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1. Introduction

La science permet d’expliquer les phénomènes à partir de concepts et de certaines constructions dont l’ensemble constitue l’argumentation scientifique. Dans leur travail scientifique, les économistes utilisent simultanément trois types de mécanismes d’explications (causales, fonctionnelles et intentionnelles)[1]. Par ailleurs, les économistes ont élaboré des concepts visant à expliquer la réalité économique. En effet, l’évolution de la science économique peut être racontée comme une histoire de création de concepts[2]. Lorsqu’on combine les différents mécanismes d’explication possibles avec un appareil conceptuel, on arrive aux paradigmes ou aux écoles de pensée économique. Ainsi, les paradigmes connaissent des différences d’argumentation et de langage. Selon Lakatos, affirmer que l’histoire de la science est l’histoire des programmes de recherche revient à dire que l’histoire de la science est l’histoire des langages scientifiques (Lakatos 1978 ; Kuhn 1987).

Pour McCloskey (1985, 1990), l’économie est une collection de formes littéraires, qui se caractérise par le recours à l’analogie. L’économie se sert à la fois du langage non mathématique et du langage mathématique. Ceci a été l’objet d’une forte attention de la part des économistes. Cependant, c’est seulement depuis dix ans que les économistes ont commencé à s’occuper du langage non mathématique, de la rhétorique de l’économie ou de l’analyse des différents types de discours. Une conclusion s’impose parfois en ce sens que le mode du discours est déterminé par les impératifs du raisonnement (Hirschman 1991).

D’abord, des discours différents existent en économie, laquelle est, par ailleurs, partagée en économie théorique et en économie appliquée. Les théories économiques s’expriment à partir de modèles, cette expression prenant la forme d’un ensemble d’hypothèses sur les relations qui lient les variables choisies. Le modèle sous-entend des liens de causalité entre les variables retenues. Selon ce point de vue, un modèle est une expression qui prend généralement la forme d’équations mathématiques. L’économie appliquée, quant à elle, porte sur l’analyse des réalités économiques à partir des modèles théoriques. En principe, et indépendamment du degré d’utilisation des mathématiques en économie appliquée, il est possible d’établir quatre catégories de textes économiques : decriptifs, narrarifs, explicatifs, et téléologiques. Chaque catégorie possède des caractéristiques discursives spécifiques :

  1. Le texte économique descriptif : La description est l’énumération des caractères. Ainsi, la description économique peut être une énumération des éléments contenus dans un tableau de données économiques. De la même façon que la linguistique descriptive, l’économie descriptive se donne pour objet les énoncés réalisés dans un corpus et se borne à la description structurale d’un état de l’économie, sans références à son évolution, sans hypothèses intuitives, sans intentions normatives. La description peut aussi concerner l’évolution des variables économiques dans le temps. Cependant, on préfère réserver la description évolutive à la narration ou au texte narratif.

  2. Le texte économique narratif : La narration est l’exposition détaillée d’une suite de faits. Relater les faits et les événements revient à établir leur évolution, les situer dans le temps. Cela exige l’utilisation des temps verbaux et toute une série d’éléments afin de permettre l’expression du début, du déroulement et de la conclusion. Ainsi, la narration économique relate l’évolution de l’économie dans le temps, c’est-à-dire comment s’articule le passé, le présent et l’avenir économique. Cependant, en économie, on peut distinguer deux types généraux de traitement du temps. En effet, il existe le temps logique et le temps historique ou réel. Dans la catégorie du temps logique s’inscrit l’économie théorique et dans la deuxième catégorie du temps historique ou réel, se trouve a priori l’économie appliquée.

  3. Le texte économique explicatif : Selon une de ses acceptions, expliquer consiste à faire connaître la raison, la cause de quelque chose. Ainsi, l’explication n’a pas besoin d’introduire le temps, non plus d’une description des faits, simplement elle appelle aux raisons. En général, c’est l’économie appliquée qui offre les explications des phénomènes économiques, mais toujours sur la base des apports théoriques. Il est vrai que le temps participe aussi et dans une certaine mesure dans les élaborations de l’économie théorique. En effet, l’explication causale détermine que la cause ne peut pas précéder les conséquences[3]. Cependant, la temporalité des éléments explicatifs est rendue évidente en économie appliquée où parfois le simple fait de précéder constitue une justification de causalité.

  4. Le texte économique téléologique : Le texte téléologique constitue un rapport de finalité. La téléologie considère le monde comme un système de rapports entre moyens et fins. Ainsi, le texte téléologique de la politique économique établit certains types de rapports (Furió-Blasco 2004). L’aspect essentiel de cette catégorie est la projection des actions dans l’avenir et la conditionnalité de l’argumentation, c’est-à-dire si l’on considère certaines conditions, on peut aboutir à des situations voulues[4].

Ces quatre catégories de textes sont souvent présentes simultanément dans un même document économique, bien qu’une catégorie prédomine souvent sur le reste. Ainsi, les rapports des banques centrales contiennent simultanément des textes descriptifs, narratifs, explicatifs et téléologiques[5]. C’est pourquoi il est intéressant d’analyser de quelle manière les économistes élaborent chaque type de texte. Autrement dit, quelles sont les modalités langagières de la construction des textes de chaque catégorie ? Étant donné que chaque catégorie de textes fait usage de particularités spécifiques de la langue dont il est fait, cette question permet de mieux comprendre, d’un côté, le langage de l’économie et, d’un autre côté, de préciser certains points cruciaux pour la traduction de ces textes dans différentes langues.

Notre recherche s’est tout d’abord penchée sur les textes d’analyse de la conjoncture économique, plus précisément sur la narration que les économistes font de la conjoncture économique, et ce, sous cinq angles d’attaque distincts :

  1. étude des principaux caractères de la narration, c’est-à-dire les caractéristiques grammaticales liées aux langues employées (dans notre cas, l’espagnol et le français) ;

  2. étude des différents textes narratifs de l’économie ;

  3. analyse d’une des modalités narratives en économie ;

  4. analyse d’un ou de plusieurs types de textes économiques ;

  5. réflexions relatives à la traduction français-espagnol de ces textes narratifs.

