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1. Introduction

Après la chute du régime communiste en 1989, le marché du livre en Roumanie devient libre et prend une expansion sans précédent, dans laquelle la traduction occupe une place importante. Le monopole sur la traduction de la littérature universelle n’appartient plus à quelques maisons (Univers, Minerva, Meridiane) qui l’avaient détenu pendant des décennies. De nombreuses maisons d’édition nouvelles (Humanitas, Polirom, Rao, Nemira, Trei, Paralela 45, etc.) s’emparent de ce domaine très contrôlé par la censure dans l’ancien régime. Le début des années 1990 est marqué par une explosion de la traduction de la littérature étrangère et le nombre de traducteurs croît de jour en jour.

Dans ce contexte éditorial favorable, apparaît aussi une réflexion sur la traduction, le traducteur et la place des oeuvres traduites dans la littérature d’un pays, réflexion menée le plus souvent par des praticiens et enseignants de la traduction. Dans certaines universités (de Iaşi, Cluj, Bucureşti, Timişoara, Craiova, Braşov, Suceava) sont créés des modules, des licences et des mastères en traduction générale ou spécialisée, plus rarement en traduction littéraire, avec comme objectif la formation des traducteurs. La réflexion traductologique tente, par une visée didactique et pratique, de contribuer à cette formation, tout en s’interrogeant sur des problèmes comme le statut du traducteur, la condition de la traduction littéraire, le contact des langues et des cultures, ainsi que sur la nécessité d’une histoire et d’une critique de la traduction.

Le propos du présent article est de dresser un état des lieux de la réflexion roumaine à propos de la traduction littéraire, à travers quelques ouvrages et études publiés après l’an 2000 et dont les auteurs (Tudor Ionescu, Gelu Ionescu, Magda Jeanrenaud, Irina Mavrodin, Ioana Bălăcescu) ont retenu notre attention parce qu’ils nous paraissent représentatifs de la réflexion sur la traduction littéraire actuelle en Roumanie. La réflexion traductologique élaborée par ces chercheurs se caractérise par la place importante accordée à la pratique traduisante qui la nourrit, laquelle, à son tour, se laisse enrichir par les concepts ainsi élaborés. Elle est en relation étroite avec la théorie littéraire, la poétique, l’histoire et la critique littéraires, ainsi que la didactique, tout en étant préoccupée autant par l’horizon culturel dans lequel s’inscrit le processus du traduire, que par les aspects artistiques et créatifs de l’acte traductif.

2. Un traducteur/traductologue sur fond d’artiste : Tudor Ionescu

Professeur à l’Université de Cluj, écrivain, essayiste, artiste peintre, sculpteur et traducteur, Tudor Ionescu réfléchit depuis longtemps sur la condition ambiguë de la traduction, qui relève, en même temps, de la science et de l’art, ainsi que sur la part de création et de philosophie qu’elle suppose. Il embrasse l’idée d’une poétique de la traduction ou, selon le terme qu’il affectionne, d’une « traductosophie » (Ionescu 2003 :13), vocable qui rend mieux sa conception d’une traduction-réflexion, vue essentiellement comme acte intellectuel et artistique. Au centre de sa réflexion, qui cible comme public privilégié les apprenants de la traduction, se trouve la triade traductologie-traduction-traducteur.

Le problème qui hante Tudor Ionescu est celui de la qualité de la traduction : comment bien traduire, comment transmettre l’expérience personnelle du traducteur aux jeunes apprentis ? Tout en donnant sa propre définition de la traduction et en esquissant sa « traductosophie », il prend ses distances à l’égard des « définitions-approximations » de la traduction selon différents auteurs : Culioli, qui y voit une forme de paraphrase, Ladmiral, pour lequel elle est une méta-communication, Troper, qui l’envisage comme un travail artistique (Ionescu 2003 : 6). Il se rallie par contre à l’idée de Valéry selon laquelle la traduction, avec des moyens différents de ceux de l’original, doit produire des effets similaires. Enfin, il distingue clairement traduction « artistique » et autres types de traduction, traduction orale et traduction écrite, herméneutique et traduction, traduction de texte et traduction de film.

Considérant toujours valables les principes formulés par Dolet au xvie siècle lors de la première traduction de la Bible en français, il adhère aux idées de Larbaud (1946/1997), qui exige une recréation d’un sens littéraire authentique et d’une impression esthétique semblable à celle produite par l’original. L’assertion d’Ortega y Gasset, selon laquelle tout écrivain devrait compléter son oeuvre personnelle par une traduction, le séduit particulièrement. Il insiste sur le fait que la traduction est un « acte de création » et qu’il est peu probable qu’une théorie puisse y instaurer l’« ordre parfait » : l’acte de traduire est donc « éminemment artistique » (Ionescu 2003 : 14). Toutefois, quelque peu paradoxalement, la traduction est qualifiée tantôt (sans doute en complicité avec Steiner [1983]) d’« art exact » (Ionescu 2003 : 49), tantôt de « science sui generis » qui, soigneusement cultivée, produirait sa propre technique (Ionescu 2003 : 21), ce qui justifie d’ailleurs le titre de son ouvrage, Ştiinţa sau/şi arta traducerii (La science ou/et l’art de la traduction[1]).

