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André Clas a beaucoup fait pour la traduction. Encore qu’il n’y ait pas lieu non plus de restreindre son oeuvre à la seule traduction. Il faudrait évoquer ce qu’il a apporté à la terminologie et tout son travail en matière lexicographique, etc. Cela dit, il ne m’appartient pas ici de faire le tour de tout ce qu’on lui doit. Je m’en tiendrai à la part essentielle qui lui revient dans le monde de la traduction.

Outre ce qu’il a pu écrire lui-même – à quoi d’autres que moi feront ici écho – André Clas aura été directement ou indirectement à l’origine de très nombreuses initiatives déterminantes en la matière. Il y a d’abord bien sûr son rôle déterminant au sein de l’Université de Montréal, avec tous les travaux qu’il aura impulsés chez d’autres (à Montréal et ailleurs), et notamment les thèses qu’il a dirigées. Ce m’est l’occasion d’évoquer la figure trop tôt disparue d’un de ses élèves « pure laine », qui était un espoir de la traductologie québécoise, je pense au regretté Robert Larose qui, mieux que moi, aurait su ici rendre hommage à celui qui avait été son Maître ; et il y aurait lieu d’en citer bien d’autres. Sur le plan international, il convient de lui rendre grâce pour tous les colloques qui ont fait avancer la recherche sur la traduction, et à l’origine desquels on retrouve André Clas : à Montréal, à Mons, à Tunis et ailleurs. Je l’en remercie et je me permets de le féliciter d’autant plus vivement que j’en ai moi-même tiré un grand profit. Au reste, dans un esprit de fidélité à ses initiatives, nous envisageons, avec Salah Mejri, de reprendre et continuer les Rencontres méditerranéennes de la traduction dont, entre autres choses, André a été l’instigateur.

Mais peut-être faut-il encore plus lui savoir gré d’avoir dirigé la revue Meta pendant plusieurs décennies et d’avoir fait que ce Journal des traducteurs canadien soit devenu la grande revue internationale sur la traduction qui a joué un rôle décisif dans la recherche sur la traduction. Pour mener à bien une telle entreprise, il fallait du caractère, car une revue qui « marche », c’est une revue dont le rédacteur en chef est un vrai chef, c’est-à-dire en l’occurrence quelqu’un qui sait écouter, mais qui décide seul. André Clas a su faire preuve de cette double qualité. Le moindre mérite d’André Clas en cette affaire n’est pas d’avoir su « passer la main » en s’interdisant tout empiétement sur les prérogatives de Sylvie Vandaele qui lui a succédé dans cette lourde tâche.

Notre amitié date d’une de nos toutes premières rencontres, quand il m’avait rendu visite à Paris, chez moi, et que je lui avais donné ma première traduction de Habermas (La technique et la science comme « idéologie » [1973][1]), qui comportait une importante préface reprenant la substance de ma thèse de doctorat, ce qui avait forcé l’estime du germanophone en lui. Nous avions alors agité divers projets. Parmi ces derniers, il y avait celui d’une collection que les circonstances ne nous ont pas laissé le temps de réaliser. Bien des années après, j’ai repris le projet sous une forme différente et le premier volume vient de paraître : Problématiques de la traduction, de Katharina Reiss (2009), là encore une germanophone ; et je veux ici dédier cet ouvrage à André Clas, dont j’eus souhaité qu’il en fît un compte rendu dans Meta. D’autres projets restent en suspens ; mais eux aussi, ils seront réalisés pour la plupart d’entre eux : il faut seulement donner du temps au temps, comme dit l’autre.

S’agissant ici d’un hommage collectif, dont je ne doute pas que le nom même d’André Clas lui assurera une diffusion importante, j’ai pensé qu’il convenait de s’en tenir à la modestie d’une approche didactique, pour aller à la rencontre d’un public assez large, donc, allant au-delà des milieux plus ou moins spécialisés à l’adresse desquels nous publions ordinairement. C’est pourquoi je proposerai le texte, sans notes en bas de page, d’un « petit Ladmiral illustré » (sans illustrations iconiques) pour rendre hommage au grand Clas.

