Corps de l’article

1. Introduction

L’intensité est un des phénomènes les plus courants dans les langues. Elle peut être exprimée à l’aide de plusieurs procédés linguistiques. Les exemples de cas d’intensité abondent aussi dans la partie figée de la langue.

Nous avons examiné ailleurs (Gavriilidou 2004) les verbes supports intensifs en grec moderne. Le présent travail veut contribuer à l’élucidation du concept d’intensité repéré dans des constructions figées en grec moderne. Dans ce but, nous essayons, dans un premier temps, de dégager les caractéristiques de l’intensité. Ensuite, nous mettons l’accent sur l’intensité dans les séquences figées. Toutefois, il est impossible d’étudier de façon exhaustive toutes les sortes de figement. C’est pourquoi, nous étudions de près l’intensité dans : 1. les déterminants figés (modifieurs figés facultatifs (για δέσιµο ‘à attacher’ [à lier]), les modifieurs figés obligatoires (ηράκλεια δύναµη ‘force herculéenne’, µνήµη ελέφαντα ‘mémoire d’éléphant’, βλέµµα που σκοτώνει ‘regard qui tue’), les prédéterminants composés figés (ωκεανός δακρύων ‘océan de larmes’) ; 2. les suites du type NN (συναυλία-µαµούθ ‘concert-mammouth’) ; et 3. les locutions verbales (κρέµοµαι από τα χείλη του ‘se pencher de ses lèvres’ [faire très attention]). Enfin, nous insistons sur quelques problèmes de traduction liés à l’intensité et nous employons la notion théorique de représentation métalinguistique (Buvet à paraître b) afin de proposer des traductions correctes pour les expressions figées qui désignent l’intensité.

2. L’intensité

2.1. Les caractéristiques de l’intensité

Il existe dans les langues des expressions qui renforcent le sens d’un mot, autrement dit qui désignent le haut degré d’une propriété comme άσπρος σαν το χιόνι ‘blanc comme la neige’, d’une action comme ξεσκίζοµαι στο χορό ‘se déchirer à la danse’ [danser beaucoup] ou d’un état comme πληµµυρίζω από χαρά ‘être inondé de joie’. Ces expressions sont des expressions intensives[1]. Dans cette étude, nous appelons intensificateur un type particulier de modifieur dont la fonction est d’introduire une intensification (ex. σαν το χιόνι ‘comme la neige’), intensifié le mot modifié par ce modifieur (ex. άσπρος ‘blanc’) et expression intensive la structure intensificateur-intensifié (ex. άσπρος σαν το χιόνι ‘blanc comme la neige’).

Il est impossible de parler d’intensité, sans évoquer la notion de quantité, les notions d’intensification et de quantification n’étant pas toujours clairement dissociables. Pour Romero (2001 : 11), « la notion de quantité abstraitement conçue peut s’appliquer soit à la substance (c’est le sens concret courant de quantité), soit à la qualité (on parle alors de degré ou d’intensité) ». Dans le présent travail, nous étudions soit des quantifieurs (ωκεανός δακρύων ‘un océan de larmes’), soit des intensifs (στεντόρεια φωνή ‘voix de stentor’).

Malgré le nombre élevé d’auteurs qui ont essayé de proposer des définitions pour la notion d’intensité, il n’y a pas à notre connaissance de définition unanime, dans la mesure où l’intensité peut être définie en se basant chaque fois sur des critères divers. C’est pour cette raison que nous préférons discuter certaines de ses caractéristiques, au lieu d’essayer de fournir une définition de cette notion.

L’intensité exprime une affection

Selon Szende (1999 : 63), « l’acte d’évaluation peut avoir un contenu affectif avec une nuance laudative ou péjorative ; l’intensité est souvent obtenue en renforçant le positif ou le négatif ». En parlant en termes d’analyse du discours, les expressions intensives sont évaluatives (pour l’évaluation, cf. Hunston et Thompson 2000) et les phrases dans lesquelles elles figurent ont pour but d’exprimer l’opinion de l’auteur et par conséquent de refléter son système de valeurs, bâtir et maintenir des relations entre l’auteur et le lecteur (par exemple persuader, convaincre le lecteur), et enfin organiser le discours.

