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L’histoire de l’interprétation se perd dans la nuit des temps. Il est difficile d’en suivre aisément la trace, sinon à travers des récits indirects. Étant donné le caractère essentiellement oral de la profession, il est plus difficile encore de connaître la manière dont l’interprète d’autrefois travaillait, les principes auxquels il obéissait, la déontologie qui le guidait.

Nous possédons pourtant un corpus ancien qui permet de se faire une idée relativement détaillée de la fonction et de la pratique de l’interprétation consécutive dans l’Antiquité juive, du moins telles qu’elles ont été représentées par la tradition. Il s’agit du Talmud, monumentale compilation de plusieurs milliers de pages, véritable anthologie thématique des polémiques rabbiniques touchant à tous les sujets de la vie personnelle et collective du Juif de l’antiquité. Mais fourmillant d’anecdotes, de légendes, de digressions linguistiques, morales ou légales, le Talmud ne doit jamais être considéré comme un ouvrage d’histoire. Il se joue d’ailleurs de la chronologie. C’est ainsi que les épisodes rapportés et les personnages cités dans une même controverse ne sont pas tous contemporains. Certains évoquent un passé plus ancien dont le souvenir a été conservé par la tradition orale, remontant à la période du Second Temple (entre le ve siècle avant J. C. et le ie siècle après). L’époque strictement talmudique est quant à elle contemporaine de la clôture du canon biblique et correspond à l’élaboration et à la mise par écrit de la « Loi orale ». Elle s’étend approximativement du second siècle de notre ère (période de la compilation de la Michna par Rabbi Yehouda Hanassi), jusqu’à la « clôture » du Talmud sous sa forme actuelle : ive siècle pour le Talmud de Jérusalem, vie siècle pour le Talmud de Babylone[1].

Les références à des interprètes s’inscrivent donc dans un contexte qui n’a cessé d’évoluer durant près d’un millénaire et qu’il est souvent difficile de dater précisément, voire de situer géographiquement. Néanmoins, lu avec le regard critique du chercheur du xxie siècle, cet ensemble de témoignages (dont certains ont pu être « retouchés » par la légende) témoigne du regard que le judaïsme antique portait sur l’interprète et contribue à mettre en lumière quelques aspects méconnus de l’histoire de l’interprétation. Ce faisant, on peut remettre en perspective et réévaluer les normes actuelles de la profession, et se demander dans quelle mesure la pratique contemporaine pourrait profiter d’une comparaison avec des normes différentes qui ont fait leurs preuves.

Le tableau est relativement détaillé dans deux contextes précis : celui du culte synagogal (lecture biblique, liturgie et prêche) et celui de l’enseignement dans les académies talmudiques. Il est plus fragmentaire en ce qui concerne la fonction des interprètes dans les cérémonies officielles et dans les tribunaux. Le contexte des tribunaux (Sanhedrin) nous éclaire sur l’attitude ambivalente envers l’interprète, auxiliaire linguistique indispensable pour assister les accusés mais médiateur dont il valait mieux se passer dans les affaires particulièrement graves (notamment lorsque la peine de mort pouvait être requise). Dans ce cas, il était interdit de recourir aux services d’un interprète, et c’est la raison pour laquelle chaque tribunal devait, selon Rabbi Yehouda, comprendre au moins deux juges qui « parlaient les 70 langues[2] » et un membre supplémentaire qui les comprenait (TB Sanhedrin 17 b). Selon Rabbi Yo’hanan, il semble que tous les juges d’un Sanhedrin devaient être polyglottes (ibid. 17 a).

Dans ce contexte, il est clair que le metourguemane (ou tourguemane, d’une racine akkadienne qu’on retrouve aussi en ougaritique puis en araméen, et qui signifie : « traducteur ») est d’abord celui qui effectue le transfert d’un message d’une langue dans une autre. Il a pour ancêtre le mélits (cf. infra), l’interprète évoqué dans la Bible hébraïque, l’un des plus vieux corpus de l’humanité, dont la rédaction aurait commencé au xiiie siècle avant l’ère chrétienne et dont le Talmud se veut un commentaire développé.

En collectant des anecdotes et des règlements prescriptifs dispersés à travers la Bible et le Talmud, il nous est donné de reconstituer une sorte de code de la profession élaboré et appliqué dans la société juive des premiers siècles de l’ère vulgaire. Cet article se contentera d’aborder l’interprétation synagogale dans l’une de ses modalités (la traduction orale accompagnant la lecture biblique), plus directement caractérisée par un transfert linguistique (de l’hébreu vers la langue vernaculaire, essentiellement l’araméen et le grec à l’époque du Talmud). On se réservera d’étudier ailleurs la fonction et la pratique de l’interprétation consécutive dans les sermons à la synagogue (fonction de l’amora auprès du darchane, cf. Bregman 1982 ; Shinan 1987), ou dans la pédagogie des écoles talmudiques, à la fois explication, développement et (accessoirement, mais non systématiquement) transfert interlinguistique (cf. Alexander 1985, 1987 ; Maber 1990, 1993, Shinan 1993).

A. Les précurseurs : l’interprète dans le Pentateuque et à l’époque du premier temple

La nécessité de recourir à des interprètes dans les contacts entre le peuple hébreu et ses voisins est attestée dès l’aube de son histoire puisque la Bible raconte que lors de leur descente en Égypte pour acheter du grain (il y a quelque 3 500 ans), les fils de Jacob furent reçus par le vice-roi (qui n’était autre que leur frère Joseph) et que l’audience se déroula par l’intermédiaire d’un interprète, le mélits : « Et ils ne savaient pas que Joseph comprenait, car le mélits était entre eux » (Genèse XLII,23).

