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Introduction

Depuis le xixe siècle, les photographes spécialisés dans le domaine de l’architecture n’ont eu de cesse qu’ils n’aient comparé leur travail à celui du traducteur : « Constatons, écrit Julius Shulman, que nous [les photographes d’architecture] traduisons littéralement une construction graphique » (Shulman 1998 : 17). De même, le photographe Frank Horvat revendique moins un statut d’auteur au sens strict qu’un statut d’interprète « comme l’instrumentiste face à la partition ou le traducteur [face] au texte » (Horvat 2005 : 11). La traduction se prête quant à elle à différentes métaphores et se trouve régulièrement associée à la notion de représentation :

[…] la traduction (procédé et produit) à l’instar de l’architecture, de la peinture ou de la photographie, constitu[e] une des formes de la représentation, comme l’histoire des pratiques traductives en témoigne.

Foz et Lafarga 2004 : 9

Souvent employée par les historiens, les critiques et les praticiens, cette métaphore analogique n’a toutefois jamais été questionnée en tant que telle, sur le plan conceptuel. C’est précisément cet espace de questionnement transversal et interdisciplinaire que nous souhaiterions ouvrir en proposant un déplacement de certaines problématiques issues de la traductologie dans un domaine a priori fort éloigné qui est celui de l’histoire de l’art et de la photographie d’architecture en particulier[1]. Il ne s’agira pas d’assimiler ou de confondre ces deux domaines spécifiques en niant leurs différences mais plutôt de les confronter de manière dialectique en étudiant dans quelle mesure certains concepts, certaines notions, voire certaines méthodes traductologiques, peuvent s’appliquer à cette discipline et permettent de la comprendre sous un angle inédit.

Pour éviter l’écueil d’une analogie artificielle et purement formelle, nous rappellerons tout d’abord la manière dont nous définirions la traduction et la photographie d’architecture sous l’angle théorique. Nous verrons ensuite comment certaines notions et en particulier le couple conceptuel « sourcier / cibliste » (Ladmiral 1986) peut éclairer sous un jour nouveau la dichotomie traditionnelle entre photographie documentaire et photographie créative. La problématique de la « défectivité traductive » (Berman 1995 : 41) confrontée à celle de la « perte d’aura » photographique (Benjamin 1935/2000 : 74) nous conduira enfin à nous interroger sur la part de créativité inhérente à toute pratique traductive et photographique.

1. Convergences et spécificités

Si la plupart des photographes spécialisés en architecture envisagent leur pratique comme un exercice de traduction, la confrontation entre ces deux disciplines ne va pas de soi et requiert pour être opérante un travail de définition préalable ainsi qu’une réflexion autour de ses enjeux. Nous verrons notamment en quoi l’analyse de la photographie d’architecture bénéficie des apports de la traductologie plutôt que de tout autre propos sur la liberté de la création artistique.

D’une part, la notion de traduction, définie au sens strict comme une opération linguistique consistant à faire passer un texte-source dans une langue-cible, peut être entendue au sens large :

La traduction est un cas particulier de convergence linguistique : au sens large, elle désigne toute forme de « médiation interlinguistique », permettant de transmettre de l’information entre locuteurs de langues différentes. La traduction fait passer un message d’une langue de départ (LD) ou langue-source dans une langue d’arrivée (LA) ou langue-cible. La « traduction » désigne à la fois la pratique traduisante, l’activité du traducteur (sens dynamique) et le résultat de cette activité, le texte-cible lui-même (sens statique). Le mot prend aussi le sens métaphorique […] d’expression, représentation, interprétation […].

Ladmiral 1979 : 11

La notion de représentation commune à la pratique traductive et à la pratique photographique ne se résume pas pour autant à une simple reproduction mimétique. Comme le rappellent Clara Foz et Francisco Lafarga, ce travail de représentation est « construit non seulement à partir de ce qui est à représenter mais aussi à partir de celui qui représente » (Foz et Lafarga 2004 : 9).

D’autre part, la spécificité du photographe d’architecture professionnel réside précisément dans sa volonté de représenter le bâtiment en respectant les intentions de l’architecte. En effet, si elle hérite des problématiques issues de la peinture et de la gravure d’architecture – arts de l’interprétation où la subjectivité de l’auteur occupe une place primordiale et revendiquée –, la photographie d’architecture – qui recourt à l’utilisation d’un appareillage technique et prône en première intention l’objectivité et le retrait de l’auteur – relève davantage d’un art de la traduction.

