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Pour André Clas, Sprachmittler, maître-passeur et ami

1. Introduction

Discipline frontière, la Terminologie (avec la majuscule pour désigner la discipline) et les terminologies (qui ne sont pas, de toute évidence, le pluriel de Terminologie) restent orphelines d’un appareil conceptuel suffisant et d’un discours global s’appuyant sur des modes de description objectifs. À en juger par l’inflation foisonnante, qui n’est pas sans fascination, de publications, la Terminologie fait preuve d’une belle vitalité. Mais ses théories sont disparates, déséquilibrées quant aux langues utilisées et aux langues étudiées, voire éclectiques. Cet éclectisme s’explique par le fait que les chercheurs proviennent de traditions nationales différentes (surtout allemande, anglaise, française et russe) et sont – paradoxalement – victimes de leur propre enfermement (environnement). Les pessimistes sont même tentés de parler d’enlisement, voire de crise(s) d’identité. Ils n’ont pas tout à fait tort. Un état des lieux s’impose.

La publication en 1998 de deux forts volumes de Fachsprachen, Languages for Special Purposes, en est le reflet évident. Ces volumes ont la légitime ambition de dresser un état de l’art. En effet, le Handbuch (handbook !) est une imposante et pesante (6 kg) somme du savoir terminologique actuel, riche de 273 articles de la plume de 222 spécialistes appartenant à 21 pays, il est vrai, très inégalement représentés. Au total, 2592 pages imprimées sur deux colonnes, 23 pages de bibliographie, 52 pages d’index de notions et 63 pages d’index de noms. Les directeurs de la publication sont trois éminents linguistes allemands : Lothar Hoffmann, Hartwig Halverkämper et Herbert-Ernst Wiegand.

On sait assez le rôle de paria dévolu à l’étude des langues de spécialité, trop longtemps jetées dans les ghettos de la recherche universitaire, de tradition culturelle. Les Facultés des lettres sont, par crainte de l’empiricité et du pragmatisme (du critère professionnalisant), restées muettes dans cette spécialité. La carence s’explique aussi par le professionnalisme des terminologues praticiens qui se sont aveuglés sur leurs propres pratiques et n’ont eu ni le recul, ni le loisir nécessaire(s) à la réflexion théorique.

Les études de la Terminologie sont à ce point diversifiées et éclatées, qu’elles se dérobent à toute tentative de bilan unitaire. Qui veut bien suivre le parcours de la pensée terminologique aura tôt fait d’en constater les tours et les détours, les blocages (notamment sur le statut des terminologies), les avancées à côté de conquêtes réelles comme la prise en compte de la phraséologie et de la textualité, de la sociolinguistique et des sciences cognitives.

Très tôt et très explicitement au colloque de Genève Terminologie de traduction (1992), la recherche s’est enrichie d’une dimension phraséologique (elle analyse les termes en discours) et d’une dimension syntagmatique (elle étudie les collocations et phraséolexèmes).

Cette prise en compte de la phraséologie n’était pas neuve. En effet, dès l’aube de la recherche pragmatique, bon nombre de terminologues praticiens avaient opté avec conviction pour le terminologisme inséré dans le tissu de l’énoncé. Ainsi, Bachrach (1966) postulait déjà clairement : « pour les termes techniques vaut ce qui a été précisé si souvent pour le mot en général […] leur véritable sens est dérivé du contexte », contexte dont il ressent à l’évidence la difficulté de définir l’ampleur. Plus tard, on a vu mettre en perspective les aspects sociaux et sociologiques de la Terminologie ; pour ce faire, il n’a pas fallu attendre le terme socioterminologie. Le numéro spécial du 40e anniversaire de Meta (1995) sous la direction de François Gaudin avait pour titre Usages sociaux des termes – théories et terrains, et jetait les fondements de la socioterminologie. Ici aussi, les chercheurs avaient insisté dès 1970 sur les aspects sociaux de la Terminologie, lorsqu’ils précisaient que la Terminologie est inséparable du social et a des applications évidentes. Le tournant cognitif des années 1980 a élargi les recherches avec notamment les études impliquant l’approche cognitive et sociocognitive.

2. Querelles autour du statut

Le statut des terminologies ne laisse pas de susciter des controverses. La relation entre terminologie et langue totale est le lieu d’un débat déjà ancien.

Pour les uns, les terminologies forment un système distinct de la langue générale dont elles se démarquent, par un lexique terminologique, décrit comme motivé et transparent, par une organisation sémantique (qui tient davantage des nomenclatures énumératives). Elles opèrent avec des termes monosémiques, univoques, monoréférentiels, de valeur circonscrite, le terme entretenant un lien privilégié avec la chose désignée. Les termes semblent effectivement les représentants des choses, ils recouvrent et commandent la réalité, des délinéaments terminologiques étant les délimitations dans la réalité objective.

