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1. La traduction des documentaires : quelques définitions

La traduction de films documentaires, spécialement des films composés d’interviews, répond à d’autres critères que la traduction littéraire. Il convient de se demander, par exemple, quelle stratégie permet la prise en compte de l’intention de l’auteur et le respect de la forme de l’expression dans un genre où les dialogues (le texte à traduire) n’ont pas été écrits par un auteur mais enregistrés sur le vif ? N’est-il pas convenu, en effet, qu’un film documentaire donne à voir la réalité ? Quel traitement est réservé à ces dialogues directement empruntés à la vie réelle lorsqu’ils ne répondent pas aux normes linguistiques en usage, dès lors que ces dialogues passent par le filtre de la traduction ? Le Petit Robert (édition 1993) précise que le film documentaire désigne un « film didactique présentant des documents authentiques non élaborés pour l’occasion (opposé à film de fiction) ». Depuis, la définition s’est élargie pour recouvrir un genre cinématographique et télévisuel à part entière, bénéficiant de ses propres festivals, de ses prix, de ses chaînes thématiques, de ses artistes. Le documentaire diffère à la fois du reportage d’actualité et de l’infodrame (en anglais docudrama ou enquête dramatisée, film fondé sur une réalité observée ou reconstituée après recherche documentaire, les personnages réels étant interprétés par des acteurs). Entre ces deux genres se trouve notamment ce qu’Antenne 2 a appelé vers 1980 les « documents de création »[1], qui proposent un nouveau style de communication, utilisant les ressources du septième art pour tenter de cerner des personnages exemplaires ou d’exception, des phénomènes de société, les coulisses des sciences et techniques, l’exotisme de pays lointains ou des événements marquants ou insolites du passé ou du présent.

Nous ne traiterons pas ici de la part d’élaboration de la réalité par le documentariste, effectuée durant le travail de repérage, de cadrage, de montage et de mixage des images et du son. Il s’agit d’un autre débat (Franco, 2000 : 235). Mais la pratique révèle que traduire un documentaire ne consiste pas uniquement à transcrire dans une autre langue des paroles prononcées dans la langue de départ par des témoins interrogés (interviews) ou filmés dans leurs activités quotidiennes (séquences d’ambiance), voire les textes de présentation ou de transition (la narration) d’un journaliste ou d’un spécialiste qui peuvent être tour à tour visibles à l’écran (séquences synchrones) ou dont seule la voix hors champ est entendue sur des images d’illustration ou d’ambiance. Lorsque le commentaire est lu par un narrateur absent de l’écran, on parlera de voix off.

Dans cette étude de cas qui s’appuie sur la traduction d’un « document de création » (selon la définition ci-dessus), nous voudrions évaluer la part de reconstruction de la réalité, voire de gauchissement de la parole-source susceptible d’intervenir dans la traduction : dès le découpage linguistique des unités signifiantes données à traduire puis dans leur transposition sous forme de texte écrit (les sous-titres) ou de dialogues partiellement superposés au stade de la postproduction sur la voix des personnages authentiques qui restent plus au moins audibles en fond sonore ou en amorce de début et de fin, dialogues réexprimés par des acteurs en voice over[2]. Nous espérons ainsi apporter notre pierre à la recherche sur la traduction de documentaires, un genre plutôt négligé si l’on en croit Franco (2000 : 235), soit parce qu’il n’est pas assez littéraire, soit parce que traduire des faits semblerait être aux yeux des chercheurs une activité objective, sans problèmes (et donc sans intérêt).

2. Description du corpus

Le corpus a pu être réuni alors que nous avons été amenée à traduire un documentaire israélien pour la chaîne française d’Arte, au printemps 1995. Contactée par un sous-traitant, nous avions expliqué d’entrée de jeu nos préoccupations de chercheur, notre désir d’être associée au maximum d’étapes de la fabrication du produit traduit et d’être autorisée à conserver et à utiliser le matériel réuni pour un travail universitaire. Nous avons fait valoir par ailleurs notre expérience de traductrice et d’interprète pour les médias mais aussi de réalisatrice de documentaires de télévision. Nous avons obtenu au fur et à mesure l’accord des divers sous-traitants (Société 3I, C.M.C., Dub Service 19) et, entre fin mars et début mai 1995, nous avons pu observer ou participer à Paris aux opérations qui ont transformé la copie internationale remise par le producteur israélien en version française de l’émission diffusée simultanément sur les chaînes nationales Arte France et Arte Allemagne le 28 juin 1995, dans la série des Mercredis de l’histoire/Geschichte am Mittwoch.

