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[…] la traduction se fonde sur des processus de négociation, cette dernière étant justement un processus selon lequel, pour obtenir quelque chose, on renonce à quelque chose d’autre, et d’où, au final, les parties en jeu sortent avec un sentiment de satisfaction raisonnable et réciproque, à la lumière du principe d’or selon lequel on ne peut pas tout avoir.

Eco 2006 : 18

1. Introduction

On peut déjà considérer que le titre de ce papier comporte quatre mots-clés : traduire, intraduisible, négocier, compromis. Traduire, ici, est vu comme une opération de communication et d’intermédiation rendant possible un dialogue interlinguistique et interculturel. Dans tout dialogue, il faut un terrain commun pour que l’interaction aboutisse à une intercompréhension. Dans le dialogue interculturel, il faut de même une part d’aspects culturels partagés de nature à servir de références communes pour assurer l’établissement de la communication. Or, on sait que les cultures se sont construites et continuent de se construire en opposition à d’autres cultures. De fait, il ressort des débats sur ce qui fait une culture l’idée communément admise qu’une culture se définit comme un ensemble de caractères d’exceptions identitaires. De là, en raison de l’ancrage culturel de toute production langagière, émerge la notion d’intraduisible. La définition de ce mot, infiniment plus stable que la définition de la culture, n’a guère varié depuis des siècles : « Qu’il est impossible de traduire », telle est la définition donnée par Le Grand Robert (2001) à l’entrée intraduisible[1], reprenant ainsi exactement l’article correspondant du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse (1873)[2]. Encore un siècle plus tôt, les encyclopédistes écrivaient : « Un auteur est intraduisible, lorsqu’il y a peu de termes dans la langue du traducteur qui rendent ou la même idée, ou précisément la même collection d’idées qu’ils ont dans la langue de l’auteur » (Diderot 1765)[3]. Ces définitions évoquent la non-coïncidence des champs sémantiques couverts par les mots du vocabulaire entre deux langues. Ce type de définition correspond davantage à la notion d’intranscodable, qui implique l’absence de bijection entre deux mots apparemment correspondants dans deux langues différentes. Dans cette catégorie, on pourrait classer toutes les caractéristiques d’une langue qui la rendent inconvertible en une autre, tout ce qui empêche la mise en coïncidence d’unités linguistiques entre deux langues différentes : polysémie, séquences polylexicales figées, expressions idiomatiques, collocations, etc.

Le présent développement porte sur ce qui paraît intraduisible dans le dialogue interculturel, notamment les allusions et les références culturelles.

On a déjà dit, et l’idée est établie, qu’une traduction ne concerne pas seulement un passage entre deux langues, mais entre deux cultures, ou deux encyclopédies. Un traducteur tient compte des règles linguistiques, mais aussi d’éléments culturels, au sens le plus large du terme.

Eco 1986 : 190

2. Référence propre à la culture du texte d’origine

La crise économique mondiale que nous connaissons à l’heure actuelle a pris naissance aux États-Unis. Elle a d’abord touché les ménages peu solvables qui ont alors été dans l’impossibilité de payer les traites pour rembourser leur crédit immobilier. À grande échelle, ce défaut de remboursement des crédits accordés de façon inconsidérée a provoqué la faillite de grandes banques, mettant au chômage, et donc au ban de la société, des patrons de groupes financiers et bancaires. C’est ainsi qu’un membre de l’état-major de Lehman Brothers, après la faillite du groupe, a été entraîné dans une spirale infernale : celui à qui tout réussissait jusque-là s’est trouvé tout à coup ruiné, ses enfants qui l’admiraient ont commencé à le mépriser, sa femme qu’il n’avait plus les moyens de gâter comme avant l’a quitté, et même ses partenaires de golf n’ont plus voulu jouer avec lui tant il véhiculait une image d’échec. La presse n’a pas manqué de décrire longuement ces vies brisées et de relater cette forme de descente aux enfers qui a happé nombre de dirigeants de groupes financiers et bancaires. Et pourtant :

La crise économique mondiale a pénétré tous les secteurs d’activité, et même le monde universitaire. En effet, comme il est d’usage que les étudiants, une fois leur diplôme en poche et dès leur intégration dans la vie professionnelle, fassent des dons d’argent à l’université qui les a formés, plus les universités sont prestigieuses, plus les diplômes qu’elles délivrent ont de valeur et plus les postes occupés par les diplômés génèrent de fortes rémunérations. Or, les généreux donateurs en période d’expansion, une fois ruinés, cessent de contribuer au financement de leur université. C’est ainsi que la presse a fait état de la difficulté dans un gros titre :

L’exemple à retenir ici est le traitement de Ivy League en traduction. Il apparaît d’emblée clairement que la combinaison de ces deux mots n’est pas transcodable et semble même, à la réflexion, relever de l’intraduisible.