Pour les autres – et nous l’avons dit dès 1973 (Goffin 1973) –, les terminologies constituent au même titre que la langue générale (qui reste d’ailleurs un concept flou), des sous-ensembles de la langue totale (Gesamtsprache – totalité des moyens dont dispose la langue), qui est la réunion, au sens de la théorie des ensembles (Mengenlehre), de plusieurs sous-ensembles présentant des intersections. Hoffmann (1998) parle de Subsprache, suivant le modèle anglais sublanguage, que l’on ne pourrait traduire par sous-langue, terme français plutôt péjoratif.

Pour étayer cette hypothèse, nous nous appuierons sur l’approche interlinguistique. L’interlinguistique, telle que l’a définie Wandruszka (1971) (on parle aussi de linguistique différentielle, confrontative ou contrastive), a une fonction heuristique, c’est-à-dire d’exploration et d’investigation évidente. Elle a été un peu oubliée dans le concert de publications du Handbuch, qui lui consacre dix demi-lignes et quelques maigres éléments de références.

Par son approche, Wandruszka a su mettre en évidence que la langue totale constitue un polysystème complexe, mélange de motivation / convention, de monosémies / polysémies, d’analogies / anomalies, explicitations / implications, donc de propriétés en opposition bipolaire. Les terminologies étant des sous-ensembles de la langue totale, il est raisonnable d’admettre qu’elles présentent les mêmes relations bipolaires ; ce qui vaut pour le tout vaut aussi pour les parties. Les termes ne sont pas, de nature et dans leur fonctionnement concret, différents des mots, ils sont soumis aux mêmes aléas sémantiques et énonciatifs.

La linguistique différentielle implique une démarche onomasiologique qui part de concepts vers leurs expressions linguistiques, c’est la démarche de la Terminologie traditionnelle.

La démarche sémasiologique part des mots pour aller vers les concepts. En fait, les approches sont complémentaires, comme le souligne Kronasser (1952). En effet, si l’on demande par la voie sémasiologique comment les peuples romands désignaient les parties du corps, il faut commencer par recueillir les mots. Ce faisant, on rencontre l’italien testa. Il faut alors se demander, par la voie sémasiologique ce que testa signifie réellement.

Nous avons appelé Terminologie différentielle la discipline qui tente de montrer les contrastes entre les terminologies par la voie onoma-sémasiologique. Parmi les relations bipolaires proposées par Wandruszka, nous en reprenons quatre.

2.1. Motivation et convention (opacité)

La motivation et la transparence sont souvent tenues pour spécifiques des terminologies. Cette constatation s’explique dans la mesure où 85 % des terminologismes, comme l’a calculé Ischreyt, sont des compositions syntagmatiques ou des dérivations. Le composé Stabstahl (fr. acier en barres, laminé marchand, acier laminé, sous la forme d’une barre) qui juxtapose Stab + Stahl, est donc relativement motivé, mais souvent la relation entre les lexèmes est complexe et aboutit à des cryptolexèmes, tels que Kernbrennstoff (fr. combustible nucléaire, ‘qui ne brûle pas’) ou synthetisches Eisen (fr. acier synthétique, ‘produit obtenu par fusion et recarburation de ferraille et non à partir de minerais’).

La libre compositionnalité conduit à la création de sténolexèmes (abrégés) dans lesquels la relation de transparence est trompeuse si l’on tient compte des éléments composants, par exemple Schraubenzieher (fr. tournevis, signifie en fait ‘tire vis’).

2.2. L’analogie et l’anomalie

On retrouve dans ce couple la même polarité : l’analogie, qui est une tradition lexicographique, consiste à utiliser les mêmes moyens linguistiques pour exprimer une similitude. En terminologie, on devrait tendre vers une analogie parfaite : pourtant la belle série des composés avec Stahl, comme Chromstahl, Manganstahl se trouve bloquée dans Silberstahl (le déterminant exprime ici que l’acier présente une surface argentée) (fr. acier étiré poli blanc).

Les morphèmes -ier, -eur,-age ne constituent pas une série analogique simple, la diversité sémantique est considérable puisque les formes -ier, -eur désignent des personnes et des choses, par exemple, harenguier.

Le suffixe -tron, isolé arbitrairement à partir de électron, particule élémentaire, a donné naissance à une série de composés désignant des appareils utilisant le mouvement des électrons, par exemple cyclotron, alphatron, isotron, etc. Pourtant, le phytotron est un laboratoire où l’on étudie les conditions climatiques de développement des végétaux. Le météotron, création aberrante, est une aire de surchauffe modifiant localement l’état thermodynamique de l’atmosphère.