Nous avons été chargée d’effectuer le décryptage et la traduction de l’hébreu et de l’anglais, les courtes séquences en espagnol et en russe ayant été commandées ailleurs, l’amharique n’étant pas traité (pour des raisons de coûts !). Nous avons reçu le matériel suivant (que nous désignons ici par des sigles auxquels nous nous référerons par la suite) :

  • Une cassette audio : copie (de mauvaise qualité) de la bande sonore originale du film.

  • Une cassette vidéo VHS de la version originale (VO) en hébreu du film tel que diffusé, avec code temporel.

  • VD/A : une VHS de la version allemande réalisée pour Arte Allemagne avec code temporel (copie incomplète, 46 minutes à partir du début). [N.B. : la chaîne allemande avait opté pour une traduction en voice over uniquement, donc sans sous-titres].

  • LD/E : une liste de dialogues traduits en anglais ; 17 pages, numérotées de 5 à 22, fournie par la postproduction (St. Jean – Dialogue list) mais ne portant aucune indication de temps, de scènes, de plans, de l’identité du locuteur et de la langue qu’il parle. Certains éléments n’étaient pas décryptés (une longue lettre lue en anglais, certaines conversations). L’hébreu, l’espagnol, l’amharique, étaient généralement traduits (pas le russe). L’anglais figurant dans l’original avait été corrigé et standardisé. Plusieurs indices, essentiellement la disposition typographique sous forme de groupes de deux lignes ne dépassant pas 27 signes, nous portent à croire que cette liste de dialogues reproduisait en fait les sous-titres anglais du film projeté au festival de Jérusalem de 1993.

  • TF : Une traduction française écrite, avec pré-découpage des voice over et des sous-titres, indication des locuteurs. Une main avait noté ici et là en marge la langue utilisée. Après lecture, Arte avait demandé une nouvelle version, n’étant pas satisfaite de la qualité de cette traduction (pourtant utilisée la même année, après quelques corrections et modifications, par la chaîne thématique Planète (chaîne câblée spécialisée dans les documentaires. On notera ici l’écart entre les moyens et la mission d’une chaîne commerciale privée par opposition à Arte, chaîne culturelle nationale). Le sous-traitant nous avait affirmé que la traduction française avait été réalisée en Israël pour la promotion du film à l’étranger, afin de présenter le film en vue d’une acquisition des droits de diffusion par une chaîne étrangère, mais il n’est pas impossible qu’il s’agisse en fait de la version écrite réalisée pour Planète, communiquée au producteur et rejetée par Arte.

Par ailleurs, nous avons reçu du premier sous-traitant des instructions orales et écrites nous demandant de respecter un certain nombre de règles techniques mais aussi linguistiques. Il fallait notamment ne se fier qu’à notre propre saisie de la bande son du film original et non à la liste des dialogues (d’où une version supplémentaire de départ : notre décryptage). On demandait de noter puis de traduire les répétitions (sauf quand la parole se cherche), les soupirs, les onomatopées, pour qu’en studio les acteurs chargés de donner vie à la traduction ne se trouvent pas devant un blanc inconsidéré mais puissent disposer d’éléments malléables. Parmi les recommandations écrites, deux concernent plus particulièrement notre propos :

  • Dans le cadre de voice over, pensez que la traduction va venir s’intercaler dans le discours de l’intervenant (dans la mesure du possible, on continuera de l’entendre) : restez donc le plus près possible de la langue originale, surtout dans le rythme et le phrasé ; choisissez des mots qui se ressemblent : c’est ce qui donne au téléspectateur l’impression de comprendre une langue étrangère.

  • Faites en sorte que vos textes paraissent avoir été écrits directement en francais : il n’y a pas aucune nécessité pour le téléspectateur de « espaceinsecable]sentir » que le texte à l’origine était dans une autre langue que la sienne (feuillets dactylographiés remis par la Société 3I sous le titre « À l’attention de nos collaborateurs traducteurs pour ARTE »).

Nous avons conservé la trace de la plupart des corrections introduites en amont par les divers sous-traitants ainsi que par les acteurs à notre traduction écrite (texte récupéré avec l’accord du directeur artistique). Nous nous attacherons à comparer les matériaux des diverses phases de production de la version Arte France (VF/A) avec les trois versions finales dont nous avons eu copie :

  • VD/A : la version allemande diffusée le même jour sur Arte-Allemagne (28 juin 1995, voice over uniquement).

