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Le développement des études sur la traduction audiovisuelle, notamment sur la traduction pour le cinéma, a révélé la coexistence nécessaire, pour ce genre textuel, de plusieurs approches théoriques, coexistence qui est de quelque manière le reflet de la variété d’un univers traductif en évolution constante (Agorni 2000 : 405). Presque tous les théoriciens, et encore davantage les praticiens, sont cependant d’accord sur la nécessité d’une justesse pragmatique de la traduction par rapport à la situation filmique, au contexte d’énonciation, et surtout aux variations linguistiques des locuteurs. On reconnaît effectivement l’importance de l’attention aux différentes variations de la langue des dialogues par rapport à la norme standard, variations qui peuvent être diatopiques, diastratiques ou diaphasiques. Ces variations, qui doivent être prises en considération et pour le sous-titrage et pour le doublage, me semblent mériter réflexion, notamment en ce qui concerne le doublage et la diffusion du cinéma français contemporain en Italie.

1. Variations vs registres ou niveaux de langue

L’apparent retard existant vis-à-vis de l’approche traductive des variations, par rapport à d’autres aspects de la traduction filmique, par exemple le traitement traductif des allocutifs dans le doublage de films français en italien est dû en partie aux caractéristiques du « doppiaggese » (Giuliano 1996 : 103), cet italien du doublage qui trahit, selon certains, le naturel des dialogues oraux, mais aussi et surtout dû, à mon avis, à la complexité de l’identification et de la classification en français de ces variations, avant même que de les rendre dans une autre langue.

La tradition linguistique française introduit à l’intérieur des manifestations des variations, deux termes souvent employés indifféremment, à savoir registre et niveau qui paraissent « saturés de langage, et donc peu susceptibles de livrer des enseignements valables pour la traduction » (Martin 1996 : 115). Ces notions de registre et de niveau de langue, dont l’application la plus courante concerne le traitement du lexique dans les dictionnaires, ont été contestées et jugées insatisfaisantes, « car elles ne distinguent pas entre classification diastratique (ex. populaire) et classification diaphasique (ex. soutenu) » (Gadet 1989 : 11). Si l’on analyse par exemple les marques d’usage employées dans les principaux dictionnaires français, on s’aperçoit vite, en faisant une comparaison entre les différents renvois synonymiques et les différentes entrées, qu’à l’intérieur de la variable « société » les limites entre registre familier et registre populaire sont souvent peu claires, et que les choses se compliquent en ce qui concerne les rapports entre le niveau argotique et le niveau populaire. On peut deviner en effet un cheminement qui, s’il n’est pas impossible, n’a rien non plus d’escompté, de l’abréviation arg., pour argotique, à l’abréviation fam., pour familier, si bien que l’on a pu affirmer qu’à l’intérieur de la plupart des dictionnaires « la variable société constitue une source d’incohérence importante et irréductible : relation peu claire entre arg. et pop., incompatibilité des définitions entre arg. et fam., vulg. et pop., vulg. et fam. » (Corbin 1980 : 248). Si ces distinctions apparaissent difficiles, s’il paraît impossible d’identifier des catégories mutuellement exclusives, qui permettent de déterminer si un phénomène linguistique appartient au domaine des variations diaphasiques ou bien diastratiques, ce n’est pas seulement à cause des modalités de classement apparemment insuffisantes, mais aussi parce que

ce sont bien en grande partie les mêmes phénomènes linguistiques, et obéissant à une même hiérarchie, qui sont en cause dans le diastratique et dans le diaphasique […] Il n’y a ni étanchéité, ni spécialisation des traits linguistiques […] L’inanité d’une partition de nature entre diastratique et diaphasique peut aussi être constatée par le fait que cette distinction ne s’impose pas au même titre dans les répertoires verbaux de toutes les sociétés comparables à la nôtre : dans certaines situations nationales, elle n’est pas distribuée de la même manière. Ainsi de l’Italie, où le jeu est modifié par le rôle des dialectes.