Alors que la notion de traduction peut s’entendre dans un sens large, celle de photographie d’architecture doit au contraire être envisagée de manière restreinte et exclure de son champ toute pratique strictement plasticienne[2] qui aborde l’architecture comme un simple prétexte visuel. En effet, de nombreux photographes plasticiens contemporains qui se sont intéressés à la représentation de l’architecture au cours du xxe siècle ne peuvent être considérés comme des photographes d’architecture au sens strict de « professionnels du genre ». Par exemple, le photographe japonais Hiroshi Sugimoto, connu pour sa célèbre série de photographies de bâtiments majeurs du xxe siècle, ne saurait appartenir à cette catégorie de photographes-interprètes. Ses prises de vue intentionnellement floues et tremblées en raison du très long temps de pose utilisé s’apparentent davantage à des compositions artistiques personnelles qu’à des représentations de l’architecture. De la même façon, le photographe Thomas Kellner ne cherche pas à traduire les intentions de l’architecte mais réinterprète à sa façon les monuments touristiques des métropoles européennes par un travail de déconstruction de l’image. Chacune de ses compositions est constituée de plusieurs dizaines de clichés du même bâtiment pris sous des angles divers et aboutit à une représentation non réaliste de l’architecture. Dans ces deux exemples, le bâtiment n’est pas abordé pour lui-même mais est utilisé comme un moyen purement expressif. La photographie d’architecture, constituée en spécialité au milieu du xixe siècle avec la création de la Société Internationale de Photographie d’Architecture et définie comme un genre spécifique par Akiko Bush (Bush 1987), ne saurait non plus être confondue avec la photographie de ville ou de paysage urbain envisageant le bâtiment comme un simple décor.

Si le photographe d’architecture s’apparente plus à un traducteur qu’à un peintre, il n’est pas sans assumer la part d’interprétation inhérente à toute pratique traductive. L’ambiguïté de son statut le fait osciller entre le travail documentaire et la création artistique. En effet, ce dernier ne se contente jamais de reproduire mimétiquement l’édifice mais opère des choix, prend parti et use de multiples stratégies. Comme le résume Herschman :

Le photographe […] n’est pas un oeil passif qui regarde l’architecture […] mais un regard qui choisit l’angle de présentation du monument. Il est l’interprète du monument photographié. Cette interprétation inévitable, ignorée d’un public qui croit souvent que l’image photographique est essentiellement objective, constitue une partie fondamentale des idées sur l’architecture.

Herschman 1980 : 81

Les historiens de l’art qui s’intéressent à la photographie d’architecture sont donc confrontés à l’ambiguïté de cette pratique, située à la croisée de l’art et du documentaire. En quelle mesure les concepts issus de la traductologie peuvent-ils alors être pertinents pour appréhender cette problématique ?

2. La distinction « photographie documentaire » / « photographie créative » au regard de la distinction « sourcier » / « cibliste »

La comparaison de l’histoire de la traduction avec celle de la photographie d’architecture révèle de nombreuses similitudes. L’histoire des pratiques traductives semble traversée par de nombreuses dichotomies conceptuelles qui opposent traditionnellement l’esprit et la lettre. On considère en effet généralement qu’il existe deux types de relation au texte et de ce fait deux grandes tendances : d’une part, la traduction littérale, de l’autre, la traduction libre ou littéraire. Ladmiral (2004 : 15-16) fait le point sur l’ensemble de ces « couples célèbres » de l’histoire de la traduction : « la lettre et l’esprit », l’opposition « traduire utorator ou ut interpres » (Cicéron), « verres transparents » et « verres colorés » (Mounin 1955), ou encore « équivalence dynamique » et « équivalence formelle » (Nida 1964). Ces différents couples d’opposition conceptuelle, prévalant plus ou moins selon les époques, apparaissent « comme autant de variations sur le thème d’une même polarité fondamentale qui structure de façon antagonique la problématique […] de la traduction » (Ladmiral 2004 : 18). Lui-même établit une distinction, devenue classique, entre « sourciers » et « ciblistes » :

Les sourciers sont ceux qui traduisent en s’attachant au signifiant de la langue du texte-source qu’il s’agit de traduire ; alors que les « ciblistes » entendent respecter le signifié (ou le sens et la « valeur ») d’une parole qui doit advenir dans la langue-cible.

