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Dans l’« Advertissement sur ce livre et sur quelques choses qui en dependent » qui clôt le premier volume de La science universelle de Charles Sorel, publié en 1634, l’auteur se penche entre autres sur les activités de l’Académie française naissante pour critiquer la vocation normative de ce genre d’assemblée. Il termine ses observations en constatant : « Toutefois ceux qui s’en font le plus accroire maintenant, ne sont pas fort à redouter pour moy puisqu’ils ne s’amusent qu’à controller le langage. Cela est de peu de consideration dans un ouvrage comme le mien où il se faut plus arrester aux choses qu’aux paroles, […][1]. » Cette distinction entre « choses » et « paroles », inspirée de Bacon, vise ceux qui accordent plus d’attention au verbe qu’à l’intérêt du sujet ou à la solidité de l’argument. En affirmant que son ouvrage échappe au contrôle exercé sur le langage, Sorel souligne le fait que son projet encyclopédique se situe sur un terrain différent de celui que ces nouvelles autorités entendent contrôler. Un terrain qui, à l’époque, n’est pas encore occupé par une « institution » comparable.

Cependant, l’évocation de ce territoire des « choses » moins soumis au contrôle exercé sur les « paroles » met en jeu la question de l’autorité dans ces deux domaines et celle du statut de celui qui s’adresse aux lecteurs dans cet « Advertissement ». En effet, l’« Advertissement » examine, sur une quarantaine de pages, les enjeux du rapport entre l’auteur et ses oeuvres sur le fond du problème de l’autorité. Qui a le droit d’établir la bibliographie d’un auteur et selon quels critères? Quels livres contribuent à constituer l’image publique d’un auteur? Un auteur est-il limité à écrire un certain type d’ouvrages? À quelles autorités doit-il faire face? Cette interrogation ne concerne pas uniquement la Science universelle, mais elle permet à Sorel d’aborder le problème de la légitimité de son rôle d’auteur d’ouvrages savants et du projet encyclopédique.

L’« Advertissement » n’est toutefois pas le seul texte où l’on trouve des éléments de ce discours sur l’encyclopédie[2] : il apparaît notamment dans les textes liminaires des quatre volumes de La science universelle, dans LaBibliothèque françoise (1664 / 1667) et dans deux textes appartenant à l’ensemble encyclopédique[3], La solitude et l’amour philosophique de Cléomède (1640) et De la perfection de l’homme (1655). Dans ces textes, la légitimation du projet encyclopédique est indissociable de la réflexion sur la science, sur ses acteurs et sur les pratiques de l’écriture, de la publication et de la sociabilité savante. Elle se rattache ainsi aux débats de la première moitié du xviie siècle sur les agents, les institutions et les méthodes susceptibles de se substituer aux anciennes autorités à un moment où de nouveaux critères de légitimité transforment l’idée de science. Or, si par l’entreprise critique que constitue la Science universelle, Sorel intervient dans ces débats avec l’intention déclarée de réformer et de promouvoir la science, sa réflexion sur l’encyclopédie peut être analysée en tant que légitimation de la « marge ».

Cette expression nécessiterait des précisions. On pourrait évoquer le silence des contemporains de Sorel sur son projet de réforme de la société par la réforme du savoir, tout autant que le fait que notre auteur n’apparaisse ni comme destinataire, ni comme sujet de discussion dans les correspondances « savantes[4] » ou qu’il ne figure pas parmi les habitués identifiés des assemblées ou « académies » associées au renouveau scientifique[5]. On pourrait tout aussi bien renvoyer à sa réputation de romancier et à son parcours éditorial.

Cependant, ce n’est pas la question de la position de Sorel et de son ouvrage par rapport à d’autres acteurs et travaux scientifiques du deuxième tiers du xviie siècle que nous aimerions aborder ici. Il faut d’ailleurs éviter d’interpréter cet effacement relatif pour faire de Sorel un solitaire. Tout en tenant compte des points évoqués, il s’agit plutôt de proposer quelques observations sur la légitimation de la « marge » dans le discours de Sorel encyclopédiste.

Des provinces lointaines à la ville capitale du Royaume de Sophie

Pour une première approche de la manière dont s’articule cette « marginalité » dans les textes de Sorel, on peut se référer à la distinction « paroles »/« choses » dans le passage sur les contrôleurs de langage tiré du premier volume de La science universelle. En 1634, Sorel est un auteur connu du public pour ses ouvrages de fiction. L’Histoire comique de Francion (1623/1626) vient de paraître, en 1633, dans sa version en 12 livres; le Berger extravagant (1627) est lui aussi réédité cette même année. En reculant un peu dans le temps, d’autres titres viennent à l’esprit : L’Orphize de Chrysante (1626), ou encore les Nouvelles françoises (1623). Sorel a également publié ses premiers travaux d’histoire en attendant de succéder à son oncle, Charles Bernard, dans la charge de « Premier historiographe de France[6] » en 1636. Si par ses ouvrages d’histoire il associe son nom à une province de la République des Lettres qui diffère de celles où résident les romanciers, il n’en reste pas moins que, pour le public de 1634, Charles Sorel est plutôt l’auteur d’ouvrages de « divertissement », au premier rang desquels se trouve le Francion. Les contrôleurs de langage sont appelés à exercer leur pouvoir sur ces ouvrages, que ce soit pour les examiner ou pour les juger indignes de tout examen sérieux.