L’intensité n’affecte pas tous les mots

L’intensité affecte plusieurs types morphologiques (noms, verbes, adjectifs) ou sémantiques (actions, états, événements) de prédicats, mais il en existe plusieurs qui ne sont pas intensifiables. La question qu’il faut se poser alors est que signifie « être intensifiable ». Pour un grand nombre d’auteurs, le concept d’intensificabilité va de pair avec celui de gradation (Cruse 1986) ou d’échelle (Romero 2001). Et quand on parle de gradation, c’est l’adjectif qualificatif qui vient en premier, comme étant le prototype des éléments linguistiques gradables. Il existe toutefois des noms – prédicatifs ou non – ou des verbes qui peuvent être intensifiés, malgré le fait qu’ils ne sont pas traditionnellement considérés comme gradables. Comment peut-on alors expliquer ce phénomène ?

Le modèle des classes d’objets (Gross 1992), en combinaison avec la théorie du prototype, pourrait donner une explication suffisante. Ce modèle classe les prédicats dans des classes sémantiquement et syntaxiquement homogènes à l’aide de critères syntaxiques. Chaque classe ou sous-classe manifeste certaines caractéristiques partagées par ses membres (p. ex. tous les concrets ont une certaine taille, une couleur, etc. ; un événement arrive quelque part, il a une certaine durée, etc.). C’est chaque fois une seule caractéristique du mot modifié qui est intensifiée (par exemple, dans ταινία-ποταµός ‘film-fleuve’, c’est le paramètre de la durée du film qui est intensifié). Quant au nom intensifiant, il est souvent le prototype d’une propriété, autrement dit le meilleur exemplaire d’une classe (par exemple, dans ηράκλεια δύναµη ‘force herculéenne’ l’adjectif ηράκλεια renvoie à Hercule qui était considéré comme le prototype de l’homme fort). La notion de prototype évoquée ici permet à un mot non gradable de devenir gradable et d’accepter une intensification.

Pour éviter d’expliquer la possibilité d’intensification de noms non gradables, Cesare (2002 : 16), de son côté, soutient qu’« est intensifiable tout prédicat modifiable par un intensificateur[2] ».

L’intensité va souvent de pair avec l’atténuation

Selon Cruse (1986), la plupart des ‘échelles’ (p.ex. la taille, la hauteur, la vitesse) forment un continuum dont les deux extrêmes, le point positif et le point négatif, sont occupés par des termes intensifs lexicalisés, qui sont entre eux des antonymes comme dans τεράστιος : µικροσκοπικός, (énorme : minuscule, huge : tiny). En fait, les éléments linguistiques employés pour marquer le pôle négatif d’une échelle ajoutent une information d’un degré faible, et sont appelés des atténuateurs. Selon Szende (1999 : 63), « là où un adjectif fonctionne comme opérateur d’intensification, un autre adjectif peut intervenir comme opérateur d’atténuation […] L’intensificateur va souvent de pair avec un atténuateur et l’intensification va souvent de pair avec l’atténuation. » De tout ce qui est dit, on conclut que l’intensification est une variation du degré, qui comprend tant l’augmentation que la diminution.

L’intensité déclenche une redondance sémique

Pour Mejri (1994 : 113), une redondance sémique (par ellipse, ou par sélection sémique) caractérise tous les procédés intensificatoires rencontrés. « Le deuxième terme de la comparaison représente une répétition du premier, mais d’une manière indirecte. »

L’intensité est une fonction lexicale

D’un point de vue lexicographique, le modèle théorique Sens-Texte (Mel’čuk 1997 ; Polguère 1998) a pu décrire le phénomène d’intensification créé par certaines collocations d’une manière formelle, très efficace, en s’appuyant sur la notion de fonction lexicalesyntagmatiqueMagn[3] (cf. aussi Mel’čuk 1988), qui est une fonction au sens mathématique, qui peut être représentée par la formule suivante :f(x) = y, où x est l’argument de la fonction et y sa valeur. Par exemple, dans froid de canard, f est l’intensification, x = froid, et y = de canard. Cette fonction intensifie une composante sémantique particulière du mot sur lequel elle porte, c’est-à-dire qu’elle réfère à un trait sémantique particulier dans une situation donnée : ainsi, dans chute brutale, l’intensification porte sur la vitesse du déroulement du phénomène, plutôt que sur sa fréquence.

