est progressivement devenu lui-même sa principale référence.

Certains mécanismes de ce processus se dégagent de l’histoire rapportée brièvement ici. Celle-ci souligne l’importance et des références culturelles des créateurs qui abordent une forme qu’ils considèrent encore ouverte à l’innovation, et de la projection dans l’avenir que leur ancrage leur permet d’envisager. Alexis Adams, Roberta Williams et Mike Berlyn ont poussé le jeu d’aventure dans son tournant narratif parce qu’ils ne le comprenaient pas comme la simulation d’un monde virtuel. Ironiquement, cet aspect est redécouvert près de 15 plus tard lorsque la notion de réalité virtuelle fait surface dans l’imaginaire populaire. En mettant en lumière l’arbitraire des chemins empruntés, cette démarche peut également fournir la distance nécessaire pour identifier des avenues négligées où réside peut-être encore un potentiel expressif inexploré. En filigrane de cette histoire se trouve également celle de la progressive domestication de l’ordinateur lui-même : d’abord super-livre, puis super-télévision et finalement fenêtre sur d’autres mondes. L’épuisement de l’évolution formelle du jeu d’aventure correspond en quelque sorte à une certaine normalisation désillusionnée de l’informatique : les jeux d’aventure ne seront, après tout, peut-être jamais rien de plus que des jeux d’aventure.