Corps de l’article

Imaginons rapidement un monde étrange sans liberté et sans stratégie. Ne serait-ce qu’un instant simulons ce qui prend forme à la suite de cette double disparition.

Considérons donc que la liberté d’action n’est plus. Que reste-t-il alors ? Aucun changement dans la répartition des richesses entre les pauvres et les riches. Ou sur un autre plan, la pollution poursuit la détérioration de la planète et la destruction des ressources naturelles s’amplifie. Ce statu quo dans la situation des acteurs se retrouve sur le plan des idées et de la pensée avec une propension à un conformisme généralisé poussé par des effets de mode. L’évolution est assurée de suivre son cours établi en bon ordre. La dépendance de sentier, les routines, les capacités dynamiques (Teece, Pisano, Schuen 1997; Eisenhardt et Martin, 2000, Teece 2007) annoncent ce que demain sera, quasiment, quelles que soient les unités de sélection (Murmann et al. 2003). Les concepts sont là pour analyser les causalités de la situation mais donnent à la théorie stratégique une étrange tournure. Elle revient à modéliser les évolutions pour mieux accepter le préformisme avec une forme en temps 2 contenu dans la forme en temps 1. Ce qui advient devait advenir et ne fait que prendre racine dans l’instant précédent. La chaîne causale historique est respectée. Les trajectoires sont établies, même pour l’innovation.

Rien ne change, ni se transforme vraiment. Du moins en aucun cas l’acteur ou ses éventuelles stratégies. Lui il reste empêtré dans ses déterminations. Il est agent et agit. Seuls les effets d’agrégation poussent pour permettre une indétermination collective. L’émergence est bien là ainsi que les affres de la contingence rejetant au loin l’action délibérée (Mintzberg et Waters, 1985). En attendant tout un chacun reste ancré dans ses dynamiques et trajectoires.

Les pratiques théoriques en stratégie invitent alors à mener une étude critique des situations (Voronov, 2008) pour mieux dénoncer les voiles d’ignorances, les camisoles des cages de fer constituées par les isomorphismes structurels (DiMaggio et Powell, 1983). Ces critiques sont censées indiquées les abus des dominants et de leurs impositions de contraintes. Les dominés y gagneront une capacité d’interprétation des enchevêtrements d’acteurs, des conventions d’actions et des liens faibles dans l’acteur réseau (Granoveter, 1985). Cependant, à ce jeu du dévoilement, l’emprise des structures reste toujours là et remporte la partie à la fin puisque chacun serait tour à tour acteur dominé – acteur dominant, un temps englobant ou englobé d’un autre. Pas de fuite possible, de liberté ni de stratégie. Il y a plus que le sage théoricien, moine sybarite qui admire le mouvement du monde, pour aider à décrypter, à dévoiler les superstructures, à pratiquer la critique de l’hyper modernité avancée (Giddens, 1994). Pour l’action et la théorie, le problème reste entier.

Les implications concrètes de ces perspectives évolutionnistes ou critiques, implicitement dominantes en stratégie, dessinent un paysage d’une violence rare car les positions sociales ou économiques semblent immuables en dernier ressort. Bien sûr ce qui est, est. Mais surtout ce qui adviendra devait advenir. Alors oui il y a enfermement radical de l’acteur. Les taudis resteront les taudis. Les pauvres et les riches garderont leur place. Ils n’ont plus de soucis à se faire, ils tiendront la place que la sélection leur affectera ou que la critique aura pointée. Le désordre sert l’ordre qui règne et règnera. Le plan de construction, les lignes de force, tout est en place. Face à cela l’acteur n’a plus de liberté qui vaille et surtout la stratégie devient inutile. Ce que l’on appelle stratégie se limiterait alors à n’être qu’un ordre de justification parmi d’autres d’un monde déjà là au service d’un pouvoir établi (Knights et Morgan 1995, Samra-Fredericks, 2005).

Cette double posture des faits établis est fausse. Elle s’avère totalement réfutable puisque dans l’histoire, il y a eu, il y a, il y aura création. Un autre monde a existé, est possible, existera. Cet autre monde, toujours un peu mystérieux tant qu’il n’a pas pris forme, résulte de l’entreprise politico stratégique d’acteurs qui, dans la pleine possession de leur liberté, parviennent à instituer de nouvelles voies d’action et de pensée. Alors oui, liberté et stratégie existent. Le stratège sera celui qui, malgré le tumulte et le brouillard des événements, par le recours à quelques «bâtons d’aveugle » pour s’orienter sur le plan conceptuel et pratique (Hafsi, Thomas, 2005), parviendra par son entreprise politico stratégique à construire, créer, concevoir et transformer les situations d’action et étendre ainsi la liberté des acteurs.

L’existence de la liberté et de la stratégie étant acquise dans leur mutuelle contribution à la transformation de la réalité sociale, cet article expose dans un premier temps les conditions d’existence de ces deux phénomènes étranges tant ils constituent une force motrice pour la volonté humaine, individuelle et collective. Dans un second temps, l’approfondissement du questionnement revient à proposer comme programme général de recherche une théorie de la création de la stratégie à partir du concept de régime stratégique. L’article se termine par une modélisation des différents types de régime stratégique qui sont autant de voies d’extension de la liberté par et pour la création de la stratégie et de l’action collective.

