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1. Introduction

Dans le présent article, nous tenterons de déterminer les raisons pour lesquelles la langue grecque a emprunté des suffixes au latin, alors que ces suffixes sont déjà couverts par des équivalents dans la langue grecque. En particulier, en partant du cadre théorique de Danielle Corbin, nous examinerons un suffixe que le grec (L1) a emprunté au latin (L2), à savoir le suffixe -ári(os), -ár(is), -(i)ár(is)[1] < du latin -arius, par exemple dans vivliothikarios [‘bibliothécaire’], pismataris [‘têtu’], klapsiaris [‘pleurnichard’], pour former des adjectifs dénominaux. Ces adjectifs peuvent, par la suite, être substantivés par conversion (o peismataris [‘le têtu’]), le déterminant ο étant le marqueur de substantivation.

Dans un premier temps, nous examinerons ce suffixe sous un angle morphologique et sémantique, en étudiant la règle de construction des lexèmes (RCL) et le sens de ses dérivés, qui est stratifié, dans la mesure où il résulte du sens de la RCL, du sens de la base et de l’instruction sémantique du suffixe.

Dans un second temps, nous examinerons ce suffixe en comparaison de suffixes concurrents, puisqu’ils appartiennent au paradigme morphologique de la même RCL, afin d’expliquer les raisons de cet emprunt. En particulier, nous nous pencherons sur les adjectifs dérivés sous l’angle de leur registre [+/-soutenu] et de leur genre discursif (fthisikoshtikiaris [tuberculeux’], vromikos [‘sale’] – vromiaris [‘malpropre’], mnistiras / aravoniastikosaravoniaris [‘fiancé’]). Après avoir abordé les conditions de l’emprunt d’un suffixe, nous proposerons une interprétation de l’emprunt au latin de ce suffixe, basée sur son utilisation dans la langue[2].

2. Le suffixe emprunté : -ári(os), -ár(is), -(i)ár(is) (< -arius)[3]

Au cours des derniers siècles de l’ère préchrétienne, et plus particulièrement aux premiers siècles de notre ère, en marge des emprunts directs (porta [‘porte’])[4], la langue grecque a progressivement emprunté un nombre important de suffixes au latin[5], tels que -arius, -ensis, ‑atus, -ianus, -inus, -ullum, etc. Nous nous pencherons sur un de ces suffixes : -άρι(ος), ‑άρ(ις)/-άρ(ης), -(ι)άρ(ης) < -arius.

Le suffixe -arius est un exemple très représentatif, non seulement parce qu’il constitue l’occurrence la plus fréquemment attestée d’un emprunt de suffixe dans la langue grecque postclassique en raison de sa présence croissante dans les textes sur papyrus (Filos 2008 : 269-273), mais aussi parce qu’il révèle une productivité élevée non seulement dans la langue grecque médiévale, sous des formes (et orthographes) diverses (-άρι(ος), -άρ(ις)/-άρ(ης), -(ι)άρ(ης)), mais aussi dans la langue actuelle (grec moderne).

L’analyse que nous proposons[6] suit le cadre théorique défini par Corbin (1987 ; 1991 ; à paraître). Celui-ci est fondé sur le principe de l’associativité, en vertu duquel les RCL créent à la fois le sens et la structure des lexèmes dont le sens est compositionnel en fonction de leur structure.

Le suffixe latin -arius est utilisé pour créer des adjectifs qui se construisent sur une base verbale ou plus fréquemment nominale (postularius [‘celui qui demande/exige’] ou (urceus) aquarius [‘gourde’]) (Miller 2006 : 140-141 ; Filos 2008 : 263). Ces adjectifs sont substantivés par conversion et se rapportent à l’auteur d’une action ou plus fréquemment à celui qui exerce une profession (lapidarius, macellarius) (Filos 2008).