La dimension culturelle l’intéresse au point de définir la traduction comme un « contact entre des cultures ». Il utilise la notion complexe de « langue-culture », où chacun des deux éléments sont perçus comme un tout, comme un ensemble à considérer aux deux pôles de l’acte de traduire, dans la source et dans le résultat. Exemples à l’appui, il démontre que la traduction vers une langue-culture autre implique des connaissances non linguistiques, envisagées, selon la théorie, comme des compléments cognitifs, des valeurs supplémentaires, des informations additionnelles, souvent marqués culturellement. La retraduction, qui s’impose tous les 25 à 30 ans, est elle aussi conditionnée, outre par l’évolution de la langue, par le culturel, notamment la transformation des relations interculturelles. Dans ce sens, Tudor Ionescu ajoute aux termes de « langue-cible » et « public-cible » celui d’ « environnement-cible », à prendre en compte dans toute véritable traduction.

En ce qui concerne la traductologie, Tudor Ionescu prend ses distances à l’égard de ce qui n’est « pas encore une science » (Ionescu 2003 : 25), en préférant au mot science le terme de Meschonnic, « poétique de la traduction », ou même le sien, « traductosophie » (Ionescu 2003 : 13). Cela lui permet de souligner le fait que les remarques sur la traduction sont faites a posteriori et que les commentaires traductologiques ne seront jamais normatifs dans les faits, mais explicatifs ou justificatifs, en raison, précisément, des dimensions subjectives et artistiques de l’acte traductif réussi.

Malgré cette distanciation, Tudor Ionescu reconnaît, à l’instar de Ladmiral (1994 : xx), que la traductologie aide à clarifier et à conceptualiser les difficultés de traduire, et qu’elle permet d’articuler une logique de la décision. Meschonnic (1999, 2004) est l’autre repère dans l’esquisse théorique de Tudor Ionescu, car il partage la même conviction, à savoir que ni une approche linguistique de la traduction, ni la sémantique structurale ne sont appropriées en raison de leur caractère dualiste, et que seule une « poétique de la traduction » peut en théoriser le succès ou l’échec. Même si l’auteur n’emploie pas le mot, l’idée d’une poïétique de la traduction est fugitivement exprimée lorsque l’auteur affirme que l’activité traduisante doit être étudiée en amont, en cours de son déroulement, étape par étape (Ionescu 2003 : 31). De fait, en tant que traducteur, le chercheur affirme que la traductologie devrait être surtout une science de la pratique, une praxéologie, une certaine forme de connaissance ayant des finalités essentiellement concrètes.

La relation étroite entre, d’une part, la démarche herméneutique – marquée par une forte subjectivité – et, d’autre part, la traduction « authentique » qui en découle, conduit Tudor Ionescu à une redéfinition de la traductologie qui serait, en simplifiant beaucoup, un « discours sur le résultat d’une démarche herméneutique » (Ionescu 2003 : 28). Dans ce sens, l’auteur souligne que la traduction n’est jamais un simple transcodage, mais la recherche des équivalences entre deux polysystèmes extrêmement complexes où se pose toujours le problème du contexte, du sens contextuel, de telle sorte que le résultat de toute traduction est unique et non reproductible. C’est le traducteur qui s’exprime – Tudor Ionescu s’est exercé avec beaucoup de talent sur des textes de Hugo, Baudelaire, Supervielle, Bonnefoy, Prévert, mais aussi de Proust, Simon, Butor, Yourcenar, San Antonio, Wunenburger – lorsqu’il reconnaît, d’après sa propre pratique, que la traduction de la poésie exige un effort créateur plus intense que celle de la prose et que souvent apparaît le piège de l’explicitation qui mène aux péchés de la surtraduction et de l’ajout.

Quelles sont les qualités du traducteur ? Tudor Ionescu proclame le traducteur artiste et coauteur, dont les plus importantes qualités morales seraient le courage et la responsabilité, ce qui le met au même plan que le chirurgien ou le constructeur de ponts. Ajoutons encore, pour les jeunes apprentis, la nécessité de cultiver une certaine méfiance à l’égard du du texte à traduire, en raison des « pièges ineffables » (Ionescu 2003 : 54) qu’il contient parfois. L’être complexe qu’est le traducteur littéraire, doit être, outre un artiste et un herméneute, un bon connaisseur des deux langues (source et cible), et se comparer au bon technicien sachant démonter et remonter le texte, au musicien qui n’oublie jamais l’exercice des gammes et des arpèges, au sportif ne cessant de s’entraîner au stade, celui de la culture en l’occurrence.

