Corps de l’article

1. Introduction : la problématique de l’analyse des corpus textuels

Depuis au moins une vingtaine d’années, sinon plus, la principale tâche du terminologue, notamment la construction et la description de terminologies, repose sur l’analyse, le plus souvent semi-automatique, de corpus de textes. Cette activité d’analyse de corpus textuels requiert que l’on examine de plus près la manière dont les termes signifient en discours, car le terminologue puise dans les corpus, non seulement les termes à inclure dans son travail, mais aussi les renseignements sur lesquels il basera ses définitions pour tous les termes retenus. La collecte, dans les textes, de ces informations de nature sémantique n’est guère facile. En fait, on pourrait même dire que c’est là l’écueil de tout travail terminologique. En effet, comme le terminologue est rarement un spécialiste du domaine sur lequel il se penche, il ne peut se servir pour son analyse que des données qui sont observables dans les corpus. Cependant, il peut être difficile pour lui d’exploiter ces données d’une manière satisfaisante du fait qu’il ne réussit pas toujours à saisir les renseignements qu’elles contiennent, c’est-à-dire à reconnaître ces renseignements comme tels et à les comprendre. À cette problématique de l’accès aux renseignements contenus dans les textes s’en ajoute une autre tout aussi importante, sinon plus, à savoir celle de leur nature. Cette deuxième problématique se résume à la question suivante : les renseignements présents dans les textes participent-ils à la construction du sens des termes ou plutôt à la constitution du concept qu’ils dénomment ? Il importe de noter ici que pour les auteurs manipulant les deux notions de sens et de concept, le sens relève plutôt de la langue mais non le concept, qui relèverait d’un domaine du savoir. Ces deux problématiques, celle de l’accès aux renseignements et celle de leur qualité soit linguistique soit conceptuelle, ne sont pas distinctes mais liées, comme nous le verrons dans la section suivante.

2. Terme, sens et concept

Conscient surtout de la première problématique, qui concerne directement sa capacité d’analyser des corpus textuels, le terminologue, chargé de l’élaboration d’une terminologie, travaille rarement seul. Il tend bien au contraire à soumettre au jugement d’experts les résultats de ses analyses. La consultation d’experts est une pratique si courante que des théoriciens de la terminologie, Slodzian par exemple, l’intègrent dans la méthodologie qu’ils proposent :

Les expressions linguistiques étant la seule réalité concrète accessible à l’analyste, elles constituent le point de départ de la chaîne de procédures linguistiques et sémantiques qui permettront de faire émerger les termes.

L’identification et la qualification finale des termes requièrent le jugement de l’expert qui, en parcourant la liste des candidats termes, confronte ces unités à des connaissances déjà structurées, mémorisées et partagées par sa communauté.

Slodzian 2000 : 73

On le voit, selon Slodzian (2000), le terminologue et l’expert possèdent des compétences complémentaires. Le terminologue (ou l’analyste) est celui qui travaille sur le plan de la langue, plus précisément sur celui du texte. Il possède des connaissances, indispensables à l’activité de construction de terminologies, qui lui permettent d’effectuer un ensemble de procédures linguistiques et sémantiques dans des corpus afin d’en extraire des renseignements terminologiques (termes et marqueurs définitionnels). L’expert, en revanche, est celui qui détient le savoir d’un groupe socioprofessionnel précis, savoir intime, voire partisan, que le terminologue ne possède pas en général mais auquel il cherche tout de même à confronter le contenu de son travail d’analyse afin d’en vérifier l’exactitude. D’où donc, selon toute apparence, son besoin de consulter des experts.

D’autres chercheurs voient, toutefois, dans cette pratique aussi un lien avec la deuxième problématique évoquée ci-dessus, celle qui concerne l’opposition entre sens et concept. L’Homme (2005), par exemple, suggère que ce ne sont non seulement les compétences différentes du terminologue et de l’expert qui rendent cette consultation nécessaire mais aussi une certaine conception du terme, à savoir celle, traditionnelle, qui maintient que le terme constitue l’étiquette linguistique d’un concept. L’Homme (2005 : 1114) pose que dans le contexte de la construction d’une terminologie il convient de se demander si le terme dénote un concept ou s’il a plutôt un sens. Elle ajoute que la réponse à cette question mène à des approches et à des méthodes de travail différentes, car

[l]’appréhension d’un sens lexical peut s’appuyer sur l’étude de son environnement linguistique (qui fournira au terminologue des arguments pour valider la délimitation et la distinction des sens). La définition des concepts comme véhicules de la connaissance spécialisée suppose la sanction de spécialistes et, plus encore, qu’un consensus soit établi dans une communauté spécialisée. Si on admet ce qui vient d’être dit, la démarche conceptuelle est mieux servie par un spécialiste du domaine que par un spécialiste de la langue.

L’Homme 2005 : 1123

Bref, L’Homme attribue à la démarche conceptuelle, toujours dominante dans la pratique terminologique, le besoin du terminologue de travailler en étroite collaboration avec des experts, du moins pour ce qui est de la sélection et de la description des termes, ces données devant faire émerger le système conceptuel du domaine. En revanche, la démarche sémasiologique qui envisage le terme comme une unité lexicale véhiculant un sens lexical correspondrait mieux aux compétences du terminologue, dans la mesure où elle exigerait de ce dernier qu’il trouve dans l’environnement linguistique du terme des renseignements sur son sens. En effet, L’Homme (2005 : 1125) avance que ce sens peut être appréhendé en observant dans le corpus l’ensemble des interactions qu’un terme entretient avec d’autres. Pour elle, donc, la démarche conceptuelle suppose un exercice qui se situe hors du champ des compétences du terminologue, notamment la description des connaissances spécialisées d’un domaine, contrairement à la démarche sémasiologique qui viserait plutôt une description de la langue d’un domaine, c’est-à-dire de l’usage qui la caractérise.