Sorel est « auteur » dans le sens que les dictionnaires de Richelet et de Furetière donneront à ce terme : il a « mis en lumière quelque livre », il « s’est fait imprimer[7] ». Et il l’est principalement dans un domaine voulant que la publication d’un livre ne soit ni l’indice d’un statut autre que celui d’« auteur », ni le moyen de le revendiquer. Contrairement à un illustre personnage publiant ses mémoires ou au membre d’un corps conférant de l’autorité dans un domaine déterminé, Sorel romancier ne dispose ni d’un état ou d’une réputation qui pourrait légitimer la publication d’un texte quelconque, ni d’une oeuvre susceptible de l’investir d’une telle réputation. Le mérite auquel il peut prétendre sans soulever de contestation, c’est celui d’avoir diverti ses lecteurs. Dans un article consacré au sentiment du littéraire comme « rapport construit aux inconnus » à l’aide du « médium de l’ami lecteur[8] », Éric Méchoulan analyse les dispositifs mis en place par les auteurs, en premier lieu dans les seuils du texte, pour orienter la réception d’un ouvrage : justifier sa publication, définir le lecteur idéal visé ou circonscrire la manière dont l’auteur entend être associé à son ouvrage. Méchoulan évoque l’absence de statut ou de compétences spécifiques chez les auteurs de textes « littéraires » en s’interrogeant sur les raisons de leur « attention scrupuleuse aux dispositifs d’énonciation ».

L’attention que porte Sorel aux dispositifs d’énonciation a fait l’objet de nombreuses analyses de la part de la critique, surtout à propos du Francion. Les préfaces, les adresses au lecteur dont l’instance énonciative change d’une édition à l’autre ont été abondamment commentées[9]. On a souligné le réseau de renvois créé par l’autoattribution de ses ouvrages à l’intérieur de ses propres textes – réseau reliant non seulement les différents volets de son oeuvre, mais aussi la figure de Sorel auteur et celles d’auteurs fictifs ou historiques (entre autres Cléomède ou Moulinet du Parc). Dans le cas du Francion, la complexité et les métamorphoses des seuils du texte ont été justement mises en rapport avec le caractère audacieux et polémique de l’ouvrage.

L’« Advertissement sur ce livre et sur quelques choses qui en dependent » du premier volume de la Science universelle ne constitue donc pas un cas isolé dans l’oeuvre de Sorel. L’analyse qu’il propose de la prise que la notion d’auteur donne au « public » sur l’écrivain, renvoie immédiatement aux nombreuses manifestations, dans ses textes, d’une réflexion sur le travail de l’écrivain et sur le sort de l’oeuvre publiée[10]. Cependant, le travail de Sorel sur La science universelle oriente cette réflexion, qui est d’abord liée aux questions que soulevait la publication d’ouvrages de fiction, pour ensuite se déplacer vers le problème de la légitimité du projet encyclopédique. Les observations de Sorel sur la nature du lien qu’on veut établir entre son nom et ses ouvrages de fiction s’insèrent désormais dans un discours opposant le travail de l’encyclopédiste à celui des contrôleurs de langage, et les textes de divertissement aux textes sérieux. Dans le contexte de cette opposition, le statut d’« auteur », entendu dans le sens évoqué plus haut (que Sorel rappelle et conteste dans l’« Advertissement[11] »), le situe dans une position particulière au moment où il publie le premier volume de l’encyclopédie. Une position susceptible, selon Sorel, de mettre en danger le succès de l’entreprise mais qui, par son caractère problématique, appelle des précisions et des solutions inédites.

Le lien entre notion d’auteur, légitimité et succès de La Science universelle ressort encore une fois avec force à la fin du travail de Sorel sur l’encyclopédie. Les grandes questions de l’« Advertissement » sont reprises dans deux chapitres de La bibliothèque françoise (1664) intitulés « L’ordre et l’examen des livres attribuez à l’autheur de la Bibliotheque françoise » et « L’ordre et le sujet de la Science universelle[12] ». De plus, dans quelques pages ajoutées à ce dernier chapitre en 1667[13], une année avant la dernière édition de la Science universelle, Sorel revient sur l’histoire de la publication de son encyclopédie, entre autres pour corriger l’image de l’insuccès de l’ouvrage due à la « malice de certains Esprits envieux & malins[14] ». Cette allusion, qui s’ajoute à celles de l’édition de 1664[15], se réfère à la célèbre querelle avec Furetière, déclenchée par le rôle que celui-ci attribue à Sorel dans sa Nouvelle allégoriqueou histoire des derniers troubles arrivez au royaume d’Éloquence (1658). Rappelons brièvement qu’en raison de sa qualité d’auteur du Francion et du Berger extravagant, Sorel y figure comme « Capitaine Sorel » au service de la Reine Éloquence et de ses 40 Barons. Ce rôle – conféré par l’attribution de deux ouvrages – limite radicalement la portée de l’oeuvre de notre auteur[16]. Sorel devient un pion sur un échiquier dont il récuse depuis longtemps et les limites et les autorités (les 40 contrôleurs de langage). Or, comme on le sait, en réponse à la réaction de Sorel qui fait du pays de la Rhétorique un état vassal du royaume de la Sagesse[17], le Roman bourgeois (1666) présente le personnage de Charroselles sous les traits d’un marginal du royaume de Sophie. Furetière insiste sur l’insuccès des ouvrages sérieux de Sorel, fixant ainsi les limites étroites entre lesquelles il peut se prétendre « auteur ». En même temps, l’académicien ne manque pas de souligner l’absence d’une qualité autre chez Sorel (mérite reconnu institutionnellement, noblesse) que celle d’« auteur », qui pourrait le rendre « recommandable[18] ».

Le Charroselles de Furetière est en premier lieu une anagramme attachée à une version déformée du discours légitimant l’encyclopédie. Dans sa version « non anagrammée », ce discours part en effet de l’analyse de la position particulière du nouvel encyclopédiste en 1634 pour mettre en rapport la réflexion sur la notion d’auteur et celle sur la redéfinition du champ du savoir, de ses méthodes et de ses autorités. La présentation matérielle des volumes appartenant à l’ensemble encyclopédique et leur histoire éditoriale relèvent de cette constitution de l’image de l’encyclopédiste et de la recherche d’un champ propre à son entreprise, qu’annonçaient les textes liminaires du volume de 1634.