Tout un ensemble de stratégies est proposé au jeune apprenti : s’éloigner des dictionnaires bilingues, consulter avec patience et plaisir les grands dictionnaires monolingues, naviguer dans Internet, interroger des spécialistes du domaine… Passeur entre deux langues-cultures, le jeune traducteur doit savoir rester toujours entre deux rives, sans jamais se fixer sur l’une d’entre elles. Fidèle à sa finalité didactique, Tudor Ionescu essaie par tous les moyens de faire réfléchir le jeune traducteur sur l’art-science de la traduction ; pour ce faire, il n’hésite pas à recourir à sa propre expérience, attirant l’attention sur la multitude des pièges qui guette le débutant et donnant des contre-exemples à ne pas suivre. Parmi les sujets de méditation « traductosophique », on remarque la traduction des jeux de mots (à propos des versions roumaines de San Antonio – le roi ou l’esclave du calembour –), le cas de la note en bas de page, le terme de spécialité détonnant dans un contexte poétique. Conscient du fait que de nos jours il n’y a plus de traducteurs qui consacrent leur vie à la traduction d’un seul livre et qui fassent des « traductions en profondeur », et constatant le cruel manque de lieux de rencontres ou de colloques pour les apprentis traducteurs, Tudor Ionescu souligne que l’objet de sa démarche interrogative et dubitative est de proposer des idées – autant de points de repère dans la théorisation sur la traduction – qui pourraient influencer le jeune traducteur ou tout traducteur intéressé par le dialogue et l’échange dans le domaine.

3. La traduction comme genre littéraire intégral enrichissant la littérature nationale : Gelu Ionescu

Gelu Ionescu, essayiste, ancien professeur de littérature comparée à l’Université de Bucarest, spécialiste en histoire de la traduction, s’adresse essentiellement, par son discours traductologique, aux spécialistes de l’histoire de la littérature et de la critique littéraire, ainsi qu’aux traducteurs et au public lecteur de traductions, pour souligner les manques en matière d’histoire des traductions et de leur réception et pour tenter de combler cette lacune. Partant de la constatation que le public roumain lit plus de traductions que d’oeuvres originales, le chercheur se propose de mettre en valeur la place et le rôle qui reviennent aux traductions dans une littérature nationale, et d’analyser leur valeur et leurs fonctions au sein même de cette littérature.

Gelu Ionescu embrasse une conception moderne de la littérature et de la traduction car, selon lui, une littérature nationale ne signifie pas seulement la littérature des auteurs qui écrivent à un moment donné dans une langue, mais la totalité des oeuvres qui circulent au sein de cette littérature et dont on discute dans cette langue, ce qui comprend les traductions qui, dans la plupart des histoires littéraires, sont pourtant complètement ignorées. C’est ainsi que son ouvrage Orizontul traducerii (L’horizon de la traduction ; 2004) offre une synthèse de la production de traductions durant les trente-cinq dernières années et présente cette même production à très grands traits depuis la chute du régime dictatorial en Roumanie.

Selon le chercheur, les chiffres parlent d’eux-mêmes : si entre 1780 et 1860 on enregistre 679 titres et 281 auteurs traduits en roumain, entre 1961 et 1980 une seule maison d’édition, Univers – spécialisée il est vrai en littérature universelle – publie 2700 titres dont 2100 traduits en roumain (Ionescu 2004 : 5). Il est donc nécessaire d’accorder à la traduction, envisagée sous les angles culturels et littéraires, sa juste place dans l’histoire de la littérature roumaine, dont l’épanouissement est lié au contact et au dialogue avec d’autres littératures. Par cette ampleur éditoriale, la traduction acquiert le droit à des « analyses complexes et minutieuses », fait illustré brillamment par les études analytiques de Gelu Ionescu, consacrées à des discours différents (narratif, poétique, savant et dramatique) traduits en roumain. Il se pose aussi le problème d’une méthodologie qui établisse la place et le rôle des traductions dans l’histoire de la littérature en tant que partie d’un « ensemble non homogène, dynamique et sollicitant en cours de configuration » (Ionescu 2004 : 6) et qui évalue correctement la signification et les conséquences de la traduction en tant que phénomène.

L’absence absolue de toute analyse de la traduction (et des traductions) de la littérature universelle dans les comptes rendus historiques de la littérature roumaine contemporaine témoigne, selon Gelu Ionescu, d’une mentalité dominante qui l’envisage comme une simple annexe du phénomène littéraire original, ce à quoi il s’oppose en affirmant avec fermeté qu’elle est un phénomène « à ne pas ignorer ». L’opposition littérature originale/traduction n’est plus opérante alors qu’elles ont une « zone de contact diffuse, complexe et durable » (Ionescu 2004 :7).