La racine du mot mélits est phénicienne et désigne l’interprète tel qu’on en trouvait à la cour des Pharaons (cf. Kurz 1989), traduisant les diverses langues employées par les émissaires et par les marchands descendus en Égypte. Mais ailleurs dans la Bible, le mot désigne aussi celui qui parle en bien, qui dit le bien, une sorte d’avocat de la défense lorsqu’il est mélits yocher (celui qui atteste, en mots choisis, de l’intégrité, de la droiture [yocher] de son prochain [cf. Job XVI,20 et Job XXXIII,23].

Dans l’hébreu rabbinique, le même terme désigne surtout celui qui parle bien ou écrit bien, qui cultive l’art de l’éloquence et du beau style (cf. Ben Sira X,2, Rouleau des Hymnes IV,9-10). Le mélits n’est donc pas toujours un « traducteur » interlinguistique. Il est avant tout un professionnel du langage qui « réexprime » le message du locuteur et le met en forme rhétorique, un traducteur intralinguistique (préfigurant ce qu’on appelle au Canada le métier du « langagier »).

On comprend sans mal l’évolution sémantique du concept lorsqu’on considère la fonction qu’occupait Aaron auprès de son frère Moïse. Selon la tradition, Moïse était bègue, et c’est le prétexte qu’il invoque pour refuser sa mission lorsque Dieu le charge d’aller parler aux Hébreux et au Pharaon : « De grâce Seigneur, je ne suis pas habile à parler […] car j’ai la bouche pesante et la langue embarrassée » (Exode IV,10). Dieu lui adjoint alors un « interprète » :

Eh bien ! ton frère Aaron, le Lévite, je sais que lui il parlera ! […] Tu lui parleras, tu mettras les paroles dans sa bouche, et moi je serai avec ta bouche et avec sa bouche […] C’est lui qui parlera pour toi au peuple ; ainsi il te tiendra lieu de bouche, et toi tu lui tiendras lieu de elohim (Seigneur, Dieu).

Exode IV,14 à 16

Il est probable qu’Aaron s’adressait en hébreu au peuple d’Israël et en langue égyptienne au Pharaon (cf. Exode VII,2). Mais sa fonction essentielle consistait moins à traduire qu’à réexprimer de manière éloquente ce que son frère Moïse, handicapé du langage, n’aurait pu formuler de manière convaincante. Contrairement à l’interprète contemporain dont le « contrat » de fidélité lui enjoint de reproduire la parole avec un maximum d’exactitude, en s’effaçant derrière son mandant au point d’en devenir invisible, le mélits biblique semble avoir pour visée de mettre en forme, d’améliorer, d’expliciter, voire de développer la parole « bégayée » ou suggérée par le locuteur original.

À l’époque talmudique, on retrouve dans la fonction du metourguemane (appelé aussi ’amora) cette particularité d’un discours recomposé, où s’opère une distinction entre « l’original », proféré par le maître, le chef, celui qui sait et qui guide (« tu lui tiendras lieu de elohim »), et entre sa réexpression adaptée au public cible, par celui dont le talent d’orateur permet de transmettre avec conviction et clarté (« il te tiendra lieu de bouche ») une doctrine doublement médiatisée dans le cas d’Aaron. « Tu lui tiendras lieu de elohim » peut également se comprendre comme : et il interprétera ce que tu diras toi, Moïse, au lieu de la parole d’Elohim. En tout cas, les rabbins et le Midrach justifient l’institution du metourguemane par le précédent biblique d’Aaron :

Je t’ai donné pour Elohim à Pharaon et Aaron ton frère sera ton prophète (Exode VII,1). De même que le prédicateur (hadoresh) s’assied et prêche tandis que l’amora parle devant lui, de même toi (Moïse), « Toi, tu parleras tout ce que je t’ordonnerai, et Aaron ton frère, parlera, etc. ». (Ibid. 2)

Tan’houma Va’era 10, Exode Rabbah 8,3

Un autre précédent biblique est l’épisode fondateur de la révélation au mont Sinaï où Moïse réexprime pour le peuple la parole directe de Dieu adressée à Israël massé au pied de la montagne. La médiatisation de Moïse est nécessaire pour atténuer la terreur suscitée par cette prise de parole divine dans le tonnerre, les éclairs, la nuée, le feu et le son assourdissant du chofar (la corne de bélier) : « Moïse parlant, l’éternel lui répondait par une voix » (Exode XIX,19). L’interprète sert ici d’intermédiaire, d’interlocuteur familier et rassurant pour le public cible. Il parle « sa langue ». Il sert en même temps et tout à la fois d’écran protecteur et de révélateur du message étrange et étranger. Dieu et Moïse déclinent dans un concert à deux voix synchronisées, mais sur un mode consécutif, le discours qui culmine dans les Dix Paroles, les Asséreth Hedevarim ou Asséreth Hadibroth (Exode XX,1-14, improprement appelées les Dix « Commandements »). Plus tard, les rabbins poseront pour principe que la Torah de Moïse (parole de Dieu à Moïse et de Moïse à Israël, figée dans l’écrit) doit s’interpréter à la synagogue par l’intermédiaire du metourguemane pour « imiter » la manière dont s’était transmis le message divin, médiatisé et réexprimé dans un langage humain.