L’examen de la terminologie économique et du système verbal permettra de comprendre la signification de la conjoncture économique. Nous aurons également recours aux notions d’équilibre et d’anticipation, ainsi qu’à certains concepts de l’École de la régulation qui réhabilite la narration historique en économie. La notion d’équilibre exprime le mouvement de l’économie dans le temps. La conjoncture et les anticipations introduisent les temps présent, passé récent et futur. Enfin, l’École de la régulation a recours au passé pour expliquer le présent.

2. La conjoncture économique

Étymologiquement, le mot conjoncture renvoie aux rapports existant entre différents éléments, dont l’issue est une situation unique à un moment donné. On peut considérer la conjoncture comme la situation qui résulte d’un concours de circonstances et qui est le point de départ d’une évolution ou d’une action. La conjoncture économique est, par extension, l’état de l’économie à un moment donné[6], et qui résulte en premier lieu des évolutions récentes ou passées des variables économiques[7]. L’idée de conjoncture renvoie aussi à une méthode d’étude. Voilà pourquoi on peut parler de « conjoncture économique » en tant que situation réelle ainsi que d’« économie de la conjoncture » en tant que techniques et méthodes d’étude (Cling 1996).

La conjoncture économique désigne ce qui est changeant ou susceptible de se modifier à court terme. L’étude de l’économie de la conjoncture est le mandat d’observatoires publics et d’organismes privés qui analysent la situation de l’économie sur une courte période[8]. Ces études, qui reposent sur l’analyse de données statistiques et d’opinions, présentent une double composante, l’une, de diagnostic et l’autre, de prévision ou de pronostic. Le diagnostic consiste en une interprétation et une explication de la situation. La prévision peut se faire à l’aide de différentes techniques, chacune d’entre d’elles impliquant un choix d’hypothèses.

L’analyse de la conjoncture repose sur l’idée que l’activité économique fluctue inévitablement, c’est-à-dire que les périodes d’expansion sont suivies de périodes de récession. Pour Silem et Albertini (1995), il s’agit d’évolutions en alternance, assez rapides, des variables économiques de part et d’autre d’une tendance à long ou moyen terme, où l’on cherche à mettre en évidence des régularités susceptibles de relever d’une explication théorique, en les décomposant en cycles de différentes périodicités (Figure 1). La tendance à long ou moyen terme peut être envisagée comme l’atteinte d’un équilibre. Dans les économies capitalistes actuelles, ces fluctuations ont des caractéristiques particulières qui découlent du fonctionnement du système lui-même ; autrement dit, il s’agit de variables endogènes au système économique lui-même. Cependant, dans les économies précapitalistes, elles étaient essentiellement provoquées par des phénomènes extérieurs ou exogènes (les variations climatiques, par exemple).

Figure 1

Phases du cycle économique

Phases du cycle économique

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Actuellement, lorsque ces fluctuations présentent une certaine régularité, on parle de cycles qui se succèdent. Le cycle économique, qui est la séquence plus ou moins régulière des reculs et des récupérations de la production réels autour de la tendance à la croissance de l’économie, connaît quatre phases : la dépression ou crise, la reprise, l’expansion, la récession. Les analyses de la conjoncture tendent à situer le moment actuel dans le cycle[9]. Il y a trois types de cycles. D’abord, le cycle de longue durée, évoqué par Kondratiev, de 50 à 60 ans, lié aux variations des investissements et des innovations technologiques. Ensuite, le cycle moyen, dit de Juglar, d’une durée de 6 à 10 ans. Enfin, le cycle court, ou cycle de Kitchin, d’une durée de 30 à 40 mois.

Les explications économiques des cycles sont diverses et anciennes. Pour Juglar, le cycle de moyenne durée est dû à un dysfonctionnement du système de crédit (phases de spéculation suivies de krachs boursiers). Pour Marx, la recherche du profit maximal a pour conséquence la mise en oeuvre d’une capacité de production excédentaire (phase d’expansion), ce qui conduit à la surproduction et donc à la ruine de certaines entreprises (phase de crise), avant que n’apparaissent de nouvelles occasions d’investissements profitables (phase de reprise, puis d’expansion), et ainsi de suite.

Juglar et Marx représentent deux approches différentes du phénomène des cycles et du comportement de l’économie dans le temps. Cependant, toutes les grandes explications des cycles et de la conjoncture peuvent être regroupées dans l’une ou dans l’autre de ces deux approches. Autrement dit, d’un côté, certaines théories attribuent un rôle déterminant aux phénomènes d’ordre monétaire et financier ; de l’autre, des théories estiment qu’il faut chercher les causes des cycles dans les variations de la production et de l’échange. Les monétaristes et l’école autrichienne se rangent dans les premières, les économistes keynésiens, dans les secondes.

Pendant les années 1970, les analyses des fluctuations économiques ont mis l’accent sur les chocs (monétaires, pétroliers, etc.) qui viennent perturber l’évolution naturelle de l’économie. C’est le cas, par exemple, des modèles de la nouvelle macroéconomie classique.

Selon Guerrien (2002), le modèle des chocs monétaires proposé par les tenants de la nouvelle macroéconomie classique peut difficilement être utilisé pour expliquer les cycles à cause d’une de ses hypothèses centrales. En particulier, l’hypothèse des anticipations rationnelles exclut tout écart durable de l’économie par rapport à son évolution naturelle. De ce fait, le courant des cycles réels propose de considérer seulement des chocs réels, tels que des modifications des paramètres de base de l’économie – goûts des ménages, dotations initiales des paramètres, techniques disponibles (Guerrien 2002).

Toutefois, si la nouvelle macroéconomie classique n’est pas une bonne approche pour l’étude des cycles de longue durée, elle peut expliquer l’évolution conjoncturelle et de courte durée. De plus, en analysant les hypothèses des anticipations, on trouve que certaines d’entre elles partent de considérations sur des phénomènes non monétaires, tout spécialement des anticipations des agents économiques dans une économie décentralisée (voir ci-dessous).