L’Homme n’est pas seule à suggérer qu’il est avantageux pour le traitement des termes d’établir une distinction entre sens et concept. On trouve, en effet, des distinctions semblables chez d’autres auteurs, par exemple chez Gaudin (1996) et aussi chez Depecker (2000 et 2002).

Gaudin (1996) se dit insatisfait de la conception traditionnelle du terme, entérinée par la norme ISO 1087, qui définit le terme comme l’union d’un nom et d’un concept. Cette définition est problématique, selon lui, car elle s’oppose à la conception saussurienne du signe, largement acceptée en linguistique, qui voit dans cet objet l’union d’un signifiant et d’un signifié. « Le nom ne saurait se réduire », argumente Gaudin (1996 : 604), « à un seul signifiant » car « que deviendrait alors le signifié du terme ? » Dans la suite de son texte, il explique qu’il est possible « d’articuler la description des termes en recourant à l’opposition entre signifié [ou sens] et concept » (Gaudin 1996 : 604).

Depecker (2000 : 90), pour sa part, regrette que la linguistique ait « ramené le concept au signifié pour l’y confondre ». Il émet l’hypothèse que « le concept ne se résume pas au signifié [mais que] l’un et l’autre sont distinguables même s’ils ont tendance à être confondus dans la langue » (Depecker 2000 : 91). Il s’aligne sur Gaudin (1996) quand il déclare que la distinction entre signifié (ou sens) et concept semble opératoire en terminologie et pourrait de ce fait y être exploitée à des fins descriptives.

Les remarques de Depecker font allusion à une certaine hésitation en linguistique, particulièrement en sémantique lexicale, de tracer une frontière entre sens et concept. Cette hésitation se constate déjà, comme l’explique d’ailleurs aussi Depecker (2000 : 87-88)[1], dans les textes fondateurs de la linguistique contemporaine et particulièrement dans le Cours de linguistique générale de Saussure où le concept se trouve assimilé au signifié. Aujourd’hui, la question du rapport entre sens et concept se trouve au centre des débats entre sémanticiens adoptant une approche cognitive ou s’intéressant à l’interprétation des mots en discours. Cruse (2003), par exemple, se réclamant de la sémantique cognitive, avance qu’il est possible de faire coïncider sens et concept :

The debate […] concerns whether, or to what extent, meaning can be identified with concepts : do words map directly onto concepts, or is there an intermediate level of semantic structure where word meaning is to be located, and the connection with concepts indirect ? The present author’s sympathies lie with the conceptual approach. A conceptual (or “cognitive”) semanticist would argue that there is no theoretical work for an autonomous linguistic semantic level to do that cannot be performed at the conceptual level. He would also argue that the connection between words and the outside world is mediated through concepts […].

Cruse 2003 : 244

D’autre part, Fillmore (1979), se plaçant dans une perspective textuelle, pose qu’il est difficile de séparer, dans le contexte de l’interprétation des mots en discours, nos connaissances des mots de nos connaissances des objets désignés par ces mots, donc en d’autres termes le sens du concept.

A frequent topic of discussion among semanticists is the issue of where and how to draw the line between linguistic information about the meanings of words and real-world information about the properties of things. […] It seems clear […] that any attempt to relate a person’s knowledge of word meanings to a person’s abilities to interpret texts will have to recognize the importance of nonlinguistic information in the interpretation process.

Fillmore 1979 : 132-133

Les réflexions de Cruse (2003) et de Fillmore (1979) expriment un certain désaccord avec les avis de L’Homme (2005), de Gaudin (1996) et de Depecker (2000). En effet, selon les deux sémanticiens, le sens et le concept ne se laissent que difficilement distinguer l’un de l’autre, alors que, pour les trois terminologues, cette distinction est possible, voire souhaitable, pour le traitement des mots, particulièrement des mots spécialisés ou termes. Dans la suite de cet article, nous examinerons cette question en adoptant une perspective qui correspond autant que possible à celle du terminologue chargé de la construction d’une terminologie et qui aborde des textes afin d’en extraire des renseignements (termes et marqueurs définitionnels). Cette perspective nous obligera de nous placer dans un cadre théorique particulier, à savoir un cadre qui prend en compte et le texte et le terme. Par conséquent, nous évaluerons la manière dont le terme signifie en discours, c’est-à-dire s’il y exprime un sens ou s’il y dénote un concept, sous l’angle à la fois de la linguistique du texte et de la terminologie, spécialement son courant textuel. Ce sera aussi dans cette optique que nous examinerons la question reliée du recours à l’expert, particulièrement si la possibilité d’un traitement à deux niveaux du terme – sens et concept – a des retombées, comme semble le suggérer L’Homme (2005), pour cette pratique si répandue. En d’autres termes, si le problème de la collecte et de l’exploitation des renseignements contenus dans les textes varie selon que l’on pose que le terme exprime un sens ou dénote un concept.

