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1. Introduction

S’intéresser aux termes, c’est toujours, et très vite, poser la question de leur sens. Inutile ici de gloser sur la polysémie du terme terminologie lui-même et sur ses liens, plus ou moins bien perçus avec un terme comme jargon, si souvent négativement connoté[1]. Or, dans les publications consacrées au sens des termes, et elles ont été rares à ce jour, les auteurs étaient surtout désireux d’établir l’indépendance de la terminologie par rapport aux disciplines connexes, et en particulier par rapport à la linguistique (Cabré 1998 : 62-78). C’est dans cette optique, et dans le contexte particulier de la linguistique allemande de la première moitié du xxe siècle (Gaudin 2003 : 21), que se sont développées les idées de Wüster (1976) sur la spécificité du signe terminologique : la distinction entre terme et mot était érigée en principe, et affirmée sur le plan du sens, celui du mot dépendant en grande partie de l’environnement linguistique alors que celui du terme aurait été lié avant tout à l’environnement pragmatique.

Les travaux qui s’inscrivent dans ce courant traditionnel de la terminologie, que ce soient ceux de Wüster repris plus tard par des membres de ce que l’on a appelé l’école de Vienne ou ceux d’auteurs plus modernes écrivant dans la même veine, ont été ignorés par les linguistes spécialistes du sens lexical, sémanticiens et lexicologues. Pour eux, l’étude du sens des termes, ou la façon dont elle était abordée par les terminologues, n’étaient d’aucun intérêt pour la compréhension et la description des langues. Sager (2000) évoque ce gouffre qui sépare, dit-il, deux conceptions radicalement différentes de la langue, langue construite comme un outil pour façonner le monde, et langue qui façonne le monde à notre insu. On parle parfois d’une langue de la signification qui s’opposerait à une langue de la dénotation.

Mais la linguistique a évolué. Dans les dernières décennies du xxe siècle, de plus en plus de linguistes se sont affranchis des méthodologies traditionnelles, et ont commencé à faire appel à l’outil informatique pour explorer des corpus de plus en plus volumineux et y découvrir sinon la langue au moins la parole et en faire un objet d’étude, justifié par l’accent mis sur ce qui est fréquent, donc normal, courant, habituel (Wright et Budin 1997 ; Condamines 2000 ; Wright et Budin 2001 ; Bourigault, Jacquemin et al. 2001).

Or, que peut-on reprocher à la terminologie classique wüstérienne ? De s’être construite sur des idéaux autant que sur la description de phénomènes réels : idéaux de la monosémie stable, de l’univocité, de la démarche onomasiologique, de la précision des définitions, du terme comme étiquette apposée de manière immuable et quasi immanente sur la chose qu’il désigne, de la standardisation ou normalisation, bref d’une langue fabriquée de toutes pièces et contrôlée par la communauté linguistique pour façonner le monde[2]. C’est beaucoup, et on voit bien que la mise en cause de la croyance dans ces idées équivaut à une refonte totale de la discipline. Faut-il aller jusque-là ? On peut en tout cas se poser la question et beaucoup se la sont posée, en particulier depuis le début des années 2000 dans des publications (Béjoint et Thoiron 2000 ; Depecker 2002 ; Candel 2004 ; Humbley 2004 ; Van Campenhoudt 2006 ; Roche 2008 ; Lerat 2009) et à l’occasion de divers colloques consacrés totalement ou en partie à ce sujet (Lisbonne en 2003, Montréal en 2004, Paris en 2006).

Certains terminologues, depuis quelques années, ont donc été conduits à mettre en doute, voire à renier, Wüster et à ne plus croire au modèle d’une terminologie qui ne peut exister que dans une différence radicale entre terminologie et linguistique, leurs méthodologies et leur objet. Ils ont eu l’impression que la vision wüstérienne se révélait stérile à la longue, peut-être en elle-même mais en tout cas dans la mesure où elle tournait en vase clos, interdisant toute possibilité de progrès et de dialogue avec la discipline voisine. On a donc assisté à une tentative de la replacer dans la modernité, comme en témoignent les termes utilisés dans les titres des communications et les intitulés des colloques récents : texte, contexte, discours, collocation, parole, performance, ontologie, candidat terme, etc.