  • VF/P : l’autre version française diffusée sur la chaîne câblée documentaire Planète, en multidiffusion, un passage par jour entre le lundi 4 septembre et le dimanche 10 septembre 1995 (voice over et sous-titres).

  • ST/VH : la version originale rediffusée en Israël le 12 juin 1996, sur la deuxième chaîne de télévision, avec sous-titres intralinguistiques en hébreu (mais aussi interlinguistiques pour l’anglais, l’espagnol et l’amharique)[3].

Cette longue liste de sources peut sembler fastidieuse. Elle nous semble justifiée par le fait qu’elle révèle l’importance de la prise en compte des divers éléments qui, une fois recoupés et croisés permettent d’évaluer une traduction audiovisuelle, objet d’interventions multiples en amont du produit fini.

Dans notre étude, nous nous limiterons à un aspect du transfert linguistique : le traitement traductionnel d’un trait distinctif de ce film, à savoir le parler approximatif et souvent incorrect des immigrants, mêlant parfois plusieurs langues dans leur discours. Nous confronterons les exigences d’acceptabilité (cf. ci-dessus : « Faites en sorte que vos textes paraissent avoir été écrits directement en français ») avec le respect de l’authenticité attribuée à la parole du documentaire et la conformité avec l’intention de l’auteur (le locuteur ? la réalisatrice ?).

Bien qu’il s’agisse d’une étude de cas qui ne permette pas donc de généraliser pour l’ensemble des traductions de documentaires, on tentera d’apprécier l’écart entre la version originale et sa traduction, la part d’arbitraire qui prévaut dans l’établissement du texte-source (choix et découpage des séquences considérées comme signifiantes et appelées à être traduites, soit sous forme de voice over, soit comme sous-titres)[4] et le poids des contraintes qui pèsent sur le traducteur, invité à respecter des normes précises, imposées par le donneur d’ouvrage ou par l’usage social.

3. Descriptif du film : St. Jean//Sandjin, (Pitarone diyour zemani), « Saint Jean (Solution provisoire de logement) »

Ce documentaire de création, d’une durée standard de 52 minutes, est un montage condensé pour la télévision d’un original de 75 minutes (hébreu avec sous-titres anglais) présenté et primé au Festival du cinéma de Jérusalem, en juillet 1993. La réalisatrice, Julie Shles, possède une solide réputation d’esthète engagée, à la sensibilité sociale[5].

St. Jean, produit par une autre femme (Amit Breuer) est un film rigoureusement construit, aux images soignées. Il présente les difficultés d’intégration de nouveaux immigrants en Israël, à travers six portraits : deux enfants (Erina, huit ans et Iyov, adolescent éthiopien de 12 ans, le seul « homme » du film) et quatre femmes (une dame d’âge mûr venue d’Argentine, Suzana, et trois Russes : Paulina, jeune mariée de 19 ans, Léna, serveuse de 27 ans, Tonia, environ 30 ans, maman d’Erina). Après avoir tenté de vivre en ville où les loyers les ont découragés, les immigrants ont été logés dans un village de transit qui ressemble plutôt à un bidonville. Ils s’y trouvent en moyenne depuis un à deux ans. Saint Jean est constitué de rangées de maisons préfabriquées (appelées « caravanes » en hébreu), posées à même le sable sur le littoral méditerranéen, au nord d’Israël, non loin d’Acco, la Saint-Jean d’Acre historique, d’où son nom Sandjin (prononciation déformée de Saint-Jean), qui constitue le titre du film. En hébreu un second titre, en caractères plus petits, apparaît avant le générique « Fin » : Pitarone diyour zemani (Solution provisoire de logement), titre censé rappeler notamment aux Israéliens la période de l’immigration de masse des années 1948-50 où les nouveaux venus s’entassèrent pour un temps dans des maabaroth (littéralement : lieux de passage, de transit).