Pause sur la liberté

La liberté peut être posée comme absolu en guise de rappel d’une possibilité de toujours refuser les pages noires de l’histoire. Un travail analytique s’impose tout de même grâce à l’appui de R.Aron (1988) et d’A.Sen (2003) qui récusent l’un et l’autre l’enfermement économique, social et politique de l’acteur, individuel ou collectif. La liberté est plus que la seule situation de choix, du consommateur ou de l’entrepreneur. Sinon, loin d’être un absolu, elle resterait illusoire face aux manques de ressources de certains, ou face aux contraintes subies en situation de travail par les salariés par exemple. Appréhender la liberté en situation nécessite de distinguer deux aspects : la liberté formelle et la liberté réelle selon R. Aron, ou encore la liberté négative et la liberté positive selon A. Sen à la suite de I. Berlin (Berlin, 1958). Le premier aspect insiste sur les entraves imposées par un acteur à d’autres, alors que le second aspect interroge les capacités d’action de l’acteur. Revenant sur cette distinction, C.Taylor (1997), comme R.Aron et A.Sen, montre leur complémentarité indissociable. Toute position théorique visant à privilégier un pôle et uniquement un pôle s’avère non tenable et destructeur. La liberté formelle seule ne dote pas les acteurs de la capacité d’action apportée par la liberté réelle. Quant à la liberté réelle, elle s’affrontera à des restrictions majeures qui l’épuiseront sans les cadres de la liberté formelle. Cette indispensable complémentarité permet à C.Taylor de proposer la liberté comme « aptitude à atteindre nos fins, liberté plus ou moins grande en fonction de l’importance de nos fins » (Taylor, 1997, p.283). Cette définition débouche sur une question plus large des institutions qui, tout en créant l’histoire, permettent ou non une extension de la liberté tant formelle que réelle. L’ampleur des actions des organisations et des entreprises, ainsi que leurs effets, ne permet pas d’ignorer ce problème. A certains égards, ces actions pourraient être considérées comme liberticides car elles peuvent viser à réduire les possibilités d’entreprendre des actions contraire à leurs intérêts immédiats, notamment via des actions de lobbying. Dès lors, quitte à clore un peu trop rapidement le débat, nous proposons d’établir qu’il en va de la responsabilité de toute institution collective d’assurer le développement de la liberté de l’acteur pour éviter de suivre et subir un chemin définitivement établi et tracé. Sans cette responsabilité, il y a dissociation entre les deux pôles de la liberté et dissolution de celle-ci en conséquence. Celui qui se débat dans ses entraves, ses ornières, n’a que faire de ses capacités formelles et potentielles car il ne saurait parvenir à déployer son action. Simultanément disposer de capacités s’avère bien terne et frustrant si les contraintes en interdisent toute exploitation. Il importe dès lors de cerner les conditions de possibilités de ces deux aspects complémentaires entre liberté formelle et réelle. Tout blocage de l’une des deux revient à dissoudre tout espoir de modification dans la situation d’action.

Par cet espoir et cette aspiration à la liberté, l’acteur trouve une force de volonté qu’il n’aurait pas autrement (Proust, 2005)[2]. Ce sentiment de liberté et cette aspiration lui permettent d’exercer un contrôle sur ses dispositions et ses dispositifs d’action. Il peut ainsi interroger en quoi et comment le cours des événements réduit ou amplifie ses degrés de liberté. Ce contrôle renforce ses possibilités, l’aide à moduler l’action. Le vouloir est espoir. Il répond à l’exigence de liberté formelle. L’acteur est invité à participer à la chose collective. Le sentiment d’une possible influence sur le destin collectif, que la contribution soit marginale ou centrale, entretient l’espoir, le mouvement, la volonté et en dernier ressort renforce la liberté. Si l’acteur estimait que quoiqu’il entreprenne rien ne changerait, alors l’immobilisme deviendrait l’option la plus raisonnable. Cette volonté invite à un déclenchement d’opérations de contrôle, individuel ou collectif et social, permettant de transformer l’espace logique des possibles en espace d’action, de changer de déterminations causales. Simultanément, la volonté assure le développement chez l’acteur individuel d’une liberté positive et réelle car il trouve dans cette volonté la capacité de développer réflexivité, planification de ses buts, et flexibilité de réponse face aux situations. Il a alors la possibilité de changer de régime d’action. Malgré les déterminations, il a une capacité relative, donc une liberté relative, pour répondre aux contraintes causales endogènes et exogènes. Autrement dit, un acteur est plus libre qu’un autre lorsqu’il parvient à se construire un répertoire plus étendu de réponses à des situations qui requièrent un contrôle cognitif et émotionnel plus exigeant. Cette liberté relative s’acquiert, se développe, se renforce par le développement d’une capacité d’action et de pensée. Telle est justement l’oeuvre de la stratégie[3].