La publication et la cohésion menacée de l’édifice encyclopédique

En 1667, lorsque, dans sa réponse aux « Esprits envieux & malins », il revient sur l’histoire des éditions de la Science universelle, Sorel indique que ses deux premiers volumes ont paru chez Pierre Billaine, « Marchand Libraire de la rüe S. Jacques », en 1635[19] et 1637. Comme le rappelle Olivier Roux, la production de Pierre Billaine est diversifiée[20]. Elle inclut notamment dans les années 20 des textes de Théophile de Viau, mais aussi des textes scientifiques. Cependant, vu la suite du parcours éditorial de la Science universelle, Olivier Roux attire l’attention sur le choix de Sorel de publier son ouvrage scientifique chez des éditeurs d’ouvrages de divertissement, en premier lieu Toussaint Quinet et Antoine de Sommaville[21].

Pourtant en 1667, Sorel reprend cette liste d’éditeurs pour la transformer. Il s’agit d’abord du rôle particulier de Billaine. Sorel évoque le caractère abrupt de la fin de cette collaboration, qui interfère avec la réalisation du projet :

[…] le mesme Billaine en l’an 1640. imprima le Livre de la solitude & de l’amour Philosophique de Cleomede, qui estoit comme un prelude agreable de l’aplication à la Philosophie, mais […] ce Libraire estant mort sur la fin de cet ouvrage il passa entre les mains de Gens qui l’ayans eu à bon marché eurent peu de soin de le faire paroistre dans le Monde[22].

Derrière la formule « passa entre les mains de Gens » se cache le nom d’Antoine de Sommaville qui, en 1640, figure sur la page de titre et dans l’extrait de privilège de La solitude. En 1667, Sommaville disparaît donc de la liste des éditeurs des ouvrages appartenant à l’ensemble encyclopédique, alors que Toussaint Quinet, « [u]n Libraire du Palais[23] », est nommé à propos des troisième et quatrième volumes de la Science universelle (1641 et 1644[24]). Cette présentation rétrospective atténue et motive la dispersion éditoriale de l’encyclopédie, les changements d’éditeurs, qui pourraient suggérer la désaffection des libraires, étant tous expliqués par des décès[25]. Elle explique aussi la dispersion temporelle des volumes (1634-1644 pour la première édition) par l’ampleur et la difficulté de l’ouvrage.

L’image qui en résulte est celle d’un ensemble organique que Pierre Billaine avait entrepris de réaliser dans sa totalité. Le fait que Sorel lui attribue l’édition de La solitude, plutôt qu’à Sommaville, est significatif quand on connaît l’importance qu’il accorde à cet ouvrage, qu’il considère comme l’un des piliers du dispositif orientant la réception de l’encyclopédie. Sommaville a eu le tort de ne pas assez promouvoir l’ouvrage et de l’isoler de l’ensemble auquel il appartient[26]. Le topos de la corruption du texte par l’imprimeur s’applique ici à l’ensemble encyclopédique, dont la « bonne réception » est compromise par ce démembrement qui empêche le lecteur d’en saisir l’unité profonde. Le problème se pose tout particulièrement pour La solitude, ouvrage de fiction, dont le lien avec l’encyclopédie pourrait être ignoré. En 1667, Sorel remédie à cet inconvénient en attribuant l’édition de La solitude à Billaine.

En tenant compte des titres qu’il a publiés, Pierre Billaine, libraire important de la rue Saint-Jacques, semble être une adresse à la fois sérieuse et accueillante pour des « Livres de Philosophie écrits en langue vulgaire[27] ». En 1624, par exemple, il publie la traduction de Maugars du traité Of the Proficience and Advancement of Learning Divine and Humane (1605) de Francis Bacon[28], et les deux tomes de L’impiété des déistes, athées, et libertins de ce temps de Mersenne. Ces titres en langue française renvoient aux grands débats épistémologiques et à leur lien avec la polémique des années 20 visant « les libertins » et les novateurs, surtout italiens. D’autre part, c’est chez ce même éditeur, comme on le sait, que paraît l’Histoire comique de Francion dans ses trois versions de 1623, 1626 et 1633. L’« Advertissement » de 1634 fait ressortir la complexité de ce voisinage du roman comique et de l’encyclopédie. Sorel y insiste en effet sur la difficulté de bien juger de la portée de son roman, tout en niant en être l’auteur et en faisant de cette attribution l’emblème de la position contestée et singulière de l’encyclopédiste.

La suite du parcours éditorial, au Palais, a pu être interprétée comme un couronnement – surtout en ce qui concerne l’édition de 1668 annoncée dans la Bibliothèque françoise, chez Nicolas Le Gras, Théodore Girard et Jean Guignard. Olivier Roux souligne qu’il s’agit d’éditeurs de livres « sérieux » et les Le Gras père et fils (Henry et Nicolas) ont été les éditeurs de Descartes[29]. Ce parcours ne permet pas de dégager un choix de l’auteur qui se rapporterait à l’opposition divertissement-sérieux. En revanche, la manière dont Sorel le présente – et le corrige – témoigne d’abord de l’importance qu’il accorde à ses débuts chez Billaine, qui, dans le contexte des débats philosophiques (scientifiques) des années 30, semblent cadrer avec le programme à la fois rigoureux et réformateur énoncé dès le premier volume de la Science universelle. Mais le parcours éditorial revu par Sorel met surtout l’accent sur tout ce qui doit garantir la réception de l’édifice encyclopédique dans son unité. Unité que la dispersion éditoriale et les rééditions, pourtant « preuves » de succès, auraient effacée, compromettant ainsi la bonne connaissance de l’ouvrage[30].