En principe, les sociétés où les décisions sont prises de façon plus ou moins indépendante par les individus se caractérisent par une certaine stabilité, dans le temps, de leurs principales variables économiques. Autrement dit, une bonne coordination des décisions conduit à une situation d’équilibre économique. Cependant, il n’y a aucune raison, au premier abord, pour que la coordination des choix individuels ait lieu et se maintienne de façon régulière. Ainsi, les explications de la conjoncture doivent partir de l’analyse de la notion économique d’équilibre.

Le concept d’équilibre désigne un état de repos d’un corps sollicité par des forces qui s’opposent et se détruisent. L’équilibre est aussi le fait, pour plusieurs forces agissant simultanément sur un système matériel, de ne modifier en rien son état de repos ou de mouvement ; enfin, c’est aussi un état d’un système matériel soumis à l’action de formes quelconques, lorsque toutes ses parties demeurent au repos. L’équilibre peut être, en physique et en économie, stable ou instable. L’équilibre stable implique que le système légèrement écarté de sa position d’équilibre tend à y revenir par de petites oscillations. L’équilibre instable est la situation dans laquelle la variable écartée de sa position se met en équilibre dans une position différente. Dans les deux cas, il y a des mouvements de sortie et d’entrée, des processus qui ont besoin de temps pour se développer. Rendre compte de ces processus d’équilibre ou de déséquilibre exige de présenter leur début, leur déroulement et leur fin, de les situer dans le temps, c’est-à-dire de construire une narration où le verbe doit obligatoirement exprimer l’action, l’état et le devenir.

3. La narration et la grammaire narrative

Un grand nombre de verbes désigne une action effectuée par un sujet. D’autres, beaucoup moins nombreux, indiquent l’état dans lequel se trouve le sujet de la phrase. Pour cela, on peut considérer que les réalités désignées par le verbe ont la propriété de se dérouler dans le temps. Dans une analyse verbale, il est possible de distinguer quatre éléments. D’abord, le mode verbal : il s’agit de la forme que prend le verbe selon que le locuteur considère l’action comme réelle ou non. Ensuite, le temps : c’est la forme que prend le verbe pour indiquer à quel moment de la durée se situe le fait ; il s’agit du présent, du passé ou du futur. Puis, la voix : c’est la forme que prend le verbe pour exprimer le rôle du sujet dans l’action (la voix passive et la voix active). Enfin, l’aspect, qui indique la manière dont l’action ou l’état sont envisagés dans leur développement, ce qui nous renvoie à la durée, au commencement, à la continuité, à la proximité dans le futur ou à la proximité dans le passé. Il indique si les limites temporelles de l’action sont prises en compte ou ne le sont pas. La valeur aspectuelle peut être limitative ou non limitative. Dans le premier cas, l’action est envisagée comme limitée : on pourrait préciser le moment où l’action a commencé et celui où elle a fini. Dans le second cas, on ne s’intéresse pas aux limites temporelles de l’action (Cantera et de Vicente 1999 ; Coste et Redondo 1971 ; Gómez Torrego 1993 ; Chevalier, Blanche-Benveniste et al. 1964). Parmi ces quatre éléments, le temps et l’aspect nous intéressent très spécialement.

Les différentes étapes de la réalisation ou du développement d’une action peuvent être exprimées de plusieurs manières, par les temps simples ou composés du verbe. Elles sont aussi exprimées par le verbe être (le chômage était le principal problème de l’économie), avec des périphrases verbales composées d’un verbe semi-auxiliaire et d’un infinitif (il vient d’arriver), d’un verbe semi-auxiliaire et par des locutions (il est en train de parler), d’un verbe semi-auxiliaire (il s’est fait renvoyer de son travail) et d’un participe passé (le ménage, je l’ai fait) ; d’autres formes verbales suivies d’un adjectif qualificatif ou d’un substantif (il est cher par rapport à la concurrence) ; et finalement, le sens même du verbe permet d’exprimer le développement d’une action (il est devenu cher).

Les formes personnelles des verbes permettent de situer, par rapport à une personne précise, une action ou un fait dans le temps : présent, passé ou futur. Cependant, cette situation dans l’un des trois moments du temps n’est vraiment nette qu’avec l’indicatif, puisque celui-ci dispose de formes spécifiques pour localiser les événements dans la durée ou dans le temps. Par contre, avec le subjonctif, la localisation temporelle est imprécise. Enfin, l’impératif limite le positionnement temporel, car il se tourne vers le futur.

L’indicatif est, par excellence, le mode qui sert à énoncer, à présenter un fait. Il est, par conséquent, le mode généralement utilisé dans les propositions indépendantes et principales. Dans les propositions subordonnées, sa valeur se précise, car il est le mode de l’objectivité, il exprime la réalité ou l’authenticité d’un fait[10]. Le mode indicatif comporte différents temps simples et composés. Cependant, ce qui est important avec le mode indicatif, c’est que le locuteur considère l’action ou le fait réalisé. Cette réalisation peut appartenir au présent, au passé ou même au futur.

Les valeurs et les emplois du présent de l’indicatif sont : l’expression d’une action qui a lieu sur le moment ou l’expression d’une action habituelle ; l’expression d’une vérité générale ; il sert à présenter des faits qui appartiennent au passé ; il annonce une action future ; il exprime un ordre, surtout, si son exécution est considérée comme certaine. Il sert également à situer un fait dans une période de temps étendue, dont l’origine ou la fin peut être précisée. Il rappelle un événement historique, ce présent historique est utilisé pour donner plus de relief à un épisode.

L’imparfait de l’indicatif exprime un aspect de continuité, une action qui appartient au passé dont ni le début ni la fin ne sont précisés. Il indique aussi une action qui se déroulait ou qui allait se dérouler lorsque s’est produite une autre action, souvent exprimée au passé simple, qui a interrompu ou empêché la première. En troisième lieu, il est le temps du récit, de la narration et de la description. En même temps, il sert à exprimer une action habituelle dans le passé[11]. Enfin, l’imparfait peut également faire référence à un moment du présent (imparfait d’atténuation) ou du futur (imparfait de supposition). Dans son rôle d’atténuation, il permet de diminuer le caractère trop affirmatif ou direct du présent de l’indicatif. En tant qu’imparfait narratif ou descriptif, il peut servir à exprimer soit des faits ponctuels, soit – plus normalement – des faits durables, des actions continues, mais également des actions habituelles ou simplement répétées.