La toute première démarche consiste à cerner la réalité à laquelle renvoie la dénomination Ivy League. Une rapide recherche documentaire nous apprend que sont ainsi désignées les huit grandes universités de la côte est des États-Unis : Harvard, Yale, Pennsylvania, Princeton, Columbia, Brown, Cornell, Dartmouth. La relation entre la dénomination et la réalité ainsi dénommée est apparemment opaque, et n’est compréhensible que si l’on poursuit la recherche documentaire et si l’on apprend ainsi que les bâtiments de ces huit prestigieuses universités étaient traditionnellement recouverts de lierre. Voilà qui permet de comprendre la présence de Ivy dans la dénomination, mais on peut encore s’interroger sur la présence de League, qui évoque davantage un groupement d’équipes sportives que d’établissements d’enseignement. La réponse est donnée, par exemple, par un document intitulé Ivy League College Admission Summary : « It is interesting to note that the term ‘ivy league’ originally referred not to academics but to sports. The original Ivy League brought together not minds, but football teams. That said, these eight universities have some educational and institutional traits in common beyond their athletics programs. All are long-established, private universities ; all are in the Northeastern U.S. ; all benefit from sizeable endowments and generous alumni financial support ; all are highly selective – and all are very expensive. »

Voilà pour la réalité désignée et la motivation de sa dénomination ; maintenant, passons à la traduction. Dans la mesure où cette dénomination renvoie à une réalité propre à la culture du texte original à traduire, le traducteur va se lancer dans un processus de négociation dans le but de parvenir au meilleur compromis possible. Les possibilités qui s’offrent à lui vont du report pur et simple, c’est-à-dire un emprunt ponctuel, jusqu’à la transposition qui est une véritable transplantation de la réalité désignée dans la culture d’accueil.

Si l’on reprend les deux occurrences de Ivy League présentées ci-dessus, on s’aperçoit que le report simple est possible pour (2) – La crise touche maintenant la Ivy League – même si cela n’est sans doute pas la traduction à privilégier, car la compréhension en est très incertaine dans la culture d’accueil. De fait, cela présuppose une connaissance précise chez le lecteur de ce qu’est la Ivy League. En revanche, cela ne fait guère de sens pour (1), sauf à procéder à une incrémentialisation (Ballard 2003 : 156) dans une visée d’explicitation, ce qui donnerait aussi une traduction plus satisfaisante pour (2).

On constate que même l’incrémentialisation implique une connaissance de la réalité désignée par Ivy League. L’étoffement, avec l’ajout de les universités de permet au lecteur de comprendre que Ivy League désigne un groupe d’universités, sans pour autant prendre la mesure de l’information donnée : la crise touche même les universités les plus prestigieuses et les plus riches. Dans cet exemple, la possibilité de calque, c’est-à-dire de traduire la motivation de la dénomination est évidemment exclue, avec une improbable Ligue du lierre ou Ligue au lierre.

Une démarche courante dans ce type de cas est la banalisation, c’est-à-dire que le traducteur abandonne la référence à la culture d’origine pour désigner à l’aide de mots communs la réalité dont il s’agit :

Toutefois, à ce stade, une véritable négociation intervient : la dénomination Ivy League véhicule-t-elle exclusivement une notion de prestige ? En (1) peut-être, mais, en (2), c’est aussi la dotation financière qui est en jeu. En somme, le traducteur va devoir sélectionner le volet sémique qu’il juge dominant dans le contexte dans lequel s’inscrit l’occurrence de Ivy League : « [q]uand, dans notre traduction, nous voulons souligner un trait du texte original qui nous semble particulièrement important, nous ne pouvons le faire qu’aux dépens d’autres traits ou au prix de leur élimination » (Gadamer 1976 : 407). Une traduction possible serait alors :

Dans le contexte de la crise financière évoquée, choisir de retenir l’adjectif riches pour qualifier les universités américaines concernées ne manque pas de pertinence. Toutefois, on observe l’abandon de la référence à des universités huppées composées de bâtiments de belle architecture répartis dans de vastes campus s’étendant sur des hectares d’espaces verts. L’image des beaux bâtiments de brique recouverts de lierre ou de vigne vierge est perdue, de même l’impression de confort qu’apporte ce cadre agréable aux étudiants est totalement absente :

[t]raduire signifie toujours « raboter » quelques-unes des conséquences que le terme original impliquait. En ce sens, en traduisant, on ne dit jamais la même chose. L’interprétation, qui précède toute traduction, doit établir combien et lesquelles des conséquences illatives suggérées par le terme peuvent être rabotées. Sans jamais être tout à fait sûr de ne pas avoir perdu un réverbère ultraviolet, une allusion infrarouge.