Mais la terminologie ne s’éloigne pas aisément de ses origines : la place qu’ont toujours occupée les questions de normalisation et de traduction dans l’activité des terminologues professionnels renvoie à des considérations pratiques et conduit certains à un rejet de toute quête théorisante. Faut-il se faire à l’idée qu’il existe une terminologie fondamentale à côté d’une terminologie appliquée ? À celle-là les travaux de recherche sur les thèmes de la dénomination (Thoiron 1996, Boisson et Thoiron 1997), de la signification, de la conceptualisation (Depecker 2002), etc. alors que serait laissée à celle-ci la charge de satisfaire les demandes des utilisateurs que sont les rédacteurs, les traducteurs, les grands organismes internationaux, les entreprises, etc. Les enjeux sont importants, et il nous semble que ces activités ne peuvent ignorer totalement la théorie, tout comme les théoriciens ne peuvent se contenter de théoriser joyeusement sans jamais se soucier de ce qui se passe sur le terrain.

2. Faut-il mettre un terme aux termes wüstériens ?

Parler, comme on le fait ici dans le titre, de question de termes ne se limite évidemment pas à un jeu de mots. Il faut bien constater que les termes qui désignent les concepts les plus contestés de la doxa wüstérienne sont très diversement définis, et que ce flou sémantique ne fait que renforcer la méfiance de certains terminologues à leur égard. Nous nous proposons ci-dessous de reprendre les principaux termes pour tenter de mieux cerner leur sens et de voir si les concepts qu’ils désignent ont encore cours dans les conceptions modernes de la terminologie.

2.1. Monosémie et univocité

On commencera par la notion de monosémie, entendue comme le fait qu’un terme renvoie à un seul sens (Béjoint 1989). Le sujet est difficile, car il suppose que l’on soit d’accord sur des moyens de diagnostiquer la polysémie, ce qui est loin d’être le cas, malgré les efforts des linguistes depuis quelques décennies. La monosémie est évidemment évoquée par les terminologues pour décrire ce qui se passe au moment de la création du terme, et au-delà elle est posée comme un dogme par les terminologues traditionnels et justifiée par le souci de l’absence d’ambiguïté dans la communication entre spécialistes. Or, l’examen du fonctionnement des termes en discours conduit assez facilement à constater que cet idéal est souvent transgressé : les termes, comme les mots, tendent à la polysémie à partir du moment où ils s’insèrent dans des discours – ce qui est quand même le cas de la plupart d’entre eux. Les exemples abondent, même à l’intérieur d’un même domaine, ne serait-ce que dans le cas de ce que les sémanticiens appellent polysémie régulière ou systématique (Apresjan 1973 ; Ostler et Atkins 1991) : une projection, en mathématiques, n’est-elle pas à la fois un processus et un résultat ? Un emballage n’est-il pas en même temps une opération et un objet ?

L’univocité, autre terme de la terminologie classique, désigne aussi la relation entre le sens et la forme du terme, mais selon l’équation un sens à une forme, et est donc en quelque sorte l’inverse de la monosémie. Elle est nettement évocatrice elle aussi d’un idéal de la communication spécialisée de laquelle toute synonymie serait bannie, mais elle souffre souvent, comme la monosémie, des effets de l’usage, qui installe çà et là des synonymes, souvent partiels, ou temporaires, autant d’accrocs à l’idéal rêvé par les terminologues wüstériens. Il n’est pas rare d’avoir une pluralité de termes correspondant à un même concept[3]. Un examen, même rapide, des travaux des commissions ministérielles de terminologie en France témoigne de la reconnaissance en quelque sorte officielle de la synonymie en terminologie. « On a donc, dans la réalité des faits, une situation dans laquelle, pour un même concept, un terme est présenté comme normalisé et d’autres lui sont, le cas échéant, associés comme ses synonymes reconnus » (Thoiron : à paraître).