Cette unité de l’ensemble encyclopédique se manifeste dans le format des volumes évoqués dans l’« histoire éditoriale » de 1667. Elle va de pair avec leur statut privilégié. Seules les éditions de ces volumes sont jugées dignes d’intérêt dans la Bibliothèque françoise[31]. Tous les livres mentionnés, c’est-à-dire La science universelle dans toutes ses éditions jusqu’en 1647, La solitude et De la perfection de l’homme, ont été édités en format in-quarto. Seule la réédition de 1668, annoncée pour un avenir prochain, doit réduire l’encyclopédie « en plusieurs petits volumes[32] ». Ces livres constituent donc un ensemble qui se démarque assez nettement du reste de l’oeuvre de Sorel[33]. Le cas de La solitude est remarquable, puisqu’il s’agit d’un récit de fiction. Il montre à quel point ce récit de la naissance de l’encyclopédiste et de son projet représente une partie constitutive de l’encyclopédie. D’autres textes qu’on peut pourtant mettre en rapport avec l’encyclopédie, comme les deux versions du traité sur les talismans (Sommaville, 1636 et 1640) dont des parties sont reprises dans La science universelle, ont été publiés dans des formats plus petits[34]. Il en va de même des ouvrages d’histoire : ces volumes qui ont (presque) tous paru sous le nom de l’auteur montrent que, par son format, l’ensemble encyclopédique se démarque aussi d’autres ouvrages revendiqués.

L’inscription du « nom d’auteur » et la constitution de l’encyclopédiste

Les particularités de la présentation matérielle de la Science universelle sont indissociables du discours sur la notion d’« auteur ». Sorel revendique la paternité de son encyclopédie, mais l’inscription de ce lien dans les volumes de l’encyclopédie varie. Ces différences témoignent d’abord de ce qu’on pourrait appeler la lente « constitution » de l’encyclopédiste Sorel.

Dans le premier volume de 1634, le nom de Sorel (« Carolo Sorello[35] ») n’apparaît que dans le quatrain latin de Guy Patin adressé au champion de la nouvelle encyclopédie, et dans le privilège, entre autres sous la forme de « Sieur de Sorel ». Son nom ne figure cependant pas sur la page de titre, ni dans l’« Advertissement » où l’auteur discute son projet encyclopédique et ses anciens ouvrages. Cette manière de procéder n’a rien d’exceptionnel chez notre auteur. Dans le cas de la Science universelle, elle est un indice du tâtonnement de Sorel en ce qui concerne la définition et la présentation de son rôle d’encyclopédiste. En 1636 encore, on trouve sur la page de titre de Des Talismans : « Le tout tiré de la seconde partie de la Science des choses corporelles [inédite à cette date]. Par le sieur De L’Isle[36]. » Le nom du « compilateur » renvoie aux constructions généalogiques de l’auteur établissant une filiation qui rattache les « Sorel » de Paris à des princes anglo-saxons du Moyen Âge et à Agnès Sorel. Toute une partie de La solitude est consacrée à la question des ancêtres[37].

Entre 1634 et 1637, le nouvel encyclopédiste évite donc d’attirer l’attention sur le nom de « Charles Sorel », trop attaché aux belles lettres, tout en insistant dans les textes liminaires du premier volume sur le lien qui l’unit à ce livre en tant qu’« Autheur ». Discrètement, il introduit le thème nobiliaire et il associe la forme latine de son nom à la pratique savante des louanges, jugements et voeux versifiés. Patin signe son quatrain « G. P. Bell. Doct. Med. Paris ». On peut évoquer l’exemple du premier volume de l’encyclopédie d’Alsted (1630), que Sorel discute dans De la perfection de l’homme[38] et qui comporte trois pages de « Carmina et judicia virorum supra laudem, & amicorum[39] ».

Dans les volumes parus après 1636, Sorel explore les différents développements dont est susceptible cette inscription initiale de son nom dans l’encyclopédie : en un premier temps, il associe son nom (« M. Ch. Sorel ») au titre d’« Historiographe de France » dont il dispose à partir de 1636, et dans un deuxième temps, il développe le thème nobiliaire. Dans le premier cas, le statut conféré par la charge d’historiographe est mis au service de l’encyclopédie. C’est sans surprise que le deuxième volume de la Science universelle (1637), qui opte le plus ouvertement pour cette solution « institutionnelle », comporte non seulement le quatrain de Patin mais aussi une épître dédicatoire à Richelieu[40]. Le quatrain et l’épître disparaissent des éditions suivantes où Sorel adopte une autre manière d’inscrire son nom dans l’encyclopédie. Dans La solitude, les compétences de Sorel « Historiographe de France » entrent en rapport avec le développement du thème nobiliaire. Ces compétences cautionnent l’histoire des illustres ancêtres de Cléomède ainsi que l’application de cette histoire à Sorel, application suggérée et aussitôt niée par le texte[41]. Dans La solitude, cette histoire d’une « race » s’articule de manière complexe au cheminement de son dernier représentant, Cléomède, vers son action de philosophe-encyclopédiste. Nous reviendrons sur quelques-unes de ses implications.