3. Le cadre de la linguistique textuelle et de la terminologie textuelle

Notre réflexion s’inscrit dans le courant de pensée, fondé en terminologie par Slodzian (1999 et 2000), qui juge que « c’est dans le cadre d’une linguistique textuelle que doivent être posées les bases théoriques de la terminologie » (Bourigault et Slodzian 1999 : 30). La perspective textuelle, préconisée par Slodzian, s’impose dès lors que l’on admet le rôle déterminant du texte. En effet, par sa mise en discours des termes d’un domaine, le texte constitue le milieu où les termes agissent et évoluent naturellement, ce qui en fait une véritable mine d’or pour le terminologue qui s’applique à en extraire sa matière première, à savoir candidats-termes et marqueurs définitionnels, comme nous l’avons déjà signalé. Cela étant, notre réflexion concerne spécialement le « terme de discours » (Béjoint et Thoiron 2000 : 13), unité spécialisée, insérée dans un discours structuré et intentionné, à laquelle se trouve confronté le terminologue lors de ses analyses et qui serait « éminemment partisane », aux dires de Lefèvre (2004 : 63), car « relevant […] d’un groupe socioprofessionnel se démarquant de tous les autres ».

Ce discours structuré et intentionné dans lequel se trouve employé le terme de discours peut se définir, comme l’a proposé Lefèvre (2004), en termes bühleriens. Il s’agirait, dans ce cadre théorique, d’un texte où se trouvent insérés sur un fond de langue commune des termes de discours qui se distingueraient des mots de la langue commune à la fois par leur valeur pragmatique et « empratique » (notion empruntée à la théorie classique du discours formulé par Bühler [1990] dans les années 1930). Sur le plan pragmatique, le terme de discours s’opposerait au mot, qui constituerait son arrière-fond dans le texte, par le fait qu’il s’ancre dans les activités spécifiques d’un groupe socioprofessionnel précis. Il surgirait par endroits de cet arrière-fond en langue commune quand « l’activité spécifique du groupe socioprofessionnel doit être aiguillée » (Lefèvre 2004 : 66), c’est-à-dire quand un changement du champ cognitif est nécessaire pour permettre l’évocation d’un ou de plusieurs aspects du savoir spécialisé de ce groupe.

Les discours empratiques sont alors exclusivement empruntés à la langue scientifique et technique, le co-texte fournissant les autres informations. On pourrait alors aller plus loin et dire qu’à chaque fois qu’un locuteur issu d’une catégorie socio-professionnelle utilise le langage spécifique à son activité, il produit des discours empratiques qui sont […] insérés […] dans un contexte d’activité spécifique et un co-texte qui est alors emprunté à la langue « commune ». Un texte scientifique et technique peut alors se définir comme un discours empratique inséré dans un co-texte commun.

Lefèvre 2004 : 66

C’est dans ce discours structuré, où termes de discours et mots de la langue commune s’entremêlent, qu’il nous faut déterminer comment le terme signifie, c’est-à-dire si l’opposition entre sens et concept, avancée par plusieurs chercheurs en terminologie, y correspond à une réalité à la fois linguistique et cognitive. Nous nous appuyerons pour ce faire sur la linguistique du texte, un domaine d’étude né pendant les années 1960 dans le milieu linguistique européen, particulièrement germanophone[2], et dont les constats et les hypothèses seraient utiles, du moins selon les tenants de la terminologie textuelle, à toute théorisation à propos du terme. Le discours structuré et intentionné, que nous venons de décrire en termes bühleriens, correspond bien sûr au texte de spécialité.

Tout discours ou texte, le texte de spécialité compris, se caractérise par un ensemble de propriétés qui déterminent sa textualité, car elles signalent de concert que les phrases le composant concourent à construire une unité fonctionnelle. En linguistique du texte, on estime que ces propriétés sont au moins au nombre de sept. Beaugrande et Dressler, par exemple, soutiennent que tout texte constitue

a COMMUNICATIVE OCCURRENCE which meets seven standards of TEXTUALITY […] : cohesion […], coherence […], intentionality […], acceptability […], informativity […], situationality […], and intertextuality […].

Beaugrande et Dressler 1986 : 3-11

De ces sept sources de textualité, celle qui nous importe dans le contexte de cet article est la deuxième mentionnée par Beaugrande et Dressler (1986 : 3-11), notamment la cohérence. En effet, cette propriété concerne le processus de lecture et donc d’interprétation d’un texte par un lecteur. Quand le texte en question est un texte de spécialité qu’un terminologue tâche d’analyser, les termes de discours et spécialement leur manière de signifier sont directement impliqués dans ce processus, comme nous le verrons ci-dessous.

4. Le terme de discours et la cohérence du texte de spécialité

La cohérence, la deuxième source de textualité listée par Beaugrande et Dressler (1986 : 3-11), ne constitue pas une propriété intrinsèque du texte. En effet, la cohérence relève plutôt d’un jugement que le lecteur porte sur le texte, en ce sens que ce dernier lui assignera ou non cette propriété à la suite de sa lecture. On retrouve cette définition de la cohérence entre autres chez Petöfi, qui s’exprime ainsi à ce sujet :

I do not consider textuality as an inherent property of a verbal object, I believe rather that it is a property assigned (or not assigned) to a verbal object, in whatever form, in a special context by an interpreter. (Coherence is considered analogously.)

Petöfi 1983 : 266

Le lecteur trouvera un texte cohérent dans la mesure où il le comprend, donc dans la mesure où il parvient à établir entre le texte et le réel, sur lequel le texte renseigne, des corrélats. Miller évoque comme suit la problématique clé de l’établissement de corrélats avec le monde extérieur :

In order to understand a passage, readers must relate the textual concept they are synthesizing to their general store of knowledge and belief. […] this means that in order to understand a sentence you must establish a particular kind of relation (a verifiability relation) between the concept that the sentence expresses and your general knowledge of the world. If you cannot establish that relation, you do not understand the sentence […].