Dans les papyrus grecs, le suffixe -ári(os) est présent dès le premier siècle après J.-C., non seulement comme désinence des emprunts directs au latin (arghentarios), mais également comme suffixe de mots grecs dérivés (mihanarios [‘ingénieur’]) (Palmer 1945 : 7, note 1, 32, 48-49 ; Cavenaile 1952 : 201-202 ; Filos 2008 : 103). Ces dérivés sont adaptés aux règles de la phonologie et de la morphologie grecques. Au cours de cette phase, le suffixe -ári(os) est encore très proche de son ancêtre latin d’un point de vue phonologique et morphologique, mais aussi sémantique, car il sert à construire des adjectifs déverbaux ou, plus fréquemment, dénominaux (ahurarios [‘celui qui travaille dans une grange’]), qui peuvent être substantivés par conversion (uposhesarios [‘collecteur d’impôts’]), et renvoient à une personne exerçant un métier (klivanarios [‘allumeur de four’]).

Le sens de la forme -ári(os) du suffixe est resté stable (Filos 2008 : 269), mais la forme ‑(i)ár(is)[7] a évolué (Anastassiadis-Syméonidis 2000a). Par ailleurs, le caractère dynamique des emprunts est étroitement lié au développement diachronique de la L1 (Gadjeva 2008 : 146). En particulier, en grec moderne, on distinguerait trois catégories sémantiques :

  1. des adjectifs en -ár(is) dérivés de nombres (dhekapentaris [‘âgé d’environ quinze ans’]), triantaris [‘(personne) trentenaire’]) ;

  2. des adjectifs en -ár(is) qui, en surface, apparaissent comme des noms de profession (agheladharis [‘vacher’], varkaris [‘batelier’]) ;

  3. des adjectifs en -(i)ár(is) utilisés pour décrire une personne (kokaliaris [‘personne osseuse’]), kitriniaris [‘personne au teint cireux’], psoriaris [‘personne galeuse’] ; voir aussi Hadzidakis 1907 : 611).

Selon cette classification, on pourrait avancer qu’il existe au moins deux suffixes en grec moderne, ‑ár(is) et -(i)ár(is) (Christofidou, Doleschal et al. 1990-1991 : 73), s’ils n’étaient quelques exemples de noms de professions se terminant en -iár(is) sans que le -i puisse être considéré comme un élément de la base (karvoun-iaris [‘charbonnier’]), ainsi que quelques adjectifs décrivant des personnes, se terminant en -ár(is) (pismat-aris [‘têtu’]). Toutefois, il ne fait aucun doute qu’en grec moderne, en dépit d’un ancêtre commun (toutes les formes provenant du suffixe latin -arius), un constat s’impose : d’une part, la forme -ári(os) du suffixe se destine à la description des noms de métiers dans le registre écrit formel (vivliothikarios [‘bibliothécaire’]), et, d’autre part, les formes -ár(is) et -(i)ár(is) se retrouvant dans les noms et adjectifs du registre [-soutenu] (Anastassiadis-Syméonidis et Fliatouras 2004), seule la forme ‑(i)ár(is) est disponible pour former des adjectifs décrivant les personnes. En outre, le suffixe ‑ár(is) n’est plus disponible pour former des adjectifs ou des noms de profession ou de description, mais constitue la seule forme disponible pour construire des adjectifs sur des bases numérales (triantaris [(personne) trentenaire’]).

En ce qui concerne l’analyse sémantique de ces adjectifs, le suffixe -(i)ár(is) sert à construire des adjectifs établissant une relation permanente[8] de possession entre la base nominale[9] de l’adjectif en -(i)ár(is) et le nom recteur. La base nominale se rapporte à :

  1. des maladies ou des symptômes de par leur nom commun (vlogia [‘variole’]), mais également l’hyperonyme arostia [‘maladie’] ;

  2. des imperfections physiques externes (fakidhes [‘taches de rousseur’]), ou des traits de caractère qui s’expriment par un comportement jugé socialement inacceptable (g(k)rinia [‘grogne’]) ;

  3. un élément ou un trait qui déprécie l’apparence physique au vu des normes sociales (koureli [‘loque’]).