En clair, j’entends esquisser un bilan partiel de quelques-unes des idées auxquelles je tiens en matière traductologique. Je commencerai par l’axe épistémologique, auquel j’ai consacré plusieurs études, depuis une bonne vingtaine d’années, avec l’impression d’être resté longtemps seul à me poser ce type de questions. Par le fait, l’épistémologie de la traduction est l’un des chantiers sur lequel je travaille actuellement et qui fera l’objet d’un prochain livre. Mais je veux aborder cette vaste et ambitieuse problématique par le biais d’une idée toute simple (comme c’est très généralement le cas des idées justes, une fois qu’on les a trouvées) dont j’ai exposé la première esquisse lors d’un colloque qui s’est tenu à Tanger sous l’égide de ce qui s’appelait encore l’AUPELF (Association des universités partiellement ou entièrement de langue française) et auquel participait bien sûr André Clas, à savoir l’idée d’une typologie des discours traductologiques. Entre-temps, j’y suis revenu à plusieurs reprises. Après avoir thématisé quatre « âges » de la traductologie, je crois qu’il vaut mieux renoncer à les inscrire dans le cadre de ce qui a pu sembler constituer une hiérarchie chronologique et je préfère me contenter de distinguer quatre approches méthodologiques fondamentales au principe de quatre modalités différentes de traductologies prescriptive et descriptive, inductive et productive. On aura noté qu’elles riment deux à deux, constituant un « homéotéleute » de mots (dirais-je, en jouant d’un terme savant de la rhétorique classique), et qu’elles dessinent ainsi ce que je me plais à appeler cum grano salis mon « quatrain traductologique ».

Corollairement, je tiens qu’il faut marquer la différence entre une approche restrictivement contrastiviste en traduction, parce que cette dernière n’est finalement qu’un dispositif de recherche (en linguistique), et une approche proprement traductologique, qui prend la traduction pour objet d’étude spécifique. Plus fondamentalement, ces différentes questions débouchent sur l’immémoriale question du littéralisme en traduction. Ainsi suis-je amené à revenir sur l’opposition que j’avais campée entre sourciers et ciblistes dans mon discours de Londres du 18 juin 1983… De fait, ces deux concepts ont fait florès depuis ; mais pour ma part, j’ai pensé qu’il était temps pour moi de tourner la page et de parler d’autre chose, si je ne voulais donner l’impression de radoter. Or, force m’est de constater que je m’y trouve sans cesse ramené, tant dans les débats où je suis impliqué que plus généralement. À la réflexion, il semble en effet que l’alternative dichotomique de ces deux concepts antinomiques est finalement sous-jacente à tous les problèmes de traduction dont on peut traiter, explicitement ou implicitement. Surtout, on a là une problématique à caractère théorique et conceptuel qui exige un effort de réflexivité – sur laquelle apparemment beaucoup préfèrent faire l’impasse… C’est pourquoi je devrai y consacrer un prochain ouvrage pour tordre le cou aux illusions et aux confusions qui obscurcissent la discussion (comme c’est souvent le cas dans nos disciplines). C’est pourquoi aussi je n’ai pas cru inutile d’y revenir ici, encore une fois, pour enfoncer le clou !

Ainsi, les pages qui suivent ont-elles le caractère d’un rappel synthétique, pour toutes les raisons qui viennent d’être évoquées. Il s’agissait seulement de mettre la traductologie en question(s). En cela, je reprends en partie le texte inédit de la conférence que je devais tenir naguère à Oulan-Bator, en Mongolie extérieure… Il m’a semblé que cet écho du lointain était la bonne façon de rendre hommage à un « globe-trotter » comme André Clas, pour autant qu’à mon sens il n’a pas vieilli pour l’essentiel (ni l’un ni l’autre !). Et ce, malgré la succession des « tournants » par lesquels en est passée la traductologie – tournants linguistique, culturel, idéologique, sémiotique, cognitiviste, sociologique… et j’en passe –, au point qu’on finirait par en avoir le tournis.