Miller 1979 : 209, cité par Petöfi 1983

Pour le dépistage de ces corrélats, le lecteur exploite au moins deux types de connaissances : son savoir linguistique (ce qu’il sait de la grammaire et du lexique de la langue) et ses croyances extralinguistiques (ce qu’il sait ou croit savoir du monde, du réel)[3]. Cependant, la distinction que nous venons d’établir entre ces deux types de connaissances est une simplification quelque peu trompeuse, car dans la réalité ces connaissances sont très entremêlées et de ce fait difficiles à séparer. L’entremêlement quasi inextricable de ces connaissances se constate quand on examine le rôle, particulièrement important pour nous, des mots lexicaux dans le processus d’interprétation textuelle. Cette catégorie de mots, dans laquelle se rangent les termes de discours figurant dans le texte de spécialité, désigne des référents, c’est-à-dire des objets concrets ou abstraits qui existent dans le réel. Dans le texte, les mots lexicaux pointent bien sûr vers ces référents, mais ils activent, de plus, chez le lecteur un éventail de connaissances : tout ce qu’il sait du mot, particulièrement ce qu’il signifie, d’une part, et tout ce qu’il sait du référent, de ses caractéristiques, de ses fonctions, etc., de l’autre. Cependant, du fait que le mot évoque simultanément toutes ces connaissances chez l’individu, il n’est guère facile de tracer une frontière nette entre ce qui relèverait à proprement parler du mot et ce qui relèverait plutôt du référent. Autrement dit, la classique distinction entre le linguistique et le non-linguistique ou entre le sémantique et l’encyclopédique ne se manipule que difficilement dans le contexte de l’assignation de cohérence, les limites du sens et du concept s’y trouvant brouillées. Pour illustrer cette difficulté, il convient de se pencher sur un exemple fourni par Fillmore :

We get clearly different interpretations from the sentences “The fly was on the wall” and “The cat was on the wall,” just because we know different possibilities for stable positions for these two kinds of animals and because we know that the same word – wall – can be used to refer to a vertical surface of a room or building and to a high-relief boundary around a place.

Fillmore 1979 : 133

Comme l’explique Fillmore (1979), dans leurs phrases respectives, les deux mots lexicaux, fly (mouche) et cat (chat), sont cruciaux pour le processus d’interprétation et spécialement pour la désambiguïsation de wall (mur). En effet, ils activent chez le lecteur le lien dénominatif qui les relie à un animal particulier, du type insecte dans le premier cas et du type mammifère domestiqué dans le second, et ramènent en outre à la conscience un vaste ensemble de connaissances, qui permettent au lecteur de sélectionner le référent approprié de wall dans chacun des deux énoncés. La distinction entre connaissances linguistiques et connaissances non linguistiques constitue, cependant, un tel défi que Fillmore avance la solution suivante, qui rappelle dans une certaine mesure la vieille approche platonicienne :

It is frequently assumed by linguistic semanticists that the linguist’s job is to determine the purely linguistic information about word meanings, and that a distinction between a dictionary and an encyclopedia can in principle be established. A more realistic view might be something like this : there are things in the world […] ; for a very large part of the vocabulary of our languages, the only form a definition can take is that of pointing to these things […].

Fillmore 1979 : 132-133

La solution de Fillmore (1979) évite la distinction entre sens et concept, en ce sens qu’elle range le lien dénominatif dans la langue, mais qu’elle ne s’exprime pas sur la nature des connaissances qui viennent se greffer sur ce lien chez l’individu. Dans ce qui suit, nous nous alignerons sur Fillmore (1979) et employerons ni sens ou concept mais connaissances dans une acception large, qui ne distingue plus entre le linguistique et le non-linguistique.

Revenons maintenant au terme de discours. Puisque le terme de discours est un mot lexical, il participe nécessairement au processus d’assignation de cohérence, bien qu’il puisse également y faire obstacle dans certains cas, comme nous l’avons signalé dans Collet (2004). En effet, le degré de cohérence assigné à un texte de spécialité dépend dans une large mesure de la façon dont le lecteur parvient à faire correspondre aux termes de discours qui y figurent des connaissances spécialisées, connaissances qui lui permettront d’établir les corrélats nécessaires avec le réel. Le lecteur averti, spécialiste de domaine, réussira mieux cet exercice que le lecteur peu ou non initié.

Prenons, par exemple, l’extrait suivant d’un texte spécialisé dans le domaine des télécommunications :

Dans la famille MAC/paquet, on peut choisir pour le son deux types de qualité correspondant à 15 kHz (qualité musicale) ou à 7 kHz (qualité commentaire) de bande passante audio. La fréquence d’échantillonnage est de 32 kHz. Le codage peut être choisi entre un système linéaire à 14 bits par échantillon ou un système à compression quasi instantanée à 10 bits par échantillon.

Giovachini 1992 : 15

Dans cet extrait, plusieurs termes de discours, accompagnés d’aucune explication, se détachent, telles des insertions empratiques, d’un arrière-fond en langue commune. Il s’agit entre autres de MAC/paquet, bande passante audio, fréquence d’échantillonnage, codage, système linéaire, système à compression quasi instantanée. Pour le spécialiste de domaine ou expert, ce texte possédera sans doute un haut degré de cohérence. En effet, on peut supposer qu’il parviendra sans trop de difficulté à établir les corrélats requis avec le réel du fait que chacun des termes évoquera chez lui des connaissances suffisamment robustes. L’apprenti spécialiste, en revanche, risque d’assigner à ce texte un degré de cohérence moindre. Étant en apprentissage, il ne détiendra pas encore, pour chacun des termes, des connaissances d’une qualité telle qu’il pourra établir des corrélats avec la même précision. Quant au non-spécialiste, il assignera au texte un faible degré de cohérence, voire aucune cohérence, du fait que les termes ne pourront activer chez lui les connaissances nécessaires à l’établissement de corrélats solides.