Eco 2006 : 110

Par ailleurs, la négociation portant sur l’exemple (1) est loin d’être aboutie. En effet, le texte original laisse plusieurs interprétations ouvertes : Ivy League figure comme un attribut du personnage, mais il n’est pas écrit Ivy League Educated, par exemple, ce qui préciserait son cursus universitaire suivi dans une des huit universités de la Ivy League. Dans l’histoire qui est relatée, Ivy League peut être pris au premier degré : le personnage est effectivement diplômé d’une des huit universités en question. Toutefois, dans ce contexte, la compréhension peut aussi se faire au deuxième degré. Dans ce cas, Ivy League désignerait une manière d’être et de se comporter dans la vie. Le référent serait alors : jeune cadre dynamique ambitieux manifestant un comportement caractéristique des diplômés d’universités appartenant à la Ivy League, ou encore jeune dirigeant dont le train de vie était comparable à celui des diplômés d’universités de la Ivy League, sans en être effectivement.

Le compromis à trouver serait alors une formulation qui couvre le plus largement possible ces différentes interprétations. La démarche relève alors de l’adaptation :

Toutefois, on peut considérer que dans la dynamique de ce texte, le poste de vice-président n’est pas un poste déterminé dans l’organigramme d’une société, mais simplement indicatif d’un poste à responsabilités élevées :

ou encore :

Avec les expressions bardé de diplômes et promis à un bel avenir, on entre dans le registre de la domestication linguistique, caractérisée par l’emploi de collocations usuelles.

Le traducteur franchit une étape de plus pour aller à la rencontre de son lecteur lorsqu’il décide, certes, de rendre la notion ou l’idée, mais en l’intégrant dans la culture d’accueil. À cet effet, il emprunte une réalité propre à la culture d’accueil qu’en quelque sorte il substitue à la réalité propre à la culture d’origine. Le résultat est une transposition de la réalité désignée dans le texte original dans l’environnement familier du lecteur de la traduction.

La référence typiquement française à nos grandes écoles reflète bien un statut socio-professionnel, un mode de vie et un type de comportement, et c’est bien ce dont traite le texte qui relate la déchéance d’un dirigeant brusquement privé de sa fortune et de son statut social.

On observe que la transposition n’est possible que s’il existe une réalité comparable dans la culture d’accueil. Dans l’occurrence (2), par exemple, il n’est pas possible d’aller au-delà de la banalisation, car dans cet exemple l’objet sur lequel porte l’information est bien identifié : ce sont les huit universités en question qui sont frappées de plein fouet par la crise financière. De plus, cette information trouve son prolongement dans une implication sur l’évolution, l’aggravation et l’ampleur de la crise financière aux États-Unis. Ainsi, même les universités américaines les plus prestigieuses subissent les effets de la crise alors qu’elles disposent notoirement d’importantes ressources. Toute substitution de dénomination transformerait l’information tout entière.

3. Référence à une réalité transculturelle

Dans un article traitant de l’évolution de la fonction d’ambassadeur dans le monde actuel, le journal Le Figaro explique :

Quelle que soit la langue dans laquelle ce texte est à traduire, il y a lieu de s’interroger sur la manière de traiter les marques BlackBerry et Ferrero Rocher dans la traduction. En effet, les marques citées ici ne désignent pas directement des produits, mais sont des désignateurs de deuxième degré qui passent par une symbolique pour exprimer une idée. Avec la mondialisation, les produits technologiques grand public sont commercialisés dans tous les pays presque simultanément, mais ne s’adressent pas toujours à la même clientèle, le ciblage étant fonction du stade de développement des différents pays. De plus, l’image reflétée par le produit dépend de l’environnement marketing et de son positionnement sur le marché. Apparemment, le BlackBerry est présent partout à la surface de la planète ; c’est un outil de communication avec fonctions de messagerie comparables à celles d’un ordinateur. Il est donc l’apanage d’une catégorie socio-professionnelle supérieure, évoque le maintien permanent de contacts avec le monde entier, concerne des professionnels à responsabilités, cadres supérieurs, hommes d’affaires, négociateurs à haut niveau, bref des acteurs impliqués dans l’économie réelle. Il symbolise le dynamisme, l’action efficiente et efficace. Il représente le faire.