Cette pause sur la liberté serait incomplète sans un effort analytique symétrique amenant à pratiquer un détour rapide pour interroger la catégorie « stratégie ». Là aussi double aspect, complémentaire, distinguable, non dissociable. La stratégie reste à jamais un art combinatoire visant à la fois la conception ex ante du monde et la transformation sociale de soi et du milieu. L’entreprise politico stratégique ouvre, en pensée et en acte, les événements pour mieux étendre et construire la liberté. Cependant une telle ouverture n’a lieu qu’en assumant un double questionnement réflexif : Que devons nous penser ? Que devons nous faire ? La stratégie porte par ce questionnement vers l’aspiration à une liberté renouvelée et étendue. La première question est celle que pose le philosophe, en particulier le philosophe politique mais pas seulement. Sans elle il n’y aurait pas de liberté formelle, plus de conception autorisée, de quête. La seconde question est celle du politique. Rappelons-nous le « que faire ? » de Lenine. Sans elle pas de liberté réelle pour tenter la transformation.

La relation entre liberté et stratégie prend ainsi forme dans une relation circulaire qui emboîte les deux termes devenus dépendants l’un de l’autre au service d’une quête mutuelle. La liberté passe par la stratégie qui la créée La stratégie appelle la liberté qui la créée Gagner la liberté, par la stratégie, devient désir en soi pour ouvrir les possibles, pour créer de nouvelles formes d’action, pour développer d’autres perspectives, pour créer des activités, pour établir des valeurs différentes. Cette relation intime entre stratégie et liberté débouche sur un questionnement infini où toute situation, en permanence, contient sa remise en cause éventuelle et une probable dislocation. Chaque stratégie (croissance interne ou externe, internationale, innovante, de changement, etc.) vise à renforcer les degrés de liberté de l’acteur mais peut tout aussi bien s’avérer l’action de trop qui épuise l’organisation à la suite de tensions trop importantes. Pour mieux souligner cette difficulté et ce risque radical n’oublions pas que Hegel a saisi la limite de son mode de raisonnement en mettant genou à terre devant la figure d’Antigone. Devant la dialectique des choix imposés par ses deux frères, celle-ci s’est retrouvée à jamais paralysée par ses tourments. Elle s’est dissoute dans son blocage ne parvenant plus à penser, ni à agir. Comment aurait-elle pu dessiner d’autres voies à sa si funeste impasse ? Comment aurait-elle pu sortir de son cauchemar le plus sombre ? A moins d’accepter cet effondrement, l’interrogation dialectique ne peut que se retirer devant le nécessaire moment de l’acte qui créé une brèche dans la réalité. Cette brèche, voilà l’oeuvre de la stratégie et de la liberté. Le stratège Alexandre le Grand offre la figure classique de celui qui sait pratiquer et assumer de telles brèches lorsqu’il tranche le noeud gordien pour faire advenir un autre monde, pour créer d’autres institutions, pour s’ouvrir les voies d’une liberté étendue.

Cette oeuvre mutuelle de création du monde par la stratégie et la liberté reste à certains égards un mystère au-delà du constat de ses effets. Il reste donc à concevoir les voies d’action et de pensée qui assurent une telle création. Ces voies sont construites par différents régimes stratégiques que nous nous proposons d’explorer maintenant.

Les régimes stratégiques à l’oeuvre

Liberté et stratégie s’entremêlent dans leur puissance d’institutions de nouvelles pratiques, de structurations d’autres formes d’action. Loin d’être négatif, reconnaître ainsi le structurant et l’instituant invite au contraire à redonner toute sa place à la nécessité d’étendre le champ des possibilités d’évolution par refus de s’en tenir à ce qui est déjà là. Cette transformation passe par des activités simples, quotidiennes, qualifiables de stratégiques en ce sens qu’elles apportent une modification en profondeur qui touchent les fondements et les fondations des structures de l’action. Ces activités sont aussi dites stratégiques non par leur ampleur mais parce qu’elles façonnent un autre monde qui évite de revenir en arrière, qui empêche la simple reproduction à l’identique de l’asservissement de l’acteur à sa situation du moment.

La viabilité de ce travail de transformation nécessite de pleinement reconnaître une double énigme : celle de l’action collective et celle du stratège. Il s’agit tout d’abord d’assumer la ruse de l’action collective selon laquelle, bien souvent, les fruits de l’action intentionnelle sont inintentionnels et fortement décalés par rapport aux projets initiaux. Nier la part de l’inintentionnel s’avère donc dangereux et totalement illusoire. Au contraire, il importe de penser simplement ce qui prend forme et émerge, de concevoir les déploiements et l’évolution quasi autonome des processus collectifs. Pour autant, comme ce qui prend forme reste construit par l’action collective, le stratégique reste à l’oeuvre en dernier ressort, même dans le non intentionnel, en invitant à interroger comment l’émergence procède. Le deuxième volet de l’énigme, lié au précédent, concerne l’oeuvre de l’acteur stratégique, individuel ou collectif. Bien sûr l’action le dépassera toujours par ses résultats extérieurs. Mais surtout une partie de sa pensée et de son action échapperont toujours non seulement à l’observateur extérieur mais aussi à l’acteur lui-même. Une part d’inconnu restera toujours présente alors que les processus mentaux et les pulsions de l’inconscient formeront les préférences pour telle ou telle stratégie sans qu’il soit possible de totalement les connaître ni les maîtriser.