On peut déduire de ces trois cas que l’assignation de cohérence dépend des différences inter-individuelles (Wichter 1983) qui caractérisent les connaissances que les lecteurs d’un texte de spécialité possèdent pour les termes qui y figurent. On peut, de plus, supposer l’intervention d’un deuxième facteur, micro-diachronique celui-là et lié aux différences intra-individuelles (Wichter 1983). En effet, pour un même lecteur, le degré de cohérence d’un texte de spécialité peut augmenter au fur et à mesure qu’il acquiert des connaissances spécialisées. Le cas contraire, celui d’une diminution de la cohérence, n’est pas non plus à exclure.

Dans les sections suivantes, nous nous baserons sur les travaux de Putnam (1975), d’Eikmeyer et Rieser (1981) et de Depecker (2000 et 2002) pour examiner plus en détail la question de la variation latérale et micro-diachronique de l’assignation de cohérence. Nous nous intéresserons particulièrement aux conclusions que l’on peut tirer de l’examen de ce phénomène pour les deux problématiques à l’étude : la manière de signifier du terme en discours et la question reliée de l’accès aux renseignements contenus dans les textes, difficulté qui oblige généralement le terminologue, qu’il soit ou non chevronné, à consulter des experts.

5. La thèse de la division du travail linguistique de Putnam (1975)

Les différences inter- et intra-individuelles identifiées ci-dessus, qui mènent à l’assignation de degrés de cohérence variables pour un même texte, se rapportent largement à la compétence sémantique des lecteurs de ce texte. On peut définir la compétence sémantique comme la capacité d’un locuteur à manipuler d’une manière correcte et efficace les mots qui existent dans sa langue grâce aux connaissances qu’il possède pour chacun d’eux. En 1975, dans un article intitulé « The Meaning of Meaning », Putnam a formulé une théorie de la compétence sémantique reposant sur la notion d’une division du travail linguistique. Cette théorie, spécialement la thèse de la division du travail linguistique, explique dans une certaine mesure la variation latérale de la cohérence que l’on observe dans le domaine du texte de spécialité, variation qui découle entre autres du fait que l’étendue ou la richesse des connaissances que l’on peut posséder pour les termes de discours tend à varier d’un locuteur à l’autre. Nous évoquerons ci-dessous les grandes lignes de l’hypothèse de Putnam (1975), essentiellement celles qui sont utiles à notre propos.

Selon Putnam (1975), la compétence sémantique est assujettie, au sein d’une communauté linguistique, au principe de la division du travail, principe qui intervient aussi dans d’autres zones de la vie sociale. Putnam (1975) pose, plus précisément, que ce principe gère, dans toute communauté linguistique, la manipulation de ce qui peut être exprimé par les mots de la langue, si bien que tous les locuteurs (divisés en experts et en non-experts) n’ont pas à posséder pour tous les mots des connaissances (organisées en une intension et une extension) également précises. En effet, seuls les experts détiendraient le savoir ou l’intension nécessaire pour déterminer la véritable extension (ou champ d’application) d’un sous-ensemble de mots, appelés termes. Les non-experts n’auraient pas ce savoir, ne connaîtraient pas ces critères, qui correspondent le plus souvent aux caractéristiques des référents des mots formant ce sous-ensemble. Ce savoir précis et exact leur serait en quelque sorte inutile du fait de leur relation avec les experts qui consiste en une certaine coopération et leur ferait grâce de cette acquisition. Voici les paroles exactes de Putnam (1975 : 228) :

HYPOTHESIS OF THE UNIVERSALITY OF THE DIVISION OF LINGUISTIC LABOR : Every linguistic community exemplifies the sort of division of linguistic labor just described : that is, possesses at least some terms whose associated ‘criteria’ are known only to a subset of the speakers who acquire the terms, and whose use by the other speakers depends upon a structural cooperation between them and the speakers in the relevant subsets.

Putnam (1975) ajoute que les non-experts peuvent acquérir pour les termes, dont la véritable extension est connue seulement des experts, un certain savoir, qu’il nomme stéréotype. Le stéréotype correspond à une idée conventionnelle du référent du terme. Cette idée peut être inexacte, voire fausse, et ne fournit pas en règle générale l’extension totale du terme. Par exemple, le stéréotype de zèbre pour un non-expert correspondrait grosso modo à un animal, voisin du cheval, dont la robe est rayée de bandes noires et blanches. Ce stéréotype, cependant, qui correspond à une description tout à fait conventionnelle de cet animal africain, exclut de l’extension de zèbre des zèbres qui existent mais dont la robe n’est pas rayée mais blanche ou presque noire. Putnam (1975 : 227-228) fournit encore un autre exemple, celui du mot anglais gold (or) :

[…] everyone to whom gold is important for any reason has to acquire the word ‘gold’ ; but he does not have to acquire the method of recognizing if something is gold or not. He can rely on a special subclass of speakers.