La tradition atteste que la pratique tant de l’interprétation interlinguistique que de l’interprétation intralinguistique, qui « apprivoise » et dit « bien » ce que le locuteur peine à exprimer (rôle du mélits), a existé dans le Royaume d’Israël à l’époque du Premier Temple. Le Talmud de Jérusalem vante un certain Peta’hia (préposé aux oiseaux destinés aux offrandes dans le Temple de Salomon), ainsi nommé car il clarifiait (pata’h = « ouvrait ») les paroles obscures des pèlerins : il connaissait, dit-on, « les 70 langues » ainsi que le langage des sourds-muets. Il était aussi capable de déchiffrer les propos des femmes ignorantes, qui parlaient en dialecte ou qui ne savaient pas s’exprimer de manière claire, cohérente et précise (TJ Cheqalim V,1). S’agit-il d’un cas isolé ou Peta’hia exerçait-il une fonction bien définie à l’époque du Premier Temple ? En tout cas, si la littérature rabbinique dit vrai (même si la tradition orale a pu « embellir » les détails), on pourrait supposer que parmi les « fonctionnaires » du Temple se trouvaient des interprètes. Le polyglotte Peta’hia est appelé balchane (contraction de « ba’al lachone », littéralement « maître du langage », « linguiste » en hébreu contemporain) et ne serait autre que Mardochée (l’oncle de la future reine Esther), préposé au Temple avant d’être exilé dans la Suse des Perses (Michna Cheqalim V,1, T.B. Mena’hot 65 a, Yalkout Shimoni). Si Peta’hia peut être identifié avec Mardochée, l’on pourrait même dater l’épisode puisque Mardochée est présumé avoir vécu autour du vie siècle avant l’ère vulgaire.

B. Les origines de l’interprétation synagogale selon le Talmud

À peu près à la même époque, l’historien peut supposer, avec le Talmud, que la fonction du metourguemane s’impose et se développe dans l’usage liturgique et pédagogique. En effet, après la seconde déportation des Juifs en Babylonie, celle de 586 avant J. C., seule une minorité continua à vivre en Judée et à parler l’hébreu. En -538, l’Édit de Cyrus permit à ceux qui le souhaitaient de rentrer chez eux. La plupart des rapatriés ne parlaient plus que l’araméen, langue diplomatique de l’empire perse depuis le ve siècle. En outre, une communauté juive importante subsista en Babylonie et des échanges constants s’instaurèrent, des siècles durant, entre les Juifs de Babylonie et ceux de Palestine.

Cette situation de bilinguisme ne facilita pas la tâche d’Ezra et de Néhémie, qui s’attachèrent à restructurer la communauté du pays d’Israël. On reconstruisit le Temple, mais surtout on s’efforça de réapprendre la tradition oubliée en exil, dans un pays idolâtre.

En 444 av. J. C., Ezra institua notamment la lecture publique de la Torah (le Pentateuque et au sens plus large les Prophètes et les Hagiographes) les jours de marché (les lundis et jeudis) en plus du jour du Chabbat (le samedi) et des fêtes[3]. Il espérait ainsi que le peuple redeviendrait rapidement familier de la parole divine. Mais pour que tous comprennent le sens des versets lus, même les ignorants, les femmes et les enfants[4], il fit accompagner la lecture du texte hébreu de sa traduction orale en araméen. C’est du moins l’interprétation que donne le Talmud du mot meforach (qui signifie littéralement : explicite, expliqué, interprété) dans le fameux verset de Néhémie VIII,8 : « Ils lisaient dans le livre, dans la Torah de l’Éternel, meforach, de telle sorte que l’on puisse comprendre la lecture[5]. »

Que ce verset précis du livre biblique de Néhémie fasse référence à une lecture de l’original hébreu suivie d’explications, ou comme le comprend le Talmud d’une lecture accompagnée d’une traduction araméenne plus ou moins glosée, importe surtout à l’historien soucieux de dater l’apparition d’une pratique traductologique attestée, dont le Talmud fait remonter l’institution à Ezra, en s’appuyant sur ce verset. N’oublions pas qu’à cette époque les manuscrits étaient rares. L’étude et l’apprentissage passaient généralement par l’enseignement oral et collectif. La lecture publique du texte biblique constituait un temps fort de l’acculturation communautaire. Or tant l’hébreu biblique que la civilisation pastorale et rurale dont témoigne la Bible étaient devenus étrangers aux auditeurs. En effet, la syntaxe et le vocabulaire de l’hébreu michnique ou rabbinique diffèrent sensiblement de ceux de l’hébreu attesté dans la Bible, un hébreu qui lui-même n’avait cessé d’évoluer durant près d’un millénaire d’élaboration du corpus biblique (constitué de 24 « livres »). D’autre part, l’éloignement dans le temps et les différences de civilisation exigeaient parfois du traducteur l’ajout d’une glose explicative. On mesure mieux l’importance de la traduction.

Au iie siècle, la Michna rend compte de la pratique synagogale qui consiste à lire le texte hébreu de la Bible, accompagné de sa traduction orale en langue vernaculaire, notamment l’hébreu michnique en Palestine et l’araméen en Babylonie. Cette pratique est aussi largement attestée en grec, dans la diaspora égyptienne hellénisée (cf. Le Deault 1984 ; Perrot 1984). Elle s’étend bientôt à la lecture et à l’étude privées. Avec le déclin puis l’oubli du grec et de l’araméen, les communautés finissent par négliger la traduction publique de la section sabbatique lue à la synagogue. C’est ainsi qu’un rabbin algérien de la première moitié du xe siècle (rabbi Yehouda ben Koreich) écrit une épître aux juifs de Fès, au Maroc, leur reprochant d’avoir abandonné la coutume de leurs pères « en Irak, en Égypte, en Afrique et en Espagne », de ne plus lire le targum araméen à la synagogue, ni de l’étudier. Il semble que la règle imposée par la Michna ait fini par disparaître au xiie siècle dans la plupart des communautés juives, sauf chez les Juifs yéménites où elle s’est conservée jusqu’à ce jour[6].