D’un autre côté, le passé composé indique qu’une action s’est achevée, soit à un moment immédiatement antérieur au moment présent, soit à un moment indéterminé du passé. Dans le premier cas, le passé et le présent sont nettement liés ; dans le second, ce lien peut être plus ou moins apparent[12]. En ce qui concerne le passé simple, il indique qu’une action achevée s’est effectuée dans une période de temps déterminée d’une façon absolue ou relative, et révolue, c’est-à-dire considérée par celui qui parle comme n’ayant plus aucun lien avec sa propre actualité. Cette période révolue peut être, chronologiquement, très proche ou très lointaine du moment présent. Le passé simple convient parfaitement pour rappeler objectivement des événements qui ont eu lieu dans une période de temps révolue[13]. Le passé composé exprime une action achevée, tout comme le passé simple, mais une action achevée dans une période de temps non révolue[14].

D’autre part, le passé antérieur exprime une action ponctuelle et achevée et immédiatement antérieure à celle de la principale[15]. Le plus-que-parfait exprime aussi une action achevée, mais avec une antériorité indéterminée ; il peut exprimer une action ponctuelle ou habituelle[16].

En ce qui concerne l’avenir, le futur simple exprime une action non encore réalisée par rapport au présent, mais qui est envisagée comme certaine ou du moins très probable[17]. Le futur antérieur sert à exprimer une action envisagée comme réalisée à un moment donné de l’avenir. Si le futur simple peut exprimer la supposition au présent, le futur antérieur peut l’exprimer dans le passé.

4. La narration de la conjoncture économique

4.1. L’économie et l’équilibre

L’économie – soit théorique, soit appliquée – examine la situation et l’évolution des marchés à partir de la notion d’équilibre. Cette notion, en principe, permet de présenter d’une façon simplifiée le fonctionnement d’une économie. L’économie est le résultat des décisions (de consommation, de production, d’allocation des ressources, etc.) et des comportements des agents économiques (consommateurs, travailleurs, producteurs, investisseurs, gouvernements, etc.). Ces décisions et comportements portent une économie à une situation d’équilibre lorsqu’il existe une vraie compatibilité entre elles. Par contre, s’il n’y a pas une telle compatibilité entre les décisions et les comportements, l’économie est en déséquilibre.

Cependant, tous les économistes ne sont pas d’accord avec le fait que l’économie capitaliste montre une conduite vers l’équilibre. Pour certains économistes, la caractéristique principale d’une économie capitaliste est plutôt le déséquilibre que l’équilibre. Néanmoins, ces économistes n’excluent pas de leurs études la notion d’équilibre ; au contraire, ils utilisent l’équilibre en même temps que la notion de déséquilibre. En fait, ils sont obligés d’expliquer pourquoi les économies réelles restent dans le déséquilibre, et pourquoi elles sont loin de l’équilibre. Ce type d’analyse exige de disposer d’un concept d’équilibre[18].

Ce raisonnement conduit forcément à penser que prendre en compte l’équilibre permet une compréhension particulière du processus économique. Par ailleurs, il faut souligner que la nature du processus économique conduisant à l’équilibre est un des aspects les plus importants de l’expression narrative en économie. Ainsi, chaque expression de la compréhension de ce processus revient à une narration et à une utilisation d’un temps verbal.

Cependant, cela n’est pas le seul facteur explicatif. Le processus menant à l’équilibre dépend, d’un côté, des variables économiques utilisées pour le décrire et, de l’autre, des rapports qui peuvent s’établir entre ces variables. Autrement dit, la narration est déterminée par la théorie économique utilisée à cette occasion. D’une façon plus générale, on peut dire que chaque paradigme et chaque école de pensée en économie envisagent la narration avec un mode verbal différent.

Enfin, il est vrai qu’il existe parfois une étroite relation entre une notion spécifique d’équilibre (et une typologie) et une théorie ou une école de pensée. Cependant, il est préférable de mener les analyses, dans un premier temps, en rapport avec les différentes notions d’équilibre ainsi que les typologies correspondantes, pour, ensuite, considérer les différentes écoles de pensée et le rôle de la théorie dans le choix des temps verbaux au sein du discours économique, ce que nous ferons dans ce qui suit.

Figure 2

Équilibre, temps et théorie

Équilibre, temps et théorie

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4.2. Les notions d’équilibre

L’équilibre correspond à une situation où rien ne bouge, dans laquelle les agents économiques n’ont aucun intérêt à modifier leurs plans et leurs comportements. Une bonne partie des analyses économiques cherchent à comparer les situations réelles avec une situation idéale d’équilibre. La recherche de l’équilibre dans un système est parfois ramenée à une succession de points fixes d’une fonction. Néanmoins, en économie, il existe plusieurs notions d’équilibre correspondant à différentes situations.

Ainsi, la notion d’équilibre général vise à prendre en compte les interdépendances qui résultent des décisions des agents économiques ainsi que la façon dont ces choix peuvent être coordonnés. Ce concept s’oppose à celui d’équilibre partiel, lequel ne concerne que les transactions relatives à un seul bien ou à un seul marché. Des approches se fondant sur un schéma d’équilibre général se retrouvent dans différentes écoles de pensée (par exemple, en économie néoclassique ou en économie marxiste).

Une autre notion très utilisée en macroéconomie est celle d’équilibre global. Elle correspond à une situation où un équilibre se manifeste simultanément dans tous les secteurs de l’économie. L’équilibre global se distingue de l’équilibre général par le fait qu’il ne résulte pas explicitement de choix individuels « maximisateurs », même s’il traduit – comme tout équilibre – une certaine compatibilité entre la situation d’équilibre global et la situation qui résulte de l’agent maximisateur. L’équilibre global s’obtient par superposition d’équilibres partiels et cela pose des problèmes de cohérence, car ce qui se passe dans un secteur de l’économie (biens, monnaie, travail) a forcément une influence sur ce qui se passe dans les autres[19].