Le savoir précis de l’expert et le stéréotype du non-expert identifient des différences inter-individuelles sur le plan de la compétence sémantique, différences qui peuvent se solder par une certaine instabilité de la cohérence d’un même texte pour des lecteurs différents. La dichotomie putnamienne, cependant, n’épuise pas toutes les possibilités. Il convient d’y ajouter un troisième cas, car il se peut que le non-expert ne détienne ni savoir spécialisé ni stéréotype pour des termes de la langue. La construction d’un stéréotype est seulement possible pour ces termes qui migrent, tel zèbre ou or, de contextes et co-textes spécialisés à des contextes et co-textes non spécialisés, où ils deviennent accessibles au non-expert. Antenne, satellite, atome, etc. seraient de ce type. Les termes qui ne participent pas à de telles migrations, en revanche, demeurent inaccessibles au non-expert. Par conséquent, ils ne sont connus que des experts, qui possèdent les intensions et les extensions qui conviennent dans les contextes et co-textes spécialisés dans lesquels ils s’emploient uniquement. MAC/paquet, bande passante audio, système à compression instantanée, etc., seraient de ce deuxième type.

6. La sémantique dynamique d’Eikmeyer et Rieser (1981)

Eikmeyer et Rieser se basent, dans leur article publié en 1981, « Meanings, Intensions, and Stereotypes. A New Approach to Linguistic Semantics », sur les travaux de Putnam (1975) pour élaborer une nouvelle sémantique qui repose entre autres sur les trois principes suivants : a) les sens ne sont pas fixes, mais flous ; b) ils sont déterminés par les contextes (et co-textes) dans lesquels ils se réalisent ; et c) ces contextes (et co-textes) constituent des entités variables. Avant de continuer, il nous faut expliquer que nous utilisons sens ici pour traduire meaning, mais non pour porter un jugement sur la nature essentiellement linguistique ou non de l’objet que ce mot désigne. Ces trois principes exigent, selon les deux sémanticiens, que l’on formule une nouvelle théorie sémantique qui tienne compte du dynamisme à la fois des sens et des contextes (et co-textes).

So far we mentioned […] notions which are of vital importance for a dynamic theory of semantics, […] the notion of flexible or fuzzy meaning and […] the notion of context change.

Eikmeyer et Rieser 1981 : 135

Comme ils empruntent à Putnam (1975) la thèse de la division du travail linguistique, Eikmeyer et Rieser (1981) incorporent dans leur théorie les deux distinctions clés établies par ce dernier, à savoir celle opposant experts et non-experts, d’une part, et celle opposant stéréotype et intension précise, de l’autre. Ils soulignent, cependant, que cette inégalité des compétences sémantiques des membres d’une communauté linguistique oblige que l’on tienne compte de la nature idiolectale des sens, bref du phénomène de la variation sémantique.

[…] it should be argued that the speakers of a speech-community use such objects [i.e. meanings] in a systematic way, despite the fact that they may vary considerably from one speaker to another.

Eikmeyer et Rieser 1981 : 134

Ils concluent de cette variation latérale du sens, c’est-à-dire d’un locuteur de la langue à l’autre, que le sens accepte des ajustements et donc qu’il ne peut pas être fixe. En effet, la fixité du sens, jadis présumée en sémantique comme en terminologie, empêcherait toute variation idiolectale.

[…] meanings are not fixed objects of any sort, they are fuzzy, flexible and open to adjustment.

Eikmeyer et Rieser 1981 : 135

Les ajustements, que le sens serait susceptible d’admettre, seraient, selon Eikmeyer et Rieser, conditionnés entre autres par les contextes (et co-textes) dans lesquels il se trouve exprimé.

[…] the use of meanings is closely linked up with the fact, that contexts may be continuously changed by people’s verbal or non-verbal activities. Consequently, an interesting theory of meaning should explain how an expression’s meaning can vary with contexts […].

Eikmeyer et Rieser 1981 : 135

À cet égard, Eikmeyer et Rieser (1981) argumentent que les contextes (et co-textes) accessibles aux experts et aux non-experts d’une communauté linguistique constituent des entités dynamiques, c’est-à-dire des entités qui peuvent être modifiées. Étant donné la distinction entre experts et non-experts, ils avancent que les contextes (et co-textes) se placent sur une échelle allant du plus spécialisé au moins spécialisé et qu’ils peuvent se déplacer sur cette échelle. Un tel déplacement entraînerait, selon eux, un ajustement du sens. De plus, selon la direction du déplacement, cet ajustement rendra le sens soit plus précis soit plus flou.

Under the condition that the principle of the division of linguistic labour exists in a given speech-community, changes from less specialized contexts in more specialized ones will be possible. Since […] meanings depend on contexts, appropriate context changes permit the sharpening or precisification of […] meanings. […]

Eikmeyer et Rieser 1981 : 147

Ils en concluent que le sens d’un mot, spécialement d’un terme, est déterminé par le contexte (ou co-texte) dans lequel il se trouve exprimé, car selon la nature plus ou moins spécialisée de ce dernier, il correspondra au stéréotype du non-expert ou sinon davantage à l’intension de l’expert.

How is the context dependence of natural language expressions represented in practice ? In practice this is achieved by associating expressions like “sugar”, “saccharine”, “lamp” […] with context dependent intensions and context dependent stereotypes. Thus intensions and stereotypes will vary with contexts. Consequently, the […] meaning of an expression will vary as well.

Eikmeyer et Rieser 1981 : 149

Si on reprend maintenant la question de l’instabilité de la cohérence d’un même texte pour des lecteurs différents, on peut déduire qu’un degré bas de cohérence assigné à un texte de spécialité peut résulter du fait qu’un lecteur non expert n’arrive pas à ajuster ses connaissances de type stéréotype, s’il les possède, au caractère spécialisé du texte de spécialité, caractère qui exige une modification du stéréotype en une intension précise. Dans ce cas, cependant, un autre facteur peut intervenir dans l’attribution de cohérence, à savoir le principe de la compositionnalité selon lequel on peut déduire, à partir des parties constituantes d’une expression, surtout complexe, ce qu’elle signifie. Ce principe est exploité, dans une certaine mesure, par Depecker (2000 et 2002), chercheur dont nous présenterons l’approche dans la section suivante.