À St-Jean, les personnages, nouveaux pauvres qui bénéficient d’un toit (gratuit ou presque), mais pas encore d’un vrai foyer, sont placés à l’écart des Israéliens de souche, qu’ils ne retrouvent qu’à l’école ou au travail. Ils tentent de s’intégrer, de s’en sortir (comme Paulina, 19 ans, qui se marie et quitte les caravanes), mais se sentent exclus en raison de leur pauvreté, leur accent et leur hébreu sommaire. Ils sont parfois soumis aux préjugés (les femmes russes seraient toutes des putains ; Erina, la fillette russe, déteste les Ethiopiens, qui sont noirs et dont elle a peur). Seule Suzana, d’Argentine, apprécie son nouveau foyer, s’émerveille de la beauté du ciel, fredonne à tout bout de champ.

4. La fonction du langage dans le film

Dans une étude consacrée aux facteurs culturels dans le sous-titrage, Birgit Nedergaard Larsen (1993 : 221) établit une distinction entre les genres audiovisuels afin de déterminer la stratégie traductionnelle optimale, en fonction du point focal :

  • le langage est central : satire, comédie, programmes de variétés/chansons ;

  • les personnages sont centraux (portraits, drames, films de fiction, shows) ;

  • les événements sont centraux : nouvelles/actualités, documentaires, sport.

St. Jean ne semble pas répondre aux critères indiqués du documentaire (l’actualité y est intemporelle) mais plutôt de la fiction. Il traite du problème de l’immigration autour de certains personnages (Nedergaard Larsen recommande alors de s’attacher aux éléments qui « décrivent la personnalité du locuteur ») dont le langage est particulièrement révélateur. Nous allons tenter d’explorer cette piste pour évaluer les stratégies employées pour traduire la diversité culturelle.

Dans le film la parole s’exprime dans les interviews réalisées, dans des conversations prises sur le vif mais aussi dans les scènes d’ambiance. En revanche, contrairement à beaucoup de documentaires, aucun commentaire, aucune narration (voix off), aucun carton, aucune incrustation ne viennent expliquer les situations, préciser l’écoulement du temps, identifier le locuteur en lui donnant un nom, un âge, une origine, une profession… Les détails biographiques sont tous glissés dans les interviews (voir les noms des personnages dans la fiche technique, en annexe). Le spectateur découvre donc le destin des immigrants en les regardant vivre ou à travers ce qu’ils disent ou qu’ils taisent. Or leur mauvaise maîtrise de l’hébreu constitue un handicap. Leur accent accentue le sentiment d’altérité et exige une attention soutenue pour comprendre ce qu’ils prononcent avec peine. Ils cherchent leurs mots, parlent en charabia, sont incapables d’exprimer intégralement ce qu’ils souhaitent transmettre à l’intervieweuse. Ils en sont réduits à utiliser un vocabulaire limité, insuffisant pour nuancer leur pensée. Cette situation d’infériorité linguistique constitue également une entrave à une communication libre avec les autres Israéliens. Comment, dans ces conditions, trouver un vrai travail et sortir du cercle de la pauvreté et de l’exclusion ? C’est Lena, jeune russe à la voix rauque (elle fume ; le décryptage est parfois impossible) qui exprime le mieux cette difficulté :

  • ST/VH : Baat’hala, haya meod kaché. Kemo mefagrim, beli safa, beli kloum, lo mevinim choum davar. Mi yika’h otekha ?

    (Littéralement : Au début c’était très difficile. Comme des arriérés. Sans langage. Sans rien. On ne comprend rien du tout. Qui te prendra ?).

  • LD/E : – At first, it was very difficult. It was like being retarded. Without a language, with nothing. Not understanding anything, who would hire me ?

  • TF et VF/P : Au début, j’ai eu beaucoup de mal. On se sent idiot quand on ne comprend pas la langue. Qui va t’embaucher ?

  • VF/A : (passages inaudibles reconstituée en fonction du contexte et de LD/E) : Au début, c’était très difficile. On se sent idiot. On ne comprend rien, on ne connaît rien. Qui va vous embaucher ?

Cette confidence souligne l’importance de la maîtrise de la langue locale dans la réussite de l’intégration sociale. Or on constate dès à présent que si Lena s’exprime par remarques successives composées de bribes, les deux versions françaises sont réécrites, elles complètent son propos, adoucissent son sentiment d’infériorité (« comme des arriérés »), masquent sa difficulté à dire en hébreu ce qu’elle ressent, accentuent pour le spectateur le sentiment d’injustice (Lena est si éloquente en français) tandis que les sous-titres hébreux de ST/H conservent les incorrections et n’explicitent pas (Qui te prendra ? ne devient pas : Qui va vous embaucher ?).