Le trait qu’attribue l’adjectif en -(i)ár(is) au nom recteur est clairement perçu par les sens, particulièrement la vue (spiriaris [‘boutonneux’]), mais aussi l’ouïe (vlastimiaris [‘personne qui invective’]), l’odorat ou une combinaison de sens (vromiaris [‘individu malpropre’]). Lorsque ce trait s’applique au comportement humain, il est également perçu par les sens à travers les actes du référent du nom recteur, par ex., zimiaris [‘individu qui cause des dégâts’], psihoponiaris [‘personne compatissante’]. Nous considérons que le trait quelque peu péjoratif ou inférieur à la norme sociale attaché à l’utilisation de ce suffixe constitue le lien entre les adjectifs de profession et ceux décrivant des qualités construits au moyen du suffixe -(i)ár(is) : les métiers concernés correspondent tous à un statut social inférieur (varkaris [‘batelier’], arkoudhiaris [‘montreur d’ours’], maimoudhiaris [‘montreur de singe’], skoupidhiaris [‘éboueur’], taverniaris [‘tavernier’], peramataris [‘passeur’]), etc. Ce trait est inclus dans l’instruction sémantique du suffixe -(i)ár(is), qui renvoie toujours à l’élément péjoratif d’une qualité par rapport à une norme. En conséquence, le suffixe -(i)ár(is) sert à la construction d’adjectifs qui attribuent d’une manière permanente un caractère péjoratif identifiable par les sens. Le locuteur qui utilise un adjectif dérivé en -(i)ár(is) émet simultanément un jugement péjoratif sur le référent du nom recteur[10]. C’est dans l’instruction sémantique du suffixe -(i)ár(is) que se trouve le trait distinctif [+ péjoratif] qui permet d’utiliser ces dérivés dans certaines situations comme injures, souvent au vocatif, par ex. klapsiari ! [‘pleurnichard !’].

Ceci signifie que les adjectifs et les noms construits au moyen du suffixe -(i)ár(is) sont par nature axiologiques, car ils sont marqués, d’une manière permanente, par le trait [+péjoratif] inclus dans leur sens. Le trait distinctif [+péjoratif] est un hyponyme de l’hyperonyme [subjectif] (Kerbrat-Orecchioni 1980). Les dérivés en -(i)ár(is) sont doublement subjectifs, dans la mesure où ils reflètent, d’une part, l’idéologie du locuteur et, d’autre part, le fait que le locuteur prend position contre le référent (voir aussi Kerbrat-Orecchioni 1980 : 91). En conséquence, le suffixe ‑(i)ár(is), de par son caractère subjectif, n’a pas sa place dans un discours objectif, par exemple scientifique, dans lequel le locuteur s’efforce précisément de faire preuve d’objectivité. Par contre, les dérivés en -(i)ár(is) apparaissent dans les genres à caractère subjectif, par exemple un discours polémique, dans lequel le locuteur exprime son opinion et son idéologie de manière assez directement ou indirectement ouverte, afin de rabaisser ou d’attenter au prestige de son adversaire. C’est pourquoi ces adjectifs ou ces noms sont destinés aux situations de discours informel, dans le registre familier et dans la langue orale.

3. Pourquoi emprunter un suffixe ?

Différents paramètres comme le temps, les canaux linguistiques par lesquels un emprunt a été importé, le registre, ainsi que d’autres facteurs, jouent un rôle important dans le phénomène de l’emprunt. Il existe souvent des différences de registre entre les discours familier et soutenu ainsi qu’entre le langage parlé et écrit.