Monosémie et univocité sont indiscutablement utiles dans une terminologie planificatrice ou standardisatrice, mais elles ne sont que très partiellement opératoires dans une terminologie descriptive. Faut-il en déduire qu’elles n’ont plus cours ? En fait, ce qui se passe en terminologie n’est pas aussi éloigné de ce qui se passe pour les mots du lexique général. La différence entre le terme et le mot est dans le fait que dans le cas du terme un contrôle identifiable s’exerce sur le sens, de manière plus ou moins rigoureuse selon les langues, les domaines et les époques. Ce contrôle, émanant d’un individu ou d’un groupe, relayé par une communauté plus ou moins large, permet à chaque fois que le terme s’éloigne du sens communément admis de le ramener dans le droit chemin, ou de s’entendre sur une évolution. C’est grâce à ce contrôle que le terme peut rester, dans chacun de ses contextes d’emploi, sinon parfaitement monosémique, au moins suffisamment précis pour fonctionner en tant que terme sur le sens duquel les spécialistes seront d’accord. On peut dire qu’il y a une absence d’ambiguïté ponctuelle même lorsque la monosémie a disparu et/ou que la synonymie s’est installée. C’est d’ailleurs cette absence contrôlée d’ambiguïté qui permet de décider que l’on a affaire à un terme lorsqu’un mot du lexique général est utilisé dans un sens spécialisé : par exemple si un négociant en agro-alimentaire utilise le mot lait, ainsi devenu terme.

2.2. Le terme « étiquette » d’un concept

En terminologie classique, le terme est décrit comme une étiquette apposée sur une « unité de pensée » qu’il désigne, et que l’on est convenu d’appeler concept, quelquefois notion (Sager 1990 : 23 ; Depecker 2002). Ceci conduit naturellement tout linguiste à s’interroger sur ce qu’est le concept et sur les relations entre signifié et concept, sans parler du référent, de même que sur les relations entre le concept, le signifié et les éléments traditionnellement utilisés pour décrire le sens, qu’on les appelle traits comme en sémantique ou caractères comme en terminologie classique. Il s’agit de savoir si les concepts qui correspondent aux termes sont différents de ceux qui correspondent aux mots, et/ou si la relation entre le signe et le concept est différente. On a tendance à dire que le sens d’un terme se confond avec la conceptualisation de ce qu’il désigne, alors que le sens d’un mot, son signifié saussurien, comprend d’autres composants, parfois désignés par le terme de connotation, que la communauté, ou chaque locuteur, constitue petit à petit au fur et à mesure que s’accumulent les usages[4].

La vision selon laquelle le terme ne serait que l’étiquette d’un concept suppose que le sens du terme ne soit que dénotatif, ce qu’il est certes dans l’idéal, et peut-être dans un certain nombre de cas au moment de sa naissance, voire de certaines de ses mises en oeuvre. Mais un sens connotatif peut fort bien s’attacher à un terme au fur et à mesure des usages en discours, comme à un mot. Que le terminologue choisisse de l’ignorer lorsqu’il se penche sur une terminologie est une chose, mais cela ne signifie pas que le connotatif n’existe pas. Par ailleurs, cette vision du terme-étiquette convient bien à la terminologie wüstérienne, qui pose comme principe l’universalité des concepts, mais cette universalité n’existe sans doute que pour certains concepts alors que de nombreux autres sont bel et bien spécifiques d’une communauté, comme les mots de la langue.

2.3. Terme étiquette et terme de discours

Une autre différence fondamentale, plus rarement évoquée mais indispensable pour comprendre les nouvelles tendances de la terminologie, oppose le terme étiquette et le terme de discours. Par terme étiquette, nous voulons dire celui qui est utilisé exclusivement à des fins d’identification et de classification (de ce point de vue, les numéros de référence des articles d’un catalogue de vente par correspondance, par exemple, peuvent être assimilés à des termes).