S’inspirant de la théorie de la réception de Jauss, Ionescu propose d’intégrer la lecture des traductions dans ce que le théoricien allemand appelle l’horizon d’attente (Jauss 1978) : des années 1980 à aujourd’hui, le « corpus de traductions » de la littérature mondiale – qui comprend les classiques en tant que grandes consciences formatrices et grands modeleurs de genres ainsi que les auteurs les plus récents et les plus innovateurs – s’intègre clairement dans l’horizon d’attente du public contemporain.

Avec beaucoup de conviction et même un certain pathos, Gelu Ionescu soutient qu’il faut prendre en compte les traductions dans toute histoire de littérature nationale : l’analyse, la confrontation et la comparaison des traductions et des oeuvres littéraires nationales sont nécessaires pour mieux faire ressortir la spécificité de ces dernières, de même que la compréhension de leur relation réciproque. Ses arguments sont nombreux : une traduction peut revaloriser une oeuvre nationale ; elle met en lumière la littérature originale, tout comme l’oeuvre originale peut revaloriser la traduction, surtout dans le cas de la poésie. Dans ce cas, le raffinement des moyens poétiques mobilisés dans le travail de traduction se révèle grâce à la concurrence d’une poésie originale de haut niveau artistique. Entre littérature originale et traduction, il y a dialogue, confrontation, symbiose. On retient surtout la conception d’une traduction « active » qui travaille la littérature nationale et se fait travailler par elle, d’un « patrimoine » des traductions qui est indice de la maturité d’une littérature.

Enfin, Gelu Ionescu déplore l’absence de bibliographie systématique et exhaustive du patrimoine de littérature traduite : d’une part, au xixe siècle et même au début du xxe, les bibliographies, souvent, ne mentionnent pas le nom du traducteur et l’année de la parution de l’ouvrage ; d’autre part, au début des années 1990, quand le marché du livre a explosé en Roumanie, les pratiques éditoriales se sont révélées être surtout commerciales et s’exercer en dehors de toute déontologie professionnelle.

Les études analytiques de Gelu Ionescu constituent une illustration de ce qui pourrait être une « réception de la traduction » (Ionescu 2004 : 50), dans le cadre de laquelle l’auteur harmonise la critique de l’oeuvre étrangère et celle de la traduction, avec ses forces et ses faiblesses, l’ampleur de la réalisation artistique atteinte, sans arriver pour autant à la « critique des traductions » dans le sens bermanien du terme (Berman 2002).

4. La traduction sous tous ses aspects : Magda Jeanrenaud

Magda Jeanrenaud, traductrice et professeure de traductologie à l’Université de Iaşi, réfléchit elle aussi à l’histoire et à l’horizon de la traduction, mais aussi aux clichés et aux dogmes de la traductologie, aux procédés et aux pièges traductionnels, ainsi qu’au marché éditorial et au contexte culturel dans lequel l’activité traduisante s’exerce, tout en essayant de cerner les universaux de la traduction, comme le souligne le titre de son ouvrage, Universaliile traducerii (Les universaux de la traduction ; 2006). Son propos s’adresse en premier lieu aux étudiants de licence et de mastère de spécialité, mais aussi aux traducteurs, aux traductologues et à toute personne intéressée par la traduction. Sa réflexion en matière de traductologie tient à la fois de l’histoire de la traduction, de la critique des traductions et de l’étude de cas (en ce qui concerne les stratégies éditoriales des oeuvres traduites). Elle porte sur le problème des couples fidélité/infidélité, sens/lettre, fond/forme qui ont hanté depuis des siècles les traducteurs et les « traductologues » avant la lettre, et sur le piège que constitue cette vision de l’acte traductif, alors que ce qui importe est plutôt la relation entre compréhension et sens. Jeanrenaud souligne les dangers qui menacent la traduction lorsque le traducteur est trop préoccupé, d’un côté, par le fantôme de la fidélité et, de l’autre, par la tentation de se conformer à l’horizon d’attente du lecteur : les tendances à la rationalisation, à l’unification, à la banalisation du texte original, la manifestation d’une sorte d’« instinct » d’homogénéisation et de normalisation du texte traduit, sont accompagnés souvent par la dispersion sémantique et la dilution du message (Jeanrenaud 2006 : 23). Ce type de pratique communicative, ce cas particulier d’interprétation qu’est la traduction, exige un « effort de lecture », grâce auquel le traducteur peut déjouer les pièges du texte étranger et prendre en compte l’asymétrie des deux contextes culturels de l’original et du texte traduit. Enfin, au fantôme de la fidélité s’ajoute le dogme de l’intraduisibilité, trop souvent invoqué par des théoriciens et des praticiens, surtout à propos des textes poétiques, jusqu’à rendre suspect l’acte même du traduire.