Tant la stratégie que la liberté touchent ainsi les tréfonds des arcanes de la création de l’action individuelle et collective. G.Hamel (1998) l’avait parfaitement saisi en invitant à travailler sur et pour une théorie de la création de la stratégie. Bien qu’un peu longue, il nous semble intéressant de citer in extenso cette invitation car elle précise clairement les enjeux : « anyone who claims to be a strategist should be intensely enbarassed by the fact that the strategy industry doesn’t have a theory of strategy creation. It doesn’t know where bold, new value-creating strategies come from. There’s a gaping hole in the middle of the strategy discipline What we need is a deep theory of strategy creation. Think about the amount of progress that has been made during the past fifteen years on the content of strategy: competitive rivalry, the resourced based view of the firm, hypercompetition, coalitions, knowledge management, etc. Now ask, how much progress has been made on the practice of strategy? Or compare the rate of innovation during the past twenty years in how companies develop products, manage the supply chain, or build quality into products with the rate of innovation in how they do strategy. Case closed.

The questions we must address are these: how can we create a cambrian explosion of innovative strategies inside the firm? What does it take to invent new strategy « S » curves? To answer these questions, we must have a theory of strategy innovation. Developing such a theory is a grand project. All I can do here is to offer a few starting propositions. I agree with Mintzberg that strategy « emerges ». But I don’t believe the emergent nature of strategy creation prevents us from aiding and abetting the process of strategy innovation. We are not helpless. The reason I don’t believe we’re helpless is because strategy doesn’t simple emerge rather it is emergent, in the same full-bodied sense that life is emergent ».

Fort étonnamment, ce programme a été peu repris par le corpus[4] qui reste ancré dans ses questionnements sur le dirigeant, la firme et son environnement concurrentiel ou ses ressources et compétences (Nag, Hambrick et Chen, 2007) malgré une invitation croissante à se concentrer sur les pratiques et activités des stratèges lors d’épisodes stratégiques (Whittington 2006, Hendy et Seidl, 2003). L’une des principales raisons du manque d’attention à la création de la stratégie résulte d’une tendance à critiquer son existence même en reléguant la catégorie de la décision stratégique (Hendry 2000, Langley, Mintzberg et al, 1995) ou en soulignant les effets de structuration par l’activité stratégique (Jarzabkowski, 2008) pour parfois le déplorer. Du coup la part d’imagination radicale portée par la création d’une stratégie peut difficilement être approchée.

L’une des rares recherches explicitement centrées sur le phénomène de la création de la stratégie indique la voie conceptuelle à emprunter par un retour sur les activités des managers et des stratèges au-delà du seul recours à des dispositifs généraux de décision et de management stratégique (Regnér, 2003). Ces activités de questionnement stratégique diffèrent selon le niveau organisationnel (centre vs. périphérie) et selon les activités d’assimilation de connaissance et de raisonnement (déductif vs. inductif). A ce titre comprendre les origines de la stratégie exige de cerner les actions et les processus cognitifs déployés (Gavetti, Rivkin, 2007). Cependant une telle approche se limite à exposer les processus stratégiques mis en place et pratiqués par les acteurs. Suivre uniquement une telle approche revient à ne pas formaliser ce qui prend forme ni le type de dynamique créé par la stratégie en tant qu’activité de transformation, de déformation et de formation de l’action collective qui étend la liberté de l’acteur. Pour avancer sur cette voie, et donc contribuer à une théorie de la création de la stratégie, nous considérons comme nécessaire de modéliser les régimes stratégiques à l’oeuvre. Chaque régime stratégique forme un type de dynamique d’action et correspond à une logique particulière de création de la stratégie par laquelle l’acteur établi un mode d’être au monde, construit la manière dont l’action collective inscrit un mode d’avoir et d’appropriation, institue une dynamique de création de valeur.

Un régime stratégique définit tout d’abord une forme de pensée particulière sur le monde. Appréhender cette forme de pensée nécessite de revenir sur les opérations mentales du stratège (Martinet, 2000) qui procèdent au sein des deux couples (actualisation – virtualisation) et (réalisation – potentialisation) tout en privilégiant telle ou telle activité mentale (jugement, représentation, croyance, acceptation) et en manifestant une rationalité dominante (instrumentale, cognitive, axiologique, téléologique) (Tannery, Métais, 2001). Le premier couple travaille avant tout sur les conditions de la liberté formelle car il porte plus particulièrement sur le plan de la conception, de l’exploration. Le second couple quant à lui intervient sur les conditions de la liberté réelle car il concerne le plan de la réalité. Un régime stratégique définit aussi une forme de relation à l’autre selon la place et la part données aux processus individuels ou aux processus collectifs dans l’action. Un régime stratégique définit enfin une forme de projection dans le temps et dans l’espace pour l’action collective. Dans le temps par l’inscription de l’action collective entre le passé, le présent et le futur, désirés, vraisemblables ou possibles. Dans l’espace par la manière de transformer le milieu de l’action collective en jouant sur des distances variables, rapprochées ou éloignées. Cette projection dans le temps et dans l’espace, mais aussi hors du temps et de l’espace par l’imagination radicale d’un ailleurs, opère dans le cadre somme tout assez classique du questionnement stratégique qui invite à forger un diagnostic, à construire une identité collective, à projeter une vision et une intention, à allouer des ressources. Les différents cas de figure caractérisent une création et une mise en mouvement spécifiques pour l’action et la pensée stratégiques.