La formation par analogie de termes avec le morphème suffixe -lyse, au double sens de ‘destruction par’, dans l’électrolyse, et ‘de destruction de’, dans l’hémolyse, cette série est perturbée sur protolyse, qui est la libération d’un proton.

2.3. Les pôles polymorphie et polysémie

Les terminologies présentent bien des cas de polymorphie, c’est-à-dire la possibilité d’avoir plusieurs formes possibles pour remplir plus ou moins la même fonction. Il y a polymorphie lorsque la langue dispose de plusieurs morphèmes plus ou moins interchangeables : solar / sun (en.), ou frei / los (de.) ou encore Atom / Nuklear / Kern (de.).

Il y a polymorphie syntagmatique dans le cas de l’équivalent de Strahlenschutz (fr. protection contre le rayonnement, protection radiologique, radioprotection) ou de la commutation des morphèmes hélio- / solaire / soleil. La polysémie a détrôné la monosémie triomphante : elle confie plusieurs fonctions à une seule forme, par exemple divergence, inversion, hyperbole. On ne rejette pas les mots à sémantisme diffus.

2.4. Les pôles implication/explication

La langue est un conglomérat d’implications et d’explicitations. On entend par explicitation ce qui est expressément dit, c’est la tendance au mot long lorsqu’on désigne ‘la mesure de la circulation du sang dans la rétine avec enregistrement sur bande magnétique’ par téléchronoangiographie. On entend par implication un trait spécifique de la langue qui vise à l’économie et à la désignation courte, ou compacte. Il faut démontrer les relations et reconstituer l’ordre des éléments.

L’approche interlinguistique montre qu’un grand nombre de termes désignent, représentent et classent certes les objets, mais que les délimitations des termes sont, plus souvent que ne l’admettent certains linguistes, des délimitations dans l’intuition de la réalité. Au sein du domaine confus de l’environnement non linguistique, la langue opère, au moyen de signes, des découpages différents d’une langue à l’autre. Suivant cette thèse, chaque langue constitue un mode particulier de découpage du réel, et ces modes ne se correspondent pas d’une langue à l’autre. Dans cette perspective, la langue est un facteur important de notre vision du monde, au point de conditionner notre pensée, si bien que nous percevons la réalité de telle ou telle manière selon les catégories de pensée que nous impose notre langue. Dans un précédent article (Goffin 1973), nous avions analysé quelques exemples tirés de la terminologie des aciers qui prouvent que l’homme découpe la masse de l’expérience suivant le critère linguistique et que les découpages ne sont pas superposables d’une langue à l’autre. Il en résulte que la structure sémantique n’est pas le simple décalque de la réalité extralinguistique.

La surchauffe est un chauffage effectué dans les conditions de température et de durée telles qu’il se produit un grossissement exagéré du grain. L’allemand fait la distinction entre überhitzen, si la surchauffe résulte d’une température trop élevée, et überzeiten, si le chauffage est d’une durée trop longue.

Goffin 1973 : 248

On appelle « déformation de trempe » toute variation des dimensions ou de la forme d’un produit consécutive à un traitement thermique.

Goffin 1973 : 248

L’allemand parlera de verziehen s’il veut évoquer la modification de forme et de dimension, et de Maβänderung s’il veut évoquer la modification de dimensions sans changement de forme.

La décarburation est la réduction de la teneur en carbone sous l’action du milieu extérieur (en allemand : Entkohlung). L’allemand distingue Auskohlung, qui est la décarburation totale ou quasi totale, et Abkohlung, ou décarburation partielle.

Goffin 1973 : 248

Il faudrait donc revoir la toute-puissance accordée à l’objet qui prime, domine, sinon opprime, la Terminologie. L’analyse des exemples montre que toute langue structure l’univers à sa manière ou du moins conditionne une analyse du monde extérieur qui lui est propre.

Les termes ont une valeur au sens saussurien, qui se définit par leurs oppositions et par leur fonctionnement, et non point par des critères inscrits dans les limites, précises ou imprécises, existant dans les phénomènes de la réalité. On a trop tendance à faire ressortir la différence entre une réalité objective et tangible, dont la langue de spécialité n’est qu’un reflet, et une réalité plus subjective, mouvante, vivante, décrite par la langue. Cette attitude s’explique. Pourtant, décrivant un phénomène, le savant ne décrit jamais qu’un élément arbitrairement isolé de l’univers et procède lui aussi à des découpages que la nature ignore et qui sont forcément sa création. Il segmente les continuums. Lorsque l’on compare la terminologie d’un même domaine en plusieurs langues, on constate la complexité des points de vue et la multiplicité des visions d’un même phénomène, chaque observation engendrant le phénomène.

Il n’y a pas de concept sans langue. Chaque langue impose ses grilles aux objets du monde. Le sens se coule dans une variété de moules formels (Guβform) ; il n’y a pas de couplage mécaniste entre le terme et la notion.