La présentation du terme comme simple étiquette est déterminée, on l’a vu, plus ou moins directement, par la vision classique, essentiellement conceptuelle et universaliste, de la terminologie, qui est également celle des tenants d’un langage universel susceptible de rendre compte systématiquement de l’ensemble des expériences et des savoirs humains. Normalisation et standardisation mais aussi traduction et diffusion des savoirs font partie des missions attribuées à la terminologie. Le terme de discours est au contraire celui qui est utilisé dans les différentes manifestations du discours des spécialistes du domaine. Gentilhomme (2000) démontre que – au moins en mathématiques – le sens du terme est indissolublement lié au contexte dans lequel il est employé, et pas seulement au contexte linguistique. Faut-il pour autant accepter l’idée que le terme n’est pas, n’est jamais, une simple étiquette posée sur un concept, comme le disent un certain nombre de terminologues partis en guerre contre Wüster ? Faut-il refuser d’admettre que certains termes ne sont pas importables en discours, par exemple à cause de leur longueur, et que c’est la reformulation qui prend le relais en donnant accès au concept par l’actualisation, éventuellement séquentielle, de ses traits ?

2.4. La précision de la définition

La définition occupe une place importante en terminologie, puisqu’un terme ne peut exister que s’il correspond à une définition. À l’opposé, les mots n’ont pas besoin d’être définis pour être utilisés, et certains ne le sont d’ailleurs que très difficilement[5]. La terminologie suppose des définitions précises, qui permettent l’identification du concept concerné dans le cadre du système conceptuel auquel il appartient (Sager 1990 : 39). Il est clair que la définition, qu’elle s’applique à un terme ou à un mot, qu’elle figure dans un dictionnaire, une encyclopédie ou un recueil de termes, ou dans un discours, ne peut être une description exhaustive du concept, ou du référent, du signe. Il y a dans la rédaction de la définition un choix d’éléments, une hiérarchisation des éléments choisis et une mise en forme de ces éléments selon des algorithmes plus ou moins précis dans le cadre d’une figure générale (Wierzbicka 1985). Décrire et définir la nature profonde de ces éléments, qui sont des morceaux de sens, concerne avant tout les cognitivistes mais on peut admettre, qu’il s’agisse de terminologie ou de langue générale, qu’ils résultent d’une conceptualisation, d’une construction mentale, variable selon la langue, l’individu ou les circonstances. On dit souvent qu’en terminologie le trait serait conceptuel alors qu’en linguistique il serait sémantique. Il est clair également que les traits ou caractères utilisés dans une définition terminologique ne se limitent pas à ceux qui s’imposent dans une analyse contrastive à la Pottier (1992). On ne peut cependant pas dire qu’il n’y a pas de sémantique dans le sens des termes (Depecker 2000 ; Boisson 2000) pas plus qu’on ne peut postuler l’absence de conceptuel dans le sens des mots (Van Campenhoudt 2000).

Si l’on constate des points communs entre les différents types de définitions et les différents types de textes où on trouve ces définitions, il faut aussi en souligner les différences. On connaît les définitions lexicographiques et les définitions encyclopédiques. À côté d’elles, il existe aussi une définition de type terminologique, qui est caractérisée par le fait qu’elle est en quelque sorte constitutive du sens et gardienne de son intégrité – on dit parfois fondatrice. En effet, les auteurs qui inventent un terme dans un texte en donnent généralement une définition, et tout auteur qui réutilise un terme existant en lui donnant un sens nouveau doit le redéfinir explicitement.

Cette catégorisation des définitions se situe sans doute partiellement dans le domaine de l’idéal. La lecture des grands dictionnaires de langue montre que les trois types se côtoient et se mélangent. Dans son étude sur des termes relatifs aux pratiques sexuelles déviantes, dont la définition est difficilement dissociable d’un jugement moral, Boisson (2000) en apporte la preuve.

