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Doubts and Directions in Translation Studies est un recueil multilingue de 26 articles (21 articles en anglais, 3 en français, 1 en portugais et 1 en allemand) choisis parmi les 50 textes soumis au ive congrès de l’Association européenne de traductologie (EST) tenu à Lisbonne les 29 et 30 septembre 2004. Les participants étaient invités à porter un regard critique sur les emprunts théoriques que la traductologie a faits à d’autres disciplines ainsi que sur des postulats traductologiques qui mériteraient une analyse plus profonde.

Les communications retenues sont organisées en cinq thématiques :

  1. Aspects théoriques ;

  2. Amélioration des outils de recherche ;

  3. Recherche empirique ;

  4. Aspects linguistiques ;

  5. Travaux littéraires.

Selon les directeurs du recueil, la sélection des articles répond aux critères suivants : qualité de l’approche, originalité du sujet traité, données traitées et clarté de la composition.

Les deux premiers articles de ce recueil, le premier d’Andrew Chesterman, le second d’Ubaldo Stecconi, présentent bien des doutes et des directions traductologiques. Après une synthèse de ces deux premiers articles, nous avancerons quelques commentaires généraux au sujet des autres communications.

La linguistique est sans conteste la discipline qui a le plus contribué à la conception d’un cadre conceptuel et théorique pour la traductologie. Le fait que les premiers essais d’explication de la traduction soient de nature linguistique en est la meilleure preuve. Cependant, cette relation ne doit pas être prise à la légère. Comme Andrew Chesterman le démontre dans son article « What is a unique item ? », il est temps que les traductologues commencent à se questionner sur la pertinence de quelques-uns de ces emprunts conceptuels. Chesterman se penche notamment sur le manque de clarté dans la définition du concept nommé unique item (éléments [linguistiques] uniques), auquel font référence les traductologues intéressés par les universaux en traduction. Les auteurs évoquent spécifiquement l’hypothèse proposée par Sonja Tirkkonen-Condit en 2002, pour qui les traductions présenteraient moins d’éléments uniques que des textes comparables non traduits. Il s’agit d’éléments linguistiques qui ne trouvent pas de correspondants exacts dans d’autres langues (Tirkkonen-Condit 2004 : 177). Selon Chesterman, l’hypothèse semble intuitivement valide et les données préliminaires semblent la confirmer. « However, it is not clear what exactly is meant by a “unique item” » (p. 4). Chesterman organise sa critique du concept en se posant plusieurs questions : Unique par rapport à quelles langues ? Unique absolu ? Comment peut-on identifier l’unicité ? Linguistiquement ou psychologiquement unique ? Les éléments uniques sont-ils uniques à la traduction ? Le terme unique item est-il un bon terme ? Sans nier la pertinence des études sur les universaux en traductologie, Chesterman revient sur l’importance de bien définir les concepts qui sont à la base de la recherche. Il s’agit certainement d’un élément clé pour garantir l’avancement constant de la discipline. L’article de Chesterman représente bien le côté doutes de ce recueil. Regardons maintenant dans quelle direction va la traductologie selon l’article d’Ubaldo Stecconi.

Dans son article, « Five reasons why semiotics is good for Translation Studies », Stecconi avance des arguments en faveur de l’hypothèse selon laquelle la traduction est une forme spéciale de sémiosis. Selon la théorie de Charles Sanders Peirce, la sémiosis est toute forme d’action, de conduite ou de processus impliquant des signes. L’idée d’Umberto Eco selon laquelle « […] translation can never “say the same thing” ; however – he adds – it can say almost the same thing » (p. 16) constitue le point de départ des arguments de Stecconi qui organise ses propos autour de cette citation.

Avant d’entrer dans le vif de la discussion, Stecconi fait un survol des travaux antérieurs sur la sémiotique de la traduction afin d’encourager des approches originales pour l’analyse traductologique. Cette rétrospective lui permet de prédire que la sémiotique est une direction future de la traductologie et il pense particulièrement au cas de la traduction audiovisuelle.

Dans la traduction audiovisuelle, Stecconi trouve des arguments pour mettre en relief l’importance de la sémiotique. D’après lui, la traduction audiovisuelle fait ressortir les limites des théories linguistiques de la traduction en exigeant une théorie générale qui rende compte de la distinction entre les signes verbaux et les signes non verbaux. Cela représente la première raison pour laquelle la sémiotique serait utile à la traduction.

La théorie des signes de Peirce motive la deuxième raison exposée par Stecconi. Selon Peirce, les signes remplacent quelque chose, les objets, mais il n’existe pas de relation binaire entre les signes et les objets. Cette relation inclut un troisième élément fondamental : les interprétants, c’est-à-dire les images créées par les destinataires du message. La sémiosis est ainsi composée de trois éléments : le signe, l’objet et l’interprétant. Le texte traduit devient un signe et sa signification pour le public récepteur constitue un interprétant.