Par ailleurs, la notion d’équilibre intertemporel correspond à la situation dans laquelle les offres et les demandes intertemporelles de tous les agents économiques sont à égalité ; elles sont établies à un moment donné et concernent tous les biens de l’économie, présents et futurs. Dans ce cas, il s’agit d’une organisation appelée système complet de marchés. Cet équilibre suppose l’élimination de toute incertitude en ce qui concerne l’avenir, ce qui permet d’éviter de prendre en compte les anticipations des agents (mais non les conjectures sur leurs comportements mutuels)[20]. Du point de vue de la narration, toute période peut servir de référence, à condition de faire les calculs à partir des valeurs actuelles des dépenses et des revenus pour toute la durée de vie de l’économie.

L’équilibre intertemporel s’oppose à l’équilibre temporaire, où les choix des agents se font sur la base des anticipations. Ces anticipations n’ont aucune raison d’être justes, et elles peuvent être modifiées à chaque période. L’équilibre temporaire s’applique de ce fait à une période donnée, mais jamais aux prévisions des agents. Plus précisément, dans une période donnée, une économie est en équilibre temporaire s’il y a égalité entre les offres et les demandes au sein de cette période. L’équilibre temporaire ne se conçoit que dans le cadre d’une économie séquentielle, où de nouvelles transactions sont décidées à chaque période, tandis que dans le cas de l’équilibre intertemporel, ces transactions sont décidées une fois pour toutes, à la première période.

5. Anticipations et prévisions

Dans une économie séquentielle, les anticipations des agents jouent donc un rôle décisif. Étant donné qu’elles peuvent être erronées, les agents sont donc amenés à les réviser de période en période, en fonction de ce qu’ils observent. On distingue plusieurs types d’anticipations. Ainsi, il est possible de parler d’anticipations adaptatives et d’anticipations rationnelles. Les premières rendent compte de la règle qui consiste à prévoir la valeur future d’une variable à partir de sa valeur présente et de l’erreur de prévision faite lors de la période passée. Ce principe a été largement critiqué par les tenants de la nouvelle macroéconomie classique ; pour ceux-ci, les individus rationnels prennent leurs décisions en se servant de l’information présente, et non passée. Le schéma adaptatif suppose des erreurs systématiques, puisqu’il fait intervenir de façon cumulative les erreurs passées, même si leurs effets s’atténuent progressivement avec le temps.

Il est connu que les agents prennent des décisions sur la base de certaines variables économiques dont les valeurs ne se sont pas encore réalisées. Cependant, la question du traitement analytique de la formation des anticipations avait été longtemps négligée. « Les anticipations sont des prévisions ou des estimations, des valeurs futures des variables économiques qui sont pertinentes pour les décisions à prendre actuellement » (Dévoluy 1998 : 175). Le cas des prix anticipés est l’exemple le plus immédiat, car beaucoup d’agents conçoivent leurs plans sur la base d’une certaine idée de l’évolution future des prix. Cependant, la notion d’anticipation est liée à celle d’incertitude, car dans un monde d’information parfaite et gratuite, la question des anticipations est absente.

Les premières considérations sur les anticipations portent sur la question de la volatilité des décisions d’investissement comme mécanisme explicatif des fluctuations de l’activité économique. À ce niveau, le travail de Keynes et l’analyse keynésienne ultérieure sont les approches les plus importantes. Pour Keynes (1936/1966 ; voir chapitre XII), la volatilité résulte de la vision très changeante sur l’avenir des investisseurs. Cependant, actuellement, on considère que cette sorte d’anticipation est exogène, car les anticipations sont des données que l’économiste n’explique pas. Face à ces anticipations, on en trouve d’autres de caractère endogène.

5.1. Anticipations endogènes autorégressives

Les anticipations sont endogènes à partir du moment où elles sont expliquées par une loi du comportement économique. Un comportement qui est censé être la démarche empruntée par les agents pour élaborer leurs anticipations. Les anticipations sont autorégressives dans un cas particulier : l’anticipation de la valeur d’une variable pour la période suivante, pour l’avenir, dépend de l’histoire de cette variable, c’est-à-dire de la chronique des valeurs passées. De cette façon, le présent est expliqué à partir du passé récent. La considération historique de la valeur de cette variable peut faire intervenir les erreurs produites dans les anticipations passées. Deux types d’anticipations autorégressives sont possibles.

D’abord, les anticipations extrapolatives qui ont été formulées par Metzler (1941) en essayant de comprendre les cycles des stocks à partir de l’idée que les agents ont de l’évolution des prix futurs. L’hypothèse est simple : considérer que les prix anticipés pour l’avenir, pour la période suivante, par les agents dépendent de deux éléments :

  1. la valeur des prix enregistrés à la période précédente ;

  2. la tendance de l’évolution des prix qui s’évalue par la progression des prix d’une période à l’autre.

Cela implique la nécessité de considérer deux séquences verbales : le passé immédiat et le passé médiat. Ces deux types de passé influent sur le présent grâce à leur influence sur l’avenir. Autrement dit, le comportement des variables économiques actuelles est expliqué par les anticipations des agents économiques sur la valeur future de ces variables ; pour leurs prévisions, les agents considèrent le comportement passé.

La version la plus simple des anticipations extrapolatives se produit lorsque l’on pense que demain se reproduira à l’identique par rapport à aujourd’hui. Cette formulation des anticipations extrapolatives prend la forme d’une équation de récurrence. Les équations de récurrence permettent de trier des évolutions dynamiques d’une variable en temps discret.

Le processus d’anticipations extrapolatives a l’inconvénient de décrire des comportements assez myopes[21]. Dans l’expression : Pet = Pt-1 + α (Pt-1 + Pt-2), les agents ne tiennent pas compte de leurs erreurs d’anticipation passées pour améliorer leurs anticipations sur le futur. Il n’y a pas de procédure d’adaptation. Pour le trouver, il faut établir le deuxième modèle d’anticipations extrapolatives : les anticipations adaptatives.

Le concept des anticipations adaptatives a été élaboré par Cagan en 1956 afin d’analyser le processus d’hyperinflation. Les anticipations des prix sont fonctions de deux éléments :

  1. les anticipations formulées dans le passé ;

  2. les erreurs commises sur ces mêmes anticipations.