Dans les volumes de La science universelle, le développement du thème nobiliaire a pour corollaire la présence plus effacée de « Charles Sorel (premier) Historiographe de France ». Certes, le nom « Charles Sorel », accompagné de sa charge[42], est inscrit sur la page de titre de La solitude et de De la perfection de l’homme (1655). Cependant ces indications n’apparaissent plus de la même manière dans les volumes de La science universelle parus après 1637. On les retrouve dans les privilèges des volumes de 1641, 1644 et 1647, mais en ce qui concerne la page de titre (ou le faux-titre pour 1647 et 1668), seul le patronyme de Sorel y figure, rattaché au titre de l’ouvrage : « La science universelle de Sorel ». Cette particularité[43] est liée à la manière dont Sorel articule le thème nobiliaire au projet encyclopédique. En effet, il ne s’agit pas tant de revendiquer sa propre noblesse pour faire de Charles Sorel, historiographe de France et encyclopédiste, une personne de qualité, que de substituer à Charles Sorel un auteur collectif, cette « race » dont il se réclame. D’où l’effacement du prénom (et de la charge liée à sa personne) au profit du seul patronyme « Sorel » qui renvoie, non à l’individu, mais à un ensemble de personnes. Cet amalgame est commenté par Sorel dans un texte liminaire sans titre, placé en ouverture du volume où figure une première fois la variante du titre avec patronyme (1641, t. 1) :

Celuy qui a mis ce livre par escrit pretend qu’il porte le nom de sa race plutost que le sien en particulier, comme si plusieurs de ce nom y avoient travaillé ensemble, ou si quelqu’un d’eux luy avoit fait naistre le sujet de l’entreprise. Ce n’est pas qu’il refuse de s’en dire l’Autheur absolument, au cas qu’il fallust respondre de ses sentimens & des paroles qui les expriment; Ce qu’il a fait n’a esté que pour attacher sa reputation a celle de ses predecesseurs, afin que si elles n’estoient pas assez fortes chacune à part pour operer au bien qu’il desire l’une pust appuyer l’autre, & qu’estans iointes ensemble elles se fissent mieux remarquer. L’Histoire d’un Cleomede qui dans sa Solitude traça des Regles dignes des plus sainctes Societez, nous authorise cette procedure par une semblable. Il ne fut iamais si bien touché d’amour pour la vraye Philosophie que lors qu’il sçeut qu’il devoit avoir pour modelle un homme de son nom & de sa race, qui ayant attaché son esprit dés son enfance à la recherche de ce qui rend les hommes sçavans, s’estoit enfin appliqué à ce qui les rend sages & bien-heureux[44].

Le lien entre l’ouvrage et « [c]eluy qui a mis ce livre par escrit » semble d’abord relever d’une variante de l’« appropriation pénale » que Michel Foucault évoque à propos des textes porteurs de la « fonction-auteur[45] ». Mais, en parlant de l’encyclopédie, le fait de référer l’élaboration de l’oeuvre à un sujet collectif diachronique auquel renvoie le « nom d’auteur », plutôt qu’à un sujet individuel, modifie non seulement le lien oeuvre-« nom d’auteur », il le charge de surcroît de significations liées au discours sur la science de l’époque. Il en résulte une curieuse adaptation de l’image baconienne de la science comme entreprise collective où les générations se succèdent dans leur effort de faire avancer les connaissances pour le bien de l’humanité. Des deux dimensions – synchronique et diachronique – de l’effort collectif chez Bacon, le texte liminaire met l’accent sur cette dernière en l’associant de plus à une lignée particulière.

Par ce procédé, la légitimité que confère l’ascendance n’est plus simplement celle d’une « naissance » octroyant un statut à celui qui peut légitimement en exhiber les marques (titre, nom etc.) « exterieures[46] ». Il s’agit plutôt du legs, reçu par l’encyclopédiste, d’une entreprise conçue par ceux qui l’ont devancé. Mettre par écrit la Science universelle devient alors une tâche faisant partie d’une histoire dépassant la destinée individuelle de l’auteur. Cette mission doit d’abord renforcer la réputation de l’encyclopédiste en donnant une profondeur historique aux qualités requises pour mener à bien l’« entreprise » encyclopédique. En effet, cette brève histoire d’une race insiste surtout sur le lien que crée l’« entreprise » commune et sur les effets de l’émulation[47]. L’encyclopédiste a accepté l’ascendance d’hommes voués à la recherche de « ce qui rend les hommes sçavans […] sages & bien-heureux ». Mais au-delà de l’histoire d’une race particulière, qui légitime l’action de son dernier représentant, cette image d’un effort collectif rattache, comme nous l’avons dit, ce qui pouvait paraître le travail isolé d’un auteur peu qualifié dans ce domaine à l’histoire de la progression du savoir dans une perspective baconienne.

Ce discours est de nature indirecte en ce qui concerne la personne de Sorel. Les revendications relatives à l’ascendance passent en grande partie par le personnage de Cléomède, dont il faut lire l’histoire soit dans La solitude, soit dans la nouvelle version de l’« Advertissement[48] », placée à la fin de ce même volume de 1641, pour savoir à quel point ce personnage est lié à Sorel encyclopédiste. De plus, celui qui se nomme le « vray Autheur de ce Livre » entretient le doute sur la signification qu’il faut accorder à ce renvoi à la « race », car il n’affirme pas absolument qu’il faille attribuer son inspiration à d’aussi illustres ancêtres que ceux de Cléomède[49]. Toujours est-il qu’un réseau diachronique est mis en place et que le travail solitaire de l’encyclopédiste lui est rattaché.

L’établissement de ce réseau diachronique personnel dans La solitude et dans le texte liminaire de 1641 est étroitement lié à la réflexion de Sorel sur les réseaux synchroniques existants ou envisageables par rapport auxquels il situe son travail et son encyclopédie[50]. À la limite, le réseau diachronique pourrait remplacer les relations de dépendance, de collaboration, d’échange critique avec les contemporains et appuyer les revendications d’autosuffisance de l’encyclopédiste. Le texte de 1641 va dans ce sens quand il suggère qu’il serait plus raisonnable de la part de Cléomède d’adresser ses livres à ses illustres ancêtres, plutôt que de les dédier à un « Grand de son siecle[51] ». On songe à la disparition de l’épître dédicatoire à Richelieu après 1637. Le réseau diachronique peut être lu comme une variation sur le thème de la solitude, surtout si l’on tient compte qu’il s’établit à partir du personnage de Cléomède, héros de La solitude. Ce réseau fait ressortir l’isolement par rapport au « monde » et à la multitude, l’indépendance face aux autorités anciennes et modernes. Cependant, ce n’est que dans son alliance avec d’autres configurations que cette insistance sur l’autosuffisance ou sur la solitude prend son sens.