Autre exemple soulignant la fonction du langage en tant que révélateur de l’origine géographique et sociale des personnages : Suzana, l’un des caractères les plus toniques et les plus attachants du film. Elle s’exprime, tant dans les interviews que dans ses contacts avec les gens (séquences d’ambiance), dans un mélange, parfois incompréhensible, de plusieurs langues (essentiellement l’anglais, l’hébreu, l’espagnol, mâtinés d’expressions yiddish et saupoudrés de vocables français). Elle chante en espagnol[6], essaie d’aborder une visiteuse de Russie en yiddish puis en allemand, change de langue en répondant aux questions. Pour qui connaît le destin des émigrants yiddishophones d’Europe de l’Est, installés en Argentine dans les années 1920 ou précédant la Seconde Guerre mondiale, Suzana est un représentant typique de cette intelligentsia éclairée, cultivée, qui s’est déracinée une fois de plus pour s’installer en Israël. Contrairement à deux des jeunes femmes russes qui comparent St-Jean à un ghetto et souffrent des conditions physiques de logement, Suzana se dit satisfaite :

Décryptage : SUZANA : For me, it’s not caravane, some despective chose. Lo, zé bayit. E’had Shtayim ‘heder, chèroutim, mayim kar, mayim ‘ham, (inaudible : my home ?), for me, zé tov.
JOURNALISTE : What did you bring from Argentina ?
SUZANA : All : my books, my tsala’hess, my sakin, my casserolekess, all. And I bring the best. I !

On notera que Suzana commence en mauvais anglais, introduit un mot français, poursuit dans un hébreu macaronique qui ne respecte pas les accords en genre et en nombre et ignore la syntaxe, multiplie les allers-retours d’une langue à l’autre. Dans sa seconde réponse, elle attribue un suffixe yiddish à un mot hébreu (tsala’hot = assiettes) et à un mot espagnol (et français : casserole), emploie sakin (un couteau) peut-être pour sakoum (des couverts). Elle emploie un présent en anglais au lieu d’un passé et un prénom sujet au lieu d’un prénom complément. Toutes ces incorrections sont imperturbablement reproduites, y compris les suffixes yiddishisants, dans les sous-titres hébreux qui unifient néanmoins la langue (mais la bande son conserve l’énonciation originale multilingue) :

S/T/VH : – Bichvili, karavan…zé lo stam davar ra’... Lo, zé bayit. E’had shtayim ‘heder, chèroutim, mayim kar, mayim ‘ham, ma tsarikh ? zé tov.
– Hakol. Sefarim chèli, tsala’hess chèli, sakin chèli, “casserolekess », vaani mèvia èt hadavar hatov beyoter – ani.

Par contre les autres versions (y compris la liste des dialogues, sans doute les sous-titres anglais de la version cinéma) corrigent systématiquement l’expression, masquant le témoignage des tribulations géographiques et culturelles de Suzana sous une langue aseptisée, banalisée, ne conservant que le sens logique et prosaïque :

LD/E : For me, the caravan is not just something to be despised. No. It’s a home. I have two rooms, one bathroom. I have cold water and hot water. Whatever you want. For me, it’s good.
– What did you bring from Argentina ?
– All : my books, my plates, my knife, my casseroles, all.
And I bring the best. I !

VF/A : SUZANA : Pour moi, la caravane, ce n’est pas un endroit méprisable[7]. C’est une maison, une ou deux chambres, des toilettes, l’eau froide et l’eau chaude. C’est mon foyer. Pour moi, c’est bien.
JOURNALISTE : Qu’avez-vous apporté d’Argentine ?
SUZANA : Tout. Mes livres, mes assiettes, mes couverts, mes casseroles… Tout.
Et j’ai apporté la meilleure : Moi ![8]

Venons-en à un troisième exemple. Nous avons constaté la belle assurance de Suzana (elle est « the best »). Elle entre d’ailleurs dans l’épicerie du village en lançant à la ronde un joyeux :

« – Hello ! Je suis miss Argentine ». Nul doute que cette femme à la sihouette peu flatteuse mais pétillante sait utiliser l’autodérision pour conserver un bel optimisme de façade. Cette phrase, bien que traduite par nous et figurant dans toutes les versions étudiées, a été inexplicablement supprimée dans la version diffusée sur Arte France. Semblait-elle trop incongrue, dérangeait-elle des conventions ? On en est réduit à des conjectures. Pourtant, dans le programme du Festival de cinéma de Jérusalem, Suzana est caractérisée ainsi : « Miss Argentina » (59), a history professor, dreams of a villa by the sea and a university post. In the meantime, she rides a bicycle and misses home” (catalogue, p. 32).