Gadet 1996 : 23-24

S’il est donc vrai que la frontière entre l’argot et la langue populaire est devenue aujourd’hui assez floue, et qu’on n’a pas en français « la distinction que font les Anglais entre le cant-argot dit des voleurs et le slang-argot du peuple » (Merle 1987 : 4), il est également vrai que, surtout dans le domaine de la traduction de films français, on a souvent tendance à opérer au seul niveau lexical, et à essayer donc d’identifier des mots équivalents, dans la langue d’arrivée, qui portent la même étiquette de registre ou de niveau de langue. Or cela signifie souvent occulter l’acte de la traduction en tant que médiation culturelle et gommer la situation de ré-énonciation dans laquelle un certain dialogue oral va être produit, en oubliant ainsi que les aspects diastratiques, diaphasiques et parfois diatopiques agissent en français en étroite relation les uns avec les autres.

Par l’analyse de certains dialogues d’un corpus de films français doublés en italien, nous allons voir si et comment les différentes variations populaires et argotiques, présentes dans la version originale, ont été rendues en italien. Nous parlerons donc de variation, et non de registre ou niveau. Au-delà de la différence de dénomination, qui peut paraître subtile et apparemment insignifiante, parler de variations argotiques et populaires, signifie analyser les traits caractéristiques des dialogues en dépassant une vision hiérarchique des emplois linguistiques (du haut, le niveau standard, vers le bas, le niveau populaire et encore plus en bas le niveau argotique), pour une vision plus élargie, qui reconnaît aussi l’importance de la dimension diaphasique. Cela signifie également accepter la réalité d’une langue française à l’intérieur de laquelle les différences dépendent aujourd’hui, bien plus que de la stratification sociale, de la volonté de donner à la langue, en la modifiant dans tous les sens, une fonction identitaire.

Le corpus est constitué de sept films francophones distribués en Italie en version doublée : La haine (1995), Chacun cherche son chat (1996), Marius et Jeannette (1997), La fille sur le pont (1999), Rosetta (1999), Le goût des autres (2000), Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001)[1]. La sélection du corpus est due principalement à des raisons de chronologie et de genre. En retenant un axe temporel de sept ans, nous avons cherché à savoir si les variations argotiques et populaires ont évolué en français, si ces mêmes variations ont été prises en compte dans la version doublée en italien, et pour finir quelles sont, éventuellement, les évolutions que l’on peut observer. Quant au genre, le choix a privilégié les films qui, d’une manière plus ou moins explicite, font de ces variations l’un des traits fonctionnels pour caractériser les personnages et les dialogues filmiques.

2. Variations argotiques et populaires

2.1 Variations phonologiques

Le niveau qui est probablement le plus révélateur, pour les spécificités textuelles du film, est celui de la prononciation. En ce qui concerne l’intonation, on peut remarquer une tendance du français populaire à privilégier un rythme « généralement caractérisé par sa rapidité, et par la brièveté de séquences hachées, accompagnées souvent d’une sorte de ponctuation interne ou finale procurée par des éléments que nous appellerons appuis du discours » (Gadet 1992 : 31). Cette tendance vers un rythme plus rapide, apparemment liée à une différence diastratique, peut également être relevée dans certains contextes particuliers, où l’implication émotive dans la conversation prime sur l’aspect de transmission d’un message ; voilà donc que la caractérisation diastratique se double souvent d’un aspect diaphasique, et d’une caractérisation qui prend en compte également l’âge du locuteur. La brièveté des séquences, leur fragmentation et la présence d’éléments ponctuant le discours, qui vont de pair avec l’intonation et le rythme, même s’ils ne peuvent pas être strictement définis par des traits phonologiques, caractérisent en effet non seulement la langue populaire, mais aussi celle des jeunes. En ce qui concerne la rapidité de la prononciation, aspect pour lequel il m’est impossible ici de donner des exemples, les versions doublées des films en italien respectent, en tenant compte aussi des contraintes techniques du doublage, les mêmes traits des dialogues français ; en ce qui concerne le respect des appuis du discours, on peut constater une extrême variété dans les choix de traduction, et en tout cas une tendance à garder ces traits, également typiques de l’italien. Voici quelques exemples de signaux ponctuant le dialogue en français, et de la manière dont ils ont été traduits en italien :