Examinons deux raisons extralinguistiques et une raison linguistique qui ont facilité l’introduction de suffixes latins dans la langue grecque :

  1. Le temps : période hellénistique ;

  2. Les conditions : la cohabitation dans l’Empire romain, interaction historique. Le latin était la langue officielle de l’empire, mais le grec a conservé un statut semi-officiel dans sa partie orientale, en raison de la politique linguistique des Romains généralement favorable au grec, tout au moins dans cette partie de l’empire (Coleman 2007 : 799 ; Adams 2003 : 540-541, 555, 754) ;

  3. La distance typologique : le grec et le latin ont des structures typologiques congruentes (similitudes dans les systèmes de flexion et de dérivation) en raison de leur origine commune indo-européenne. À cet endroit, il existe toutefois un effet disproportionné : l’influence du grec sur le latin a été plus pénétrante et a eu un impact plus durable. Ce phénomène est attribuable à plusieurs raisons : le nombre réduit de locuteurs latins en Orient, l’attitude des Grecs face aux langues barbares, la politique linguistique des Romains, etc.

La littérature attribue le nombre relativement faible d’emprunts grecs au latin à l’attitude de dénigrement des Grecs à l’égard du latin et de ses locuteurs. Il existe toutefois un autre facteur : les emprunts de la langue grecque au latin sont de deux types : d’une part, les emprunts originaires de la terminologie administrative dans les documents officiels (administration, tribunaux, armée, système juridique) et les ouvrages littéraires de registre soutenu (séculaires et religieux) liés à l’Empire romain officiel, et, d’autre part, les emprunts au vocabulaire quotidien. Il existe un rapport direct entre le vocabulaire quotidien et le caractère [-soutenu] de ces adjectifs. Les changements intervenus dans la vie politique lors de la fondation de l’Empire romain d’Orient ont abouti à l’abandon des emprunts du premier type ; parallèlement à l’attitude de dénigrement des Grecs à l’égard du latin, les emprunts du deuxième type sont devenus des mots au caractère moins prestigieux, principalement utilisés dans la langue grecque familière (Anastassiadis-Syméonidis 1994 : 104-105).

Seuls quelques mots de la langue quotidienne ont réussi à traverser l’époque médiévale et sont parvenus jusqu’à nous. Ce fait tend à indiquer un degré différent d’intégration du vocabulaire du registre familier par rapport aux termes du registre soutenu : les termes administratifs, politiques et militaires sont plus étroitement liés aux superstructures sociales ; une fois intervenus les changements historiques (politiques, socio-économiques, culturels) qui ont affecté ces structures, principalement la transformation progressive et le déclin de l’Empire romain d’Orient, une grande partie du vocabulaire concerné est devenu obsolète. La disparition de nombreuses formes soutenues latines s’explique, en outre, par les efforts conscients puristes entrepris par l’état byzantin à partir du xe siècle après J.-C. pour helléniser la terminologie et la nomenclature administratives (Kahane et Kahane 1982 : 133). Les dérivés grecs renvoient généralement aux professions des classes sociales inférieures (ahurarios, tapitarios), par opposition aux emprunts qui concernent les fonctions militaires et administratives (kagkelarios, leghionarios, notarios). Ultérieurement, au cours des époques byzantine et moderne, le suffixe se retrouve dans des noms de professions inférieures (upodimatarios [‘vendeur de chaussures’]) et intermédiaires/supérieures (spatharios [‘membre de la garde impériale de l’Empire byzantin’]), mais son utilisation s’étend désormais aux adjectifs de qualité tels que psoriari(o)s [‘galeux’] (Jannaccone 1950 : 57). Les seules formes de racines grecques relatives aux classes supérieures concernent les professions inférieures/intermédiaires administratives et juridiques telles que nomikarios [‘avocat, notaire’]. À partir de l’époque byzantine, le suffixe apparaît sous la forme ‑ár(is), ex. portaris < portarius (Dieterich 1928 : 111-112 ; Filos 2008 : 268 ; Jannaccone 1950 : 56). Les emprunts latins en -ári(os) < -arius ont trait à la classe supérieure. Les mots à racine grecque en -ári(os) ont trait à la classe inférieure. Les suffixes possédant une signification technique sont probablement passés dans la langue grecque par les institutions romaines (armée, administration) qui ont influencé les locuteurs grecs ayant des contacts fréquents (apparemment soldats et personnel administratif) (Adams 2003 : 495). Ce suffixe révèle une préférence pour une catégorie particulière de mots grecs (essentiellement les mots de registre familier) (Filos 2008 : 301).