Définir le régime d’attribution de l’encyclopédie

C’est en commentant l’inscription de son nom dans l’encyclopédie que Sorel introduit l’idée du réseau diachronique. Or, si cette idée d’un auteur collectif « généalogique » modifie la manière dont le nom de Sorel apparaît dans les volumes de l’encyclopédie, elle n’efface ni sa présence dans le texte en tant que « vray Autheur de ce livre » – le premier volume de l’édition de 1641 et le quatrième volume de 1644 comprennent même un portrait de Sorel – ni la réflexion sur la notion d’auteur et sur sa dimension interpersonnelle. Cette réflexion contribue de manière décisive à la définition du mode d’intervention de l’encyclopédiste dans le champ de la science.

Dans le premier volume de 1634, on assiste à la mise en place de deux oppositions : la première, des « paroles » et des « choses », et la deuxième, du « divertissement » et des ouvrages « sérieux ». Cette double opposition est en réalité loin d’être évidente, surtout en ce qui concerne son application aux ouvrages de Sorel tels que leurs discours préfaciels les présentent. Cependant, elle crée, dans l’« Advertissement », une topographie de lieux apparemment conflictuels par rapport à laquelle l’auteur définit son projet. Les implications polémiques de cette double opposition sont multiples. Ainsi, le fait de caractériser l’activité des académiciens au moyen de l’antithèse « paroles/choses », établit un lien entre la critique de l’Académie et la critique des solutions purement verbales de l’aristotélisme, par exemple par Bacon. Par-delà la division « divertissant/sérieux », les positions critiques à l’endroit de l’arbitraire et du verbalisme des autorités se rejoignent.

Mais cette topographie permet aussi de mettre en perspective le cheminement de l’auteur et d’insister sur son passage d’un territoire à l’autre. Cette transition est justifiée à l’aide de sa mise en récit et d’observations sur l’auctorialité. L’encyclopédiste présente ainsi sa carrière d’auteur en distinguant plusieurs catégories d’ouvrages et en les associant à différents moments de sa vie. Tout se passe comme s’il existait un parcours cohérent et « naturel[52] » menant des romans comiques et satiriques de la première jeunesse aux livres de philosophie, morale et politique de l’âge mûr. L’« Advertissement » n’est pas le seul texte qui propose ce récit signalé par la critique[53]. Il réapparaît jusque dans la La bibliothèque françoise[54], en passant par sa réalisation la plus complexe dans La solitude où certains de ses éléments s’entremêlent à d’autres progressions du héros et de son double Panphile. Inutile d’insister sur le fait qu’il serait difficile de faire coïncider ce cheminement avec la suite chronologique des publications de l’auteur, avant et après 1634[55]. Il connaît d’ailleurs des variations et des relativisations dans les différentes versions qu’en donne Sorel.

À l’instar de l’« histoire des éditions » de 1667 et de l’« histoire d’une race », ce récit crée de la continuité et de la cohérence. L’oeuvre entière de Sorel se présente comme un programme d’études et de publications orienté vers la science et la sagesse. Si l’auteur peut refuser de se limiter à un champ particulier, c’est qu’en réalité, quand on les dispose dans le bon ordre, il existe un lien entre les romans comiques et les ouvrages de philosophie. Dans cette perspective – étroitement liée à l’idée même d’encyclopédie –, le fait d’avoir parcouru tous les domaines de l’écriture constitue l’un des fondements de la compétence de l’encyclopédiste[56], et les oppositions évoquées perdent de leur pertinence.

En même temps, cette démarche cohérente est envisagée comme une rupture par rapport aux usages. Dès le premier volume de La science universelle, Sorel attire l’attention sur le fait qu’elle pourrait avoir pour conséquence la mauvaise réception de l’encyclopédie. Cette démarche place donc d’emblée celui qui l’a adoptée dans une position qui le singularise. Souligner les reproches que lui valent ses ouvrages comiques[57] et insister sur l’effet négatif qu’ils auront sur la reconnaissance de son travail d’encyclopédiste, c’est aussi signaler le caractère polémique et novateur de cette transition d’une catégorie d’ouvrages à l’autre. C’est sous-entendre d’emblée que celui dont le nouveau projet suppose cette transition ne pourra se confondre avec le « vulgaire ».

Si cette narration donne une cohérence au travail de l’encyclopédiste, la réflexion sur la notion d’auteur et sur sa dimension interpersonnelle précise son rôle et les procédés qu’il adopte dans ses différents champs d’activité. Sorel est à la recherche d’une auctorialité qui convienne à son encyclopédie. L’« Advertissement » de 1634 distingue d’abord plusieurs degrés d’auctorialité[58]. Selon Sorel, il ne suffit pas qu’un écrivain fasse imprimer un livre qu’il a écrit pour qu’on puisse le dire « auteur » de ce livre et faire rejaillir d’une manière quelconque la réputation du livre sur celle de l’auteur[59]. L’écrivain doit explicitement associer son nom au texte imprimé, par exemple en l’inscrivant sur la page de titre, pour en faire un texte doté d’un auteur. Sorel reprendra en détail ces questions dans la Bibliothèque françoise, au chapitre de « L’ordre et l’examen des livres attribuez à l’Autheur de le Biblotheque françoise[60] ». Le lien entre attribution et emprise du public sur l’écrivain y est explicite, car, comme l’explique Sorel, grâce à cette association livre-nom, « le vulgaire nous forme une reputation à sa mode[61] ».