J’entends d’abord traiter ici du statut théorique de la traductologie et donc intervenir sur certains aspects épistémologiques de la traduction. Plus concrètement, la traduction est déjà une activité immémoriale dans les sociétés humaines, pour des raisons pratiques mais aussi culturelles ; en outre, elle occupe une place de plus en plus importante et il y a de plus en plus de traductions, du fait de la mondialisation jointe au développement des techniques et des échanges interculturels. Il était donc logique qu’apparaisse une discipline prenant ce vaste domaine pour objet et développant une réflexion sur la traduction : la traductologie. Dans la perspective épistémologique adoptée ici, il s’agit de mettre cette traductologie en question(s) : la traductologie, c’est quoi ? la traductologie, pour quoi faire ?

Ce n’est pas qu’une question purement académique, destinée aux seuls cénacles des colloques universitaires, mais une question concrète qui regarde directement la pratique : du moins est-ce la position que je défends. Néanmoins, il est vrai que la traduction fournit la matière à d’innombrables colloques et publications. Et je dirai que c’est un peu là le problème ! Depuis deux ou trois décennies, on assiste en effet à une impressionnante multiplication des parutions – des articles, mais aussi des livres – qui traitent de la traduction, dans différentes langues : en français bien sûr, mais aussi en allemand et en russe, et maintenant en anglais de plus en plus, voire en italien, en espagnol, etc. Dès lors, comment s’y retrouver ?

S’il fallait lire tout ce qui se publie en traductologie, ce serait une occupation à plein temps, et du coup, on n’aurait plus le temps de traduire ! En sorte qu’on aurait au bout du compte une division du travail paradoxale et intellectuellement scandaleuse, séparant d’un côté les théoriciens-traductologues, complètement coupés de la pratique, et de l’autre les praticiens-traducteurs, qui n’auraient pas le temps de prendre connaissance de tout ce savoir théorique que la traductologie est censée accumuler sur la traduction.

De fait, il y a beaucoup de discours sur la traduction : au sens où (au singulier) il y a beaucoup à lire, mais aussi au sens où (au pluriel) il y a plusieurs types de discours traductologiques. Pour y mettre un peu d’ordre et permettre de s’orienter dans cet océan publicataire, j’ai donc été amené à esquisser une typologie distinguant quatre étapes, différentes plus encore que successives, dans l’histoire de la théorie de la traduction :

  • la traductologie normative ou prescriptive ;

  • la traductologie descriptive ;

  • la traductologie scientifique ou inductive ;

  • la traductologie productive.

Ce que je propose ici, ce n’est donc pas seulement un discours sur la traduction, mais un discours sur le discours sur la traduction. Autrement dit, encore en termes savants : il s’agit de faire la méta-théorie épistémologique de la théorie traductologique. Mais je dirai que, paradoxalement, faire ainsi la théorie de la théorie, c’est embrayer directement sur la pratique traduisante elle-même, ne fût-ce d’abord que parce que cela nous permettra d’orienter le choix, qu’il faudra faire nécessairement, au sein de cette offre surabondante de discours traductologiques.

Ce que j’ai appelé la traductologie prescriptive ou normative correspond à une préhistoire de la théorie de la traduction. On y agite de grandes idées générales, on nous tient un discours métaphorique et « impressionniste », et en général on propose, de façon plus ou moins explicite, des recettes empiriques sur ce que doit être une bonne traduction. On n’en est encore là qu’à un stade pré-linguistique de la réflexion sur la traduction, qui ne fait que prolonger l’idéologie spontanée concernant le langage que peut nourrir tout un chacun. C’est à peine si l’on peut parler de traductologie au sens strict, dans la mesure où cette dernière désigne une discipline qui relève des sciences humaines et définit un savoir organisé, dégagé de l’esprit normatif dont sont empreintes les approches traditionnelles.