Il faut souligner que seules la lecture et l’écoute du texte biblique en hébreu ont valeur rituelle et permettent aux fidèles d’accomplir leur obligation religieuse, même s’ils ne comprennent pas l’hébreu. Mais l’obligation d’entendre l’original hébreu ne dispense pas de la nécessité de comprendre ce qu’on entend. C’est pourquoi de nouvelles traductions juives de la Bible en langues vernaculaires (depuis l’arabe de Saadia Gaon jusqu’à l’allemand de Moïse Mendelssohn ou de Buber et Rosenzweig, en passant par les judéo-langues et les langues modernes) ont relayé les versions araméenne et grecque.

Pour revenir à l’Antiquité, le judaïsme ancien recommande une traduction consécutive de la Bible hébraïque pour ceux qui ne connaissent que leur propre langue (cf. TB et TJ Meguila II,1). Certains rabbins semblent avoir admis, pour tous, une lecture rituelle de la Bible en grec (langue de la traduction « inspirée » de la Septante et langue diplomatique de l’empire hellénistique)[7]. Pour le rouleau d’Esther, on admet une lecture dans la langue « maternelle » de l’auditeur : copte, élamite, mède, etc. (TB Meguila 18 a).

La pratique séculaire d’une lecture accompagnée d’une traduction consécutive comporte un avantage notable : l’oralité préserve la souplesse, la dynamique de l’interprétation et son interactivité (représentée par la présence du public auquel la parole du metourguemane peut s’adapter, en tous temps et en tous lieux). Cette oralité octroie à la traduction-interprétation du texte sacré en araméen (et plus tard dans d’autres langues) une « actualité » qui fait vivre, hic et nunc, une parole jaillissante, bien que figée en apparence dans l’écrit hébraïque. En somme, l’interprétation orale qui accompagne et scande la lecture biblique remplit un double rôle : traduire la langue et interpréter le sens tout en actualisant le message de la parole divine, intemporelle par essence.

C. Les modalités de l’interprétation synagogale

C1. Deux rôles, deux voix : le lecteur et l’interprète

Il est frappant de constater que dans la lecture rituelle synagogale, en Palestine et en Babylonie, la distinction entre le texte sacré (l’original) et son double en langue vulgaire (le targoum ou texte traduit) est bien marquée, voire soulignée par toute une série de règles. Contrairement à la tradition occidentale où la traduction non seulement remplace sans vergogne l’original mais où elle est d’autant plus appréciée qu’elle donne l’illusion d’être un original, dans la lecture synagogale (et dans la tradition juive en général), traduction et original coexistent dans une coprésence manifeste qui interdit l’illusion d’une gémellité parfaite, d’un « même » dans l’habit de « l’autre ».

En pratique, la lecture biblique se déroule ainsi : le texte sacré manuscrit, recopié d’un seul tenant par un scribe initié aux règles de la calligraphie, texte sans divisions, sans voyelles, sans ponctuation, est lu et cantilé dans le rouleau de parchemin par un lecteur professionnel ou du moins expérimenté qui lui donne vie. Le lecteur ou koré ne doit pas lever les yeux de son texte durant la lecture, pour que le public n’ait pas l’impression qu’il improvise. Il ne doit pas non plus réciter le texte de mémoire, de peur de le déformer et pour que les fidèles ne s’imaginent pas qu’il ajoute une interpolation dont il serait l’auteur. Mais la raison la plus importante est que la Torah chébikhetav (la « loi » écrite) ayant été donnée à Moïse sous forme de texte écrit ne doit pas être appréhendée sous une forme orale sinon par la lecture à voix haute (d’où l’autre nom de la Torah : le Mikra ou texte qui se lit ou s’énonce, de la racine kouf, rèch, aleph, qui signifie à la fois lire et appeler, nommer et interpeller).

Un metourguemane célèbre, Rabbi Yehouda bar Na’hmani (l’interprète de Rabbi Siméon ben Lakich, iiie siècle) expliquait cet usage par l’exégèse d’un verset du livre de l’Exode :

Il est écrit : « Consigne par écrit ces paroles » (Exode XXXIV,27). Il est aussi écrit (dans le même verset) : « Car par la bouche, ces paroles » (al pi hadevarim haélé = oralement mais aussi : selon ces paroles). Est-ce une contradiction ? Les paroles écrites, tu n’as pas le droit de les énoncer de mémoire, et les paroles orales, tu n’as pas le droit de les énoncer à partir de l’écrit[8].

Le Talmud de Jérusalem (Meguila 60 b) se réfère quant à lui à Rabbi Zeïra qui rapporte l’enseignement de Rabbi ‘Hanane’el :

Fût-on aussi versé dans le texte biblique qu’Ezra lui-même, on ne doit pas faire la lecture rituelle par coeur comme il est dit de Baroukh : « De sa bouche il me lit tous ces faits que j’écris sur un livre à l’encre ».

