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Le présent numéro de Meta est essentiellement placé sous le signe de la littérature, littérature voyageuse, puisqu’elle nous emmène en Chine, en Europe et en Amérique Latine. De manière « transversale », cependant, l’ensemble des travaux présentés souligne les tensions mises en jeu par l’ensemble du processus de traduction, tant au coeur de l’intimité des processus cognitifs que dans le contexte social cernant l’oeuvre traduite.

Une des premières questions qui se pose pour le traducteur est son rattachement à un courant épistémologique donné, ce qui constitue un premier point d’ancrage de tensions liées au choix de son obédience : Ma évoque ainsi la confrontation entre la philologie chinoise traditionnelle et la stylistique moderne. Toutefois, avant même l’élection d’une affiliation de pensée, la résolution de la tension entre théorie et pratique demeure une préocupation majeure de nombreux théoriciens et enseignants (Constantinescu).

Le processus traduisant, mobilisateur des ressources cognitives subjectives du traducteur, est, par excellence, le lieu des tensions à l’oeuvre, dont les traces sont repérables dans le discours. Ainsi, le traducteur attaché à l’esthétique du texte doit-il en négocier les marques formelles et non formelles (Ma). Rétablir la cohérence des coordonnées spatio-temporelles dans une traduction implique nécessairement des hésitations dont le texte garderait les traces (Goethals et De Wilde). Et s’il est un révélateur de tension, c’est bien, selon les tenants de la psychanalyse, le lapsus… (Boulanger). Ceux-ci vont même plus loin, puisqu’ils arguent que les phonèmes eux-mêmes évoquent et révèlent les tensions du « corps traduisant ». À l’opposé, apparemment, de la créativité traduisante dont la littérature aurait l’apanage, l’usage d’unités phraséologiques conventionnelles seraient les marques textuelles d’une tendance à la normalisation de l’oeuvre traduite (Marco).

Normalisation implique évidemment une norme, ou plutôt des normes de différentes natures, sources de tension entre les cultures sources et cibles, entre la fidélité à l’original et ce que tend à imposer le contexte d’accueil. Desmidt évoque les normes littéraires, pédagogiques, économiques de la culture cible et Jawad, les normes linguistiques et culturelles. L’adaptation de chansons à succès (Cintrão) relève aussi de la création, mais peut-être introduit-elle une autre dimension, la nécessité de tenir compte de la brièveté de l’écoute : l’évocation percutante de particularités saillantes d’une culture pourrait fort bien imposer une adaptation maximale de manière à favoriser l’appropriation de l’oeuvre par la culture d’accueil. Dans le même ordre d’idée, la traduction de la poésie, souvent dite irréductible, propulse le traducteur dans une dimension de créateur lui permettant de résoudre les tensions par une forme d’appropriation (les sonnets de Shakespeare, étudiés par da Silva). La traduction intralinguale soulève aussi la question de l’appropriation, notamment lorsqu’il s’agit de produire des versions de la Bible pour des publics différents (Zethsen). Autant de tensions diverses, que le traducteur se doit de négocier en fonction de multiples pamètres.

Les intervenants autres que le traducteur participent également à ce jeu. Le lectorat lui-même est sujet de tensions, lorsque l’oeuvre traduite suscite une polémique liée au caractère de transgression de tabous sociaux (Valdéon-Garcia). Dès lors, la tension se déplace pour s’instaurer entre « l’acceptabilité » et « l’adéquation » (Toury, cité par Jawad). Elle se manifeste au cours du processus de publication des traductions, laquelle nécessite des étapes de médiation entre les différents intervenants (Wang et Zhu). Révélatrice des luttes de pouvoirs qui pourraient mettre en péril la diffusion d’une traduction, la médiation n’est pas sans évoquer le risque de censure. Et, enfin, l’environnement social actuel, marqué par la pression exercée par les problèmes écologiques, constituerait une source de tension supplémentaire pour le traducteur se questionnant sur l’éthique de ses pratiques (Vihelmaa).

Les articles du présent numéro se déclinent comme suit :

Huijan Ma s’intéresse au mode de représentation des valeurs esthétiques de la littérature chinoise, et cherche à faire le pont entre les courants traditionnels et la stylistique moderne.

Isabelle Desmidt revisite l’éternelle question de la fidélité de la traduction à l’original, mais sous l’angle de la retraduction, à différentes périodes, d’une oeuvre pour enfants de Selma Lagerlöf.

Hui Wang et Chunshen Zhu traitent de la médiation et des luttes de pouvoir mettant en jeu les lecteurs professionnels (la censure) et le lectorat ciblé (le contexte socioculturel).

Roberto Valdéon-Garcia, à travers l’étude d’un roman de Forster, évoque la polémique qui a entouré la publication de l’oeuvre originale, ainsi que le contexte de publication des traductions (notamment la traduction industrielle) et des dérives qui en découlent.

Pier-Pascale Boulanger plaide en faveur de la sensibilisation du corps traduisant, dans un contexte psychanalytique mettant en relief sa fonction érotique.

Hisham Jawad étudie les traductions de l’autobiographie, en trois parties, de Tāhā Hussein, sous l’angle des différentes stratégies utilisées, et s’interroge sur la tension entre acceptabilité et adéquation.

Patrick Goethals et July De Wilde explorent la structure spatiotemporelle du roman néerlandais Het volgende verhaal et de sa traduction en espagnol, plus précisément sur la signification des déplacements déictiques, qu’ils attribuent aux hésitations du traducteur.

Karen Koring Zethsen examine les microstratégies à l’oeuvre dans la traduction intralinguale d’une même version de la Bible en danois, en fonction du lectorat cible et cherche à établir les différences par rapport à la traduction interlinguale.

Heloísa Pezza Cintrão relie au concept de transcréation les stratégies utilisées par Gilberto Gil dans son adaptation de Stevie Wonder : le découpage de larges champs sémantiques et le choix délibéré dune adaptation culturelle.

Gisele Dionísio da Silva souligne également le processus de création à l’oeuvre dans la traduction en portugais brésilien des sonnets de Shakespeare.

Josep Marco analyse un corpus d’oeuvres littéraires traduites (anglais-catalan) sous un angle linguistique, se concentrant sur l’emploi d’unités phraséologiques révélatrices, de part leur caractère relativement figé, d’une norme en usage.

Ella Vihelmaa interpelle les traducteurs dans leur rapport à l’éthique, dans la mesure où leur pratique peut être en opposition avec des convictions personnelles, que ce soit sur le plan des outils qui se révèlent polluants, ou sur le plan du contenu des textes.

Muguras Constantinescu, enfin, dresse un panorama des réflexions sur la traduction littéraire en Roumanie.

Bonne lecture !