La traductologie prescriptive est une rubrique où je range tout un ensemble d’écrits qui nous viennent d’une longue histoire, réunissant des essais d’inspiration littéraire et des opuscules d’obédience philosophique, ainsi que des préfaces de traducteurs qui entreprennent de justifier leur travail, et toutes sortes d’études à caractère pédagogique d’orientations et de formats très différents, qui s’attachent à enseigner la bonne façon de traduire. On a affaire là à ce que j’ai appelé la traductologie d’avant-hier – même si, à vrai dire, il y a lieu d’y faire figurer certains travaux récents. En fait, c’est un peu une catégorie « fourre-tout », sur laquelle il conviendra de revenir dans la mesure où il y aura lieu de dégager de ce mode de pensée traditionnel des éléments qui pourront être intégrés à une réflexion moderne sur la traduction (concernant notamment la question du littéralisme).

C’est dans le prolongement de la linguistique, en aval de ses apports méthodologiques et terminologiques, que se sont développées les recherches qui ont conduit à la constitution de la traductologie proprement dite. Ainsi, les problèmes de la traduction ont-ils fait l’objet, conjointement avec la pédagogie des langues notamment, de ce qu’on appelait la Linguistique appliquée – et ce, même si en toute rigueur on ne se contente pas d’y « appliquer » la linguistique et même si ce n’est pas seulement de la « linguistique » qu’on y met en oeuvre.

Concrètement, il s’agit essentiellement d’études « contrastives » qui vont s’attacher à comparer un texte original, ou texte-source (To), et sa traduction (voire ses traductions), ou texte(s)-cible (Tt), et à mettre en évidence les différences et les homologies qu’introduit la traduction entre ces deux textes – quand ce ne sont pas des distorsions et des erreurs. Ainsi, débouche-t-on sur la description différentielle de ce que d’aucuns se plaisent à appeler des « bitextes » (To + Tt) dans une perspective linguistique. C’est pourquoi j’ai regroupé l’ensemble de ces travaux, qui représentent encore sans doute la majorité de ce qui se publie dans le domaine, sous la rubrique traductologie descriptive.

Mais il ne semble pas qu’une telle approche touche à l’essentiel. C’est pourquoi je formulerai principalement trois critiques. D’abord, la traduction ne saurait relever de la seule linguistique, dans la mesure où c’est aussi une modalité de la communication interculturelle, avec tout ce que cela implique, bien au-delà des formes linguistiques dont elle part, et dans la mesure où elle renvoie à tout un travail psycho-cognitif qui sous-tend le transfert interlinguistique. Sans parler d’autres approches complémentaires tout aussi nécessaires : littéraire, sémiotique, ethno-sociologique, etc.

Ensuite, ces travaux de traductologie descriptive ont le défaut fondamental d’argumenter enlangue, alors que le problème de la traduction se situe au niveau de la parole (au sens saussurien du terme). On ne traduit pas des langues, mais des discours, des textes. À quoi vient s’ajouter la dimension culturelle, qui vient d’être évoquée : on traduit d’une langue-culture (LCo) à une autre (LCt) ; et toute langue est inséparable du halo de ce que j’ai appelé sa périlangue, où se trouvent sédimentés des éléments culturels, mais aussi situationnels et pragmatiques, voire des spécificités sociolinguistiques.

Enfin et surtout, la traductologie descriptive se situe dans l’après-coup, au niveau de ce que le philosophe Bergson appelait le « tout-fait » par opposition au « se-faisant », c’est-à-dire qu’elle s’en tient à l’analyse comparative d’un bitexte en aval du travail du traducteur. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas de savoir comment d’autres ont traduit hier, mais comment je vais traduire aujourd’hui, comme je le préciserai (voir plus bas). C’est la critique principale qu’il y a lieu de faire à cette approche et qui, en somme, résume un peu toutes les autres.