2.2 Procédés intensificatoires en grec moderne

Chaque langue dispose d’un certain nombre de procédés par lesquels elle marque l’intensité. Le grec moderne marque l’intensité :

  1. par des procédés morphologiques : préfixation comme πανύψηλος ‘très haut’ , suffixation σπανιότατος ‘rarissime’, σπιταρόνα ‘maison énorme’, composition εταιρία-µαµούθ ‘entreprise-mammouth’, γιγαντοαφίσα ‘affiche géante’ ;

  2. par des procédés syntaxiques (essentiellement par détermination) : adjonction d’adjectifs intensifs τεράστιο σπίτι ‘maison énorme’, adverbes intensifs υπερβολικά µεγάλος ‘très grand’, χορεύει πολύ ‘danser beaucoup’ ou verbes supports intensifs ξεσκίζοµαι στο χορό se déchirer à la danse’ [danser beaucoup], πληµµυρίζω από χαρά ‘être inondé de joie’ ;

  3. par des procédés prosodiques (utilisation de certaines intonations ou accents emphatiques, répétition de mots, etc.) ;

  4. par des collocations χύνω µαύρο δάκρυ ‘verser larme noire’ [pleurer à larmes chaudes].

On retrouve plus ou moins les mêmes mécanismes en français cf. boire comme un Polonais, fièvre de cheval, ultra-confidentiel, rarissime, etc., ou dans d’autres langues comme l’espagnol : saltar de allegria ‘sauter de joie’, sueldo de hambre salaire de misère’, paciencia de santo ‘patience d’ange’, l’anglais : top secret, super-intelligent, etc. Toutefois, même si les mécanismes sont plus ou moins les mêmes, les unités lexicales qui entrent dans les structures équivalentes, afin de créer des expressions intensives ne sont pas les mêmes dans les différentes langues. Par exemple en grec, on emploie l’expression το κρύο της αρκούδας ‘le froid de l’ours’, afin de désigner un froid de canard. Ce phénomène pose des problèmes de traduction, quand il s’agit de traduire les expressions intensives d’une langue à l’autre.

Après avoir énuméré certaines des caractéristiques de l’intensité, avoir vu les procédés principaux d’intensification en grec moderne et avoir suggéré quelques problèmes de traduction des expressions intensives d’une langue à l’autre, nous nous intéressons dans ce qui suit au comportement des éléments intensifiants et intensifiés dans le cadre des expressions figées intensives, afin de pouvoir proposer une solution aux problèmes de traduction mentionnés ci-dessus.

3. Figement et intensité

Il existe dans les langues un grand nombre de formules appelées expressions figées dont les principales caractéristiques sont les suivantes (Gross 1996 ; Mejri 1996) : a) la polylexicalité ; b) l’opacité sémantique ; c) le blocage de leurs propriétés transformationnelles ; d) la non-actualisation de leurs éléments ; e) le blocage des paradigmes synonymiques ; f) la non-insertion d’éléments, etc. Bien sûr, le figement est un phénomène scalaire (Gross 1988), ce qui veut dire qu’il y a parfois une certaine liberté lexicale, une possibilité de paradigme ou de transformation. Le figement absolu est un cas marginal.

Un examen minutieux des expressions figées nous permet d’observer des cas très hétérogènes du point de vue de la forme qui pourraient, cependant, constituer une même catégorie, dans la mesure où toutes expriment l’idée du haut degré de l’intensité. On dirait que le figement est un procédé prototypique de la langue pour marquer l’intensité.

Parmi tous les cas d’expressions figées intensives, nous étudierons plus particulièrement les déterminants figés intensifs, les suites du type NN et les locutions verbales, afin de relever les différences ou convergences sémantico-syntaxiques éventuelles de ces trois types d’expression de l’intensité.

3.1. Les déterminants figés

La détermination d’un substantif tête est constituée d’un prédéterminant et d’un éventuel modifieur. Sont considérés comme prédéterminants les éléments qui précèdent la tête du groupe nominal, tandis que tous les autres éléments sont des modifieurs (Buvet, à paraître).