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En poursuivant dans l’analyse des traits phonologiques typiques de la langue populaire, on remarque que le trait le plus fréquemment souligné est probablement la chute du e muet, chute que l’on peut retrouver dans la langue parlée en général, mais qui devient beaucoup plus fréquente dans l’usage populaire et dans des contextes familiers qui ne nécessitent ou ne permettent pas un contrôle de la « voyelle minimale du français » (Gadet 1992 : 36). Les sept films choisis présentent tous, avec une fréquence cependant variable, ce trait phonologique, vis-à-vis duquel les dialogues doublés opèrent une neutralisation absolue, due principalement au fait que du point de vue phonologique, l’italien populaire est caractérisé par des variations dialectales et donc diatopiques, plutôt que par des variations diastratiques (Berruto 1993 : 66). Étant donné l’impossibilité de traduire ce trait phonologique du français par des traits ou des accents qui appartiennent aux dialectes italiens, sinon au prix d’une connotation souvent cocasse ou grotesque du personnage, les dialoguistes italiens se voient souvent contraints à une opération de déplacement de l’écart du niveau phonologique au niveau syntaxique et lexical, à travers l’élision, par exemple, du subjonctif dans l’expression de l’hypothèse (Galassi 1994 : 69-70), ou à travers des choix lexicaux plus marqués que dans l’original. Pour notre corpus, ce procédé de compensation est quasi inexistant, et la caractérisation due à la réduction phonologique dans les dialogues français est donc neutralisée au prix d’un aplatissement des variations diastratiques et diaphasiques.

2.2 Variations morphosyntaxiques

En ce qui concerne le domaine morphologique du français, l’une des zones les plus délicates concerne les pronoms personnels, car « ils sont un lieu de confrontation entre la logique synthétique du latin plus ou moins conservée en ancien français, et le passage à une logique analytique dans le français moderne, encore accentuée dans l’usage populaire » (Gadet 1992 : 62). Le lieu principal d’instabilité des formes pronominales est la phonologie, avec un nombre de variantes qui concerne surtout l’élision de je, du tu, et pour finir du il en tant que pronom personnel et impersonnel. Voici quelques exemples de ce type de réduction qui, étant encore une fois phonologiques, sont neutralisées en italien.

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Dans ces deux derniers exemples, on peut constater deux autres aspects des variations populaires et argotiques concernant les pronoms personnels : dans le premier exemple, on a le redoublement de la forme sujet qui est rendue en italien par la présence du pronom personnel, présence non obligatoire et qui compense ici, de quelque manière, l’entropie traductive au niveau phonologique ; dans le deuxième exemple, on note la tendance, en français populaire et argotique, à remplacer le pronom personnel nous par on, tendance qui n’existe pas en italien populaire et dont le signe linguistique disparaît donc en traduction.

Une autre caractéristique morphologique du français populaire est la fréquence de ça non seulement en tant qu’équivalent de cela, mais aussi et surtout en tant que forme dont l’avantage discursif est de « permettre à des séquences variées de fonctionner comme sujet. Outre la reprise nominale […] c’est le cas pour les complétives […] et pour des groupes qui ne devraient pas pouvoir être sujets » (Gadet 1992 : 67). En italien, on rend souvent le ça par les pronoms démonstratifs questo ou quello, ou bien on supprime cette marque diastratique.