Dans l’esprit de tout ce qui vient d’être indiqué, la traductologie descriptive tendra à penser la traduction dans les termes d’un transfert interlinguistique qui obéirait à la logique d’un schéma transformationnel opérant la conversion des différentes formes linguistiques ponctuelles d’une langue (Lo) en des formes linguistiques correspondantes de l’autre langue (Lt). Les textes sont réduits à des séquences de signifiants, traduisibles chacun pour lui-même. On pourrait presque dire qu’on n’a plus tant affaire à des textes qu’à des items linguistiques isolés, indépendamment des contextes plus larges où ils s’insèrent.

Cette démarche analytique et strictement linguistique procède de façon essentiellement contrastive. C’est comme si elle était hantée par le fantôme de la traduction automatique (TA) par avance. Finalement, cela revient à réduire la traductologie à une linguistique contrastive des « langues en contact ». Telle est la position qu’adoptent de fait ceux que j’appelle les contrastivistes – et dont c’est ici la critique, car ils manquent à thématiser la traduction en elle-même – par opposition à ceux qui mériteront d’être qualifiés de traductologues au sens strict et au sens plein (au nombre desquels je me compte moi-même comme André Clas et tant d’autres). Ce sont ces derniers qui prennent en compte les réalités de la traduction dans sa complexité et avec les contraintes qui en découlent : encore une fois, on ne traduit pas des langues, mais des textes ; et même on ne traduit pas tant des textes que le sens dont ils sont porteurs et même, plus profondément, le vouloir-dire qui les sous-tend ; bien plus, ce qu’on traduit, c’est au bout du compte la situation (réelle ou fictive) à laquelle réfère le texte. Pour le dire autrement, d’une formule que j’affectionne : on ne traduit pas ce quiest écrit, on traduit ce qu’on pense qu’a pu penser celui qui a écrit ce qu’il a écrit quand il l’a écrit…

Les contrastivistes font l’impasse sur tout cela, et, du même coup, en s’attachant ainsi aux seules formes linguistiques, ils s’enferment en outre dans un cadre très limité. Ils se condamnent implicitement à ne pouvoir travailler que sur des langues proches comme par exemple les langues indo-européennes, que réunit la parenté linguistique d’une filiation généalogique, en sorte qu’on y retrouvera des homologies structurales, comme les « parties du discours ». Et encore pas toutes, on pourra cultiver aisément la contrastivité entre langues romanes, plus facilement avec le binôme anglais-français qu’avec le binôme allemand-français, etc. Mais que reste-t-il de commun entre le français et le persan ? et sans aller si loin, les temps du français ne sont pas les aspects du grec ancien. En tout cas, du français au mongol, je suis bien sûr qu’il n’est pas possible d’être contrastiviste. Il n’est pas jusqu’aux études de cas auxquelles s’attache notre collègue Philippe Rothstein qui n’aillent aussi dans le même sens a contrario, dans la mesure où son travail sur des opérateurs linguistiques entre langues très éloignées n’y met en évidence des constantes cognitives qu’à travers de très grandes différences formelles. C’est une façon de dépasser la linguistique contrastive, dans sa propre logique, et de la faire déboucher sur une traductologie appliquée.

Mais il y a plus. Ce n’est pas seulement une parenté linguistique entre des langues relativement proches que présupposent les contrastivistes. Il leur faut encore que ces dernières soient aussi des langues-cultures entre lesquelles l’histoire de sociétés concernées ait installé un certain cousinage culturel au niveau de leurs sémantiques lexicales et des sous-entendus sociolinguistiques qui sont partagés par les locuteurs, tout cela constituant une « périlangue » commune.