Concevoir les régimes stratégiques revient à dessiner et désigner les linéaments minimaux requis pour faciliter la création de l’activité stratégique. De manière symétrique, une telle conception fournit une aide pour renforcer la liberté d’action en indiquant les leviers et registres à activer pour tenter le développement de l’activité stratégique ainsi que l’extension de la volonté. Encore faut-il y parvenir avec une parcimonie et une économie cognitive suffisantes pour qu’en situation l’acteur saisisse aisément et effectivement comment procéder, ce qu’il lui faut agir, interroger et mobiliser. Le travail de modélisation proposé ci-dessous s’y emploie, au moins parce que chaque régime opère avant tout via deux processus élémentaires, et seulement deux. Les régimes stratégiques exposés indiquent, dès lors, les voies de création de la liberté. L’ordre d’exposition de ces régimes est aléatoire. Aucun n’a de raison de bénéficier d’une préséance sur les autres. Ils constituent un paysage global au sein duquel se trouvent le stratège et l’acteur collectif pour son action, pour assumer et vivre sa liberté par son activité stratégique. Au sein d’une organisation, le stratège ne fait pas appel à un régime stratégique au hasard mais en fonction de la situation, des enjeux de positionnement de l’action et des processus d’évolutions en-cours. Pour un certain niveau organisationnel ou pour un certain horizon temporel ou encore vis-à-vis de certains acteurs il peut être opportun de choisir un type de régime stratégique comme voie de création alors qu’il faudra mobiliser un autre régime pour une autre situation. Ainsi une crise radicale requiert la mobilisation d’un régime stratégique qui assure la création d’un imaginaire pour ouvrir de nouvelles voies alors qu’à d’autres moments il sera plutôt nécessaire d’opérer sur l’approfondissement des conditions de réalisation par un régime stratégique sui assure la création d’une performance. En corollaire, au sein d’une organisation, plusieurs régimes stratégiques sont à l’oeuvre selon les exigences de la situation. Chaque régime stratégique, à son niveau, contribue à faire tourner les roues infinies de la vie sociale et économique selon une certaine logique. L’enjeu théorique et conceptuel poursuivi dans cet article est moins l’articulation cohérente entre les régimes que la compréhension de leur dynamique pour mieux agir sur le monde en vue d’étendre la liberté.

La création d’un imaginaire ou le régime de virtualisation

Proposition 1.1 La création d’une stratégie forme un imaginaire pour l’action par la pratique d’un régime stratégique de virtualisation qui étend et détend à l’infini les cadres de la liberté, formelle et réelle.

La création d’une stratégie vise en dernier ressort à construire des institutions pérennes. Etablir ainsi des fondations particulières pour l’action collective revient à provoquer une mutation du système d’action. On touche là au coeur du projet politico stratégique. La réussite d’un tel projet se manifeste dans un mouvement social qui focalisera l’attention et captera les idées autour d’un imaginaire social, historique et économique. L’histoire des stratégies présente une trace concrète de telles créations liées à l’avènement de concepts majeurs pour penser l’action. On peut citer par exemple : les stratégies de volume et les économies d’échelle, les stratégies de différenciation, le sur mesure de masse, la mondialisation, etc. A chaque fois il y a création d’un monde qui ouvre sur de nouvelles voies de liberté tout en refermant un autre monde[5]. Constater le phénomène importe moins pour la théorie stratégique que la compréhension des conditions de son existence. Celle-ci résulte de la pratique d’un régime stratégique spécifique de virtualisation d’abord de la part du stratège mais qui doit aussi se propager auprès du corps social et de la société.

En première instance, la création d’un imaginaire s’apparente à la production de modèles hallucinatoires quasi délirants. De telles divagations procèdent d’une pensée errante en dehors de cadres préétablis. Elles mobilisent la fonction perceptive et réflexive de l’acteur stratégique en lui permettant d’envisager de nouvelles déterminations source d’autonomie, donc de liberté radicale. La tendance à ne mémoriser ex post que les stratégies réussies, au lieu de la conception de celles-ci en contexte dans un champ de pratiques alternatives, limite la possibilité de donner toute la place qui revient au régime stratégique d’imagination et de virtualisation. L’oubli guette qui laisse le stratège un peu démuni en situation. La question clé consiste moins à savoir si l’avantage sera au pionnier ou au suiveur que de savoir comment ouvrir une nouvelle voie et développer un autre imaginaire. Cela vaut pour des innovations sociales majeures (ex la sécurité sociale), pour des produits nouveaux (ex l’ordinateur) ou encore pour des projets industriels ou sociétaux qui ont périclité ou ne fonctionnent pas bien (par exemple le familistère). A chaque fois advient un autre mode d’action qui se traduit par une mutation du corps, physique et mental, individuel et social. On peut aussi voir juste un embryon d’imaginaire prendre forme via l’émergence d’organisations ou de représentations sociales et quelques théoriciens phare. Ce régime stratégique par les opérations de virtualisation pratiquées par les acteurs revient à désigner un nouveau monde, au double sens de dessin et de dessein.

Proposition 1.2 Le régime stratégique de virtualisation assure la création d’un imaginaire par la combinaison de pensées et d’actions d’évaluation et d’argumentation pour inventer de nouvelles libertés (figure 1).