Pour Cagan, ces deux éléments sont les causes qui peuvent expliquer le développement de l’hyperinflation et la tendance à l’autoréalisation des anticipations. Maintenant, l’expression est la suivante :

Pet = Pet-1 + b (Pt-1 Pet-1), avec 0 ≤ b ≤ 1 où b est le coefficient d’adaptation.

Si b est nul, les agents sont myopes. Ils reconduisent pour chaque période la même anticipation. En revanche, si b=1, on retrouve le cas le plus simple des anticipations adaptatives. Cette expression peut être généralisée en allongeant la chronique des valeurs passées prises en considération.

5.2. Anticipations rationnelles et prévisions

Selon Varoudakis (1999), l’hypothèse des anticipations adaptatives met en avant un processus d’apprentissage progressif de la part des agents, autrement dit, l’incorporation du passé au présent. Elle présente, cependant, trois inconvénients majeurs qui constituent autant de points forts de l’hypothèse alternative des anticipations rationnelles. En premier lieu, les anticipations adaptatives sont des anticipations rétrospectives. Pour prévoir l’avenir, les agents sont paradoxalement tournés vers le passé. Cela implique que, même si des événements futurs ou des politiques économiques futures sont attendus avec certitude, les agents n’en tiennent pas compte dans la formation de leurs prévisions. Ils sont donc incapables de réagir par anticipation d’événements futurs, ce qui est de toute évidence insatisfaisant.

Ensuite, la formation d’anticipations adaptatives implique une utilisation inefficace de l’information disponible. En formant les anticipations, les agents ne tiennent compte que des valeurs passées de la seule variable concernée. Ainsi, par exemple, dans le cas d’anticipations d’inflation, pour l’hypothèse des anticipations adaptatives, les agents ne se préoccupent que de l’évolution passée du taux d’inflation ; cependant, d’autres variables macroéconomiques couramment observables peuvent influencer le taux d’inflation futur et les agents peuvent le savoir. Il est possible qu’intégrer ces informations dans la formation des anticipations d’inflation puisse améliorer considérablement la précision de celles-ci et éviter aux agents les erreurs des anticipations coûteuses en termes de bien-être.

Enfin, former ou élaborer des anticipations adaptatives induit des erreurs de prévision systématiques. Ce sont des erreurs qui persistent même après que la perturbation qui les a provoquées ait été clairement identifiée par les agents. Un comportement rationnel, un comportement qui obéit aux principes de maximisation du bien-être, semble difficilement conciliable avec une formation des anticipations qui risque de systématiquement les décevoir.

Ces trois inconvénients sont corrigés par l’hypothèse des anticipations rationnelles de Muth (1961). La formation des anticipations concernant les événements futurs se fait donc comme si le vrai modèle économique qui engendre ces événements était parfaitement connu par les agents. Formellement, cela implique que les anticipations subjectives des agents sont identiques aux espérances objectives des variables concernées.

Les anticipations rationnelles ont été introduites au début des années 1970 par les modèles macroéconomiques de Lucas (1972). Elles se sont progressivement imposées en macroéconomie, aussi bien chez les monétaristes que chez une bonne partie des keynésiens. La réussite des anticipations rationnelles s’explique en partie par l’importance prise dans les années 1970 des phénomènes monétaires (inflation) et de spéculation (suite à la libération des mouvements de capitaux). On a attiré l’attention sur l’importance des anticipations notamment en raison du rôle de plus en plus important dévolu aux marchés financiers où seule compte la recherche du profit maximal (principe de rationalité) (Furió-Blasco 2005).

Selon Varoudakis (1999 : 111), l’avantage essentiel de l’hypothèse des anticipations rationnelles réside dans la correction des défauts des anticipations adaptatives. Ainsi, les anticipations rationnelles ne sont pas soumises à la critique d’un quelconque gaspillage d’information. Elles sont en effet identiques aux espérances objectives des variables endogènes, calculées selon le vrai modèle de l’économie. Comme l’exploitation de l’information disponible est, par ailleurs, optimale, les anticipations rationnelles ne peuvent pas générer d’erreurs de prévision systématiques. En l’absence de surprises, de chocs aléatoires, l’hypothèse des anticipations rationnelles est même équivalente à l’hypothèse de prévision parfaite de la part des agents. Les agents connaissent le vrai modèle de l’économie et sont parfaitement informés sur la nature et les dates des chocs ; voilà pourquoi ils seraient capables de retracer l’évolution future de l’économie de manière tout à fait conforme à la réalité. Les anticipations rationnelles sont enfin des anticipations prospectives, qui sont formées en tenant compte de tous les événements susceptibles de se produire dans le futur. À la différence donc des anticipations adaptatives, les agents essaient de former des prévisions en se tournant réellement vers le futur.

Les agents économiques prennent leurs décisions d’aujourd’hui sur la base des prévisions de l’avenir. Le présent dépend de l’avenir. En termes de narration, un texte de conjoncture économique doit introduire le futur sous la forme de prévisions pour expliquer et faire comprendre le comportement présent de l’économie.

Les anticipations rationnelles sont un cas particulier de prévision parfaite dans lequel il peut exister des événements aléatoires, mais la prévision est parfaite. La prévision n’est pas nécessairement exacte, mais si l’erreur existe, elle ne peut être systématique, car les agents rationnels s’en apercevraient et l’intégreraient dans leurs calculs. Pour faire des anticipations rationnelles, il ne suffit pas d’utiliser au mieux l’information disponible, il faut connaître le vrai modèle de l’économie. Autrement dit, les anticipations rationnelles supposent de la part des agents une connaissance de l’ensemble des caractéristiques de l’économie dont l’individu rationnel fait partie.

Selon Dévoluy (1998), l’hypothèse des anticipations rationnelles conduit à la propriété suivante : lorsqu’on anticipe la valeur d’une grandeur économique, l’écart entre la grandeur anticipée et la grandeur qui se réalisera est représenté par une variable aléatoire dont l’espérance mathématique est égale à zéro. L’hypothèse des anticipations rationnelles s’applique au niveau microéconomique comme au niveau macroéconomique. À titre d’exemple, on peut aussi bien l’utiliser pour expliquer le comportement futur des prix sur un marché donné, que pour la détermination du taux d’inflation anticipé dans une économie nationale.