Les différentes critiques qui viennent d’être adressées à ladite traductologie descriptive montrent assez qu’elle ne s’intéresse pas directement à l’activité de traduire pour elle-même et qu’elle n’est donc pas en mesure d’apporter une aide au traducteur. Tout au plus cette approche restrictivement linguistique de la traduction pourra-t-elle être mise à profit dans des domaines connexes, comme l’enseignement des langues, voire éventuellement le perfectionnement linguistique des traducteurs. Elle pourra aussi servir à argumenter la critique de traductions dans la perspective de leur évaluation, cette préoccupation d’une exigence de qualité étant de plus en plus à l’ordre du jour. Pour les débutants, les analyses linguistiques disséquant des exemples de traduction concrète auxquelles elle procède a posteriori pourra éventuellement fournir des exemples à suivre, ou à ne pas suivre. Pour toutes ces raisons, je vois en elle la traductologie d’hier. Ainsi conviendra-t-il d’évoquer, très rapidement compte tenu des limites imparties, une double alternative à cette traductologie descriptive.

Ce qui est « en question », c’est la traduction au sens dynamique d’une activité, le traduire (et non plus le « traduit », comme un « produit »). Dès lors, dans une perspective scientifique, il s’agira d’étudier ce qui se passe dans la tête – et même, plus précisément, dans le cerveau des traducteurs, en faisant appel à la méthodologie expérimentale de la psychologie cognitive, voire des neurosciences. En cette affaire, il est clair que les processus mis en jeu sont d’une extrême complexité. Se pose en outre le problème de l’accès aux données. On peut en effet étudier indirectement le travail des interprètes à partir d’enregistrements de leurs prestations. Mais on aura le plus grand mal à comprendre comment est mise en oeuvre la tâche du traducteur : à partir de brouillons ? à partir d’un dispositif d’introspection verbalisée à haute voix ? Cela dit, l’imagerie cérébrale mise au point dans le domaine médical ouvre des perspectives prometteuses en la matière.

Ainsi voit-on se développer depuis plusieurs années (à Genève, à Paris et ailleurs), un certain nombre de recherches qui vont dans ce sens et qui tendent à constituer une traductologie scientifique, que j’ai appelée la traductologie inductive. Mais, compte tenu de la complexité des phénomènes étudiés et des exigences méthodologiques inhérentes à ce type de recherche, on n’a encore qu’un ensemble de recherches ponctuelles, en ordre dispersé ; et on est très loin d’approcher une théorie générale qui serait en mesure de faire la synthèse des acquis forcément encore limités de toutes ces études empiriques.

L’idée est qu’une connaissance scientifique du fonctionnement neuropsychologique des traducteurs permettrait à terme d’en optimiser la formation et l’exercice du métier ; mais il n’est même pas certain qu’une telle théorie serait opérationnelle dans la pratique. Et puis peut-on compter que puisse exister par elle-même une traductologie scientifique induite de telles études empiriques ? n’aura-t-on pas plutôt, tout simplement, un chapitre traductologique qui serait une application sectorielle de cet ensemble plus global que constituent les sciences cognitives en général ?

Toutes ces raisons font que j’ai longtemps vu dans ladite traductologie inductive ou scientifique la traductologie de demain et qu’il m’apparaît de plus en plus que ce serait plutôt la traductologie d’après-demain, dans le meilleur des cas.

Dans l’attente incertaine d’une traductologie proprement scientifique, que faire ? (dirais-je pour évoquer cum grano salis le fantôme d’un auteur connu…). À y regarder de plus près, ce n’est pas seulement sur le mode de l’objectivation scientifique qu’on pourra prendre connaissance des processus à l’oeuvre dans la traduction en tant qu’activité. « Ce qui se passe dans la tête des traducteurs », c’est d’abord une expérience vécue ; et il nous est aussi possible d’y avoir accès sur le mode d’une phénoménologie descriptive de la démarche de traduire, qui représente ce que certains psychologues se plaisent à appeler un vécu – et ce, sans les préalables méthodologiques et proprement « disciplinaires » d’une science expérimentale.