La troisième raison pour laquelle la sémiotique est utile à la traductologie, selon Stecconi, vient de la possibilité de libérer la réflexion traductologique des limites métaphoriques imposées par sa propre étymologie. La traduction n’est pas un transfert de mots ou de significations : « When one translates nothing is transferred, nothing moves. Like all signs, translations happen » (p. 21). De plus, selon Stecconi, la traduction en tant que signe ne pourra jamais être une représentation complète de l’objet original. En conséquence, l’idée de trouver un signe équivalent dans la langue cible ne devrait pas être un idéal pour la traduction.

La quatrième raison pour laquelle la sémiotique est l’avenir de la traductologie, comme dans tous les types de sémiosis, est qu’il ne faut pas parler de perte lorsque la traduction n’arrive pas à révéler la totalité de l’original. Au lieu de parler de perte, il conviendrait de parler d’un gain impossible. La traduction est une activité dans laquelle il faut faire des choix, une activité de prise de décisions. Lorsque le traducteur fait un choix, lorsqu’il prend une décision, toutes les autres possibilités de traduction sont exclues. Les secrets de l’original qui restent ainsi cachés ne seront révélés qu’à la prochaine traduction.

Pour une meilleure compréhension de son hypothèse, « la traduction est une forme spéciale et identifiable de sémiosis », Stecconi utilise les catégories existentielles de Peirce : événements, conditions logico-sémiotiques et normes. Pour que la traduction soit possible, trois conditions logico-sémiotiques doivent exister : différence, similarité et médiation. Différence entre les systèmes sémiotiques, similarité entre les signes produits dans la langue cible et les signes de la langue source, et médiation. Médiation, car il ne faut pas oublier que le texte cible doit parler au nom du texte source. Puisqu’elle est à la fois différence, similarité et médiation, cette dernière étant l’essence de la traduction, les traductologues ne pourront pas se passer de la sémiotique. Voilà la cinquième raison proposée par Stecconi.

Ces deux articles permettent de se faire une idée des doutes et des directions en traductologie. Celui de Chesterman est une invitation, à la fois, à faire une analyse critique des concepts empruntés à d’autres disciplines et à mieux bâtir les bases conceptuelles de l’analyse traductologique. L’article de Stecconi, pour sa part, montre que l’essor de la traduction audiovisuelle offre une direction de nature sémiotique à la traductologie.

Pour continuer dans le sens de directions en traductologie, il faut noter la place importante que les études empiriques occupent dans ce recueil. Deux articles, « Notes for a cartography of literary translation history in Portugal » et « Establishing an online bibliographic database for Canadian Literary Translation Studies », ont en commun leur intention de proposer des initiatives collaboratives dans le but d’offrir un portrait plus complet de l’histoire de la traduction littéraire au Portugal et au Canada.

Une autre direction vers laquelle semble pointer ce recueil est l’intérêt croissant de la notion d’agent de traduction. Dans l’article « Translator’s Agency in 19th-century Finland », Outi Paloposki montre que l’histoire de la traduction nous permet de découvrir des traducteurs qui ne sont pas de simples médiateurs. Les recherches que Paloposki a menées sur le traducteur K. G. S. Soumalainen montrent que le rôle du traducteur dépasse dans bien des circonstances sa dimension instrumentale. Dans le cas de Soumalainen, c’est lui, le traducteur, qui choisit les textes à traduire, il détermine les stratégies de traduction et il décide de la forme que doit prendre le texte cible.

Le sujet traducteur, mais cette fois-ci pris comme objet et non comme agent, est aussi le thème central de l’article « Modelling translator’s competence : Relevance and expertise under scrutiny ». Les auteurs considèrent qu’au lieu de parler de compétence traductionnelle, il vaut mieux se concentrer sur la personne et parler de compétence du traducteur. Les auteurs, Fabio Alves et José Luiz Gonçalves, proposent un modèle cognitif dynamique de la compétence du traducteur. Ils puisent dans la théorie de la pertinence et dans les principes connexionistes les fondements théoriques de leur modèle. En établissant un lien direct avec quelques travaux antérieurs sur la modélisation et la description de la compétence traductionnelle, les auteurs signalent la différence entre compétence générale et compétence spécifique du traducteur. Ils définissent la première comme toutes les connaissances, habiletés et stratégies maîtrisées par les bons traducteurs qui les amènent à une performance traductionnelle adéquate. La deuxième, le point central de l’article, est définie comme : « […] the core of a super-competence, which is expected to coordinate a set of different sub-competences, operating mainly through conscious or meta-cognitive processes » (p. 46).

La modélisation de la compétence traductionnelle proposée par les auteurs éveillera sans aucun doute l’intérêt des traductologues engagés dans la recherche sur la compétence traductionnelle. Cependant, on pourra reprocher aux auteurs un manque de clarté quant à la définition de la notion centrale de leur texte, notamment, la compétence spécifique du traducteur. Tout d’abord, il n’est pas facile de s’y retrouver dans le labyrinthe terminologique créé par les termes super-compétence, sous-compétence, compétence générale, compétence spécifique. S’agit-il de la super-compétence proposée par Wilss ? S’agit-il des sous-compétences identifiées par le Groupe PACTE ? En quoi leur notion de compétence du traducteur se démarque-t-elle de celle qui a été introduite par Kiraly en 2000 (translator’s competence) ? Comme Chesterman l’a démontré dans le premier article de ce recueil, le dialogue entre experts et la consolidation des disciplines exigent un effort supérieur de clarté conceptuelle et une bonne connaissance de ce qui a déjà été fait dans le domaine. Alves et Gonçalves prétendent avoir établi une différence entre la compétence traductionnelle (translation competence) et la compétence du traducteur (translator’s competence). Cette distinction, à notre connaissance, avait déjà été introduite en 2000 par Donald Kiraly qui a d’ailleurs proposé une autre modélisation de la compétence du traducteur.