Bien qu’Eikmeyer et Rieser (1981) ne dotent d’aucun dynamisme l’expert et le non-expert, il nous semble permis de supposer que des migrations sont possibles entre ces deux sous-groupes d’une communauté linguistique. Dans ce cas, la sémantique dynamique élaborée par ces deux auteurs capterait également la variation micro-diachronique qui peut caractériser l’assignation de cohérence à un même texte. En effet, on peut supposer qu’un non-expert réussira de plus en plus à ajuster son stéréotype aux exigences des contextes (et co-textes) spécialisés, au fur et à mesure que ces contextes (et co-textes) lui deviendront plus accessibles grâce à un changement de ses activités verbales et non verbales. Le mouvement contraire serait possible aussi, bien sûr.

7. Le signifié et le concept selon Depecker (2000 et 2002)

Depecker, quant à lui, préfère garder bien séparés sens ou signifié et concept dans son article « Linguistique et terminologie : problématique ancienne, approches nouvelles », publié en 2002. En effet, à la suite d’un examen détaillé de la réflexion linguistique et terminologique sur la question problématique de la désignation du réel, il conclut que :

Pour nous, l’hypothèse est la suivante : le concept ne se résume pas au signifié. L’un et l’autre sont distinguables même s’ils ont tendance à être confondus dans la langue. Le signifié, et plus globalement, le signe, étant la réalisation sémiotique du concept.

Depecker 2002 : 138

Depecker (2002) voit dans le signifié un objet d’ordre plutôt linguistique qui serait analysable en sèmes. Ceux-ci, avance-t-il, seraient suggérés dans une certaine mesure par les constituants du signifiant, dans le cas notamment de termes complexes, dérivés ou composés, tels baladeur et uranium appauvri. Voici à titre d’illustration l’analyse qu’il propose pour baladeur :

Il est également possible d’étudier les correspondances qui s’établissent entre sèmes d’un signifié et caractères d’un concept […]. Baladeur, par la résonance qu’il a en français avec balade, renvoie à la fois au sème de /promenade/ et à celui de /musique/. Alors que le concept correspondant à l’objet décrit peut se décomposer selon les caractères suivants : //appareil//, //portatif//, //de forme réduite//, //avec//, //cassette//, //audio// … […] Il est difficile de penser que ces caractères sont tous dans baladeur, sauf à superposer le signe à l’objet sans passer par le concept qui le structure.

Depecker 2002 : 141

Quant au concept, il relèverait, selon cet auteur, du réel et se composerait des propriétés ou caractéristiques de l’objet désigné par le terme.

Concept entendu comme représentation d’un certain nombre de propriétés d’un objet. Si l’on admet que l’on pense le réel sous la forme de concepts, ces propriétés d’objet sont conceptualisées sous la forme de caractères.

Depecker 2002 : 133

Il va sans dire que l’approche de Depecker permet aussi, du moins jusqu’à un certain point, d’expliquer la variation (latérale uniquement) observée dans l’attribution de cohérence à un texte de spécialité. En effet, là où tout lecteur, expert ou non, devrait, grâce à ses connaissances de la langue, pouvoir accéder aux signifiés des termes, surtout complexes, qui composent un texte, ce qui en permettrait au moins une lecture en surface, seuls les experts connaissent en principe les concepts associés à ces mêmes termes. Cependant, comme l’observe Gaudin (1996 : 617), le signifié ainsi déduit ne dit pas toujours grand-chose du concept désigné par le terme :

[…] en parcourant le signifiant chambre à bulles, je puis accéder sans difficulté au signifié, lequel ne me dit presque rien sur le concept. Pour construire le concept, il me faut au moins savoir qu’il s’agit de la dénomination d’un détecteur de particules élémentaires […].

Cette problématique est révélatrice. En effet, elle nous montre quel membre de la dichotomie de Depecker (2000 et 2002) – concept ou signifié – le terme symbolise en discours. Ce membre est, sans conteste, le concept. C’est au concept que doit pouvoir accéder le lecteur qui cherche à établir des corrélats entre le texte qu’il lit et le réel, car il se compose de caractères représentant les propriétés d’un référent, c’est-à-dire d’un objet qui existe dans le réel et à propos duquel le texte fait des affirmations. Le signifié, en revanche, est davantage orienté vers la langue et n’est par conséquent pas très utile à cet égard. Les sèmes qui le constituent captent des caractéristiques du terme, considéré comme une dénomination façonnée d’une certaine manière dans une langue, mais n’identifient pas à proprement parler des caractéristiques de l’objet qu’il désigne.

De cela, on peut conclure, par ailleurs, que le concept de Depecker (2000 et 2002) correspond grosso modo à ce que Putnam (1975) et Eikmeyer et Rieser (1981) appellent sens (ou meaning) dans leurs théories respectives. C’est donc au contenu de cet objet que la thèse de la division du travail linguistique de Putnam (1975) s’applique. C’est aussi au contenu de cet objet que se rapporte la thèse de la sémantique dynamique d’Eikmeyer et Rieser (1981). C’est, enfin, sur le contenu de cet objet que se prononce Fillmore (1979) quand il affirme qu’il est plutôt difficile de séparer ce qui est proprement linguistique de ce qui ne l’est pas dans le contexte de l’interprétation des mots en discours. Dans la section suivante, nous rassemblerons les points saillants de ces diverses approches afin de formuler une théorie de la manière de signifier du terme en discours.