Avec le BlackBerry, le symbole se situe à un niveau, aisément identifiable. Avec Ferrero Rocher, le symbole se situe à deux niveaux ou plutôt se décline selon un mode à tiroirs. En effet, la télévision française a largement diffusé un spot publicitaire mettant en scène une réception huppée dans les salons d’une de nos ambassades au cours de laquelle un maître d’hôtel en livrée offre sur un plateau d’argent une pyramide de bonbons de chocolat enveloppés dans du papier doré de la marque Ferrero Rocher. Ce court métrage publicitaire transforme une confiserie somme toute banale, vendue couramment en supermarché, en un produit de luxe pour réceptions de prestige. À partir de ce premier niveau, l’image de cocktails et de mondanités s’articule autour de l’ambassadeur qui reçoit ses invités. Sur cette image se greffe le symbole de bavardages superficiels, d’inaction, de paraître.

Dans l’exemple proposé ci-dessus, les deux noms de marque, tels qu’ils sont utilisés, ne se prêtent pas à un report systématique, même s’ils existent sous la même forme dans le monde entier, ce qui n’est pas le cas de tous les noms de marques. Certains produits portent des noms de marque différents selon les pays dans lesquels ils sont commercialisés. Par exemple, le ruban adhésif vendu sous la marque Scotch en France, porte la marque Sellotape au Royaume-Uni, TesaFilm en Allemagne et Celo en Espagne. Les noms de marques utilisés comme désignateurs de deuxième degré peuvent faire l’objet d’un report si les symboles sont identiques ou transparents dans la culture d’accueil de la traduction. Le BlackBerry présente la même symbolique en anglais, comme en atteste un emploi dans un article de la revue The Economist relatant les comportements des professionnels de la finance au coeur de la crise économique mondiale :

Si la traduction est destinée à un pays dans lequel le BlackBerry est un objet haut de gamme couramment vendu aux professionnels actifs et où la même publicité Ferrero Rocher a été diffusée, comme c’est le cas par exemple dans toute l’Europe du Sud, la traduction peut se faire par simple report puisque le lecteur est censé reconnaître immédiatement le montage symbolique et donc accéder au sens.

En revanche, si les symboles sont opaques, c’est alors le processus de négociation qui s’impose. Compte tenu des éléments de contexte et du vouloir-dire général du texte, un compromis acceptable pourrait correspondre à la paraphrase :

Avec l’abandon des références aux marques, la représentation conceptuelle se trouve nécessairement appauvrie et le champ de référenciation est alors restreint. Toutefois, toute l’échelle des solutions proposées précédemment reste applicable : banalisation, adaptation, transposition. Comme toute négociation vise à parvenir à un compromis, une condition de réussite est de sauvegarder l’essentiel quitte à abandonner une composante perdue d’avance, sachant que la traduction présente de toute façon un défaut majeur incontournable : elle n’est pas l’original.

4. Conclusion

La négociation est donc un processus qui se déroule en deux temps. Le premier temps consiste à cerner la réalité désignée et à identifier l’actualisation sémique. Le second temps est consacré au choix de la solution traductologique. Si l’élément réputé intraduisible est transparent, le report et l’emprunt sont des solutions acceptables. En revanche, si l’élément intraduisible est opaque, alors les solutions envisageables s’éloignent progressivement du report avec l’incrémentialisation, puis la banalisation, puis l’adaptation, puis la transposition, pour ne citer que les principaux jalons sur l’axe allant de l’exotisme à l’ethnocentrisme.

Enfin, on remarque qu’il n’y a pas un seul et unique compromis optimum pour traduire un référent culturel donné, le meilleur compromis à retenir est fonction du vouloir-dire, du contexte et de la situation de communication. Que la solution ne soit pas subordonnée au texte original lui-même, mais soit fonction de la relation bilatérale entre le texte et le destinataire de la traduction, il n’y a guère lieu de s’en étonner, puisque la traduction est bel et bien un acte de communication, le traducteur intervenant en intermédiateur dans la chaîne de communication.