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En passant au niveau syntaxique, on constate l’omission, dans les phrases négatives, de ne, omission qui, déjà très présente dans le français oral ordinaire, devient pratiquement constante dans le français populaire et dans le parler des jeunes. En italien populaire, on peut constater à propos de la négation la présence de termes originairement régionaux mais qui ont perdu cette marque diatopique et sont désormais devenus des signes diastratiques, c’est-à-dire mica e manco. Dans les dialogues de notre corpus, on retrouve assez souvent leur présence, notamment dans les cas où l’absence du ne est clairement interprétable, dans le dialogue original, non pas comme le signe d’un discours tout simplement négligé, ou d’un discours entre jeunes gens, mais plutôt comme une marque d’appartenance du locuteur à une classe sociale défavorisée[4].

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Une autre caractéristique du système syntaxique populaire français concerne, dans une structure réputée complexe comme celle des relatives, le que passe-partout, « qui éviterait de noter les marques fonctionnelles de sujet et de complément installées dans qui, que, dont » (Blanche-Benveniste 2000 : 102), et la tendance de plus en plus répandue à l’emploi exclusif de que non plus comme pronom relatif mais comme marque de subordination, « sorte de conjonction, simple marque de frontière entre la principale et la subordonnée » (Gadet 1992 : 67). Il est évident que le que passe-partout n’est pas uniquement le signe d’une variation diastratique, mais aussi d’une marque diaphasique, car « il indique […] que la construction qu’il introduit ne doit pas être comprise de façon isolée, mais par rapport à quelque chose du contexte » (Deulofeu 1988 : 101). Le même affaiblissement par rapport au système des relatifs et la même fréquence d’un que polyvalent (Berruto 1987 : 128), également défini que faible (Simone1993 : 93), peuvent être retrouvés dans l’italien populaire, mais le recours à ces formes ne semble pourtant pas, en traduction, si fréquent que dans la production parlée spontanée. Dans notre corpus, on peut dire que la présence du que polyvalent est assez remarquable, alors que, en ce qui concerne le système des relatifs, on a plutôt, en traduction, normalisation.

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Toujours dans le cadre syntaxique, il faut parler des phénomènes de dislocation à gauche et à droite, et des structures à présentatif, qui caractérisent indifféremment le français populaire, argotique, et plus en général toutes ces situations de la langue où l’ordre de la parole subvertit l’ordre des structures syntaxiques. Ces types de manipulation de la structure considérée comme standard, les dislocations, la topicalisation et les phénomènes de clivage existent naturellement en italien aussi, et elles interviennent, de même qu’en français, pour donner lieu à un ordre marqué et du point de vue diastratique et du point de vue diaphasique (Simone 1993 : 88). Dans le corpus analysé on peut constater un effort, de la part des traducteurs et des dialoguistes, pour reproduire en italien les variations de ce genre, même si, statistiquement, les solutions adoptées pour la dislocation à gauche sont plus efficaces que les solutions adoptées pour les structures à présentatif :

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2.3 Variations lexicales

Le domaine lexical est, évidemment, très important dans le cas de la traduction filmique, même si on risque parfois de concentrer toute l’attention sur les différents choix lexicaux qui ne fournissent pas, à eux seuls, une caractérisation optimale des situations et des personnages. Pour la traduction du français, comme déjà dit, le travail du traducteur est compliqué par l’impossibilité de distinguer clairement le lexique populaire et le lexique argotique. Si cette distinction avait en effet encore un sens jusqu’au milieu du XIXe siècle, « après la fusion du jargon dans la langue populaire parisienne […] il n’y a plus grand sens à distinguer les origines. Et si des dictionnaires conservent les mentions populaire, argotique, vulgaire, voire trivial, termes qui permettent de garder les mots dans une zone dépréciée, c’est pour des raisons idéologiques[5] » (Gadet 1997 : 103).