Les anticipations rationnelles, en tant que cas particuliers de prévision parfaite, présument l’équilibre intertemporel et l’autoréalisation des croyances des agents. Selon Guerrien (2002), la relation entre anticipations rationnelles et autoréalisations des croyances de ceux qui font de telles anticipations provient de ce que tout choix rationnel admet une représentation préalable de l’économie par celui qui choisit, représentation qui prend la forme d’un modèle. Pour qu’il y ait anticipations rationnelles, il faut que ce modèle soit à l’origine d’actions qui engendrent les situations qu’il décrit ; les choix effectués sont donc confirmés (ou autoréalisés) : on retrouve ici l’idée d’équilibre. Du point de vue de la grammaire, l’autoréalisation des anticipations traduit le futur comme proche, faisant partie du présent.

6. La réhabilitation de la narration historique : l’école de la régulation

Dans les sections précédentes, nous avons parcouru les théories économiques qui proposent d’expliquer le présent et le futur à partir du passé récent, du passé immédiat, du futur immédiat ou même à partir de l’idée d’avenir plus lointain. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit la notion d’anticipations, et analysé les anticipations et leurs rapports avec l’équilibre. Cela donne lieu à des catégories différentes de narration de la conjoncture économique. Notre étude va maintenant se tourner vers une théorie qui rejoint le passé pour expliquer le présent et faire des prévisions sur l’avenir. C’est l’École française de la régulation.

L’École de la régulation trouve son origine dans une critique sévère et radicale du programme néoclassique. Pour les régulationnistes, l’économie néoclassique postule un caractère autorégulateur des économies de marché et livre une vision erronée des déséquilibres et des contradictions qui marquent la fin des Trente Glorieuses[22]. Selon cette école française, la notion de régulation permet précisément d’étudier la dynamique contradictoire de transformation et de permanence d’un mode de production. Le programme de recherche régulationniste est guidé, dès l’origine, par l’observation du dérèglement progressif des processus (dans les économies capitalistes avancées) qui avaient conduit à considérer comme automatique et garantie une croissance rapide. Là où la majorité des économistes voyaient les turbulences d’une économie prospère, les régulationnistes diagnostiquaient l’entrée dans une crise structurelle (Boyer 1986, 1995 ; Boyer et Saillard 1995 ; Lorenzi, Pastré et al. 1980).

Une des hypothèses fondatrices de la théorie de la régulation concerne l’historicité fondamentale du processus de développement des économies capitalistes : dans ce mode de production, l’innovation organisationnelle, sociale et technologique devient permanente et met en mouvement un processus dans lequel les rapports socio-économiques connaissent une transformation, tantôt lente et maîtrisée, tantôt brutale et échappant au contrôle et à l’analyse (Furió-Blasco 2005). Alors que l’hypothèse des anticipations rationnelles rend présentes, dès aujourd’hui, les conséquences des décisions de demain, une approche historique fait dépendre l’avenir de l’effet largement involontaire des stratégies d’aujourd’hui et d’hier.

L’économie pure a voulu se constituer par rupture avec les scories de l’histoire […] mais l’histoire en tant que processus passe au crible la pertinence des théories économiques […] et fort peu en réchappent. Le pari de la théorie de la régulation est donc d’historiciser les théories économiques

Boyer et Saillard 1995 : 24

Le caractère historique des préoccupations de l’école de la régulation est présent dans les trois questions les plus importantes pour lesquelles elle cherche une réponse. En effet, ces questions et leurs réponses sont à la base des élaborations théoriques de l’école.

Pour Boyer,

[t]out effort de théorisation est en un sens dépendant du problème, explicite ou implicite, auquel l’économie entend apporter une réponse, qu’il considérera comme plus ou moins assurée, selon la confiance qu’il accorde à sa propre construction.

Boyer 1987 : 37

Les approches en termes de régulation se sont développées en se confrontant à trois des paradoxes majeurs :

  1. D’abord, pourquoi et comment, dans une formation économique donnée, passe-t-on d’une croissance forte et régulière à une quasi-stagnation et une instabilité des enchaînements conjoncturels ?

  2. Ensuite, lors d’une même époque historique, comment expliquer que croissance et crise prennent des formes nationales significativement différentes, voire que s’approfondissent les déséquilibres dans certains pays alors que s’affirme une relative prospérité dans d’autres ?

  3. Et enfin, pourquoi au-delà de certains invariants généraux, les crises revêtent- elles des aspects contrastés au cours du temps et que par exemple, sont différents au xixe siècle, entre les deux guerres et de nos jours ?

Ces trois paradoxes s’inscrivent dans une même question générale : celle de la variabilité dans le temps et l’espace des dynamiques économiques et sociales, d’où un problème de méthode à l’interaction de deux disciplines, traditionnellement distinctes : histoire et théorie économique.

6.1. L’histoire et les analyses de la régulation

Selon Boyer (1987 : 40), il est difficile de répondre à ces trois interrogations en partie en raison de la division du travail intellectuel entre les deux disciplines des sciences sociales, l’histoire et l’économie. Pour l’histoire, l’essentiel tient à la construction des faits historiques, de sorte que l’économie lui apporte des outils d’analyses plus qu’une problématique ; pour l’économie, l’histoire et les comparaisons internationales permettent de mettre à l’épreuve les modèles théoriques tirés de l’analyse logique, voire axiomatique.

Pour Verley (1995), l’approche régulationniste semble présenter une bien meilleure convergence avec les problématiques empiriques que les historiens ont essayé eux-mêmes d’élaborer. Ceci se vérifie particulièrement dans le cadre de l’économie néoclassique, car

[l]a temporalité néoclassique est homogène, dépourvue de discontinuités, réversible ; elle est le temps abstrait de la logique, une variable parmi d’autres. L’outil théorique est appliqué pour éclairer les épisodes historiques, sans relativité diachronique ; il n’est pas anachronique, il est a-chronique.