8. La manière de signifier du terme en discours

Le terminologue, chargé de l’analyse d’un corpus de textes, se trouve face à des textes de spécialité contenant nombre de termes de discours dont il doit établir la pertinence et le « sens ». Étant donné la nature du processus d’interprétation textuelle, nous posons que ce « sens » correspond à ce que Depecker (2000 et 2002) nomme concept et à ce que Putnam (1975), Eikmeyer et Rieser (1981) et Fillmore (1979) nomment sens (ou meaning) pour leur part. Il s’agit de connaissances qui se greffent chez l’individu sur le lien dénominatif qui lie le terme de discours à son référent et qui se rapportent principalement aux caractéristiques de ce dernier. Du fait, cependant, de leur double orientation – vers le terme d’une part et vers le référent de l’autre, car elles constituent le « sens » du terme mais renseignent sur un objet existant dans le réel –, il est particulièrement difficile de déterminer la part du linguistique et du non-linguistique dans le construit qu’elles forment. Elles ne sont, qui plus est, ni fixes ni permanentes, mais soumises à une variation idiolectale à la fois latérale et micro-diachronique. En effet, étant donné qu’une division du travail linguistique s’opère dans toute communauté linguistique, leur richesse varie d’un membre de cette communauté à l’autre. On peut, à cet égard, distinguer au moins trois cas de figure. En premier lieu, il importe de mentionner celui de l’expert dont l’importance et l’exactitude des connaissances sont telles qu’il connaît la véritable extension du terme. Ce premier cas, cependant, correspond rarement à celui du terminologue dont la situation de travail se rapproche le plus souvent davantage des deux cas de figure restants. En deuxième lieu, on distingue le cas du non-expert qui, ayant déjà rencontré le terme dans des contextes et des co-textes moins spécialisés, possède des connaissances de type conventionnel qui ne fournissent pas, toutefois, toute l’extension du terme en raison de leur nature plutôt stéréotypique. Enfin, en troisième lieu, on distingue le cas du non-expert qui, n’ayant jamais rencontré le terme, n’a pas pu acquérir ni connaissances spécialisées ni connaissances stéréotypiques. Confronté à un terme inconnu, ce non-expert aura le réflexe de substituer à l’absence de « sens » le signifié (Depecker 2000 et 2002) du terme, à condition bien sûr qu’il ait réussi à le déduire du signifiant. Les membres d’une communauté linguistique ne se trouvent pas cantonnés, cependant, dans un de ces trois cas de figure, mais peuvent cheminer de l’un à l’autre selon l’évolution de leurs activités verbales et non verbales. Aux connaissances stéréotypiques du non-expert, par exemple, peuvent venir s’ajouter des connaissances plus précises. Et à l’inverse, les connaissances exactes de l’expert peuvent se diluer en connaissances conventionnelles quand celui-ci délaisse son domaine. Enfin, il est à noter qu’une variation contextuelle s’ajoute à la variation idiolectale (à la fois latérale et micro-diachronique) que nous venons de décrire. En effet, les membres d’une communauté linguistique peuvent ajuster le « sens » d’un terme au caractère plus ou moins spécialisé du contexte (ou du co-texte) dans lequel ils le rencontrent du moment où ils possèdent pour ce terme à la fois des connaissances expertes et stéréotypiques.

9. Conclusion

Nous pouvons maintenant répondre aux deux questions distinctes mais reliées énoncées dans l’introduction : (1) le terme possède-t-il en discours un sens (objet linguistique) ou évoque-t-il un concept (objet non linguistique) ? ; et (2) la nécessité de consulter un expert varie-t-elle selon l’approche, sémasiologique (sens) ou onomasiologique (concept), retenue par le terminologue ?

Nous nous basons sur tout ce qui précède pour avancer que le terme possède en discours un « sens ». Cependant, comme Fillmore (1979), nous laissons sans réponse définitive la question de la nature essentiellement linguistique ou conceptuelle de cet objet. Dans le contexte de l’interprétation textuelle – contexte qui correspond à la situation de travail du terminologue –, cette question est sans importance. En effet, on sait que tout individu, le terminologue aussi, exploite dans ce contexte toutes les connaissances, quelles qu’elles soient, qui sont venues se déposer chez lui sur le lien dénominatif qui relie le terme à son référent. Ce sont ces connaissances qui constituent le « sens » du terme en discours, car elles sont ramenées à la conscience de l’individu quand celui-ci rencontre le terme dans un texte.

Il apparaît, par ailleurs, que ces connaissances sont de nature dynamique. En effet, comme elles sont gérées par le principe de la division du travail linguistique, elles sont soumises à au moins trois types de variations : latéral, micro-diachronique et contextuel. Cela étant, les terminologues non experts, chargés de l’élaboration d’une terminologie, auront dans un premier temps toujours besoin de l’appui d’un expert. Le principe de la division du travail linguistique diminue, en effet, de beaucoup la capacité d’un terminologue non expert d’analyser un texte de spécialité afin d’en extraire les renseignements terminologiques (termes et marqueurs définitionnels) dont il a besoin. L’approche sémasiologique, préconisée par L’Homme (2005), ne permet pas au terminologue non expert de contourner l’obstacle posé par ce principe linguistique universel. Seul le cheminement vers les connaissances précises de l’expert constitue, à cet égard, une véritable issue.