Jérémie XXXVI,18

Le koré lit donc le texte écrit dans le rouleau de la Torah (l’usage veut qu’il suive physiquement chaque ligne grâce à une main de lecture ou pointeur, le Yad). À ses côtés se tient le metourguemane (lui aussi est généralement un professionnel qui touche un salaire ; cf. TB Pessa’him 50 b). Conformément au second terme de l’exégèse rapportée par Yehouda bar Na’hmani, le metourguemane est tenu, pour sa part, d’écouter et de traduire oralement, sans le secours d’un texte écrit parce qu’il fait part d’une interprétation traditionnelle, reçue oralement de maître à élève depuis l’Antiquité. Et puisque ce qui a été transmis oralement doit être exposé oralement, il lui est même interdit de pratiquer une « traduction à vue ». Il doit formellement s’abstenir de « jeter un coup d’oeil dans le rouleau de la Torah et de traduire, pour qu’on ne dise pas : « la traduction est écrite dans la Torah » » (Tane’houma Vayéra V). Il va sans dire qu’il ne prend pas de notes (d’autant plus que l’acte d’écrire est l’une des 39 activités créatrices interdites les jours de Chabbat et des fêtes). La règle semble avoir été la même pour l’enseignement de la Bible :

Rabbi ‘Hagaï raconte que Rabbi Samuel ben Rabbi Isaac entra dans une synagogue et vit un maître d’école lire le targoum (la traduction araméenne) dans un livre. Ce mode de traduire est défendu lui dit-il, car ce qui a été transmis oralement doit être répété de même, et ce qui a été mis par écrit devra rester ainsi.

TJ Meguila IV

Notons cependant quelques exceptions et une évolution inéluctable : dans le monde hellénistique, la traduction grecque des Septante, considérée comme d’inspiration divine, était lue dans un livre à la synagogue, parfois même à la place du texte hébraïque (Perrot 1984). Puis avec la dispersion et la peur de voir se perdre la transmission orale, le targoum oral finit par être figé par écrit et par être lu en araméen (en alternance avec les versets hébraïques). À partir du neuvième ou dixième siècle, la traduction arabe de la Bible (par Saadia Gaon) était également lue dans les synagogues comme targoum (Chouraqui 1972 : 91).

Néanmoins, dans l’Antiquité, la distinction entre l’oral et l’écrit semble avoir été strictement maintenue dans l’ère linguistique araméenne. Pour mieux distinguer les fonctions de « lecteur » et de « traducteur », on exigeait qu’elles soient assumées par des personnes différentes. Et pour ne pas troubler le public, on veillait à identifier clairement la fonction avec le personnage :

On a enseigné : une personne lit le texte de la Torah, et l’autre traduit ; mais il ne faut pas qu’il y ait un lecteur et deux traducteurs, ni deux lecteurs et un traducteur, ni deux lecteurs et deux traducteurs.

TJ Meguila IV

La crainte d’une confusion entre le texte sacré et son interprétation orale pousse même à cette précaution extrême : « Le lecteur de la Torah n’interviendra pas pour aider le metourguemane pour qu’on ne dise pas : « la traduction est écrite dans la Torah » (TB Meguila 32 a). En somme, l’auditeur doit pouvoir identifier, au timbre de la voix et en fonction de celui qui parle la nature du texte qu’il entend : soit original sacré, dont la formulation divine est figée dans l’écrit révélé au Sinaï, lue et cantilée par un récitant, soit la traduction-interprétation enracinée dans une longue tradition exégétique orale et actualisée par le discours contemporain de l’interprète. Tout échange momentané de rôle, toute interférence de la parole de l’un dans la parole de l’autre risque de gommer la frontière entre les deux catégories de messages et de désorienter l’auditeur.

Pour le Talmud, ce strict partage des rôles a plus qu’une valeur rituelle et didactique. Nous avons vu qu’il s’enracine à ses yeux dans la tradition sinaïtique. Dieu parlait à Moïse et Moïse transmettait la parole divine au peuple (tout comme Moïse se servait de son frère Aaron pour convaincre et retenir l’attention).

Rabbi ‘Hagaï dit que Rabbi Samuel ben Rabbi Isaac entra dans une synagogue et vit l’officiant traduire (lui-même) sans recourir à un interprète. Ceci est interdit, lui dit le rabbi ; car, comme la Loi nous a été transmise par un intermédiaire (Moïse), de même il faut un interprète pour la traduction.

TJ Meguila IV

C’est que la parole divine a été l’objet d’une Révélation qui en fait désormais le bien de l’homme, et c’est dans un langage humain, plus accessible, moins « effrayant », plus familier, mais aussi plus souple qu’elle est transmise de génération en génération. Émanant de Dieu, elle a été enchâssée dans l’écrit mais elle est « traduite » et actualisée oralement par l’homme et pour l’homme.

C2. Une partition à deux voix

La nécessité de respecter à la fois les impératifs rituels et la solennité de l’office public, tout en ménageant les temps de pause nécessaires pour une traduction, devenue indispensable bien que de moindre importance dans le déroulement de la lecture du texte sacré, exigea la recherche d’un modus vivendi entre le lecteur et le traducteur. On s’attacha ainsi à contrôler le niveau de voix des deux exécutants pour éviter que l’on entende l’un plus fort que l’autre :

Une baraïta enseigne qu’il n’est pas permis à l’interprète de parler plus fort que le lecteur. Si l’interprète ne parvient pas à parler aussi fort que le lecteur, alors ce dernier doit baisser la voix de telle sorte que celle de l’interprète soit entendue[9].