Parmi les procédés formels de création argotique et populaire, il faut sans doute citer deux modalités importantes qui ne sont pas les seules mais qui interviennent sûrement plus fréquemment que d’autres – à savoir la troncation et la suffixation ; elles alimentent également le langage des jeunes. L’italien connaît les phénomènes de l’apocope et de l’abréviation : ceux-ci ne sont cependant pas aussi fréquents qu’en français et privilégient la terminaison vocalique. S’il est donc très difficile, pour le traducteur filmique, de rendre le phénomène de troncation en français par une apocope en italien dans la même séquence, la règle de la compensation, c’est-à-dire de l’introduction de l’apocope dans une autre situation dialogique, est toujours possible ; pourtant, d’après l’analyse de notre corpus, cette possibilité est quasiment ignorée. Les traits diaphasiques et diastratiques témoignés par la troncation sont donc, très souvent, éliminés dans la traduction italienne.

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Quant à la suffixation, les suffixes utilisés en français populaire et argotique changent d’un point de vue diachronique (comme -ard, -aque, -oche, -iche, -os, -asse). Si le procédé de suffixation en italien populaire, et notamment dans la langue des jeunes, existe, il présente cependant des traits différents : il s’agit souvent en effet ou bien de suffixes qui ont une marque clairement péjorative, tels que -accio, -ardo, ou bien de suffixes qui ont une origine dialectale, portant donc la marque d’un dialecte, comme c’est le cas de -aro d’origine romaine. Les suffixes qui témoignent d’une variation diaphasique sont surtout -oso et -ata ; ce dernier peut également avoir une fonction grammaticale (Radtke 1993 : 224), car il permet la substantivation de certains adjectifs (ex. figata). La non-coïncidence des marques implicites dans les suffixes français et dans les suffixes italiens, ainsi que les contraintes techniques du doublage déterminent donc souvent, dans les dialogues traduits, une entropie en ce qui concerne la fonction du procédé de suffixation.

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Si la langue populaire et notamment l’argot se caractérisent par des procédés formels de manipulation de la langue, ils impliquent aussi un vocabulaire particulier, au point que l’on peut affirmer que « cet ensemble lexical que constituent les argots successifs a sans cesse alimenté le lexique général » (Calvet 1999 : 75). Il y a de ce point de vue là une grande liberté et inventivité : le lexique argotique suit des chemins qui peuvent être les plus variés – de la création lexicale sur la base de jeux de mots à l’emprunt à d’autres langues, de l’emploi métaphorique à la dérivation lexicale à partir de formes verbales… En analysant notre corpus de films, on peut dire que le respect des variations lexicales (diastratiques et diaphasiques) – l’argot, né comme jargon des métiers, est restant lié à certains domaines thématiques, à certaines situations particulières – est un des aspects les plus complexes pour les traducteurs et dialoguistes. L’absence en Italie d’une tradition argotique comparable à la tradition française et la présence des dialectes qui ont parfois le démérite de cacher les possibilités de productivité lexicale et néologique de l’italien, sont probablement les raisons pour lesquelles les variations liées au lexique sont le plus souvent aplaties et neutralisées dans la traduction filmique. Si l’on ajoute à ces raisons la confusion créée par le classement chaotique du lexique offert par les dictionnaires, on peut mieux comprendre l’entropie traductive qui caractérise les dialogues qui suivent. Les quelques exemples donnés sont représentatifs de certains aspects de l’inventivité lexicale argotique et populaire.

Touchant la possibilité de créer des néologismes en partant de jeux de mots, on ne citera ici le terme cloporte, désignant le ou la concierge, et dont l’étymologie dérive « d’un jeu de mots (qui existe probablement déjà pour le nom de l’insecte, qui s’enroule quand on le touche) » [Colin, Mével, Leclère 1994 : 151]. Dans le dialogue du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, le terme renvoie aux insectes, et probablement, par glissement métaphorique, à des gens qui se cloîtrent chez eux mais on y trouve aussi une allusion ironique à la présence constante de la concierge dans la vie des personnages qui habitent l’immeuble d’Amélie.