Selon G. Gross (1996), la détermination peut être simple ou complexe. La détermination complexe est subdivisée en association d’éléments déterminatifs et de détermination composée. L’association d’éléments déterminatifs peut être libre (e.g. διάβασα ένα ενδιαφέρον βιβλίο ‘j’ai lu un livre intéressant’) ou figée (e.g. έριξα το γέλιο της αρκούδας ‘j’ai jeté le rire de l’ours’ [j’ai ri énormément]). Dans le premier cas, l’association des éléments déterminatifs suit les restrictions de sélection imposées dans les phrases (choix d’un déterminant spécifique selon le type de prédicat, ordre des mots, etc.), tandis que dans le second, le figement est produit par une association sui generis entre un prédéterminant, un modifieur et un substantif donné (cf. la relation entre l’article défini neutre tο, le groupe nominal au génitif της αρκούδας ‘de l’ours’ et les substantifs γέλιο ‘rire’, κρύο ‘froid’, etc.). De même, la détermination composée peut être libre (e.g. αγόρασα ένα κιλό µήλα ‘j’ai acheté un kilo de pommes’) ou figée (e.g. χύνω ωκεανούς δακρύων ‘je verse des océans de larmes’).

Ce qui nous intéresse, c’est le cas des déterminants figés, qui sont de trois types : modifieurs figés facultatifs, modifieurs figés obligatoires et prédéterminants composés figés.

3.1.1. Les modifieurs figés facultatifs

On regroupe dans cette catégorie des structures comme για δέσιµο ‘à attacher’ [à lier], (για) να κόβεις φλέβες ‘à couper veines’ [très ennuyeux], να βαράς ενέσες ‘à faire des piqûres’ [très ennuyeux], για τα πανηγύρια ‘pour les foires’ [ridicule], δίχως προηγούµενο ‘sans précédent’, µέχρι το τέλος του σύµπαντος ‘jusque à la fin de l’univers’, qui ont le même statut syntaxique qu’un adjectif intensif : αγάπη µέχρι το τέλος του σύµπαντος ‘amour jusqu’à la fin de l’univers’>τεράστια αγάπη ‘amour énorme’.

On observe souvent l’emploi de la préposition για ‘pour/à’ dans les constructions de ce type. Les prépositions sont toujours suivies d’un nom, d’une phrase subjonctive[4] ou d’un groupe nominal. D’un point de vue syntaxique, les groupes prépositionnels ainsi formés correspondent à des modifieurs qui se combinent avec divers prédéterminants pour constituer la détermination d’un substantif donné :

Les groupes prépositionnels étudiés ici sont des modifieurs non liés (facultatifs) :

Ils peuvent se rattacher à des prédéterminants variés comme le montrent les exemples (1a) et (1b), à la différence des modifieurs figés qui sont obligatoires et qui donnent naissance à une détermination figée, quand ils dépendent d’un seul déterminant ou type de déterminant (cf. 3.1.2) (Buvet, à paraître). Notons ici qu’il ne faut pas confondre le fait qu’un modifieur est libre ou figé avec le fait qu’il est obligatoire ou facultatif. Les modifieurs libres, tout comme les modifieurs figés, peuvent être obligatoires (cf. Luc a une peur [*?+maladive]) ou facultatifs (Luc a une grippe [?+étrange]).

D’un point de vue sémantico-pragmatique, les exemples traités ci-dessus sont des expressions qui constituent une qualification intensive imagée, dans la plupart des cas arbitraire, du nom auquel ils se rattachent. Ici l’intensité ne se réfère pas à la quantité, mais à une qualité que le nom modifié porte à un degré élevé. Pour Berthelon (1955 : 127), cette qualité n’est pas exprimée directement, sa valeur étant simplement suggérée, « sans nuance précise ». Les modifieurs introduits par για ‘pour/à’ expriment le degré de l’intensité du terme modifié en tant que conséquence de cette intensité (Romero 2001). La préposition για ‘pour/à’ garde dans ces expressions son sens locatif (je suis à) d’une manière métaphorique (pour la lecture métaphorique des prépositions, cf. Lakoff 1987), ce qui fait que les exemples traités sont conçus comme exprimant l’arrivée au point extrême d’une échelle.

Dans ces exemples, il n’y a pas de redondance sémique, propriété rencontrée souvent dans d’autres intensifs, dans le sens où le terme intensificateur ne représente pas de répétition du terme intensifiant.

Les déterminants présentés dans 3.1.1 doivent être associés à d’autres éléments déterminatifs pour constituer une détermination. Examinons, dans ce qui suit, les séquences déterminatives qui forment des groupes nominaux, quand ils se combinent avec des noms.