Un bon nombre de communications dans ce recueil présentent les résultats des études empiriques menées par les auteurs dans plusieurs domaines de recherche traductologique. La recherche empirique se consolide de cette manière comme une des directions de la traductologie. L’article d’Alexander Künzli sur l’efficacité de la révision en traduction professionnelle, celui de Delia Chiaro sur la réponse du public aux traductions des comédies, ainsi que l’article de Marta Mateo sur le rôle de la traduction dans l’opéra, ou encore celui de Helle V. Dam sur l’efficacité des notes prises par les interprètes en interprétation consécutive, prouvent que la recherche empirique est une direction dans laquelle la traductologie doit persévérer afin d’assurer la production de connaissances enseignables.

Cependant, pour que la direction empirique s’affirme dans l’horizon traductologique, il faut également prendre un peu de recul et douter, dans le sens proposé par Chesterman. Il faut non seulement se concentrer sur ce que la recherche empirique peut révéler sur la traduction, mais aussi encourager l’étude critique de ces mêmes recherches afin d’aboutir à un niveau de sophistication supérieur dans la conception et la réalisation de ce type d’études. Ainsi, les recherches futures devraient tenir compte des critiques sur les aspects moins réussis des études déjà faites pour ne pas tomber dans les mêmes pièges.

Dans le cas de l’article de Rachele Antonini sur la perception des références culturelles dans le doublage du matériel audiovisuel en italien, on pourrait se demander si son étude, plutôt que de mesurer l’efficacité du doublage comme elle le prétend, ne servirait pas à jauger la capacité du public italien à identifier les références culturelles dans le matériel audiovisuel. De plus, on est en droit d’espérer de ces études qu’elles apportent de nouvelles connaissances. La conclusion de celle d’Antonini : « Therefore, we can safely state that the quality of screen translation is fundamental both for the users’ appreciation of the film, series or cartoon they choose to watch and, possibly, for the success of the products » (p. 165) est plutôt décevante compte tenu de la démarche suivie par le chercheur. Dans le cas particulier de cette étude, les lecteurs seront beaucoup mieux servis par ce qu’ils peuvent apprendre sur la méthode de recherche que par les résultats mêmes.

Le grand avantage des études empiriques est leur capacité à fournir des connaissances enseignables. C’est notamment le cas de l’article de Helle V. Dam. Son étude sur l’efficacité des notes prises par les interprètes en interprétation consécutive démontre que :

  1. L’abondance de notes prises influe positivement sur la qualité de l’interprétation. Ce qui est contraire à l’idée bien répandue, mais jamais démontrée empiriquement, selon laquelle l’interprète doit prendre le moins de notes possible pour ne pas surcharger sa capacité d’écoute et de mémoire.

  2. L’utilisation de mots complets dans la prise de notes a aussi un effet positif sur la qualité du travail de l’interprète. Encore une fois, ce résultat contredit la recommandation d’utiliser le plus d’abréviations possible dans la prise de notes.

L’auteur prétendait aussi étudier l’influence du choix de langue dans l’efficacité de la prise de notes, c’est-à-dire, savoir dans laquelle de deux langues (source ou cible) la prise de notes serait la plus efficace. Comme le déclare V. Dam, les résultats de son étude sur cet aspect de la prise de notes ne sont pas assez concluants pour affirmer quoi que ce soit.

Nous avons choisi de terminer ce compte rendu par l’article de Helle V. Dam parce qu’il offre un bon exemple des doutes que les traductologues commencent à avoir quant à certaines connaissances sur la traduction de type expérientiel qui se sont consolidées au fil du temps. Ces connaissances, acceptées comme des vérités, sont pour la plupart le fruit des observations des praticiens et des discussions théoriques. Elles ne sont pas le fruit de recherches de type scientifique. Cette direction vers laquelle pointe V. Dam est au diapason avec les efforts pour renforcer le volet de la recherche dans les programmes de doctorat en traductologie. Le forum en ligne sur les programmes de doctorats organisé par Anthony Pym (accessible sur YouTube), ainsi que les tables rondes organisées dans le cadre du xxiie congrès de l’ACT réalisé en mai dernier à Ottawa confirment que la consolidation de la traductologie au sein de l’université, voire de la société, exige cette nouvelle direction. Évidemment, comme le disait Jean-René Ladmiral dans le même congrès, il ne faut pas oublier que la traductologie est une science de l’homme, une science humaine, et il serait dommage de la confondre avec une science exacte.