Les relations entre francophonie, bilinguisme et traduction constituent, pour Magda Jeanrenaud, un excellent échantillon d’histoire de la traduction dans l’espace roumain, domaine trop ignoré encore par la recherche traductologique et littéraire. S’appuyant sur une étude, plus ancienne, d’Eliade (1898/2000), la chercheure analyse le rôle des traductions et des traducteurs dans la formation de la langue littéraire et de la littérature roumaine ; si, au xviiie siècle, la traduction et l’imitation aident à la formation d’une nouvelle littérature qui s’éloigne des chroniques historiques et des ouvrages religieux, jusqu’alors dominants, et qui adopte le roman pédagogique à la Fénelon, au début du xixe siècle, par contre, les grands traducteurs, en général des boyards, qui traduisent des poètes français de seconde main, écrivent aussi leur propre poésie pour s’orienter ensuite vers le théâtre. Cette double pratique de la langue littéraire – traduction et création personnelle – et le contact avec la littérature française obligent les traducteurs moldo-valaques à prendre conscience des défauts de leur propre langue – pauvreté et manque de clarté – et à essayer d’y remédier sans craindre la longueur du processus.

Jeanrenaud soulève également le problème du bilinguisme et de ses rapports avec la traduction. Elle attire ainsi l’attention sur le piège guettant les bilingues qui, partis d’un pays où ils ne retournent plus, conservent, des décennies durant, la langue maternelle d’avant leur départ qui, finalement, se démode et se retrouve décalée par rapport à leur nouvelle langue qui, elle, est pratiquée dans ses aspects courants et actuels.

Avec beaucoup d’humour, Jeanrenaud retrouve et décrit, dans le cycle dramatique Chiriţa, de Vasile Alecsandri, les sept techniques de traduction proposées par Vinay et Darbelnet. Le personnage principal, sorte de précieuse ridicule moldave, singeant les habitudes des salons où l’on parle français, n’hésite pas à recourir à l’emprunt, au calque, au mot-à-mot, et même à une roumanisation du français et à une francisation du roumain dans un jargon franco-roumain tout à fait hilarant. Ces pratiques traductionnelles, aux effets comiques chez Alecsandri, deviennent tragiques chez Ionescu qui, dans sa leçon de traduction, intégrée à La Cantatrice chauve, nous propose

[…] un monde où tous les signifiants sont équivalents et concomitamment s’annulent réciproquement, un monde où la différence est expulsée et où, à la limite, la communication interhumaine n’a plus de sens, ni raison d’être.

Jeanrenaud 2006 : 85 ; traduction de l’auteure

La traduction du théâtre préoccupe également la chercheuse, qui s’intéresse à la version française de l’oeuvre du dramaturge roumain Caragiale, que l’on doit à son continuateur, Eugène Ionesco, ainsi qu’à Monica Lovinescu, journaliste roumaine exilée en France. Avec l’oeil attentif de la praticienne et de l’enseignante, Jeanrenaud analyse avec beaucoup de finesse et de minutie le problème de la traduction du théâtre qui glisse souvent vers l’adaptation, le problème des répétitions, parfois annulées ou atténuées par des synonymes, celui des références culturelles et même celui de la ponctuation et des interjections, négligées dans la version française. Une attention particulière est réservée à la traduction des noms propres, aux sobriquets et aux formules d’adresse marquées d’affectivité.

Pour conclure, soulignons que Jeanrenaud, malgré son intérêt à l’égard de diverses théories et approches traductologiques, ne s’arrête pas à une théorie pure coupée de la pratique, car elle établit toujours le lien entre les analyses d’exemples (tirés également des romans, des essais, des textes philosophiques) et une synthèse systématique des principes et des universaux contextualisés par la culture, ce qui met en relief la complexité de l’acte traductif.

5. Une « pratico-théorie » de la traduction : Irina Mavrodin

Professeure à l’Université de Craiova, poète, essayiste, traductologue et traductrice de renom, notamment de Proust, Irina Mavrodin nous propose, à son tour, une profonde réflexion sur la traduction et le traducteur, sur la relation étroite et biunivoque entre pratique et théorie ainsi qu’entre création et traduction et, enfin, sur la spécificité culturelle du texte traduit.