Bien entendu, le Talmud produit un précédent biblique à cette pratique, pour démontrer la suprématie de la parole divine, mais aussi pour justifier son apparente sujétion quand le besoin s’en fait sentir :

Rabbi Simon ben Pazi a dit : « D’où vient que l’interprète n’est pas autorisé à parler plus fort que le lecteur ? Parce qu’il est dit Moïse parlait et Dieu lui répondait par une voix (Exode XIX,19). Par une voix (semblable à) celle de Moïse. (ibid. 10)

L’exégèse de ce verset suggère qu’au mont Sinaï, Dieu – qui répondait – a contenu sa voix et l’a réglée sur celle de Moïse – qui parlait. La Révélation du Désert a une visée pédagogique. Pour établir avec l’homme un dialogue à sa portée, Dieu s’adapte à l’homme, sans rapport de force ni de hiérarchie. À l’image de Dieu, l’homme reproduit le dialogue harmonieux entre la parole sacrée et sa reformulation dans un langage compréhensible par son destinataire.

Dans un même souci de préserver l’équilibre du texte et de sa réexpression en langue étrangère tout en maintenant une claire distinction entre eux, il est interdit aux voix de se chevaucher. L’interprétation est donc consécutive, jamais simultanée. De la même manière, il appartient au lecteur de respecter, de bout en bout, le temps de traduction :

L’interprète n’a pas le droit de commencer à traduire avant que ne soit terminé le verset (précédent) de la bouche du lecteur, et le lecteur n’a pas le droit d’entamer un autre verset avant que ne soit achevée la traduction de la bouche de l’interprète.

TB Sota 39 b

De même, deux interprètes ne peuvent travailler parallèlement (dans deux ailes de la synagogue, par exemple), de peur que leurs voix n’interfèrent. Car « deux voix ne peuvent entrer (ensemble) dans une oreille » (TJ Meguila IV).

Par ailleurs, la Michna nous enseigne que le lecteur doit régler son rythme de lecture et de pause en tenant compte de plusieurs impératifs : les contraintes de mémorisation et de réexpression de l’interprète, l’importance relative de chaque livre saint (son statut et sa valeur liturgique), ainsi que les « unités » du discours. Les Cinq Livres de Moïse sont plus vénérables que la Haftarah (la lecture de la section des Prophètes qui suit le passage de la Torah et lui correspond sur un plan thématique). Et pédagogiquement parlant, il est bon de traiter à part tout nouveau sujet :

Celui qui lit la Torah ne doit pas lire plus d’un verset à la fois pour le traducteur. Mais pour la lecture des Prophètes, il peut en lire trois à la fois. Si ces trois versets constituent trois paragraphes distincts, on doit les lire un par un.

Michna Meguila III

Le lecteur peut même profiter du temps de traduction pour choisir de sauter un passage dans la lecture des Prophètes (ce qui serait impensable dans la Torah) et dérouler son rouleau de parchemin jusqu’au prochain passage choisi. Mais il doit éviter de choisir un passage trop éloigné de peur que l’interprète ayant fini de traduire, un silence gênant ne s’établisse dans la synagogue tandis qu’il est encore occupé à rechercher le passage concerné (ibid.).

De même, si l’interprétation a exagérément rallongé l’office, le lecteur peut décider de raccourcir la durée de la Haftara :

Rav énonçait : la Haftara se composera d’au moins vingt et un versets, lorsqu’il n’y a pas d’interprète ; mais lorsqu’il y en a un, il peut suffire de lire trois versets.

TJ Meguila IV

Ce souci d’éviter les temps morts, qui dissipent l’attention, et de ne pas lasser le public en prolongeant indûment le service liturgique (à cause du temps de traduction) rejoint la volonté de donner à entendre la lecture dans les meilleures conditions. Le rite s’inscrit dans une mise en scène presque théâtrale où s’établit un dialogue équilibré entre le texte sacré et son double populaire. La coordination exigée des exécutants n’est pas moins importante que le souci de faire comprendre le message en tenant compte de la langue, de la mentalité et du niveau d’instruction du public. C’est que la pratique rituelle n’est pas seulement destinée à obéir à un impératif divin. Elle comporte, de manière indissociable, un aspect pédagogique et doit marquer la conscience et l’affectivité du fidèle qui l’accomplit.

L’harmonie et la synchronisation exigées du lecteur et de l’interprète servent le but recherché : la communication. La lecture publique du texte sacré fait penser à une partition à deux voix, qui alternent et se complètent sans jamais se recouper ni se donner l’une pour l’autre. Elle rend manifeste le fait (exposé plus haut) que la Torah, d’origine divine, a été donnée à l’homme et doit parler son langage[10].

D. Le statut de l’interprète dans la lecture synagogale

Si sur le plan de l’exécution les deux éléments de la lecture biblique synagogale (énonciation du texte source et interprétation) semblent dialoguer sur un pied d’égalité, par souci pédagogique de l’effet recherché, il existe néanmoins de nombreux signes qui permettent de reconnaître la prééminence de l’original par rapport à la traduction. C’est ainsi que les règles strictes qui président au choix du lecteur sont considérablement assouplies quand il s’agit de choisir l’interprète. Si le lecteur doit être exempt d’infirmité ou de grave défaut physique (comme doit l’être un prêtre en exercice), et s’il doit faire honneur, par sa tenue, son vêtement et son comportement, au texte divin dont il est l’organe, ces critères ne sont pas contraignants pour le metourguemane : « Un garçon mineur peut lire la Torah et traduire […] Un homme vêtu de haillons peut traduire mais non pas lire la Torah […] l’aveugle peut servir d’interprète » (Michna Meguila IV,6). Un homme qui n’a pas la tête couverte peut traduire mais non pas lire la Torah[11]. Il faut aussi noter que si l’enfant peut servir d’interprète à un adulte, l’inverse n’est pas vrai :

Un mineur peut traduire aux côtés d’un adulte. Mais il est indigne, pour un adulte, de traduire aux côtés d’un mineur, comme il est dit : « Et Aaron, ton frère, sera ton prophète ».