Selon notre analyse, fondée sur le sens des adjectifs en -(i)ár(is), les emprunts du grec au latin symbolisent une civilisation considérée comme inférieure à la civilisation grecque. Même s’ils ne se différencient pas du grec du point de vue phonologique et morphologique, ces emprunts possèdent des particularités sémantiques et pragmatiques qui révèlent leur origine inférieure, selon les critères des Grecs. Il en va de même pour les autres suffixes[11] grecs empruntés au latin -át(os) < -atus, -isi(os) < -ensis, -oúr(a) < -ura, -oúkl(a) < -ucla < -cula, ‑poul(os) < -pullus, dont nous identifions le caractère [-soutenu][12]. En particulier, nous considérons que leur caractère [-soutenu] résulte du fait qu’ils sont empruntés au latin et qu’ils sont utilisés dans les situations de la vie quotidienne. Étant donné que chaque élément du langage est le reflet de la civilisation de ses locuteurs, chaque emprunt de la L2 crée dans la L1 une représentation de cette civilisation. Le stéréotype qui résulte de cette représentation devient partie intégrante du champ sémantique de ces emprunts dans la L1 et reflète de manière sous-jacente les opinions des locuteurs de la L1 à la fois pour la civilisation des locuteurs de la L2 et pour leur propre civilisation (voir aussi Sarale 2008 : 165). On constate la prégnance du stéréotype interculturel : le stéréotype dénué de prestige, péjoratif, se référant à la vie quotidienne, qui contribue à la définition de l’ethnotype latinité (voir aussi Sarale 2008 : 155).

De plus, si l’on opère une distinction entre les catégories des experts, des savants, et les catégories populaires (Taylor 1989 : 72), il devient clair que les noms de base de toutes les catégories, même s’ils possèdent des définitions de type expert – c’est-à-dire élaborées par des scientifiques – provenant d’une catégorisation basée sur des conditions nécessaires et suffisantes, contribuent à la construction de ces dérivés sur la base de leur définition populaire, structurée à partir d’éléments prototypiques ; leur création découle de la manière dont les individus perçoivent les objets de leur environnement et de l’effet exercé sur eux par ces objets. Nous pensons que le sens prédictible des adjectifs dérivés au moyen du suffixe -(i)ár(is) résulte des traits sémantiques de leur nom de base et de l’instruction sémantique du suffixe : un sens de profession ou de qualité est évoqué, à travers un prisme de rapports culturels. Pour construire un adjectif à partir de ce suffixe, il doit y avoir compatibilité morphologique, sémantique et pragmatique avec le nom de base et avec le nom recteur.

En effet, le suffixe -(i)ár(is) permet la construction d’adjectifs qui renvoient d’une manière permanente à une connotation péjorative liée au métier, à l’anatomie ou au comportement, considérés en dessous de la norme établie, alors que le locuteur exprime simultanément un jugement péjoratif sur le référent du nom recteur (vromiaris anthropos [‘personne malpropre’]). De ce fait, si le grec moderne possède deux formes pour un nom, une forme [+soutenue] et une forme [-soutenue], le suffixe -(i)ár(is) s’applique aux formes [-soutenue] ou [+/-soutenue][13] (htikiaris [‘tuberculeux’], *fthisiaris/*fimatiaris - fthisikos, fimatikos [‘tuberculeux’]).