Tout comme Tudor Ionescu et Magda Jeanrenaud, Mavrodin, préocuppée, d’une part, par la qualité des traductions sur le marché roumain et, d’autre part, par la condition marginale de cette activité, emploie son autorité – soulignée par le titre de Chevalier des arts et lettres dont le gouvernement français l’a honorée pour ses traductions – pour sensibiliser le public à ces problèmes, accroître la visibilité de la traduction et aider le jeune traducteur dans son apprentissage. Depuis quelques décennies déjà, elle propose sa propre théorie sur la traduction, qu’elle appelle dans un premier temps « pratico-théorie de la traduction » et ensuite « poétique-poïétique de la traduction », théorie sous-tendue par la relation entre pratique, expérience, d’une part, et théorie, réflexion d’autre part. Cette relation est réciproque, biunivoque, les deux partis formant un tout et s’alimentant mutuellement.

La vision « mavrodinienne » de la traduction est inspirée de la poétique-poïétique de la littérature et manie des concepts tels que lecture plurielle, ambiguïté, série ouverte, littéralité/littérarité, connotation/dénotation. Par la triade poïétique-poétique-poïétique, elle décrit le processus traductif, la poïétique concernant, en amont, l’acte créateur initial de l’auteur et, en aval, le nouvel acte créateur du récepteur du texte, la poétique, elle, concernant l’oeuvre créée. Elle pose la traduction en tant que faire (en tant qu’action jamais achevée) et poïésis, comme toute véritable création, toutefois limitée par des contraintes inexorables.

Dans son étude intitulée, de manière révélatrice, Despre traducere – literal şi în toate sensurile (Une pratico-théorie de la traduction littéraire en dix fragments), Mavrodin présente quelques-unes de ses réflexions de praticienne-théoricienne, qui se révèlent autant de balises pour le travail et la réflexion du traducteur-traductologue ou de conseils pour l’apprenti-traducteur (2006a : 93-98). Tout comme la création artistique, la traduction ne peut se faire par la simple application d’une théorie générale, car elle sera toujours le résultat d’une suite d’options et de solutions spécifiques. Par une démarche inductive, de nature pratique, où la vocation et le talent occupent une place importante, le traducteur construit sa propre théorie dont il déduit sa propre pratique. Il en résulte un mouvement de va-et-vient et un processus d’autorégulation propre à toute création artistique. Cette théorie personnelle, engendrée par la pratique et nourrissant cette dernière à son tour, est la seule à être utile au traducteur dans son travail, tout traducteur, de façon plus ou moins consciente, étant tributaire d’une théorie.

La lecture plurielle qui valorise l’oeuvre et qui en permet plusieurs lectures, à condition que chacune d’entre elles soit valide et cohérente, se retrouve aussi en traduction littéraire. En effet, la traduction témoigne de la lecture avertie du traducteur, marquée néanmoins par la mentalité, la culture, l’univers épistémologique, l’horizon d’attente de ce dernier, ainsi que par sa sensibilité propre mais tributaire, malgré les apparences, d’une sensibilité collective. La traduction, vue comme un choix du lecteur averti qu’est le traducteur, sera dans quelques décennies frappée de désuétude à cause du changement des mentalités, de l’horizon d’attente du public et de l’évolution de la langue, d’où les retraductions. Elle apparaît donc comme une « série ouverte », une activité toujours recommencée et jamais définitivement achevée.

Soulevant le problème des « ravages des connotations » dans la traduction des textes anciens, elle nous met en garde contre le décalage et la spécificité des deux cultures, l’ancienne et l’actuelle. À cette dernière appartient le public destinataire de la traduction, acceptant une langue « archaïsante », mais non une langue archaïque qui rendrait le texte traduit illisible. Le traducteur qui, hanté par le principe de fidélité, transpose un texte littéraire du Moyen Âge français ou allemand dans la langue littéraire de la culture d’accueil de la même époque, s’expose à faire rire de texte, à en faire un monstrueux hybride résultant d’un mélange inacceptable des deux cultures. Les mêmes risques et difficultés guettent le texte traduit dans un dialecte, ou bien marqué par un dialecte dans la culture d’origine par essence non transposable dans la culture d’arrivée, et donc traduit dans une langue inventée par le traducteur qui suggère une certaine couleur locale pour autant non identifiable.

Pour le traducteur, les textes d’avant-garde dans la culture et la langue de départ sont les plus difficiles ; il doit produire le même effet de choc pour son public, imposer la même violence à la langue d’arrivée. Pour accomplir sa tâche, il va recourir à une exploitation hardie des virtualités de la langue traduisante, mobiliser sa capacité créatrice et, de la sorte, bousculer le lecteur du texte traduit dans ses habitudes et son système d’attente. Le traducteur corrigera les fautes évidentes de grammaire ou les termes impropres, mais en le signalant toutefois.

La traduction des textes poétiques sera faite non pas ou, plus exactement, non plus selon des contraintes prosodiques très rigoureuses, comme l’exigeait une tradition tyrannique, mais dans le respect de la poéticité du texte, mieux rendue parfois par le vers blanc et un rythme donné. Dans la traduction de la poésie moderne, inspirée par le surréalisme, la littéralité coïncide souvent avec la littérarité. Dans ce cas, la traduction ad litteram peut rendre un bon service à la traduction du littéraire, malgré certains préjugés tenaces qui la dénoncent fortement comme étant fautive.