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Pour ce qui est de l’emploi métaphorique, donnons ici l’adjectif argotique givré, qui passe, à travers un glissement métaphorique, du premier sens de ivre à celui de fou.

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L’emprunt à d’autres langues marque fortement l’argot, étant moins fréquent dans la langue populaire. Les emprunts plus récents se font principalement à l’anglais, mais aussi à l’arabe, comme en témoigne la forme verbale argotique se barrer, qui dérive de l’arabe barra-.

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Le dernier procédé de création lexicale dont on voudrait parler, procédé cette fois-ci typique et de la langue populaire et de l’argot, est la dérivation d’expressions d’une forme verbale, comme dans le cas par exemple de ça fait un bail que, qui dérive du verbe bailler.

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La plupart des locuteurs qui utilisent un lexique comme celui qu’on vient d’analyser ne sont certainement plus conscient de l’étymologie ni de la dérivation, procédés cités ici pour démontrer la variété des créations lexicales présentes en français populaire et/ou argotique. Ce dont les locuteurs, ou du moins les spectateurs qui entendent ces dialogues, sont cependant conscients, c’est la volonté ou la nécessité du scénariste de se démarquer, pour des raisons qui peuvent être des plus variées, des choix lexicaux du français standard, volonté ou nécessité qui ne sont plus perceptibles dans la plupart des dialogues italiens cités.

3. Le cas particulier du langage des cités

Les variations diastratiques et diaphasiques du lexique francais populaire et argotique sont parfois dictées par une finalité ludique et éventuellement cryptique ; on peut y ajouter, en observant dans la langue que l’on entend aujourd’hui dans les cités, une fonction qui « intronise les initiés dans leur différence » (Goudailler 1997 : 3) et acquiert donc une fonction d’affirmation identitaire. Le français contemporain des cités ne présente pas que des variations diastratiques et diaphasiques, comme l’argot et la langue populaire, mais aussi des variations diatopiques, dues à la coexistence, dans les cités mêmes, de communautés de langue et monde culturel très différents. La « mosaïque linguistique des cités » (id. : 6) est composée de traits qui peuvent appartenir aux communautés maghrébines, berbères, africaines, asiatiques, tsiganes… La différence fondamentale par rapport au passé et aux caractéristiques de la langue argotique et populaire dépend d’une modification du rapport individuel et collectif à la langue :

Autant l’argotier traditionnel se sentait-il lié à son quartier et à la langue populaire qui y était parlée, autant les locuteurs des cités, banlieues et quartiers d’aujourd’hui ne peuvent-ils trouver de refuge linguistique identitaire que dans leurs propres productions linguistiques, qui sont coupées de toute référence à une langue populaire française « nationale » qui vaudrait pour l’ensemble du territoire.

id. : 15

La fracture linguistique, due au façonnement opéré sur la langue française par les habitants des cités, maintient alors une fonction de révolte, révèle une volonté de détruire, à travers la langue, une réalité perçue comme injuste et souvent contradictoire, mais elle ajoute à ce côté « destructif » une volonté d’inventer une nouvelle langue, qui puisse « dire les maux » (id. : 8), qui soit également à même de dire la différence, et d’affirmer positivement une identité autre par rapport à l’identité nationale française. Ce nouveau langage des cités constitue probablement l’aspect le plus important d’un film comme celui de Kassovitz La haine.

On peut constater dans le cinéma français contemporain la présence grandissante d’un lexique qui révèle l’influence de langues liées à l’immigration en France, influence qu’il est assez difficile, du moins pour l’instant, de rendre en italien étant donné la différence historique et sociale vis-à-vis du phénomène de l’immigration.