Ainsi serons-nous d’emblée de plain-pied avec la réalité de la pratique traduisante, qu’il s’agira de conceptualiser telle qu’on en fait l’expérience, pour y revenir avec une clairvoyance théorique affinée, qui nous sera une aide pour la résolution des problèmes qu’il arrive de rencontrer quand on « produit » une traduction. J’ai donc appelé cette approche directe et pragmatique la traductologie productive, parce qu’elle s’autorise doublement, donc, de son rapport à la pratique. Cette traductologie est la mienne : c’est à mes yeux la traductologie d’aujourd’hui et c’est à quoi je me suis attaché dans mon livre Traduire : théorèmes pour la traduction (2002).

Point n’est besoin d’en faire ici la présentation en détail, dans la mesure où l’analyse critique que j’ai proposée plus haut de la traductologie descriptive était déjà en quelque façon un exposé en creux de la traductologie productive. Au reste, on pourra d’une façon générale reprendre a contrario divers éléments des différents discours traductologiques précédemment critiqués. Aussi devrai-je me contenter de quelques remarques. Ladite traductologie productive aura pour tâche de « faire la théorie » de la traduction, en renonçant à l’exigence épistémologique d’une construction théorique rigoureuse et unitaire, mais au sens où il s’agit d’ouvrir un espace de réflexivité où pourra s’opérer la prise de conscience et la problématisation des difficultés rencontrées dans la pratique traduisante.

Concrètement, j’ai proposé ce que j’ai appelé des théorèmes pour la traduction, c’est-à-dire des concepts (mots) et des principes (phrases) constituant pour ainsi dire les éléments d’une théorie « en miettes », qui se situent à l’articulation du psychologique et du linguistique. Il s’agit en effet d’anticiper les opérations mentales qui permettront le transfert interlinguistique, au terme duquel on pourra produire une traduction, avec les décalages que cela comporte nécessairement. Les théorèmes fournissent les éléments d’un « étiquetage » conceptuel des opérations ponctuelles de traduction qui seront ainsi capitalisées, positivement, pour reproduire l’équivalent des « bonheurs de traduction » à l’avenir, et négativement, pour inhiber les solutions insatisfaisantes dont on aura dû se contenter au coup par coup. C’est peu, et c’est beaucoup.

Dans le prolongement des remarques qui précèdent touchant l’articulation de la théorie traductologique à la pratique traduisante, je voudrais conclure en évoquant ce qui fera figure d’horizon philosophique de la traduction. Depuis quelque temps, l’immémoriale question du littéralisme semble vouloir faire un retour au sein de la modernité. En font foi les vives controverses dont, par exemple, les traductions récentes d’un philosophe comme Heidegger ou la retraduction des Oeuvres complètes de Freud : Psychanalyse (OCF.P) ont été l’enjeu en France ces dernières années.

Dans ce contexte, je n’ai pas cru inutile de reprendre la question et d’en redéfinir les termes. C’est ainsi que j’ai thématisé le couple dichotomique opposant ceux que j’ai appelés les sourciers et les ciblistes – ces deux concepts ayant depuis connu un grand succès dans le monde de la traduction. Les sourciers s’attachent aux signifiants de la langue et ils exaltent la langue-source (Lo), à laquelle ils accordent le privilège d’une suprématie par rapport à la langue-cible (Lt). Au contraire, les ciblistes mettent l’accent non pas sur le signifiant, ni même sur le signifié, mais sur le sens du texte à traduire et sur les effets qu’il induit ; pour eux, ce qui est en jeu, ce n’est pas la langue, mais la parole (au sens saussurien du terme), c’est-à-dire le discours, le texte et, disons-le : l’oeuvre à traduire ; enfin, ils n’entendent pas singer la langue-source, mais mettre en oeuvre toutes les ressources propres à la langue-cible pour mieux servir le texte, quitte à s’éloigner de la lettre de l’original. Il y a donc trois instances à cette opposition, même s’il m’a fallu n’en retenir qu’une, la troisième (source et cible), dans la désignation terminologique du couple d’oppositions que j’ai thématisé.