En tant que professeur de traductologie, Mavrodin s’interroge sur la théorie à enseigner au traducteur-apprenti, de manière à ce qu’elle lui soit profitable dans son travail. Son choix se porte sur une pratico-théorie, construite du point de vue de celui qui traduit, où pratique et théorie entretiennent une relation nécessairement biunivoque. Le réseau conceptuel de ce métalangage sera essentiel et économe, afin d’éviter le piège d’une théorisation en soi. Si paradoxal que cela puisse paraître, l’initiation à la théorie va se faire de manière inductive, par la pratique. Une analogie incontournable y est toujours présente, celle entre écrivain et traducteur, entre création originale et traduction : à l’instar de l’écrivain, le traducteur doit prendre des décisions auctoriales, à chaque instant, à mesure que son travail avance. Tout comme l’oeuvre d’art, la traduction valorise la créativité de son auteur mais également son côté « métier » (2002 : 22). Réfléchissant à sa propre retraduction du roman Le Rouge et le Noir, de Stendhal, Mavrodin, qui est aussi exégète de l’oeuvre stendhalienne, pose la traduction comme série ouverte, en synchronie ou en diachronie, qui valorise toute culture nationale. C’est aussi l’occasion pour elle de méditer sur les concepts d’étrangeté et de dépaysement du public cible et ainsi que sur la difficulté de traduire le style, apparemment simple, de Stendhal sans le complexifier et sans chercher à « l’embellir ».

Les réflexions de Mavrodin sur la traduction, le traducteur et le traduire se retrouvent un peu partout dans la presse littéraire roumaine, sous forme d’essais, d’articles, d’entretiens, de réponses à des enquêtes, de chroniques de traduction, de témoignages à propos de son expérience du traduire ou du retraduire. Elle y évoque le travail complexe du traducteur de Cioran, la salutaire littéralité dans la transposition des textes de Tristan Tzara, la lutte avec la matérialité du langage qui oppose toujours une dure résistance, ou encore la difficulté de sentir le rythme de l’auteur et d’entrer en résonance avec lui. Elle réfléchit sur les relations identité/altérité, réalité/simulacre dans l’autotraduction, qu’elle applique à sa poésie, ou critique des traductions dans lesquelles elle évalue en connaisseur les réussites et les échecs des diverses solutions choisies par un confrère. L’aspect herméneutique de la traduction qui peut faire redécouvrir un auteur revient souvent sous sa plume.

Traductrice de Mme de Staël, Mme de Sevigné, Camus, Faure, Gide, Ponge, Montherlant, Bertrand, Delacroix, Genette, Blanchot, Flaubert, Chaunu, Ricoeur, Cohen, Cioran, Bachelard, Proust, Rimbaud, Apperry, Nothomb, Cocteau, Courier et Laurens, Mavrodin a beaucoup à dire, elle qui, avec la joie et l’exaltation d’une amoureuse, est prête à revoir sa version de la Recherche de Proust ou à retraduire le redoutable Flaubert. Quoique synonyme de « peine » et de travail minutieux, ce qui implique une patience et une modestie exceptionnelles, la traduction, pour Irina Mavrodin, est source de « joie » et de « jubilation » ; elle est une expérience comparable à celle d’un pianiste qui fait vivre un morceau musical pour l’auditeur. Le traducteur, en dépit de l’ingratitude de sa tâche, est aussi comparable à un sculpteur qui modèle le texte traduit comme on pétrit et repétrit une pâte, longuement, pour en obtenir la forme désirée. Ainsi, lorsqu’il traduit un virtuose du mot comme Cioran, le traducteur, cherchant inlassablement les termes propres à produire un « effet intensément ambiguïsateur », devient un véritable « acrobate » lexical : la traduction est alors soumise à des règles strictes parce qu’elle n’affecte que de petits segments, des énoncés lapidaires, qui exigent de travailler chaque syntagme et syllabe. Par contre, les phrases de Proust obéissent à des lois architecturales et symphoniques, à un rythme qu’il faut saisir en accordant sa respiration sur celle d’un homme asthmatique.

À tout cela s’ajoute la conviction de ce grand professeur que le savoir et le savoir-traduire du maître doivent être transmis aux nouvelles générations dans le cadre de rencontres annuelles où les traducteurs chevronnés travaillent de concert avec les apprentis-traducteurs. De telles rencontres ont ainsi abouti à la création d’une revue, Atelier de traduction, qui joue le rôle de tribune et d’espace d’échange. La pratico-théorie de la traduction d’Irina Mavrodin constitue une réflexion profonde et éclairée sur l’activité traduisante et sur le texte traduit. Par bonheur, la réflexion est menée par une traductrice, professeur et essayiste qui lutte pour la visibilité de la traduction et cherche à susciter une véritable conscience traductologique dans l’espace roumain.