Figure 1

La création d’un imaginaire ou le régime de virtualisation par la dynamique du couple évaluation – argumentation

La création d’un imaginaire ou le régime de virtualisation par la dynamique du couple évaluation – argumentation

-> Voir la liste des figures

A. Sen a très clairement exposé le double mouvement de pensée et d’action requis pour instituer un imaginaire social et économique. Il insiste sur la nécessaire combinaison d’une part de l’évaluation sur base d’informations et de critères de décision, d’autre part de l’argumentation en faveur de tel ou tel critère. Cette double opération permet d’envisager et d’établir un nouvel ordre d’action, pour étendre la liberté formelle et réelle comme le démontre l’analyse de quelques cas[6].

La crise économique déclarée autour de 2007 révèle a posteriori d’une orientation collective autour et vers un imaginaire par la pratique d’un régime stratégique qui virtualise une forme particulière d’engagement pour l’avenir. Avant même d’être une crise il y a eu pendant au moins trois décennies concentration tendancielle des actions entreprises vers un même projet. Tout se passait comme si tout un chacun développait et pratiquait les mêmes aspirations. Un imaginaire avait été établi qui poussait, favorisait et instituait certaines logiques d’action au détriment d’autres. Sur le plan empirique, la documentation du phénomène commence à être correcte (Davis et Thomson 1994, Betbèze 2003) et nous offre l’occasion d’apprécier les leviers de la création d’un imaginaire.

L’ensemble de la dynamique repose sur un double mouvement à la suite de la montée croissante d’opérateurs financiers dans le capital social des entreprises, d’abord aux Etats-Unis puis ensuite en Europe. Afin de servir leurs intérêts et projets, ces opérateurs ont eu recours à un système d’argumentation particulier centré autour de la théorie de l’agence (principal – agent, contrat, passager clandestin, aléa moral, opportunisme, incitation, etc.) qui a véhiculé une certaine idée des conditions de l’action et de l’acteur social. Cette argumentation a été renforcée par l’édiction d’un système d’évaluation en leur faveur autour d’un principe de création de valeur actionnariale, d’un critère de maximisation du taux de rentabilité des capitaux investis et enfin d’un rejet de règles de jugement, notamment juridiques, qui auraient pu bloquer leur liberté d’action (ex : « poison pill » pouvant limiter les OPA). Il y a donc eu création par un langage dominant et un système de jugement de ce qu’il convient de faire. Grâce à cela les opérateurs financiers ont gagné une liberté d’action quasi infinie dont ils ont usé et abusé pour imposer leur monde aux autres acteurs économiques. L’imaginaire ainsi créé est fondamentalement politique en amenant chacun à concevoir et s’organiser selon les conditions ainsi construites. Il serait aussi possible de mobiliser une autre réalité, celle du travail, pour aboutir à un même type d’analyse comme le montre de nombreux travaux en sociologie du travail. Les responsables d’entreprises visent en effet à assigner une certaine place sociale aux salariés en comprenant qu’il leur faut transformer la société pour disposer d’une force de travail en adéquation avec leurs objectifs pour que le mode de production ou de consommation satisfassent leurs objectifs. Pour y parvenir, outre l’argumentation et la dénomination de certaines logiques (ex : la compétence, la flexibilité, l’entrepreneuriat, l’innovation, etc.) il y a mise en place d’un ensemble d’évaluation de l’action (ex : individualisation du salaire, rémunération variable, gestion prévisionnel des emplois et des compétences, etc.).

Pour être fondée cette analyse nécessite d’en trouver la trace dans la pratique effective des stratèges. L’extrait suivant d’un raisonnement mené par un Président d’une multinationale dans une de ses notes stratégiques écrites montre la pratique du régime stratégique qui vise à créer un imaginaire via un certain effort de virtualisation. Voici le passage : « Notre ambition stratégique demeure inchangée : être un vrai leader mondial des matériaux de construction. Nous constatons les progrès faits dans cette direction, mais voulons être encore plus ambitieux, en donnant un clair contenu au mot de leader, et en le justifiant à la fois par le niveau de la performance et le dynamisme de la stratégie ». La pensée pratiquée ici revient à donner les critères de jugement (« niveau de performance ») mais aussi à dire combien l’imaginaire construit pour l’avenir repose sur un langage et un effort d’argumentation (« le justifiant » « donnant un clair contenu ») en nécessitant de désigner le monde (« leader des matériaux de construction »).