3.1.2. Les modifieurs figés obligatoires

Les modifieurs obligatoires (ou liés) participant à une détermination figée sont de cinq types :

a) Les adjectifs simples

On regroupe dans cette classe des adjectifs comme ηράκλειος ‘herculéen’ dans ηράκλεια δύναµη ‘force herculéenne’, ακατάσβεστη δίψα/πόθος ‘soif/désir inextinguible’ ou καραµπινάτος ‘carabinée’ dans γρίπη καραµπινάτη ‘grippe carabinée’. Dans ces exemples, le critère de polylexicalité n’est pas rempli, dans la mesure où le prédéterminant et son expansion sont des formes simples. Le figement porte alors sur la relation entre le prédéterminant et son expansion (Buvet à paraître). De plus, le caractère figé dans cette catégorie résulte du fait que la séquence déterminative disjointe est une configuration stable.

La structure en question est à distinguer des noms composés du type Adj N (διαστηµικό λεωφορείο ‘navette spatiale’), puisque le modifieur adjectival se comporte en tant qu’adjectif qualificatif dans les exemples étudiés et en tant que pseudo-adjectif dans les noms composés (cf. Blanco, Buvet et Gavriilidou 1999).

D’un point de vue sémantique, ηράκλεια δύναµη ‘force herculéenne’ étant une force énorme, l’intensité porte ici sur la quantité de la propriété désignée par le nom modifié. Très souvent, la mythologie grecque fournit un nombre considérable d’expressions de ce type. En fait, dans la tradition grecque, Hercule est considéré comme le prototype de la force, ou Stentor comme le prototype de l’homme à voix forte, ce qui a donné naissance dans la langue aux modifieurs ηράκλεια et στεντόρεια.

Selon Blanco (2002), dans certains cas, « des modifieurs figés adjectivaux pouvant être classés dans une même aire sémantique font cependant référence à des aspects différents du sémantisme du N ». C’est surtout le cas avec les intensifs. On trouve des exemples en grec moderne comme έρωτας ‘amour’ qui acceptent des intensifs par rapport à la durée αιώνιος έρωτας‘amour éternel’ ou à la force du sentiment τρελός έρωτας ‘amour fou’. Ceci arrive surtout quand le nom modifié est un prédicat non gradable. Dans ce cas, l’adjectif modifie la quantité, la durée ou la fréquence de ce prédicat.

b) Les compléments au génitif

Il s’agit de séquences comme µνήµη ελέφαντα ‘mémoire d’éléphant’ qui sont structurellement stables et qui admettent éventuellement des variations limitées à un seul de leurs constituants (cf. Buvet 1995 ; Blanco 1996 ; Gavriilidou 1998). Elles sont sémantiquement opaques et distributionnellement restreintes. Un troisième indice de leur figement est le caractère unique de la relation entre un prédéterminant et un modifieur lié. Les structures étudiées ici sont à distinguer des noms composés du type N de N (ζώνη ασφαλείας ‘ceinture de sécurité’) ou des déterminants nominaux quantifieurs (ωκεανός δακρύων ‘océan de larmes’) (cf. 3.1.3) qui ont une forme de surface identique pour des raisons qu’on a mises en évidence ailleurs (Gavriilidou 1998).

Cette structure est souvent rapprochée des expressions comparatives en ‘comme’, ex. άσπρος σαν το (χιόνι+γάλα) ‘blanc comme (la neige+le lait)’ (cf. Mejri 1994 ; Swende 1999 ; Shapira 2000 ; Leroy 2004) où le terme introduit par comme (ou σαν en grec moderne) « est susceptible de devenir un étalon de haut degré » (Berthelon 1955). Dans cette catégorie, le complément au génitif joue le rôle d’un complément de nom intensif qui intensifie une composante sémantique particulière du mot clé, c’est-à-dire qu’elle se réfère à un trait sémantique particulier dans une situation donnée : dans αυτιά ελέφαντα <oreilles d’éléphant>, la composante sémantique est la taille des oreilles, dans διαβολική πείνα <faim diabolique>‘faim de loup’, la composante sémantique intensifiée est le degré de la faim, etc. Le mot diabolique rencontré dans ce dernier exemple désigne en général quelque chose qui déplaît à un degré élevé. Toutefois, quand il entre dans des constructions de ce type, il perd sa nuance péjorative pour devenir un simple intensif. Comme nous le constatons, l’intensité dans ces exemples est quantitative.