Globalement, on voit bien que la question qui se pose, à travers la spécificité de la définition terminologique, est toujours celle, lancinante, de la spécificité du terme. Les conclusions de Béjoint et Thoiron (2000) étaient claires : si terme et mot sont opposables, c’est plutôt sur un continuum que comme deux unités appartenant à deux systèmes distincts et irréconciliables. Il n’est donc pas surprenant de trouver dans les définitions des traces de ce continuum. Ce qui nous apparaît relever spécifiquement du pôle terminologique, c’est le contrôle qu’exerce la communauté sur les éventuelles dérives définitionnelles ou d’usage d’un terme donné. Cette communauté, par le biais de reformulations à visée définitoire[6], recadre le terme dont l’emploi est jugé déviant et le remet sur les rails souhaités, comme Humpty Dumpty[7], dans ce qu’il faut bien considérer comme une normalisation – mais une normalisation circonstancielle[8].

Au-delà des différences éventuelles entre terme et mot se pose également la question de la spécificité des théories et des méthodes de la terminologie. Nous en examinerons ci-dessous deux aspects, celui de l’onomasiologie et celui de la normalisation, ou standardisation.

2.5. La démarche onomasiologique

La terminologie classique revendique une perspective onomasiologique. On ne reviendra pas sur les acceptions multiples du terme onomasiologie dans la littérature spécialisée comme dans les divers dictionnaires qui le définissent ou qui l’utilisent (Babini 2000)[9]. On peut la définir comme une discipline de la linguistique qui étudie les termes ou les mots dans les systèmes qui les organisent, ou les différentes façons dont ces termes sont créés et distribués, et qui est donc amenée à mettre l’accent sur les variations interlinguistiques ou inter-variétales des mots qui dénomment une même réalité. C’est aussi un mode d’organisation d’ouvrages lexicographiques qui se donne pour objectif l’appariement des concepts avec les termes qui les désignent.

C’est sur l’opposition onomasiologie vs sémasiologie que les wüstériens d’abord, et bien d’autres ensuite, ont cherché à fonder la distinction entre terminologie et linguistique et à assurer l’autonomie de la première par rapport à la seconde (Cabré 1998 : 30). Il est vrai que la linguistique traite du sens des mots, dans une démarche sémasiologique, du mot vers la chose ou le concept, tandis que la terminologie, qui traite du nom des choses, va volontiers de la chose vers le signe qui la désigne.

La démarche onomasiologique ne peut évidemment être dissociée de la position centrale occupée par le concept dans la théorie classique. On sait que chez Wüster, c’est le concept qui est le point de départ de toute activité terminologique. Le monde des concepts et celui des symboles sont indépendants, et c’est le concept qui occupe la position clé (Antia 2000 : 84). Comme il ne se perçoit qu’au sein d’un système, on voit bien que c’est l’élaboration du célèbre arbre du domaine qui constitue le travail initial du terminologue. Derrière ce terme métaphorique se dressent une série de questions théoriques et pratiques redoutables, qui concernent en fin de compte la question de la relation entre pensée et langage[10].

L’objectif de la construction de l’arbre du domaine est soit la dénomination d’un concept nouveau soit la consignation d’une terminologie complète. La démarche onomasiologique est bien admise dans le premier cas : le concept est nommé, généralement par son inventeur, dans le cadre d’une activité discursive classique, et dans le souci de le placer dans son arbre à la position qui lui revient. S’il s’agit de consigner une terminologie complète, il apparaît, à beaucoup de ceux qui se sont livrés à l’entreprise, que l’exclusivité onomasiologique est une gageure, car elle supposerait que l’on puisse construire un arbre théorique sur la base de connaissances qui ne seraient pas médiatisées par une langue, et que cet arbre prévoie tous les concepts nommables et nommés. Cette constatation a probablement favorisé la mise en place de stratégies alternatives fondées sur l’usage des corpus[11], dans lesquels les terminologues collectent les termes dans une démarche clairement sémasiologique.