Ce régime stratégique, par la virtualisation qu’il porte et la création de l’imaginaire qu’il apporte, constitue un acte de pure liberté qui se traduit dans le mode de relation à l’Autre. Il y a affectation pour cet Autre de nouvelles valeurs, de nouveaux rôles, des positions à occuper, des opérations à effectuer, des actions à mener. Cette affectation est établie sans considérer cet Autre comme une gêne éventuelle, comme un obstacle pour l’action, ou encore comme une contrepartie à prendre forcément en compte. Il s’agit de lui désigner une place. En quelque sorte il est réifié. On décrit pour lui son importance, son poids, le scénario à venir sans qu’il puisse intervenir pour contrecarrer, sans que son avis soit utile. C’est une pièce déplacée – placée – replacée – remplacée que l’on habille d’atours divers et variés pour dessiner le monde tel qu’on le projette et l’on souhaite qu’il advienne. Sous cet angle, ce régime peut bien sûr devenir rapidement totalitaire si les résistances de l’action, travaillées par les autres régimes, ne pouvaient se manifester. Cependant, dans le cadre de ce régime stratégique de virtualisation, le stratège a le temps pour lui car il joue sur et pour la durée. Relevant de la création idéologique, l’imaginaire ne prend pas forme automatiquement, dans l’instant immédiat, du jour au lendemain. Il y a tout un temps foncièrement long de préparation, de maturation, durant lequel doucement mais sûrement d’autres critères dominants pour évaluer l’action sont mis en avant, des nouveaux mots sont formés et circulent. G. Durand l’a analysé par son repérage de l’existence de bassins sémantiques à l’appui de mythes (Durand, 1996). Il en a été ainsi pour le Romantisme, la Révolution industrielle, de manière plus récente le Libéralisme (Laval, 2007) ou encore la Mondialisation, la révolution Internet A chaque fois il y a création d’un fait anthropologique au sens de nouvelle pratique humaine portée par l’imaginaire créé. L’usage du terme révolution (en situation ou ex post) se justifie alors pleinement. Cette relation au temps se prolonge sur le plan de l’espace. Celui-ci devient non plus une contrainte mais une zone à gagner. Il y a opération sur un mode expansif. Les déplacements, ainsi que les manoeuvres sont possibles et ouvertes, plurielles et multiples.

Ce régime stratégique est une voie d’extension de la liberté car il permet de créer l’imaginaire dans lequel l’autre devra se déployer. Il permet une domination mentale sur les actions d’autrui. Cette domination sera d’autant plus forte qu’elle déterminera aussi les passages à l’acte. Cela requiert une actualisation de l’imaginaire par un régime stratégique qui assure la création d’un pli pour l’action.

La création d’un pli ou le régime d’actualisation

Proposition 2.1 La création d’une stratégie instaure un pli pour l’action par la pratique d’un régime stratégique d’actualisation qui détermine et structure la liberté, formelle et réelle.

La création d’une stratégie appelle, à un moment ou un autre, de parvenir au passage à l’acte du projet imaginé et désiré pour transformer le monde. Cette actualisation nécessite une focalisation de l’attention autour de certains critères et principes d’action ainsi que l’activation de déterminations jugées comme essentielles pour le projet. Cette actualisation, qui revient à donner une forme particulière à la réalité, procède d’un régime stratégique spécifique qui créé un pli pour et dans les cadres de l’action. Ce fut le cas au 16e siècle avec la comptabilité et le compte dit « en T » pour appuyer l’ordre marchand. Cela pourrait être le cas actuellement en ce début de 21e siècle avec la rénovation des normes comptables internationales pour appuyer la financiarisation des échanges. Les exemples et cas de figure présents ou passés pourraient être multipliés. Il importe dès lors de cerner en quoi consiste l’introduction et la création d’un pli, notamment à la suite de la création d’un imaginaire.

Lorsqu’une action collective, un événement ou une organisation se manifestent il peut y avoir simple reproduction d’un même déjà là, d’une poursuite de trajectoire et d’activité. Mais pour qu’il y ait même et poursuite, il a fallu à un moment donné générer une différence. Il a fallu qu’une singularité radicale prenne forme par l’introduction d’un certain plan pour l’action. Ce plan, fruit de l’imaginaire, dessine les contours pratiques du projet politico stratégique que les acteurs sont censés suivre. Les conditions de l’action ont été pliées différemment, de manière particulière.

Ce régime stratégique revient à découper le monde autrement, à établir un autre spécifique, une autre singularité. Il y a pliure et trame, découpage et rupture. Tel objet, tel acteur, telle relation hier absente devient manifeste, patente, concrète. Bien sûr si cela perdure, si la répétition s’installe, alors l’évidence prend le dessus. Chacun reconnaît que le client à telle type de demande, que le produit sert à cela, que l’ouvrier mène telles opérations, que le dirigeant doit agir ainsi Mais avant de parvenir à une telle reconnaissance une autre forme d’action prédominait.

Que signifie cette possibilité d’une reconnaissance ? Tout simplement que la perception a bougé, que le pli a pris forme. Il s’est défini. Il a pu être perçu dans sa répétition et sa singularité permanentes. Dorénavant le pli est pris, il est là, il reste là. Retournons un instant sur notre comptabilité : dorénavant tout le monde suit les comptes en T jusqu’à ce qu’un autre pli prenne forme pour que dorénavant tout le monde se plie à d’autres conventions de vérité et normes à pratiquer en matière comptable.

L’introduction d’un pli et la création d’une forme procèdent d’une clôture et de la mise en place d’un monde en soi. Il s’agit d’un devenir singulier pour l’action que révèle une logique interne et s’institue comme différence. Différent d’hier, un nouvel ici et maintenant va pouvoir se répéter, se décliner, se déployer, s’écouler. Introduire et créer un pli revient en cela à délimiter, à découper, à coordonner et à diviser des activités qui préalablement n’étaient pas actualisées, mises en forme.

Figure 2

La création d’un pli ou le régime d’actualisation par la dynamique du couple rationalisation – identification

La création d’un pli ou le régime d’actualisation par la dynamique du couple rationalisation – identification

-> Voir la liste des figures

Proposition 2.2 Le régime stratégique d’actualisation assure la création d’un pli par la combinaison de pensées et d’actions de rationalisation et d’identification qui établissent un schéma dans lequel s’écoule la liberté (figure 2).