Ailleurs, la réalisatrice a donné l’occasion à Suzana de se décrire elle-même en lui faisant lire à l’écran un texte écrit, sa réponse à une petite annonce matrimoniale, une lettre qu’elle a rédigée en anglais. Elle s’y présente comme une femme cultivée, parlant huit langues. Elle triche manifestement sur son âge. Pour le spectateur de la VO, le contraste entre ce qu’elle dit et la manière dont elle le dit est signifiant.

Qu’en reste-t-il en traduction ? Comparons notre décryptage (la lettre manquait dans la liste des dialogues) avec notre version pour Arte/France :

St. Jean, 18th February 1993

Mr. American man. I read your avis in the “Jerusalem Post”. I have fifty years old. I am professor of History. I speak eight language. I like very much the good music, good theatrone, film and picture. The Impressionism is my favorite picture. I read very much and I cooking very well. Of course dessert is my speciality. I have a great sentido ( ?) of humor and blue eyes. Not dye my hairs and I like the champagne “brat (brut ?)”. My name is Suzana Goldenberg and I live in (inaudible) St. Jean, caravane Acco. Israel. My life in Israel is very nice. I live one street from the sea and I like very much swimming. I like very much love (laugh ?)[9] and I am very sweet. I have no choses to tell you and make a little kiss for you. And one photo and a great Shalom from St. Jean. Your Suzana.

VF/A : Monsieur l’Américain. J’ai lu votre annonce dans le Jerusalem Post. J’ai cinquante ans. Je suis professeur d’histoire. Je parle huit langues. J’apprécie beaucoup la bonne musique, le bon théâtre, le cinéma, la peinture. Mes peintres préférés sont les impressionnistes. Je lis énormément. Je suis très bonne cuisinière. Ma spécialité, ce sont bien sûr les desserts. Je possède le sens de l’humour. J’ai les yeux bleus. Je ne me teins pas les cheveux. J’adore le champagne brut. Je m’appelle Suzana Goldenberg et j’habite au village de caravanes de Saint-Jean, à Saint-Jean d’Acre, Israël. Ma vie en Israël est très agréable. J’habite à une rue de la mer et j’adore nager. J’aime beaucoup l’amour. Je suis très douce. Je n’ai rien d’autre à vous raconter. Je vous envoie un petit baiser et une photographie. Grand bonjour de Saint-Jean. Votre Suzana.

Cette séquence, où Suzana est à l’image (elle relit sa lettre à voix haute, allongée sur une chaise longue, elle s’esclaffe entre deux phrases) est réalisée en voice over, la voix française masquant donc les incorrections de l’original, mais aussi partiellement les apartés en espagnol et les petits rires amusés[10]. Certes, le spectateur est censé apprécier d’entendre un texte qui semble avoir été écrit en français (si l’on en croit la norme fixée par le donneur d’ouvrage). Mais interprétera-t-il cette lettre de Suzana de la même manière que le destinataire américain ou le spectateur de la VO ?