Très souvent, l’interprétation intensive se crée grâce à une métaphore. Une propriété ou une qualité du N1 entre en comparaison avec un N2 qui est considéré comme le prototype de cette propriété, comme P‑A. Buvet et G. Gross (1995) le suggèrent en disant que « l’expression du haut degré repose sur l’association de la propriété considérée avec un terme pris comme le prototype ou le stéréotype de cette propriété ». De la même façon, I. Tamba (1981 : 146) soutient que « pour donner naissance à une hyperbole, il est nécessaire que le nom ou la proposition qui sert d’étalon comparatif désigne un phénomène que ses propriétés effectives ou des conventions culturelles font tenir pour un modèle exemplaire, l’incarnation même, pourrait‑on dire, de la caractéristique prise comme base de la comparaison ».

Il existe toutefois des cas où les compléments de noms intensifs sont complètement arbitraires, et leur naissance est plutôt motivée par des raisons prosodiques que pragmatiques, comme par exemple dans I.Q. ραδικιού [aicúraδicú] ‘Q.I. de radis’ [sans Q.I. du tout].

c) Les relatives

d) Les expressions figées

e) Les subordonnées introduites par να

Les modifieurs liés des types c) comme που σκοτώνει ‘qui tue’ dans βλέµµαπου σκοτώνει ‘regard qui tue’, d) βράσε όρυζα dans κατάσταση βράσε όρυζα ‘situation bouillir du riz’ [situation extrêmement bizarre] et e) να τρως κουκιά και να τα φτύνεις ‘à manger des fèves et à les cracher’ [dégoûtant] sont moins fréquents que les deux premiers. Ils présentent des caractéristiques comparables à celles des adjectifs simples ou des compléments de nom au génitif et donnent également lieu à une détermination figée qui ajoute une information d’intensité.

3.1.3. Les prédéterminants composés figés

Il s’agit d’exemples du type N1N2génitif, N1 prép[5]=από N2accusatif, N1N2accusatif, comme respectivement dans ψίχουλα αγάπης ‘miettes d’amour’, βουνό από υποθέσεις ‘montagne d’affaires’, κάρο πράγµατα ‘charette de choses’ [beaucoup de choses] (Gavriilidou 1998). Comme nous le constatons à partir des exemples cités ci-dessus, les prédéterminants composés figés sont exclusivement des déterminants nominaux exprimant une quantité (Buvet, à paraître Blanco, Benninger 2001). Le figement qui les caractérise ressortit principalement à l’inanalysabilité de la relation entre le nom déterminatif et la tête nominale au sein du GN (Buvet à paraître). Souvent, le N1 est un nom collectif comme dans στρατός από µερµήγκια ‘armée de fourmis’. Selon Flaux (1999 : 473), quand ils « ne sont pas tête de syntagme, c’est-à-dire lorsqu’ils fonctionnent comme des noms de quantité […], les noms collectifs sont toujours interprétés de manière métaphorique ». Une interprétation métaphorique est souvent valable pour les N1 non collectifs.

La métaphore présente dans les exemples étudiés crée une interprétation intensive. La composante sémantique intensifiée est la quantité de ce qui est désigné par N2, p. ex. σύννεφο από κουνούπια ‘nuée de moustiques’, βροχή από διαµαρτυρίες ‘pluie de protestations’, κύµα βίας ‘lame de violence’. Nous employons des paraphrases explicatives qui comportent un superlatif marquant le haut degré, afin de démontrer l’interprétation intensive des N1 étudiés ici :

Les N1 métaphoriques peuvent désigner soit un grand nombre de/une grande quantité de N2 (ex. 3, 5, 6) (idée de renforcement) soit un petit nombre de/une petite quantité de N2 (ex. 4) (atténuation) (cf. 2). Nous avons remarqué que, quand le déterminant nominal figé désigne une grande quantité de N2, le N2 est toujours au pluriel[6] (ex. 3, 5, 6).

L’idée d’intensité devient encore plus forte quand le N1 métaphorique se met au pluriel :

3.2. Les suites du type NN

Dans Gavriilidou (1997), nous avons soutenu qu’il y a, d’un point de vue syntactico-sémantique, trois classes distinctes de suites Dét N1N2 : les suites formées par coordination : unarchitecte-archéologue ; les suites formées par complémentation : lecentre-ville, et celles formées par attribution : unsuccès monstre. Une étude de la troisième catégorie sous l’angle de la théorie de grammaticalisation (Gavriilidou 2003) nous a permis de soutenir que le N2 des structures Dét N1 N2 quand il s’attache à des N1 prédicatifs, par exemple succès monstre, concert mammouth, est une sorte de modifieur figé obligatoire, et ceci, pour des critères syntaxiques et sémantiques.