Ainsi, il existe des livres qu’on « desavoüe en les donnant, & et qu’on ne donne que comme des Livres étrangers, des sentimens & de la méthode des quels on ne demeure point d’accord[62] ». L’« abandon » aux lecteurs du texte imprimé non revendiqué – expression dont Méchoulan a souligné à juste titre la force[63] – est défini par Sorel comme une coupure nette du lien de paternité grâce auquel le lecteur pourrait éventuellement remonter du texte imprimé à la personne de l’écrivain. En revanche, l’écrivain dégagé de ce lien peut parler en faveur de ces livres privés de tout soutien sans que ceci ne l’engage en tant qu’auteur[64]. Ne pas inscrire son nom dans un ouvrage imprimé ne relève donc pas de l’attribution dans un sens moderne, c’est-à-dire de la tentative de garder un anonymat quelconque. Dans cette optique, que tout le monde sache que c’est Sorel qui a écrit et donné à imprimer le Francion n’entre pas en contradiction avec le fait qu’il n’en soit pas l’« auteur ». Il ne s’agit pas non plus de l’appropriation pénale, car ces livres qu’on peut ainsi abandonner en les publiant ne doivent rien contenir dont l’auteur soit « obligé de répondre[65] ». Il s’agit de l’introduction dans les textes de différents régimes d’appropriation d’une oeuvre.

Ce régime de l’« abandon » s’oppose à celui que Sorel envisage pour La science universelle. Non seulement l’encyclopédie n’est-elle pas abandonnée par son auteur, mais le lien par lequel elle lui est attachée la distingue aussi d’autres ouvrages avoués, du moins selon l’« Advertissement » :

Je trouve mesme fort à propos qu’un homme ne fasse qu’un seul livre principal, & que chacun de ceux qui ont le talent d’escrire, fasse ce livre unique selon son Genie, afin qu’il en soit plus accomply. Pour moy il est arrivé que celuy que ie me suis proposé, doit comprendre la Science de toutes choses, de sorte que ie ne sçaurois rien faire de particulier qui ne luy soit desrobé, & qui ne doive estre compris en luy[66].

Ce lien particulier, qui fait du livre principal le reflet du « génie » de son auteur, c’est-à-dire de ses dispositions à s’occuper d’une chose plutôt que d’une autre, isole une fois de plus l’encyclopédie du reste de l’oeuvre. Il la place tout spécialement sous la « protection » de son père et souligne la corrélation entre (mé)connaissance de l’ouvrage et (mé)connaissance de l’auteur. Dans le cas de la Science universelle, ce lien s’arrime à la position insolite de l’encyclopédiste, elle-même rendue possible par sa transition polémique des romans comiques aux livres de philosophie. En ce sens, les mesures évoquées pour protéger l’ouvrage vont de pair avec celles qui permettent à l’encyclopédiste de définir et d’occuper la place qui lui convient dans le domaine qu’il s’est choisi.

L’encyclopédiste comme protagoniste de la réforme du savoir

Dès 1634, Sorel s’inquiète du danger que court l’encyclopédie d’être méconnue. Le premier volume constitue un coup d’essai fragmentaire, l’édifice complet pouvant seul donner une idée de l’excellence de l’encyclopédie. Ce volume risque donc de provoquer des jugements hâtifs sur le dessein encyclopédique et par conséquent sur l’encyclopédiste. En réalité, nous avons vu que cette question du dessein encyclopédique méconnu est reproposée tout au long du travail sur La science universelle et que la Bibliothèque françoise déplore encore les effets néfastes du démembrement de l’encyclopédie pour y apporter une fois de plus des remèdes[67]. L’image du dessein méconnu, variante du texte corrompu, motive immanquablement les mesures envisagées pour constituer un public et orienter la réception de l’ouvrage et du travail de l’encyclopédiste. Ce qui a pu paraître comme une réaction aux difficultés rencontrées par La science universelle en librairie l’accompagne en fait dès sa naissance[68]. Parmi ces mesures, l’« Advertissement » propose une sociabilité organisée autour de la publication et de la réception de La science universelle.

Selon Sorel, les dangers qui pèsent sur le livre imprimé, au contact de lecteurs inconnus de l’auteur, doivent empêcher celui-ci de publier dans sa version intégrale un ouvrage qui lui tient à coeur. Il doit au contraire en donner un essai en guise de signe aux lecteurs avisés, c’est-à-dire capables d’entrevoir le dessein dans le fragment. Ces lecteurs seront amenés à « rechercher » l’auteur pour converser avec lui. Leur bonne intention une fois constatée, l’auteur pourra leur livrer ce qu’il a tu au public[69]. Sorel décrit des relations d’échange et de critique bienveillante – critique qui ne s’affiche pas publiquement[70]; des relations entre « bons esprits » où même le risque de plagiat semble limité[71]. Cette « recherche » de l’encyclopédiste de la part des bons lecteurs, l’intimité et le respect dans lesquels peut s’exercer la collaboration entre bons esprits sont riches en résonances humanistes. Dans La science universelle, cette sociabilité constitue un contre-modèle à la fois de l’action des contrôleurs de langage et des querelles scientifiques publiques, comme celle qui oppose Gassendi et Morin au sujet du Dialogue de Galilée et dont on trouve des traces dans La science universelle[72]. Un contre-modèle, mais aussi et surtout un espace alternatif créé pour assurer la réception sans défiguration de l’encyclopédie, dont la publication prend alors l’allure d’un dévoilement progressif et toujours incomplet qui pointe vers ce qui n’a pas été « jeté » au public. Un espace qui permet enfin de placer la réception du livre imprimé en présence de l’auteur, dans une société que l’encyclopédie même a fait naître.