Tossefta Meguila IV,21

En somme, le statut de l’interprète (et partant, de la traduction) est inférieur à celui du lecteur (donc de l’original). L’interprète n’en est pas moins tenu, comme le lecteur, de se comporter avec dignité pour faire honneur au texte sacré. Exerçant une fonction « officielle », il doit éviter tout laisser-aller, comme le prouve cette anecdote :

Rabbi Samuel bar Rav Isaac entra un jour dans une synagogue et vit un homme qui traduisait adossé à une colonne. Il lui dit : « C’est interdit ». Car de même que la Torah a été donnée dans la crainte et le respect, de même devons-nous adopter à son égard une attitude de crainte et de respect.

TJ Meguila IV,1

Le respect du texte sacré est d’ailleurs plus important que l’amour-propre des officiants. S’ils se trompent, ils doivent se reprendre d’eux-mêmes en redonnant toute la phrase, à moins que le public ne les interrompe pour les faire recommencer (cf. TJ Berakhoth V,3 : « Un metourguemane qui se trompe, on le fait recommencer. »). Il est vrai que la même règle vaut pour le lecteur. Tous deux étant considérés comme des « employés » de la communauté, leur dignité personnelle n’était pas toujours ménagée.

C’est que ni le lecteur, ni l’interprète n’ont le droit de modifier le texte, d’ajouter ou de retrancher un élément, à moins qu’une tradition ou une décision rabbinique ne leur dicte une modification. Il en est ainsi pour quelques variantes « orales » (kri) du texte écrit (ktiv) qu’il leur faut mémoriser. Il existe d’ailleurs une « censure » qui s’applique à certains passages. Elle porte sur des mots crus ou indécents que le lecteur et l’interprète se doivent d’adoucir oralement (relations sexuelles, excréments, latrines…). De même cinq passages de la Torah, qui risquent d’être mal interprétés par un public non averti, doivent être omis : soit uniquement dans la traduction (l’inceste de Ruben dans Genèse XXXV,22, et la seconde partie de l’histoire du veau d’or : Exode XXXII,21 à 25) ; soit tant dans la lecture que dans la traduction (la bénédiction des Cohanim, l’histoire de David et celle d’Amnon et Tamar). Pour les passages lus sans traduction, on peut supposer que les auditeurs qui comprennent l’original sont suffisamment instruits pour remettre l’épisode en perspective. Par ailleurs, certains passages qu’il faut veiller à traduire, alors qu’on pourrait vouloir (à tort) les omettre par crainte de porter atteinte à l’honneur des ancêtres du peuple juif, sont soigneusement répertoriés (tels les égarements de Loth et de ses filles, de Juda et Tamar, du veau d’or, de la concubine de Guibéah…)[12].

L’interprète peut être aussi rappelé à l’ordre lorsque sa traduction ne tient pas compte du sens reçu d’un verset biblique, qui prévaut dans un certain milieu. Ainsi, concernant la description des yeux de Léa, soeur aînée de Rachel, que la Genèse qualifie de « rakoth » (doux, délicats, faibles, mouillés ?), les uns y voient un compliment, les autres une critique :

Le metourguemane de Rabbi Yossey traduisait ainsi : « Que signifie rakoth ? Ses yeux étaient humides. » Rabbi Yokhanan lui dit : « Tu n’as pas bien traduit. Que signifie rakoth ? Ses yeux étaient aroukoth, allongés ».

Tan’houma, édition Buber, Vayétsé 20

Il existe une variante de ce texte, beaucoup plus violente, qui témoigne non seulement du contrôle exercé sur l’établissement du « sens », du « vouloir dire » du texte, mais aussi des relations souvent conflictuelles entre les maîtres du Talmud (l’aristocratie intellectuelle de l’époque) et les professions auxiliaires représentées notamment par les lecteurs et les interprètes. Concernant ce même verset de la Genèse, Rabbi Yo’hanan reprit son propre interprète en l’insultant :

Ce sont les yeux de ta mère qui sont larmoyants ! Que signifie rakoth ? Ses yeux étaient mouillés de pleurs car elle pleurait en disant : que ce soit la volonté divine que je ne sois pas donnée à l’impie Esaü.

Genèse Rabba 70, 16

Notons qu’un rabbin pouvait reprendre un lecteur avec la même violence : ainsi Rabbi Eliezer avait insulté en public le koré qui lisait le chapitre : « Fais connaître à Jérusalem ses abominations. » Rabbi Eliezer était d’avis que ce chapitre (que le Talmud permet de lire et traduire) ne convenait pas comme Haphtara. Il invectiva le lecteur : « Au lieu de « faire une enquête » sur les abominations de Jérusalem, vas donc faire une enquête sur les abominations de ta mère[13]. »

Le statut de l’interprète était donc hybride. Considéré par le public comme un « savant », il ne disposait que d’une liberté limitée dans ses choix de traduction. On connaît néanmoins quelques interprètes devenus célèbres, dont ‘Houtspith ha-Metourguemane qui, selon le Midrach, mourut en martyr sur le bûcher (à l’époque des persécutions d’Hadrien)[14]. Certains devinrent eux-même rabbins, ou du moins décisionnaires, comme Rabbi Yehouda bar Na’hmani (on leur attribue en effet des lois ou des exégèses personnelles). Mais dans la pratique générale, la position de l’interprète était particulièrement inconfortable, tiraillé entre la nécessité d’être fidèle, autant que faire se peut, au texte divin, mais tenu de faire des choix interprétatifs conformes à l’enseignement du rabbin en place, auprès de qui il traduisait. Cette situation paradoxale s’exprime dans ce double aphorisme qui concerne la définition d’un homme assez éduqué pour savoir lire et traduire la Torah en public :

S’agit-il de traduire de son propre cru ? Tanya (=Baraïta). Rabbi Yehouda disait : celui qui traduit un verset littéralement est un menteur ; celui qui ajoute au texte est un sacrilège et un blasphémateur. Qu’est-ce que (savoir) traduire ? C’est « notre » traduction (celle d’Onkelos)[15].