6. La créativité, au centre de la didactique de la traduction : Ioana Bălăcescu

Nous ne voudrions pas terminer ce panorama sans mentionner la nouvelle génération, dont Ioana Bălăcescu, de l’université de Craiova, est une représentante. Cette chercheuse a publié un certain nombre d’articles dans des revues françaises, allemandes, russes et roumaines, qui montre son intérêt particulier pour la créativité dans la traduction. Partant d’une « analyse des besoins », fondée sur des données empiriques recueillies sur le terrain, Ioana Bălăcescu a constaté que, dans une approche herméneutique de la traduction, la créativité faisait partie du pain quotidien du praticien traducteur. Ayant également constaté que la recherche dans ce domaine, autant du point de vue théorique que du point de vue didactique, présentait des manques, Bălăcescu a, tout d’abord, examiné les différentes définitions de la créativité pour finalement accepter la conception guilfordienne d’une créativité comme une activité de résolution de problème (problem solving activity) – c’est-à-dire une conception d’une créativité-outil, dénuée de tout mysticisme et servant à résoudre des problèmes –, comme étant la plus pertinente pour le travail du traducteur. Les données de son enquête sur le terrain, menée selon les principes du dialogue et de l’analyse conversationnelle ethno-méthodologique, ont révélé à quel point le traducteur, même chevronné – sous l’effet des contraintes qu’il s’impose pour obéir à un impératif d’objectivité mal compris – , est encore insécurisé face à sa propre créativité. Bălăcescu entreprend donc de lui donner le « courage de sa créativité » (2004 : 30). Ses données ont également confirmé qu’ « il n’y a pas de tête traduisante vierge de théorie » (2003 : 24-77). En effet, même les praticiens qui affichent le plus grand mépris pour la recherche théorique tentent néanmoins de justifier a posteriori leurs choix, pour peu qu’ils s’éloignent des mots du texte source.

Constatant que cette insécurisation du traducteur créatif, qui craint de « trahir » le texte, provient d’une conception erronée de la notion de « fidélité », Bălăcescu, à l’instar d’autres traductologues comme Radegundis Stolze, défend l’approche herméneutique qui lui semble la plus adaptée pour rendre compte de ce qui se passe dans la tête du traducteur au cours de l’opération traduisante. Se référant à la tradition herméneutique allemande de philosophes comme Hans Georg Gadamer ou de Martin Heidegger, elle conçoit le « sens » à traduire, non pas comme quelque chose qui serait dans le texte – et qui serait à dégager par une « analyse-pertinente-pour-le-traducteur » mise de l’avant par les chercheurs qui ont élaboré une traductologie basée sur la linguistique du texte – mais quelque chose qui se dégage de la « fusion des horizons » celui du texte, d’un côté, et celui du récepteur du texte, de l’autre.

Devant la difficulté à convaincre ceux qui, partisans de l’approche analytique, reprochent aux herméneutes leur langage métaphorique, Bălăcescu va au-delà de l’approche herméneutique et fait la part des choses en conférant à cette approche une valeur heuristique et en lui cherchant la légitimation scientifique en traduction du côté des recherches récentes, menées par les cognitivistes et par les neurophysiologues. C’est en tenant compte des résultats de ces recherches, ainsi que des recherches sur la créativité, que Bălăcescu – convaincue que la créativité s’apprend « tout comme le chinois », a su mettre au point une didactique de la créativité en traduction, dont elle a pu mesurer l’efficacité auprès de ses étudiants (2005).

7. Une traductologie particulièrement marquée par ses rapports avec la pratique et la didactique

En guise de conclusion, nous soulignons l’intérêt de traducteurs, traductologues et professeurs roumains pour une théorisation de la traduction et du traduire à portée formative, et en particulier l’attention qu’ils accordent à l’horizon de la traduction, à son histoire, à sa critique et à sa didactique et surtout au rôle attribué à la pratique et à sa relation étroite avec la théorie. Les idées importantes qui préoccupent les traductologues de la planète sont connues et intégrées dans cette réflexion menée en Roumanie, parfois nuancées, parfois enrichies ou renouvelées, mises dans une perspective propre. Qu’elle s’appelle « traductosophie », « traductologie », « pratico-théorie », ou « poétique-poïétique », la réflexion sur la traduction présentée ici a l’important mérite d’aider le traducteur dans son travail, le traductologue dans sa conceptualisation, et surtout l’apprenti dans son initiation à un métier où la théorie et la pratique entretiennent une relation essentiellement biunivoque.