Mais la rupture entre cette procédure et la doxa wüstérienne est moins claire qu’il n’y paraît. L’expert sollicité pour valider la liste des termes retenus et leur organisation répond à des questions qui portent à la fois sur les termes et sur les concepts. Il n’est jamais exclu qu’un concept considéré comme important par l’expert et effectivement dénommé ne se manifeste pas dans le corpus étudié, et que son existence soit révélée au terminologue par la question qu’il pose à l’expert à propos d’un terme connexe. La dialectique entre onomasiologie et sémasiologie, entre conceptologie et étude des discours est donc souvent inévitable. Est-il opportun, au nom de la rigueur théorique, de chercher à se priver de ces allers et retours pratiques et notoirement pratiqués ?

2.6. Standardisation et normalisation

Une place importante est occupée dans la terminologie d’inspiration wüstérienne par la question de la normalisation, ou standardisation – si l’on veut bien considérer ces termes comme des synonymes. Mais les terminologues modernes qui abordent la terminologie par le biais des corpus ont une attitude foncièrement descriptiviste – et la connotation prescriptive des termes normalisation et standardisation a peut-être joué un rôle dans le délaissement de ces notions. Pourtant, la standardisation est une réalité, au moins à deux niveaux. Tout d’abord, un grand nombre de langues, en tout cas le français, et peut-être toutes sauf l’anglais, sont bien obligées de faire une certaine police dans la nomenclature de leur terminologie. Ensuite, et c’est sans doute plus intéressant, la terminologie suppose, nous l’avons dit, un certain contrôle social sur le sens des termes, contrôle sans lequel les termes cesseraient plus ou moins rapidement de pouvoir fonctionner comme termes : c’est d’ailleurs ce qui se passe lorsque le terme échappe à ce contrôle, comme le montrent Meyer et Mackintosh (2000) avec certains termes d’Internet (sur ces questions, voir aussi Gaudin 2003 : 173-204 ; Baggioni et Larcher 1997).

3. Entre le chant des sirènes et la voix des experts

Le texte, le plus souvent sous forme de corpus, est donc devenu prépondérant dans les travaux terminologiques récents. S’agit-il d’un simple effet de mode, ou d’opportunisme, qui amènerait les terminologues à imiter leurs collègues linguistes au risque d’être engloutis par Charybde, ou pire encore de se fracasser sur Scylla ? Il faut noter tout d’abord que la terminologie de corpus permet des approches qui n’étaient pas possibles en terminologie classique : dans ce nouveau cadre et dans celui du traitement automatique des langues, l’extraction de termes, la structuration de terminologies, la construction d’ontologies constituent des activités qui peuvent être envisagées en relation avec les questions plus classiques évoquées ci-dessus. Les relations entre terminologie et ontologie se renforcent régulièrement, ainsi qu’en témoigne le développement des conférences TOTh, qui ont pour objectif de rassembler industriels, chercheurs, utilisateurs et formateurs dont les préoccupations relèvent de ces deux domaines et, de façon plus générale, de la langue et de l’ingénierie des connaissances (Roche 2007 : v).

On a vu (Béjoint et Thoiron 2000) que les sémanticiens ignorent, ou n’apprécient guère, les visées logicistes des émules de Wüster, qui considèrent qu’il existe une correspondance stable et univoque entre le signe et son sens, où la part laissée à ce qui n’est pas strictement conceptuel est réduite, voire inexistante. Mais l’émergence de la linguistique de corpus a contribué à ce que linguistes et terminologues tendent désormais à se rejoindre (Béjoint 2007). Un autre facteur est la disponibilité accrue des textes spécialisés, désormais offerts à une plus grande proportion de la population par le biais des médias, des ouvrages de référence, des moteurs de recherche, etc. Slodzian (2000) évoque la déspécialisation subie par les textes spécialisés à la suite de leur diffusion à plus grande échelle, qui leur confère des caractéristiques peu compatibles avec la vision classique du terme, essentiellement la variabilité terminologique dans les textes, ou synonymie, et la polysémie à mesure que les domaines s’entremêlent, comme on peut le constater dans des travaux pluridisciplinaires.