Les dialoguistes italiens peuvent essayer de rendre des traits typiques du français populaire à travers des traits de l’italien populaire ; ils peuvent essayer de compenser les pertes dans le domaine phonologique ou lexical à travers le déplacement des marques diaphasiques et diastratiques sur d’autres éléments textuels, mais par rapport à la traduction du langage des cités, le chemin à faire est encore très long et demandera sans doute une exploration de nouveaux terrains de l’italien qui ne soient pas nécessairement les terrains du langage vulgaire. Dans le cas de Rosetta, par exemple, on retrouve le respect des traits linguistiques qui dénotent des excès vulgaires de la part des personnages, mais on peut remarquer en même temps l’aplatissement du lexique argotique auquel Rosetta fait appel pour exprimer toute sa révolte et sa quête d’une nouvelle vie ; ainsi dans le même passage on a, en italien, l’uniformisation des deux formes verbales picoler et boire, la première étant marquée et du point de vue diastratique et diaphasique, la deuxième étant neutre.

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Le même aplatissement concerne par exemple l’adjectif naze, mot argotique qui appartient à l’origine au langage des cités, mais est actuellement adopté par tous ces jeunes qui n’habitent pas nécessairement la cité tout en aimant bien en utiliser la langue pour se différencier et jouer avec les variations linguistiques.

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La version doublée du film La haine présente une traduction qui exploite largement les possibilités de l’italien populaire et de l’italien des jeunes, afin de rendre la force et l’intensité du français de l’original. Les dialoguistes ont essayé de compenser, par tous les moyens possibles, l’entropie due aux traits phonologiques des dialogues et à l’impossibilité de trouver, en italien, un lexique argotique qui puisse convenir aux différents situations ; ces procédés de compensation, qui suivent toutes les directions possibles d’éloignement de l’italien standard, se sont sans aucun doute révélés efficaces afin de créer une langue éloignée des artifices du « doppiaggese » que nous citions au début de cette étude. La perte la plus importante concerne cependant la mise en forme verlanesque qui est, en vertu de son renversement matériel des lettres, l’un des signes les plus marqués de la volonté, implicite dans la langue des cités, de choisir des modes de fonctionnement « en miroir » (Goudailler 1997 : 32), de s’approprier la langue française pour en faire, comme l’image qui se reflète dans le miroir, une tout autre langue.

L’emploi du verlan, qui se retrouve, avec une fréquence cependant réduite, dans d’autres films de notre corpus, est tout à fait neutralisé dans les dialogues italiens par rapport à son pouvoir « subversif ». Dans les deux exemples de dialogues italiens qui suivent, on peut observer un phénomène d’aplatissement par rapport à deux formes qui témoignent de transformations lexicales créatives : le premier cas présente la forme de l’impératif téma, dont l’origine est l’inversion verlanesque du verbe argotique mater ; le deuxième cas barjo dérive de l’inversion des syllabes de jobard, inversion qui entraîne un glissement (de crédule, naïf à farfelu, fou).

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4. Conclusions

À la fin de cette étude sur la transposition des variations diastratiques, diatopiques et parfois diatopiques des dialogues d’un corpus de sept films français en italien, on peut dire que ces variations constituent l’une des difficultés pour le traducteur-dialoguiste, notamment à cause de leur interaction constante en français, à tel point que le classement en niveaux ou registres de langue proposé par les dictionnaires apparaît embrouillé et parfois déroutant. Les variations diastratiques et diaphasiques italiennes, auxquelles s’ajoute la présence, importante, des variations diatopiques des dialectes, suivent en effet des chemins d’éloignement de la langue standard qui ne coïncident pas nécessairement avec les procédés de différenciation en français. L’absence en italien d’un argot qui ne soit pas nécessairement un argot des jeunes vient compliquer la tâche de ceux qui acceptent le défi du doublage. Les traductions analysées ne font que mettre en évidence la nécessité de progresser dans la recherche de possibilités de compensation pour des pertes inhérentes aux deux différents systèmes linguistiques du français et de l’italien.

La quête reste ouverte également dans le domaine des difficultés de doublage en italien du langage des cités françaises : il s’agit d’un défi traductif qui fait appel à la capacité de nous différencier, d’essayer de rencontrer et de dire, à travers une recherche constante, la langue de l’Autre.