Il convient de dire ici que dès le premier jet de notre traduction, nous avons fait valoir la fonction expressive des incorrections et maladresses de langage (syntaxe, morphologie, phrases inachevées, emploi simultané de plusieurs langues ou de mots intercalés empruntés à diverses langues…). Nous avons insisté pour en tenir compte, expliquant qu’elles concernaient le sens même du film. Nous avons proposé, par exemple, de maintenir les trois occurrences où Erina (la fillette russe) parlant des Ethiopiens qui lui font si peur les appelle en russe Ethiopiane au lieu de Ethiopi(m) en hébreu. Le sens serait resté clair étant donné la ressemblance des sonorités. En vain. Il est vrai que toutes les autres versions, VD/A, VF/P et même ST/H ont également rectifié et unifié la dénomination. Seul LD/E propose Ethiopiani(s). Nous aurions souhaité conserver la formule de la maman d’Erina, qui a quitté la Russie à cause de la radiatsia de Tchernobyl (corrigée en radiation dans LD/E, en kerina/radiation (radioactive) dans ST/H, supprimée dans VF/P (« à cause de Tchernobyl »), devenue « l’accident de Tchernobyl » dans VF/A, après correction du sous-traitant. Nous nous proposions de conserver, pour la couleur locale cette fois-ci, le voeu traditionnel Mazal tov (bonne chance) adressé ici à des mariés. Nous avons fait valoir qu’il était connu des Français depuis la sortie du film de Régine intitulé Mazal tov, de même que la formule le’haïm (à la vie) popularisée par la célèbre chanson d’Un violon sur le toit. Le français accepte d’ailleurs prosit, skål et autres formules qu’on prononce en levant son verre. Mazel tov…We’ll drink le’chaim, le’chaim, to life, écrit LD/E ; Wir drinken lechaïm, am leben, entend-on dans le voice over de VD/A. Mais l’usage français est inflexible.TF et VF/P proposent Tous nos voeux… À votre santé ! À la vie !. Nous avons reçu, pour VF/A, une fin de non-recevoir. Il a donc fallu se garder d’enchâsser d’autres formules étrangères, d’attester de la maladresse linguistique des immigrants en conservant des traces (même émaillées parcimonieusement) de leurs erreurs grammaticales ou de leurs incohérences dans l’ordre des mots et l’emploi du vocabulaire, à plus forte raison du mélange des langues. La Société 3I a pourtant accédé à notre demande et téléphoné en expliquant notre analyse aux divers responsables de la postproduction. La réponse est restée la même : il faut unifier, harmoniser, traduire dans un français normatif. Par ailleurs, la constatation que la version française (TF), que nous jugions satisfaisante à l’exception de fautes grossières, avait été rejetée par Arte comme maladroite nous a incité à une autocensure et à une surcorrection pour répondre à l’attente du donneur d’ouvrage. Les compliments reçus à divers stades de notre travail nous confortèrent dans l’idée que nous avions su nous conformer aux exigences imposées et à l’attente supposée… tout en trahissant à nos propres yeux notre compréhension et notre analyse du film, en masquant une partie de son message et de la psychologie des individus montrés.

5. Les normes françaises de traduction

Ce bref survol du traitement d’un trait unique (la langue des immigrants) envisagé sous l’angle de la caractérisation des personnages permet de constater que dans le cas traité, les versions françaises, et particulièrement la version d’Arte tendent vers une homogénéisation des traits de langage, une uniformisation qui répond à des normes explicitement exprimées oralement et par écrit, imposées tant par une autocensure que par un contrôle de la traduction remise, et des corrections à divers stades de l’élaboration du produit fini. Cela va dans le sens de l’étude de Goris (1993) sur la politique française en matière de doublage. Il est vrai que Goris (à partir d’un travail de maitrise de 1991) s’appuie sur l’étude du doublage synchro-labial en français de cinq longs métrages de fiction, non sur des documentaires. Mais l’observation des stratégies utilisées met en évidence les mêmes normes que dans le cas du doublage voix off/sous-titrage de St-Jean : standardisation linguistique (diminution ou disparition des idiolectes, des traits distinctifs propres à la langue parlée, aux origines sociales et géographiques), stratégie de naturalisation (adaptation socioculturelle pour donner l’impression que les traductions françaises sont en fait des originaux. Les voix et la prononciation bien française des acteurs contribuent à l’illusion ; ibid. : 178-179). Enfin Goris a trouvé (comme nous) que les versions françaises étaient plus explicites que les originaux, mais selon Toury (1980 : 62), il s’agirait d’une norme universelle en traduction.

Franco (2000) analyse pour sa part la traduction en voice over de documentaires comme pratique culturelle en s’arrêtant sur deux traits distinctifs (l’oralité et l’objectivité) à travers trois exemples de films brésiliens diffusés simultanément sur Arte France et Arte Allemagne. Là encore, ses conclusions vont dans le même sens que les nôtres. Bien qu’il s’agisse d’une même chaîne (Arte), il semble, écrit-elle en substance, que la culture cible a plus de poids que l’institution dans la définition des pratiques de traduction. C’est ainsi que les versions françaises sont plus mimétiques que les allemandes, respectant dans le choix des acteurs le genre, le nombre, le timbre, l’âge des locuteurs[11] (pour St. Jean, sept personnages en comptant la journaliste, donc sept acteurs français contre quatre allemands), traduisant fréquemment les chansons que Arte Allemagne ne traduit jamais (cf. notre note 6). Or, relève Franco, le documentaire, genre factuel, appellerait une traduction essentiellement non mimétique, une reproduction objective de ce qui se dit – et non une imitation qui donne l’illusion du même, particulièrement encouragée dans le doublage synchro-labial des films de fiction.