De l’étude du corpus constitué, nous avons remarqué qu’un grand nombre des N2 de ce type sont des marqueurs d’intensité. Dans un exemple comme croissance champignon, la composante sémantique intensifiée est la rapidité de la croissance. En fait, le N1 croissance possède la qualité de rapidité à un degré élevé, comme le désigne l’adjonction du N2 champignon. Dans concert marathon, la composante sémantique intensifiée est la durée du concert, un concert marathon étant un concert qui dure des heures. L’idée d’intensité est aussi présente dans les cas où N2 se rattache à un nom non-prédicatif, ex. κτίριο-µαµούθ ‘bâtiment-mammouth’, αφίσα-γίγας ‘affiche-géant’[7], αυτί-αεροπλάνο ‘oreille-avion’ très grande oreille. En général, dans ce type d’exemples, l’intensité exprimée par N2 porte sur une qualité que le N1 possède à un degré élevé.

On retrouve ici un procédé métaphorique : l’expression de la ressemblance évoque un rapprochement par comparaison du N1 avec le N2, à l’aide d’une sélection sémique, comme les paraphrases suivantes nous permettent de le constater :

κτίριο-µαµούθ : Ένα κτίριο (τεράστιο όπως το) µαµούθ
‘bâtiment-mammouth : Un (bâtiment énorme comme le) mammouth’

πόλεµος-αστραπή : Ένας πόλεµος (γρήγορος σαν την) αστραπή
‘guerre-éclair : Une guerre (rapide comme l’) éclair’

Examinons enfin la catégorie des locutions verbales afin de dégager les caractéristiques de l’intensité rencontrée dans un certain nombre de locutions de ce type.

3.3 Les locutions verbales

Il existe dans les langues des suites du type verbe+compléments où la relation entre le verbe et les compléments n’est pas compositionnelle, qui ont cependant la distribution du verbe ou du groupe verbal, ex. τρώω πακέτο ‘manger paquet’ <rencontrer des difficultés énormes>, πετάω τη σκούφια µου ‘jeter son bonnet’ <avoir une envie énorme>, πετάω στα σύννεφα ‘voler aux nuages’ <être très heureux>, τα πήρα στο κρανίο ‘les prendre sur le crâne’ <être très fâché>, etc.

Toutes ces expressions sont des variantes expressives qui coexistent en langue avec d’autres expressions plus neutres signifiant la même chose. Elles ont un caractère affectif et dénotent la position de la personne qui les emploie d’une manière forcée ou marquée. La majorité d’entre elles expriment le haut degré, comme les traductions des exemples cités plus haut le montrent. Comme on l’a déjà noté dans 2, souvent à côté d’un intensif on trouve un atténuatif qui entre en relation paradigmatique d’antonymie avec l’intensif. Ainsi, on rencontre parmi ce type d’exemples des cas comme :

Πλέω σε πελάγη ευτυχίας/είµαι στις µαύρες µου
‘Naviguer à des mers de bonté/je suis à mes noires’

Ce qui différencie les locutions verbales de tous les autres cas étudiés dans cet article, est le fait qu’elles ne comportent ni terme intensificateur ni terme intensifié. Toute la locution verbale exprime l’idée de l’intensité en étant ‘synonyme’ ou – mieux – paraphrasée par une expression intensive libre. C’est pour cette raison qu’il est impossible de parler de redondance sémique dans les locutions verbales, dans la mesure où il ne peut pas y avoir une répétition indirecte du terme intensifié à l’aide du terme intensificateur.

Après avoir étudié d’une manière détaillée les caractéristiques de différents types d’expressions intensives, considérons à présent comment il serait possible de résoudre d’une manière efficace les problèmes de traduction mentionnés dans 2.2.

4. La traduction des expressions intensives

Nous avons vu plus haut que chaque expression intensive étudiée dans cet article (cf. 3.1, 3.2, 3.3), à l’exception des locutions verbales (cf. 3.3), comprend un terme intensifié et un terme intensificateur. Il est clair que le terme intensificateur constitue un actualisateur du prédicat qui est le terme intensifié.