Ladmiral 1986 : 33

Cette dichotomie trouve un écho dans l’histoire de la photographie d’architecture. Dans ce domaine, on distingue également deux manières d’aborder l’édifice, la préférence accordée à l’une ou à l’autre variant aussi selon les époques. Face au monument, le photographe d’architecture est ainsi confronté à deux possibilités : il peut soit photographier de la manière la plus objective possible en essayant de coller au plus près la vision directe du bâtiment, soit interpréter plus ouvertement l’édifice en renouvelant sa perception à travers des angles de vue inhabituels. Au xixe siècle, la plupart des photographes d’architecture privilégient les prises de vue frontales et générales de façades. Les photographies du nouvel Opéra Garnier à Paris réalisées par Delmaet et Durandelle en 1870 sont particulièrement représentatives de ce style documentaire du xixe siècle, volontairement informatif et descriptif. Les stratégies adoptées demeurent majoritairement « sourcières » et ne permettent pas encore aux photographes d’être reconnus comme des créateurs à part entière.

Ce n’est qu’autour des années 1920-1930 avec l’essor des avant-gardes en Europe et aux États-Unis qu’un tournant décisif s’opère dans la manière de photographier l’architecture. Pour la première fois, la représentation de l’architecture devient un concept actif et créatif. Les bâtiments ne sont plus uniquement représentés par des vues axées et frontales mais par des vues obliques et dynamiques. À l’esthétique moderne de l’architecture du Style international correspond en effet une nouvelle vision photographique qui met en valeur la beauté plastique des nouvelles constructions. Les photographes de cette période proposent d’importantes innovations stylistiques en expérimentant de nouveaux points de vue. Les constructivistes russes et les photographes du Bauhaus comme Alexandre Rodtchenko, El Lissitzky, ou Moholy-Nagy optent par exemple pour des angles de vue inédits en plongée et en contre-plongée[3]. La modernité du point de vue traduit ici la modernité de l’architecture[4].

Deux grandes catégories de photographies d’architecture se dessinent alors : d’un côté, une photographie dite documentaire et commerciale, proche de la traduction littérale ou « sourcière », qui cherche à rendre compte le plus objectivement et le plus fidèlement possible du propos de l’architecte sans recourir à des effets de style ; de l’autre, une photographie dite créative ou subjective, plus proche de la traduction « cibliste » ou littéraire, qui privilégie l’effet produit sur le spectateur.

Après la Seconde Guerre mondiale, ces deux manières de photographier l’architecture coexistent bien souvent. Les deux photographes français Pierre Joly et Véra Cardot, associés dans les années 1960 et spécialisés dans le domaine de l’architecture, optent quant à eux pour une stratégie « sourcière » en ce qu’ils privilégient la fidèle restitution du propos de l’architecte, et retranscrivent fidèlement les dimensions et les volumes d’un édifice. Plutôt que de recourir à des effets particuliers, ils évitent les angles de vue trop appuyés qui risquent de déformer la perspective et choisissent des vues de face ou de trois quarts, réputées les plus lisibles et les plus compréhensibles. Plusieurs vues d’architectures de Le Corbusier réalisées à Chandigarh traduisent parfaitement leur posture. Une vue d’ensemble de la Haute Cour de justice, photographiée de trois quarts, à travers un cadrage large permet ainsi de replacer le bâtiment dans son contexte et d’intégrer un élément naturel au premier plan pour donner une idée de perspective (figure 1).

Figure 1

Véra Cardot et Pierre Joly, Haute Cour de justice, Chandigarh (Inde), 1972[5]

Véra Cardot et Pierre Joly, Haute Cour de justice, Chandigarh (Inde), 19725

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Une autre vue de détail du Secrétariat (figure 2) prise selon un cadrage serré depuis l’intérieur de l’édifice et donnant sur l’auvent traduit quant à elle une bonne compréhension des rapports extérieur/intérieur dans l’architecture corbuséenne.

Figure 2

Véra Cardot et Pierre Joly, Secrétariat, Chandigarh (Inde), 1972[6]

Véra Cardot et Pierre Joly, Secrétariat, Chandigarh (Inde), 19726

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Le regard d’un autre photographe contemporain porté sur ce même édifice traduit une posture spécifique. Il s’agit de Lucien Hervé, photographe attitré de Le Corbusier de 1949 à 1965. Il opte pour une solution radicalement différente. Dans ses images, il n’hésite pas à réaliser des vues rapprochées, des cadrages serrés confinant à l’abstraction. Les jeux d’ombres et de lumière accentués par des contrastes tranchés acquièrent dans ses images une valeur photographique et une beauté plastique incomparables (figure 3).