Au fur et à mesure qu’on travaille la question, on s’aperçoit que le littéralisme sourcier n’est pas seulement (par défaut) une sorte de reproduction mécanique du texte original par une traduction qui, du coup, fait un peu figure d’écriture automatique, mais qu’il y a là (par excès) une vaste problématique qui a un grand nombre de prolongements dans différents domaines et des ramifications en profondeur, ce qui permet de mieux comprendre le tour polémique que peuvent prendre les discussions en cette affaire. En traiter ici même succinctement nous emmènerait trop loin. C’est l’objet de ma contribution au colloque qu’André Clas avait organisé à Montréal en 1989, sur un titre énigmatique qui avait alors stupéfié tous les traductologues de par le monde : « La traduction proligère » ; et tous de se précipiter sur leurs dictionnaires, pour faire semblant d’avoir compris… Aussi, je m’en tiendrai pour l’heure à deux ou trois remarques.

D’abord, l’importance de ce problème renvoie en partie à des enjeux culturels qui sont sans doute liés à la tradition occidentale. Il s’agit du rapport à l’écrit qui est au principe même de la civilisation européenne (et américaine) sous le double aspect du legs littéraire et philosophique des classiques hérités de l’Antiquité gréco-romaine et surtout de la tradition judéo-chrétienne, qui a constitué le socle religieux de l’Occident, pour lequel le Livre (la « Bible ») est essentiel à la Révélation. À ce double titre, « nous sommes gouvernés par des écrits », comme l’a écrit Pierre Legendre : c’est une vérité profonde qui est au fondement de la socio-culture occidentale et on en retrouvera de très nombreuses traces un peu partout. Il n’est pas jusqu’au problème de la traduction – relativement marginal, semble-t-il, au départ – qui, à la réflexion, ne se révèle surdéterminé par ces problèmes. On s’étonnera moins dès lors de voir que d’aucuns, les « sourciers », sont pour ainsi dire hantés par la tentation d’investir le texte original comme un texte sacré. D’où leur propension au littéralisme d’un mot à mot qui « colle » au texte originaloriginaire… En quoi ils en reviennent à l’attitude normative de la traductologie prescriptive, dont l’analyse critique a été faite plus haut. Et n’y a-t-il pas là, de toute façon, une constellation particulière à l’Occident ?

D’un autre côté, sur le plan linguistique, il est bien clair qu’on ne peut être sourcier que dans la mesure où on opère sur des langues relativement proches, quand on traduit d’une langue indo-européenne vers une autre, par exemple. On retrouve là quelque chose dont il a été traité plus haut. Mais pour autant que sont concernées des langues européennes, il est clair qu’on a là encore une conjoncture liée à l’Occident et à des civilisations qui en font partie ou qui entretiennent des rapports de grande proximité avec lui, au point que leurs langues-cultures en ont subi l’empreinte. Cela dit, il doit bien en être de même aussi dans d’autres parties du monde, comme au sein du « monde chinois » et ses entours, par exemple. Toujours est-il qu’on ne peut sûrement pas être sourcier quand on traduit du français au chinois ou au mongol et inversement.

En somme, il apparaît enfin qu’il y a une affinité profonde entre les sourciers et les contrastivistes : les premiers incarnant la version philosophique et culturelle et les seconds, la version qu’on pourra dire linguistique d’un même problème – et je dois avouer que je ne m’en étais guère avisé jusqu’à présent avec la même acuité. Au bout du compte, cette ouverture spéculative sur la question du littéralisme, qui contribue à une traductologie philosophique qu’il n’est guère possible de développer ici (et dont j’ai traité amplement ailleurs), nous ramène à ce qui m’apparaît être l’essentiel, à savoir la recherche modeste et concrète qui vient nourrir les théorèmes de la traductologie productive.

En un mot, pour conclure, les contrastivistes sont du côté des sourciers, alors que les ciblistes sont les vrais traductologues, et les bons traducteurs. Ou encore les sourciers n’ont jamais raison – que pour des raisons ciblistes ! Voilà certainement une formule que ne démentirait pas André Clas.