Buvet (à paraître b) a montré qu’on a besoin de descriptions formalisées des données linguistiques afin de traduire d’une langue à une autre de manière efficace. Pour lui, il faut que les différentes valeurs grammaticales (appelées significations grammaticales) rattachées aux actualisateurs se présentent sous la forme soit d’indice (notamment quand il s’agit d’informations temporelles comme passé, futur, présent…), soit de prédicat métalinguistique (e.g. quand les valeurs sont l’intensité forte ou faible).

Étudions maintenant comment une représentation métalinguistique du prédicat nous permettrait de traduire les expressions intensives d’une manière efficace. Prenons ici comme exemple le français et le grec. Considérons la phrase suivante :

Il fait un froid de canard

Les différents constituants de la phrase sont : le nom froid que l’on interprète comme un prédicat ; Il qui est un argument zéro ; fait et un …_de canard qui constituent l’actualisation du prédicat. Si nous considérons la signification grammaticale des éléments de cette phrase, nous constatons que le verbe support est non marqué, tandis que le reste de l’actualisation apporte une information supplémentaire d’intensité au prédicat.

Si nous décrivons la phrase ci-dessus d’une manière plus abstraite, nous arrivons à une représentation métalinguistique du type :

RM=INT (froid (il))
(RM : représentation métalinguistique ; INT : intensité)

Afin de traduire correctement en grec la phrase donnée plus haut comme exemple, il suffit alors de repérer la représentation métalinguistique équivalente pour le prédicat κρύο ‘froid’, ce qui va générer la phrase :

Κάνει το κρύο της αρκούδας
<Il fait le froid de l’ours>

Prenons maintenant un exemple du grec. Considérons la phrase suivante :

Ο Γιάννης έχει γαϊδουρινή υποµονή
<Jean a une patience d’âne>

Dans cette phrase, le prédicat υποµονή ‘patience’ est actualisé par le verbe support έχω ‘avoir’ et sélectionne Γιάννης ‘Jean’ en tant qu’argument zéro. Le modifieur adjectival γαϊδουρινή ‘d’âne’ marque dans cette phrase l’intensité du prédicat. La description métalinguistique de cette phrase serait la suivante :

RM=INT (υποµονή (Γιάννης))

La représentation métalinguistique équivalente en français, va générer la phrase :

Jean a une patience d’ange

Comme Buvet (à paraître b) l’a montré, cette manière de procéder dans la traduction d’une langue à une autre « présente l’avantage de proposer des équivalents de traduction qui ne sont pas dépendants des formes de départ de la langue source et de rattacher toutes sortes de constructions donnant lieu à des phrases synonymes à une même représentation métalinguistique ». De plus, il s’agit d’un procédé économique, dans la mesure où on n’est pas obligés de prévoir des entrées séparées dans les dictionnaires électroniques de systèmes de traduction automatique pour chaque expression comprenant un modifieur figé ; il suffit simplement de marquer les informations concernant l’actualisation dans l’entrée pour chaque prédicat.

Mentionnons, toutefois, que la description métalinguistique ne peut pas être appliquée dans la traduction de locutions verbales intensives (étudiées en 3.3) dans la mesure où, dans ces exemples, il est impossible de repérer le prédicat et l’actualisateur.

5. Conclusion

Dans cet article, nous avons étudié trois cas d’expressions figées intensives : les déterminants figés, les suites du type NN et les locutions verbales. Nous avons constaté que :

  1. d’un point de vue sémantico-syntaxique, certaines suites NN se comportent en tant que déterminants figés ;

  2. l’expression de l’intensité dans les locutions verbales est tout à fait différente de celle rencontrée dans les déterminants figés et les suites NN, dans la mesure où dans le premier cas il est impossible de trouver le terme intensificateur et le terme intensifiant ;

  3. il serait possible d’arriver à une traduction efficace des expressions intensives d’une langue à l’autre, si on marque les différentes valeurs rattachées aux actualisateurs sous forme de représentation métalinguistique.

Pour avoir une vue complète sur le phénomène d’intensité dans les expressions figées et les problèmes éventuels de traduction liés à l’intensité, il reste encore à : a) étudier tous les types d’expressions figées afin de dresser la liste des structures susceptibles d’exprimer l’intensité et de décrire d’une manière détaillée la façon dont elles le font ; b) proposer une solution pour la traduction des locutions verbales intensives dans plusieurs langues.