Figure 3

Lucien Hervé, Haute Cour de justice, Chandigarh (Inde), 1955[7]

Lucien Hervé, Haute Cour de justice, Chandigarh (Inde), 19557

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Ces jeux d’ombres et de lumière qui créent des effets de figures géométriques et abstraites soulignent en outre l’importance de la lumière chez Le Corbusier : « L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » (Le Corbusier 1923/1995). Dans la lignée du Bauhaus et de la Nouvelle Vision, ses vues en plongée et en contre-plongée monumentalisent et magnifient l’architecture tout en retranscrivant l’atmosphère du bâtiment (figure 4).

Figure 4

Lucien Hervé, Secrétariat, Chandigarh (Inde), 1955[8]

Lucien Hervé, Secrétariat, Chandigarh (Inde), 19558

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Après avoir admiré les photographies de Lucien Hervé, Le Corbusier lui reconnaît d’ailleurs des qualités d’interprète. Dans une lettre datée du 15 décembre 1949, il lui écrit : « Je tiens à vous faire mes plus sincères compliments sur votre travail remarquable. Vous avez l’âme d’un architecte et vous savez voir l’architecture[9]. » À l’inverse des photographes Véra Cardot et Pierre Joly qui privilégient le langage architectural, l’approche cibliste de Lucien Hervé consiste à privilégier l’esprit des bâtiments à travers un langage photographique ou ce qu’il nomme lui-même les « vertus photographiques », conçues en termes de valeurs, d’angles de vue, de focales et de temps d’exposition.

À travers tous ces exemples, il est intéressant de constater que l’opposition conceptuelle sourcier / cibliste appliquée à la photographie d’architecture permet de dépasser la dichotomie traditionnelle entre photographie documentaire et photographie créative, et ainsi d’unifier ce que l’on pourrait considérer comme deux tendances d’une même pratique traductive. Autrement dit, le concept sourcier / cibliste permet de nuancer cette opposition en montrant que leur différence est une différence de degré et non pas de nature. Du photographe exposé dans un musée au photographe documentaire, c’est finalement le degré de fidélité au bâtiment photographié plus que la part de créativité photographique qui permet d’appréhender au mieux leurs qualités respectives. Plusieurs photographes ont d’ailleurs conscience du fait que la photographie d’architecture n’est jamais ni un pur document ni une pure oeuvre d’art :

J’ai lu, écrit le photographe Ezra Stoller, qu’il y aurait deux sortes de photographie d’architecture : la « factuelle » et la « créative » ou « artistique »… Je suis convaincu qu’il n’y en a qu’une, celle qui transmet l’idée d’architecture.

Stoller 1963 : 11

De même, Loyrette avoue se méfier de ces « subtiles distinctions » entre photographie objective et photographie subjective, entre photographie d’architecture et photographie d’atmosphère : « Il ne s’agit pas de deux types de photos mais toutes deux avec des moyens différents expriment successivement une vérité de l’architecture » (Loyrette 1980 : 7). L’apport de la traductologie permet ainsi d’interroger sous un nouvel angle cette distinction traditionnelle qui traverse toute l’histoire de la photographie.

3. De la « défectivité traductive » à la « perte d’aura photographique » : réécritures et pratiques allographes

Le concept de « défectivité traductive », élaboré par Berman (1995), et qui consiste à dire que tout texte traduit serait par nature imparfait car second, trouve également une résonance singulière avec certaines problématiques rencontrées dans le domaine de l’histoire de la photographie d’architecture. Rappelons que cette notion de « défectivité » a été formulée dans de nombreux textes sur la traduction. Ricoeur, par exemple, compare la tâche du traducteur à un « travail de deuil » : « En traduction […] il est procédé à un certain sauvetage et à un certain consentement à la perte » (Ricoeur 2004 : 18). De la même façon, Gadamer montre qu’à la traduction « manquera toujours nécessairement une partie des résonances qui vibrent dans l’original » (Gadamer 1976/1996 : 407).