Cette évocation d’une sociabilité organisée autour de la Science universelle renvoie à l’essor du mouvement « académique » à Paris, dans la première moitié du xviie siècle. Elle se rattache à deux aspects de la réflexion sur la réforme des pratiques scientifiques, aspects sur lesquels Bacon a insisté, mais auxquels pourraient être associés d’autres noms. Il s’agit de l’image de la science comme entreprise collective, image à laquelle nous avons fait allusion en parlant du « réseau généalogique », ainsi que de l’exigence subséquente de publier tout ce qui pourrait contribuer à cette entreprise (exigence opposée à l’image du savoir comme secret[73]). Ces deux aspects sont présents dans la réflexion que la Science universelle propose sur la réforme du savoir. Dans leur association aux dispositifs « protégeant » l’encyclopédie, ils subissent cependant des réinterprétations.

La collaboration organisée autour d’un objectif de recherche, ou encore son institutionnalisation, sont représentées dans La solitude[74]. Trente ans plus tard, dans De la Prudence (1673), Sorel y reviendra en suggérant la création d’une Académie des Historiens pour remédier aux « deffauts de l’Histoire de France[75] ». Cependant, dans le discours sur la réception de l’encyclopédie et du travail de l’encyclopédiste, cette collaboration est recentrée et personnalisée. Elle participe dès lors à la tension entre repli et communication, autosuffisance et participation, mise en scène dans les textes liminaires, mais aussi et surtout dans La solitude. Tout en se référant au discours sur les pratiques savantes, elle constitue une fiction dont l’encyclopédie et l’encyclopédiste deviennent les protagonistes.

Il en va de même de l’exigence du partage du savoir inscrite dans la visée réformatrice de La science universelle et de sa proposition de changer la société grâce à la diffusion d’une science réformée. Dans sa rencontre avec les observations sur les vicissitudes de la publication et le régime d’auctorialité propre à l’encyclopédie, cette exigence de partage non limité se combine à l’image ancienne du savoir comme secret et à la distinction entre une diffusion exo- et ésotérique. Il s’agit d’une mesure classique contre l’« abandon » du texte, qui permet ici d’imaginer ce réseau fictif à la mesure de la Science universelle.

On peut élargir ces observations à la manière dont Sorel interprète le thème baconien de la critique des autorités textuelles, thème d’origine humaniste. Dans ce cas plus encore que dans les deux précédents, il s’agit d’un élément central de sa réflexion sur la science. L’examen de la science du passé – l’inventaire critique de ses contenus, de ses méthodes, de ses objets – permet au savoir humain de progresser sur de nouvelles bases dans le but de transformer la société. De la perfection de l’homme donne à voir l’ampleur de cette entreprise critique menée par des auteurs anciens et modernes, mais aussi par des praticiens.

Pourtant, la forme que prend cet examen dans La science universelle concourt de manière décisive à isoler la contribution de l’encyclopédiste. L’encyclopédie propose avant tout une lecture critique comparée des différentes positions sur les questions qu’elle aborde, lecture qui ne nomme ni les textes, ni les auteurs. Les textes liminaires du premier volume justifient l’anonymat auquel Sorel soumet cet examen et renvoient à des traités séparés pour la présentation des auteurs et des textes[76]. L’anonymat est mis en rapport avec l’auctorialité de l’encyclopédiste : la vérité en philosophie appartient à la nature (et non à son premier énonciateur), la lecture critique et la transformation des matériaux qui en résulte, à l’encyclopédiste.

Le procédé[77] a pour effet de mettre en relief l’encyclopédiste, seul protagoniste individualisé dans ce dialogue critique avec la science ancienne et moderne. Il met en question la notion même d’autorité dans le domaine des « choses », car ne pas nommer les autorités revient ici à les priver de ce statut. Les intervenants dans les querelles d’École, les novateurs et leurs polémiques contre des adversaires anciens et modernes ainsi que les disputes de priorité s’effacent[78] au profit de la lecture critique et du nouvel ordre que l’encyclopédiste donne aux matériaux rassemblés. Sa position particulière dans le domaine des « choses » appuie l’impartialité qu’il revendique.

On pourrait aussi évoquer l’insistance de Sorel à mentionner son instruction autodidacte par la lecture, qui appartient à ce même récit, connu, de la réforme du savoir dont l’encyclopédiste se fait le protagoniste, et les remarques de Sorel sur l’esprit des lecteurs « préoccupé » par l’erreur, inversion de l’image du « candidus lector » (Sorel parle de « Tables d’attente[79] »), du lecteur non prévenu. En tant que destinataire de l’encyclopédie, le lecteur est assimilé au corpus sur lequel s’exerce l’activité critique de l’encyclopédiste, avant de pouvoir devenir lui-même lecteur au sens fort et interlocuteur.

Dans cette analyse, nous avons tenté de montrer comment Sorel met en contexte son travail d’encyclopédiste en le situant par rapport à des oppositions qui en soulignent d’abord le caractère insolite, voire contestable, pour s’intégrer ensuite dans les solutions que l’auteur apporte à ce problème. Cet aperçu forcément limité des dispositifs assurant la contextualisation du projet encyclopédique suggère l’importance de la réflexion de Sorel sur la notion d’« auteur » dans le domaine des belles lettres pour l’interprétation particulière qu’il donne à son travail d’encyclopédiste. La rencontre de cette réflexion avec les nouvelles idées sur la science et avec les grands thèmes de l’humanisme permettent à l’auteur de définir et d’occuper un terrain où les autorités sont provisoirement mises en échec.