Dans le cadre de cette terminologie textuelle, on considère que ce sont les textes produits par les communautés scientifique et technique qui rassemblent les connaissances pertinentes d’un domaine, l’inventeur du terme, en général auteur de sa définition, bien sûr, mais pas uniquement ; c’est la description et l’étude des unités en discours qui prennent le pas. Cette opération, dans la mesure où elle est menée par le terminologue, qui n’est pas un expert, et où elle est réalisée à l’aide d’outils informatiques, conduit à la création d’un nouveau concept, celui de candidat terme, et c’est ensuite l’expert qui procède à la sélection finale des termes à retenir à partir de listes établies par les terminologues. La ligne de démarcation entre mot et terme devient bien perméable dans ce nouveau contexte.

Le rôle de l’expert mérite un petit commentaire. Alors qu’il serait à l’origine du processus de travail terminologique chez les wüstériens classiques, il est, en quelque sorte, et sans jeu de mots, au terme des activités terminologiques textuelles. De là à penser qu’il est tout simplement central, incontournable, il n’y a qu’un pas. Il est d’ailleurs intéressant de lire, dans cette perspective, les travaux des terminologues de corpus. Les références, directes ou indirectes, à l’avis des experts y sont nombreuses, qu’il s’agisse de la constitution des corpus, de la validation des candidats termes ou de la structuration des terminologies. Plusieurs auteurs insistent sur la pluridisciplinarité du travail, sur le côté coopératif des missions, etc. (Bourigault 2000 ; Després 2001 ; Hamon et Nazarenko 2001 ; Calberg-Challot, Candel et al. 2007 ; Després et Szulman 2008[12]).

Peut-il en être autrement ? Sur le plan pratique, la réponse est claire. En revanche, pour les aspects théoriques sous-jacents, nous avons donné ci-dessus des éléments de réponse lorsque furent abordées les questions d’onomasiologie. La structuration de terminologies et la construction d’ontologies donnent à l’expert une place et un rôle complémentaires à l’exploitation du corpus. Il n’est pas rare que l’expert soit appelé à se prononcer sur des problèmes relevés par les terminologues dans des sous-ensembles de corpus auxquels il a lui-même contribué. Il est alors placé dans une situation ambiguë où il lui faut résoudre d’éventuels conflits dans lesquels il est partie prenante. Recourir à des expertises multiples constitue évidemment une solution, mais elles peuvent à leur tour conduire à des blocages lorsque les experts donnent des avis divergents. Les travaux des socioterminologues mettent bien ces phénomènes en évidence.

Lorsque le travail porte sur des corpus multilingues, le recours à l’expert est problématique puisque la pratique, qui exige que l’expert ne se prononce que sur les corpus de sa propre langue, fait souvent apparaître, à propos de terminologies non homologues entre langues[13], le besoin d’une interface. Il apparaît de plus en plus que cette interface ne peut être que collégiale, pluridisciplinaire et plurilingue. Bonne occasion de laisser de côté les querelles d’écoles ou de chapelles…