Il est particulièrement intéressant de constater qu’il existe en grec moderne des paires de mots[14] comme htikiaris [‘tuberculeux’] – fthisikos/fimatikos [‘tuberculeux’], arostiaris [‘souffreteux’] – filasthenos [‘maladif’], qui diffèrent non seulement par l’instruction sémantique du suffixe, mais aussi par le trait [+/-soutenu] et, partant, le genre de discours dans lequel ils apparaissent. Il existe des différences pragmatiques entre les deux membres des paires de mots ci-dessus (Anastassiadis-Syméonidis 1994 : 104-105). En effet, les adjectifs construits au moyen du suffixe -(i)ár(is) n’apparaissent ni dans les textes scientifiques, ni dans la terminologie afférente. En conséquence, différents suffixes appliqués à une même base peuvent en sélectionner différents traits ; c’est pour cette raison que les adjectifs des paires ci-dessus ne peuvent être considérés comme synonymes[15].

De même, ce modèle nous permet non seulement d’expliquer les similitudes et les différences sémantiques et pragmatiques entre les mots considérés à tort comme synonymes, mais aussi de prédire certaines restrictions. Nous pouvons en particulier expliquer :

  1. pourquoi il est possible d’avoir des adjectifs dérivés d’un même nom de base, mais porteurs d’un suffixe différent (vromikos [‘sale’] – vromiaris [‘malpropre’]) : -(i)ár(is) attribue une qualité permanente dans un registre [‑soutenu], alors que -ik(os) construit des adjectifs signifiant [‘qui a un rapport avec le nom de base’] dans un registre [+/-soutenu] et [+soutenu]. De ce fait, nous sommes en mesure d’expliquer pourquoi les adjectifs à désinence en -ik(ós) et en -(i)ár(is) ne sont pas synonymes ;

  2. pourquoi certains suffixes ne s’appliquent pas à certains noms de base, en raison d’une exigence de compatibilité. Les adjectifs dérivés en -ik(ós) préfèrent l’allomorphe [+soutenu] du nom de base, alors que les adjectifs en -(i)ár(is) sont construits à partir de l’allomorphe [-soutenu] du nom de base (fthisikos [‘tuberculeux’] – htikiaris (*fthisiaris *htikikos) [‘tuberculeux’]).

4. Conclusion

Le point essentiel de la recherche sur l’emprunt d’un suffixe est, d’une part, l’analyse diachronique visant à retrouver la forme d’origine dans la L2 et, de l’autre, l’analyse synchronique pour identifier le rôle sémantique que ce suffixe joue dans la L1 ; pour nous, il est tout aussi essentiel de retrouver les raisons qui ont conduit la L1 à emprunter ce suffixe.

Le choix du cadre théorique de Danielle Corbin nous a permis d’unifier l’instruction sémantique du suffixe que nous avons analysé et de découvrir son rôle sémantique : il sert à construire des adjectifs dénominaux à caractère [-soutenu]. En particulier, les adjectifs en ‑(i)ár(is) attribuent, d’une manière permanente, une qualité péjorative, qui dévie de la norme d’une manière perceptible directement par les sens, dans le cadre de l’activité humaine quotidienne. Ce modèle nous a permis non seulement d’expliquer les similitudes et les différences sémantiques et pragmatiques entre les mots considérés à tort comme synonymes, mais, en outre, de prédire certaines restrictions. De même, ce modèle nous a permis de comprendre mieux les mécanismes qui déclenchent l’emprunt de suffixe.

Emprunter constitue pour une langue un moyen sûr d’introduire des nuances plus fines aux niveaux sémantique et pragmatique. C’est précisément la méthode choisie par la langue grecque : en empruntant au latin le suffixe -(i)ár(is), le grec a acquis l’outil grammatical permettant de marquer les différences entre, d’une part, le [+soutenu], l’officiel, l’objectif et, de l’autre, le [‑soutenu], le quotidien, le subjectif, en conservant, dans le premier cas, les éléments d’origine grecque, et en utilisant, dans le second, des éléments empruntés (mnistiras/aravoniastikosaravoniaris ‘fiancé’). En utilisant ses propres outils, la langue grecque démontre la valeur de la parole d’Horace : « Graecia victa ferum victorem vicit et artis et litteras agresti Latio intulit[16]. »