L’idée selon laquelle une reproduction photographique est nécessairement trompeuse et constitue une déperdition par rapport à l’oeuvre qu’elle est censée représenter est également récurrente dans les textes consacrés à la reproduction photographique des oeuvres d’art. Dans la plupart des critiques que l’on adresse à la photographie, à commencer par celle de Baudelaire dans son compte rendu du salon de 1859, celle-ci est jugée utile mais à la seule condition qu’elle accepte de se cantonner à son rôle d’« humble servante des sciences et des arts ». Dans son essai intitulé L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin montre comment la reproduction photographique des oeuvres d’art engendre toujours une perte et une transformation des modalités de sa réception : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hicetnunc de l’oeuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve » (Benjamin 1935/2000 : 71).

Mais plutôt que d’y voir une déficience ou une déperdition, d’autres auteurs y voient au contraire une source d’enrichissement et un processus de révélation de l’original. Ainsi, l’écart entre l’oeuvre d’art de départ et l’oeuvre d’arrivée, à savoir la photographie créée, est pour Malraux la condition de possibilité de ce qu’il appelle le « musée imaginaire ». Le passage des trois dimensions de l’architecture aux deux dimensions de la photographie n’opère pas une réduction mais une démultiplication, un prolongement, voire un parachèvement :

Le monde des photographies n’est que le serviteur du monde des originaux, sans doute ; pourtant, moins séduisant ou moins émouvant, beaucoup plus intellectuel, il semble révéler, au sens qu’a ce mot en photographie, l’acte créateur.

Malraux 1965/2002 : 161

Le philosophe Soulages va même plus loin dans son Esthétique de la photographie en élaborant le concept d’ « art puissance deux » (Soulages 1998 : 290), autrement dit d’une oeuvre d’art faite à partir d’une autre et qui la donne à voir autrement, une sorte de « paraphrase créative » ou de pratique allographe qui acquiert une dimension artistique en redoublant la création qui a déjà eu lieu.

Plusieurs auteurs admettent également qu’une telle perte puisse être compensée dans le domaine de la traduction et même conduire à un gain nouveau. Pour Derrida, la traduction permet à l’original de s’accomplir et de révéler son potentiel caché : « [l]a traduction sera en vérité un moment de sa propre croissance, il s’y complétera en s’agrandissant » (Derrida 1985 : 232). Pour Berman, les traducteurs ont également pour but de « révéler » l’essence du texte original :

On voit aisément que le sens de cette translation est la « révélation » d’une oeuvre étrangère dans son être propre à la culture réceptrice. La « révélation » pleine et entière de cette oeuvre est elle-même l’oeuvre de la traduction, et d’elle-même.

Berman 1995 : 57

Mais une traduction ne vise-t-elle pas à devenir elle-même une oeuvre à part entière ?

La traduction touche l’original de façon fugitive et seulement dans le point infiniment petit du sens, pour suivre ensuite sa trajectoire la plus propre, selon la loi de la fidélité dans la liberté du mouvement langagier.

Benjamin 1923/2000 : 259

Cette idée que la traduction serait un original second, une création originale ou une recréation a été souvent formulée, notamment par Meschonnic qui la compare à un acte d’écriture, de production et non de reproduction :

Si la traduction d’un texte est texte, elle est l’écriture d’une lecture écriture, aventure personnelle et non-transparence, constitution d’un langage système dans une langue système tout comme ce qu’on appelle oeuvre originale.

Meschonnic 1973 : 354

Le traducteur à l’instar du photographe d’architecture devient donc lui-même un créateur à la puissance deux. Dès lors qu’il produit un texte, fût-il de seconde main, ses inventions, ses partis pris, et ses trouvailles doivent être observés attentivement. Ainsi envisagés, ces deux acteurs discrets sortent de leur position traditionnellement effacée. La question reste de savoir où se situent les limites de leur créativité.

Conclusion

Rarement questionnée, la métaphore analogique qui consiste à comparer la photographie d’architecture à une forme de traduction se révèle donc plus complexe qu’il n’y paraît. Plusieurs concepts issus de la traductologie, en particulier le couple d’opposition conceptuelle « sourcier/cibliste » et celui de « défectivité traductive », confrontés à ceux de l’histoire de la reproduction photographique des oeuvres d’art apportent ainsi de nouveaux éclairages sur ces deux pratiques. D’une part, ils permettent de remettre en question d’une manière inédite la dichotomie traditionnelle entre photographie documentaire et photographie artistique. D’autre part, ils mettent en lumière la dimension allographe et créatrice de ces deux disciplines situées à la croisée de la reproduction et de l’interprétation.