Verley 1995 : 523

Du point de vue régulationniste, pour l’historien, le temps est la matière même de son étude, c’est la seule variable qui soit irréductible et englobe les autres. Son travail aboutit toujours à la définition de périodes pendant lesquelles les mécanismes fondamentaux de fonctionnement de l’économie oeuvrent de la même façon, même si l’évolution est constante.

Selon l’analyse de Verley, il est possible de comprendre la position de l’histoire dans l’approche régulationniste si l’on considère qu’au cours des années 1970, aucune théorie ne semblait rendre compte des tensions nouvelles de l’économie. Les théoriciens de la régulation ont cherché à les expliquer par un changement de fonctionnement du système entre la période de haute croissance (années 1950 et 1960) et la décennie suivante. Les économistes de la régulation sont très attentifs aux articulations chronologiques, aux discontinuités, aux crises, aux organisations de l’économie dont les évolutions sont parfois en phase, parfois déphasées et conflictuelles. L’école de la régulation réalise une analyse historique et comparative, laquelle insiste sur les spécificités et sur l’articulation entre les rémanences des structures anciennes qui persistent longtemps et les constituants de structures nouvelles qui apparaissent.

Pour Boyer (1987 : 41), « faire de l’histoire longue le moyen d’un enrichissement et d’une élaboration critiques des intuitions marxistes concernant la dynamique des économies capitalistes, tel est le but des approches en termes de régulation. » Ainsi, la première décennie de recherches a été consacrée à établir les concepts les plus abstraits et les notions qui peuvent et doivent être confrontées aux évolutions observées. Dans ce contexte, s’inscrit le concept de régime d’accumulation, car il montre le rôle de l’histoire, du passé, dans l’élaboration d’une explication régulationniste du présent (mais également, pour ce qui concerne de la réalisation des prévisions).

6.2. Le régime d’accumulation : une notion pour l’analyse historique

Selon Juillard (1995), le régime d’accumulation apparaît comme un schéma ou un modèle de croissance d’une économie nationale à une certaine époque. Pour Boyer (1987 : 46), les possibilités à long terme de l’accumulation reviennent donc à rechercher les différentes régularités sociales et économiques concernant :

  1. un type d’évolution d’organisation de la production et de rapport des salariés aux moyens de production ;

  2. un horizon temporel de valorisation du capital sur la base duquel peuvent se dégager les principes de gestion ;

  3. un partage de la valeur permettant la reproduction dynamique des différentes classes ou groupes sociaux ;

  4. une composition de la demande sociale validant l’évolution tendancielle des capacités de production ;

  5. une modalité d’articulation avec les formes non capitalistes.

Boyer précise ainsi la « [d]éfinition d’un régime d’accumulation » :

On désignera sous ce terme l’ensemble des régularités assurant une progression générale et relativement cohérente de l’accumulation du capital, c’est-à-dire permettant de résorber ou d’étaler dans le temps les distorsions et déséquilibres qui naissent en permanence du processus lui-même.

Boyer 1987 : 46 ; les italiques proviennent du texte original

Deux types de régimes d’accumulation ont été recensés : un régime d’accumulation extensif et un régime d’accumulation intensif[23]. Le premier renvoie au développement du capitalisme qui conquiert de nouvelles branches et de nouveaux marchés, étend ses relations de production à de nouvelles sphères de l’activité économique, sans pour autant modifier de manière importante les conditions de production et l’efficacité du travail ou du capital. Par contre, dans l’accumulation intensive, les conditions de production sont systématiquement transformées de manière à accroître la productivité apparente du travail. Les nouveaux investissements prennent surtout la forme d’une augmentation du stock de capital par travailleurs. Enfin, bien que l’on dise « [qu’]il est bien évident qu’il s’agit là davantage d’une distinction logique que d’un repérage historique », tout de suite l’on reconnaît qu’ « il est vrai que la transformation des conditions de production est une caractéristique intrinsèque du capitalisme » (Juillard 1995 : 227). Et l’auteur continue avec une référence historique : « La révolution industrielle a en effet inauguré une nouvelle période historique marquée par l’élévation tendancielle du capital par tête » (Juillard 1995 : 227).

7. Conclusion

Du point de vue régulationniste, l’importance de l’histoire ramène dans les prolongations des conséquences des actions passées. Le moment présent et la conjoncture économique actuelle ne s’expliquent que par les conséquences des décisions et des actions du passé. Il s’agit, en partie, d’un terrain où le passé composé a une importante représentation et un rôle narratif majeur. Il est tout à fait vrai que cela représente une différence majeure entre la narration de la conjoncture économique régulationniste et l’approche des anticipations rationnelles.

Dans la narration de type régulationniste, une continuité des événements économiques retenus s’impose. Un phénomène économique qui peut nous expliquer le présent et les possibilités de l’avenir appartient au passé. Le début et la fin de ce phénomène ne sont pas toujours précisés (par exemple, le fordisme ou le régime d’accumulation intensif ; Boyer et Durand 1993 ; Leborgne et Lipietz 1991). Voilà pourquoi il est possible d’utiliser l’imparfait de l’indicatif pour exprimer cet aspect de continuité. Enfin, le courant de la régulation intègre le passé simple, bien évidemment dans des circonstances où il s’agit d’exprimer une antériorité.

D’autre part, les différentes approches des anticipations sont très attachées à l’utilisation de temps très ancrés dans le présent. Parfois, on utilisera le passé composé et le présent, dans d’autres cas, le passé composé, le présent et le futur. Ainsi, les anticipations rationnelles peuvent-elles offrir des explications du présent avec des temps verbaux du futur (ou du présent dans sa signification de futur).

Tableau 1

Le temps verbal des processus économiques

Le temps verbal des processus économiques

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Ainsi, l’analyse de la narration de la conjoncture économique demande une connaissance du contenu des théories économiques sous-jacentes. La théorie permet de connaître les variables économiques qui expliquent la conjoncture et la nature temporelle des processus économiques qui sont engagés, temporalité conceptuelle qui trouve sa temporalité narrative dans les différences d’expressions verbales. Par ailleurs, une connaissance de la grammaire et de la rhétorique de la narration économique peut aussi augmenter nos connaissances en économie. Sous cet angle, nous sommes face à une question majeure de la recherche sur le langage de l’économie.