Cet aphorisme, souvent cité tronqué et hors contexte dans les histoires de la traduction, semble affirmer l’impossibilité de toute traduction. Il faut souligner qu’il s’agit d’une baraïta, c’est-à-dire d’une opinion minoritaire, non entérinée par la tradition. Dans la littérature rabbinique, elle a donné lieu à des monceaux de commentaires. Tous s’accordent pour dire que celui qui traduit « littéralement » un verset biblique (en hébreu : ketsourato, selon sa « forme », en s’attachant à reproduire l’aspect formel) risque de traduire les mots, mais non le sens. Il risque même, s’il néglige de prendre en compte le contexte et les données extratextuelles, de faire dire au verset le contraire de ce qu’il « veut dire ». Mais celui qui ajoute des interprétations de son propre cru, sans se référer à l’une des exégèses traditionnelles ou déduites des règles d’herméneutique, est un sacrilège (car si la parole divine est polysémique, elle n’en possède pas moins un sens normatif, révélé et conservé dans la tradition écrite et orale). Qu’est-ce donc que savoir traduire la Torah ? C’est traduire dans l’esprit de la paraphrase araméenne « autorisée » du Pentateuque, celle d’Onkelos, réalisée sous le contrôle des deux maîtres de l’époque, Rabbi Eliezer et Rabbi Yehochoua (TB Meguila 3 a). Le commentateur français Rachi (1040-1105), explique qu’Onkelos a su s’écarter du mot à mot afin de clarifier les difficultés du texte mais que ses ajouts ne sont ni arbitraires ni fantaisistes parce qu’ils s’enracinent dans la tradition orale, reçue au mont Sinaï.

Citons encore une explication particulièrement éclairante de la baraïta de Rabbi Yehouda bar Ilaï : celle de Rabbi ‘Hananeèl, sur TB Meguila 25 b, reprise par les disciples de Rachi, les Tossaphistes :

Celui qui traduit littéralement le verset : « Ils virent le Dieu d’Israël » (Exode XXIV,10) est un menteur, puisqu’on ne peut « voir » vraiment la Présence divine, comme il est écrit : « Car l’homme ne peut me voir et rester vivant » (Exode XXXIII,20). Mais celui qui « ajoute », en traduisant : « Ils virent l’ange de Dieu », c’est un sacrilège puisqu’il attribue à un ange la gloire de Dieu.

On retrouve ici, sans peine, certaines des préoccupations de la traductologie contemporaine. La sagesse veut donc que l’interprète rende l’esprit du texte plutôt que le mot à mot, mais en respectant les « normes », les traditions exégétiques en usage à son époque et dans son cercle.

En guise de conclusion

Ce bref survol de quelques textes rabbiniques concernant l’interprète synagogal ne livre qu’un aperçu des richesses que recèle le corpus choisi pour éclairer les chapitres anciens de l’histoire de la traduction. Il permet de découvrir une pratique professionnelle très codifiée, attestée dans les siècles qui précèdent et suivent les débuts de l’ère chrétienne. Étroitement contrôlé par les rabbins et par le public qui entendent consécutivement l’original et sa traduction (ce qui garantit un respect de l’exactitude de l’interprétation, dans le sillage de la tradition exégétique que l’interprète se doit de connaître), obligé de mémoriser le verset qu’il n’a pas sous les yeux, tenu d’articuler clairement et à voix suffisamment forte pour être entendu de tous mais en se conformant au niveau de voix du lecteur dont il ne doit jamais chevaucher le texte, l’interprète synagogal jouit d’un statut bâtard. De par ses connaissances, il est plus proche des rabbins que de son public, souvent composé d’ignorants ou de gens simples. Mais il doit peiner pour gagner le respect. Pourtant, contrairement à beaucoup d’érudits, il sait se mettre à la portée et au service de ses auditeurs. Maillon indispensable de la communication et élément vital du cérémonial synagogal qui accompagne la lecture des textes sacrés, il leur donne un visage et un langage « humains ». L’attention qu’il accorde au niveau de compréhension du public cible permet à l’interprétation d’être en cas de besoin (et en toute légitimité) une paraphrase qui précise, clarifie voire explique le texte original replacé dans un large contexte. Le metourguemane est par ailleurs un « artiste » de la parole (dans la lignée du mélits). Sa liberté formelle n’est possible que parce que l’original reste présent, que les accents, les sonorités, les rythmes du texte sacré sont entendus en alternance avec une traduction de son « vouloir dire » actualisé. L’interprétation synagogale de l’Antiquité juive jouit d’une « visibilité » à la fois physique et conceptuelle. Elle ne prétend pas produire un « double » parfait qui se substitue à l’original mais elle exprime, dans une autre langue, ce que l’original qu’elle accompagne peut « vouloir dire » à un public d’une autre culture. Le talent du metourguemane en fait un « acteur » du rituel synagogal, un médiateur entre le sacré et le profane, entre l’officiel et l’intime, entre le caractère figé de l’écrit et la souplesse évolutive de l’oral.