En somme le sous-titrage (qui laisse intact la bande son) et le voice over (jouant sur la coprésence de l’original et de la traduction – cf. Kaufmann 2003) conviennent mieux au documentaire du fait qu’ils entretiennent l’illusion de l’authenticité. Mais s’ils sauvegardent leur crédibilité auprès du public cible, sont-ils pour autant respectueux de l’intention des personnages et de l’auteur autant qu’il est convenu de le supposer ? Peut-on affirmer que la réalité n’a pas été retouchée ? Prendrait-on autant de libertés avec une oeuvre d’imagination qu’on en prend avec le réel ? Considérerait-on comme inconvenants les incorrections, le mélange des langues, les accents malhabiles s’il s’agissait d’un texte littéraire, de dialogues rédigés par un écrivain ?

Au terme de cette étude, il est possible d’affirmer que la volonté d’harmonisation du langage, clairement exprimée et mise en oeuvre par les partenaires de la chaîne Arte France, a porté atteinte à un aspect significatif du film St. Jean. Alors que ce documentaire élabore des portraits à partir d’une parole qui se cherche et qui tient lieu de fil conducteur (le film étant dénué de narration et de commentaires), il a été traité comme un texte pragmatique : la forme originale comptant moins que le fond, c’est le message général qui a été privilégié et qu’on s’est attaché à adapter et à mettre en scène pour le faire accepter par le public français. Le résultat est un beau film, que l’on suit avec plaisir, sans être dérangé par des incongruités de langage, par une réalité multilingue et multiculturelle peu familière sans doute à un habitant de la France profonde, et qui aurait risqué de faire désordre.

Pouvait-il en être autrement ? Sans doute. Cette étude suggère que les normes qui semblent les plus évidentes ne vont pas de soi considérées par un autre milieu culturel. Le même film (St. Jean) a été traité selon des modes et des stratégies traductionnelles différentes selon le contexte : une même institution, Arte, a choisi le voice over intégral en Allemagne (VD/A), préférant en France, l’alternance du voice over pour les interviews et de sous-titres pour les ambiances (VF/A). Le même pays, la France, a cru bon de produire deux traductions concurrentes à quelques semaines d’intervalle pour obéir à des missions différentes (culturelle VF/A, commerciale VF/P) tandis qu’Israël produisait une version entièrement sous-titrée répondant à la fois aux critères de l’exportation commerciale en anglais et aux normes de la traduction écrite (LD/E corrigeant et harmonisant les incorrections, moins qu’en France cependant). La surprise est venue de la version sous-titrée pour la télévision israélienne (ST/H). Durant la saisie des sous-titres, nous avons constaté des phénomènes dont nous n’aurions pas pris conscience au simple visionnage et que nous avons tenu à croiser et confirmer par des sondages partiels dans les sous-titres de la nouvelle série documentaire de la même réalisatrice, Julie Shles, Daroma (cf. note 5). On peut observer en effet dans la pratique des retranscriptions, au bas de l’écran, des incorrections morphologiques et syntaxiques entendues oralement dans la bande son, tel le : ani mitkave de Yiov (forme pronominale non attestée du verbe lekavot : *Je me l’espère)… On voit aussi reproduites des phrases inachevées, non complétées à tout prix, non explicitées. On a vu sur l’écran des constructions inacceptables, une suite anarchique de mots, des répétitions « inutiles » (sans pour autant aller jusqu’à conserver les tics de langage, tel le : at yodaat ma – « Tu sais quoi… », de Léna, tic qui revient une bonne dizaine de fois dans le film mais que ST/H a supprimé). Cette approche audacieuse du sous-titre, observée dans ces documentaires israéliens (le doublage et même le voice over sont pratiquement inconnus en Israël) nous invite à approfondir le sujet dans l’avenir. Elle révèle que sous d’autres cieux, les normes rigides qui interdisent certaines pratiques prétendument inacceptables et inconcevables peuvent fleurir sans choquer… et que l’authenticité peut prendre le pas sur l’acceptabilité.

Il reste donc, à la recherche, de vastes domaines à explorer pour vérifier les conditions qui donnent naissance à des normes encore méconnues, notamment dans le domaine peu défriché de la traduction des documentaires.