Ces considérations nous ont donc permis de nous déprendre très tôt des axiomes de la Terminologie d’obédience wüsterienne et de remettre en cause les caractéristiques traditionnelles du terminologisme : sa vocation d’univocité, sa transparence, son emploi monosémique, sa valeur circonscrite, le lien privilégié qu’il entretient avec la chose désignée. Les terminologies ne se démarquent pas aussi radicalement de la langue générale que d’aucuns ne l’avaient présupposé.

L’heure est aux bilans et aux prospectives. Opération délicate si l’on tient compte de l’indispensable dialogue entre pratiques et théories et de leurs points de tangence. On peut raisonnablement se risquer à quelques conclusions et projections sur le triple plan des pratiques, des praxéologies et de la recherche fondamentale, chacun des plans restant articulé sur l’autre.

Tout d’abord, sur le plan de la pratique praticienne, la Terminologie-action est un ensemble de pratiques qui existent pour des raisons sociopolitiques (multilinguisme, aménagement linguistique, normalisation) et qui se concrétisent par des recherches ponctuelles, sur demande ou thématiques et sur la confection de produits terminographiques, plus ou moins élaborés.

Il y a ensuite un premier plan praxéologique, c’est-à-dire le discours théorique qui se veut à l’écoute des pratiques. Induit à partir des pratiques, il analyse la nature et le fonctionnement (en diachronie aussi) des terminologies à partir de corpus concrets.

Puis vient un deuxième plan praxéologique, c’est-à-dire le discours théorique préparatoire à une pratique ; elle réside dans l’attention portée à l’impact pratique de la théorie. C’est ainsi que les concepteurs d’Eurodicautom ont fait précéder l’application terminotisée (terminotique) d’une vaste réflexion sur l’applicabilité des acquis de la science terminologique et ont montré les compromis nécessaires.

Et finalement, le troisième plan : celui de la théorie ou science terminologique, de la recherche fondamentale (de. allgemeine Terminologielehre, -wissenschaft), qui touche (limitrophe) à la linguistique, à la théorie de l’information, à la sociologie, à la psychologie, aux sciences cognitives, autant de disciplines qui devraient toutes s’intégrer dans un même projet.

En ce qui concerne les pratiques, il nous faut dresser un tableau en demi-teintes ; il se résume par le retrait du terminologue de front, de l’homme / la femme de terrain. En 1991, Kerpan constate que

la terminologie n’a pas réussi à convaincre de sa légitimité tous les gestionnaires des sciences linguistiques. Lorsqu’il faut opérer une réduction du personnel ou de moyens, c’est aussi infailliblement le secteur de la terminologie qui en subit, le premier, les effets.

Kerpan 1991 : 238

En 1994, Dubuc, dans un article prémonitoire intitulé La crise de la terminologie, écrivait :

La crise est essentiellement liée à la situation économique que nous traversons […] du fait de l’absence de motivation des décideurs économiques touchant l’importance d’une information terminologique rigoureuse.

Dubuc 1994 : 147

En 1995, Boulanger (1995 : 115-116) déplorait « la quasi-défection des pouvoirs publics à l’égard du maintien des forces investies » où « la défaillance majeure fut de se retirer du terrain pour les raisons qui n’ont rien à voir avec les aspects linguistiques de la Terminologie ».

Dans les institutions européennes, même constat : l’Unité de terminologie a été récemment emportée par un raz-de-marée de restructurations et presque gommée de l’organigramme. D’une activité, tenue pour ancillaire au début de 1958, le tertiaire du tertiaire pour certains, les responsables de la terminologie avaient réussi à faire une activité à part entière et à temps plein, grâce à des réalisations concrètes sur le terrain (Eurodicautom). Mais les terminologues ne sont pas parvenus à convaincre les hiérarchies, sourcilleuses, souvent sceptiques, de la légitimité de la rentabilité de leurs activités. Ils avaient pourtant misé sur le word boom, explosion des mots et multiplication des domaines techniques et des langues officielles.

Alors que la linguistique universitaire apportait à la Terminologie une conceptualisation plus rigoureuse et des stratégies d’analyse plus fines, pour raffermir son statut linguistique, les pratiques se fragmentèrent et s’effritèrent au contact d’une informatique envahissante, nivelante, détournant l’usager de sa mission de compréhension. Le poste de travail informatisé autonome du traducteur englobe aujourd’hui la fonction terminologique. Les traducteurs reprennent aux terminologues un espace de travail et de pouvoir que ces derniers leur avaient enlevé : la quête du mot propre qui équivaut à l’appropriation du sens et à la compréhension du message.

Il sera désormais difficile de trouver le délicat équilibre entre un optimisme raisonnable et un pessimisme tempéré.