À côté de l’expert, dont la place dans les activités terminologiques n’est pas nouvelle, sont apparus plus récemment d’autres acteurs. Le recours au corpus et la construction des ontologies ont amené dans l’univers essentiellement pluridisciplinaire de la terminologie une catégorie supplémentaire : celle des cogniticiens, qui revendiquent, à juste titre sans doute, leur spécificité et leurs différences par rapport aux linguistes (Szulman, Biebow et al. 2001 : 104). L’approche des problèmes est pour eux fondamentalement sémasiologique : ce sont les textes qui « justifient la définition des termes, et donc la structuration des connaissances retenues dans le réseau conceptuel ainsi que l’association terme/concept » (Szulman, Biebow et al. 2001 : 101). Une telle démarche s’accompagne, plus ou moins ouvertement, de la redéfinition de certains termes fondamentaux. C’est ainsi que, dans ce cadre, la terminologie regroupe à la fois l’ensemble des termes et « un réseau conceptuel structurant les concepts associés au terme » (Szulman, Biebow et al. 2001 : 98). On observera que la séparation entre terminologie et conceptologie (Thoiron, Arnaud et al. 1996 : 513) n’est pas de mise. Le concept, dont la portée se veut générale dans l’approche classique, est ici construit en fonction de sa « pertinence au sein d’un modèle défini pour une application donnée » (Szulman, Biebow et al. 2001 : 104). La notion de norme est elle aussi envisagée dans sa dimension locale. Le sens, « construit à partir de l’interprétation des occurrences du mot en contexte est normé, c’est-à-dire restreint pour l’application, dans une définition. C’est ce sens normé qui correspond au concept associé au terme » (Szulman, Biebow et al. 2001 : 105).

Il paraîtra sans doute surprenant, même aux moins orthodoxes des terminologues, que l’on envisage une norme à ce point réduite, en quelque sorte réduite aux acquêts du contexte et privée de ses biens propres. Le rôle généralisateur de la norme disparaît, et avec lui sa raison d’être essentielle. Si les terminologues linguistes ne s’entendent pas toujours sur ce que doit être, ou peut être, un concept, ils risquent de trouver qu’en limitant ainsi le champ d’application, on en redéfinit radicalement l’essence. Et cette redéfinition unilatérale, sinon subreptice, peut dérouter.

Mais il n’est pas sûr que l’on puisse se défaire facilement des anciens schémas : les corpus ont bien mis en évidence les disparités terminologiques et nous avons constaté la mise en oeuvre occasionnelle de normalisations circonstancielles. On évoque aussi les contextes d’usage des terminologies (Bertaccini et Matteucci 2006) et les terminologies d’usage (Dourgnon-Hanoune, Rouard et al. 2008), que l’on oppose à une terminologie formelle, ou terminologie normée. C’est cette dernière qui est à nouveau recherchée, par les professionnels notamment. Les experts sont donc sollicités et priés de proposer une « représentation commune d’une réalité face aux variations d’usage des différentes communautés de pratiques en interaction avec cette réalité » (Dourgnon-Hanoune, Rouard et al. 2008 : 210).

4. Conclusion

À l’évidence, la terminologie est devenue une discipline plus foisonnante que jamais, qu’on la qualifie de science, de théorie, de pratique, etc. Mais plutôt que d’accentuer les divergences qui se sont fait jour, il nous semble préférable de revendiquer la transversalité et la pluridisciplinarité bien comprise de la discipline. On sait que tout ce qui relève du linguistique est inévitablement central et il n’est pas rare que des domaines, de l’anthropologie à la psychologie, en passant par la philosophie, se soient appuyés sur cette position centrale pour se développer. Lorsque des terminologues ont souhaité mettre un terme à des divergences qui montraient leurs limites, ils ont accepté, consciemment ou non, d’intégrer dans ce nouvel univers des disciplines et des pratiques elles-mêmes pourvues de leur outillage théorique et de leurs dénominations. L’augmentation de la polysémie que l’on constate maintenant jusque dans la terminologie de la terminologie est sans doute le meilleur signe de sa vitalité. À partir de là, il est sans doute sage de ne pas oublier les adeptes de la monosémie et de la normalisation, au nom du pragmatisme ou de l’obligation de résultat. Des arguments que les usagers des terminologies ne manquent pas d’opposer à ceux qui, pensent-ils et disent-ils parfois, ne veulent pas poser, à propos des termes, les bonnes questions. Nous pensons plutôt qu’avec la terminologie et les termes, il n’y a que de bonnes questions, et que toutes les questions ont plusieurs réponses. En tout cas, nous dirons qu’il vaut peut-être mieux ne pas jeter le bébé Wüster avec l’eau de son bain.