Créer un pli procède d’un double mouvement qui assure l’actualisation récurrente, auto renforçante, d’un schéma d’action et de pensée qui prend forme et devient un plan de réalité. Le pli pour se construire requiert l’établissement d’un système de rationalisation qui amène les acteurs à estimer et croire que les règles et le mode opératoire conviennent et sont correctes (ex : management de la qualité totale, sur mesure de masse). Autrement dit, ils allouent leurs ressources cognitives et temporelles au respect de ces règles, critères et principes d’action. Ils suivent ainsi le pli formé en estimant que pour faire cela il faut suivre telle ou telle règle. Ce faisant les acteurs bénéficient d’un statut, d’une position sociale établie par ce pli, par ce mode d’action. Dès lors ils s’identifient à ce rôle. Ils se représentent le monde à travers la manière d’être et de vivre déployé par ce pli (ex : audit qualité, client qui définit ses options).

La création du pli équivaut à une nouvelle forme d’être au monde. Elle définit une manière d’agir sur le monde et repose sur la perception que cette manière est la bonne, qu’il est judicieux de s’identifier à elle (ex : normes Iso, répondre aux exigences singulières du client). Se propage ainsi une certaine logique d’action collective. Le regard posé sur les règles et l’utilisation des règles donnent un nouveau schéma pour l’action, introduit les contours ici et maintenant qui petit à petit en deviennent évidents. Il y a dynamique d’actualisation, instanciation par introduction d’un pli, par la création d’une forme, d’un schéma de pensée et d’action pour le collectif. Cette dynamique d’actualisation prend définitivement forme lorsque s’installe une propension spontanée des acteurs à la suivre, à l’adopter, à se l’approprier. Chacun attend de l’autre qu’il se comporte selon les règles établies.

Deux recherches ont particulièrement abordé, même indirectement, cette forme de création et ce régime stratégique.

D’une part, celles de E. Goffman (1967, 1974) sur les ordres d’interaction. Celui-ci montre en quoi et comment les dispositifs organisationnels élémentaires (ex : une file d’attente, le cadre de l’échange entre malade et médecin) désignent des manières d’agir et simultanément structurent les perceptions qu’ont les acteurs de leur rôle et du rôle de l’autre. Cette double composante (rationalisation – identification) de l’interaction sociale et technique est ainsi créatrice d’un ordre pour l’action. Elle actualise un schéma général dont la dynamique auto entretenue amène les uns et les autres à se conformer et à suivre le pli de l’action. Par l’étude de ces ordres d’interactions, Goffman en arrive ainsi à proposer une explication de la création d’un plan institutionnel majeur comme le système psychiatrique de son époque.

D’autre part, celles de K. Weick (1993) sur les crises organisationnelles. Ses recherches ont le principal mérite de porter sur des pratiques locales (ex : échanges entre pilotes dans un cockpit d’avion) dont dépendent le fonctionnement d’un système plus global (ex : le transport aérien). En étudiant ces pratiques il explique en quoi et comment l’action suit un pli particulier, une forme spécifique. Par ailleurs, en étudiant l’échec, la rupture et la crise dans ces plis il montre que la construction et la destruction de l’action collective procèdent des mêmes processus (Dupuy 1992). Tous les événements critiques et dramatiques étudiés par Weick présentent la même dynamique de création :

  • les acteurs suivent des règles opératoires auxquelles ils ont de bonnes raisons de croire qu’elles leur permettront d’être efficace ou performant (ex : éteindre le feu de type « 10 heures » dans le cas du désastre de Man Gulch);

  • les acteurs en suivant cette rationalisation en viennent à s’identifier à la manière d’agir et se représentent le monde comme correspondant à cette rationalisation (ex : être pompier face aux feux grâce à et avec ses instruments).

Comme précédemment, la trace de la création d’un pli par un régime stratégique d’actualisation d’un projet se retrouve dans les raisonnements stratégiques pratiqués par écrit par le Président de la multinationale cité précédemment. D’une part, il délimite clairement des principes d’action stratégique et un système de rationalisation de l’action dans son organisation comme l’atteste le passage suivant : « réussir suppose donc, plus que jamais, conjuguer création de valeur (retour sur actifs supérieur au coût des financements) et croissance (à un taux supérieur à notre objectif affiché) ». Cette rationalisation renvoie à un certain monde auquel il est fait référence. D’autre part, il y a identification à un type de stratégie qui énonce le pli à suivre. Cet aspect ressort dans l’extrait suivant qui donne à la fois la manoeuvre stratégique de concentration qu’il s’agit de suivre en réponse à certaines valeurs de valorisation par les marchés financiers auxquelles les dirigeants s’identifient : « Les mouvements de concentration se poursuivent dans nos industries. Nous voyons autour de nous, comme dans d’autres secteurs, combien les positions relatives peuvent être rapidement modifiées alors que les marchés financiers valorisent modérément notre potentiel ainsi d’ailleurs que celui de nos principaux concurrents ».

Cependant, la création d’un pli par cette dynamique d’actualisation peut amener les acteurs à se déconnecter de la réalité : ils suivent des règles, ils pensent que leur métier et leur identité est de suivre ces règles, et ainsi de suite. Il y a formation d’un système autoréférentiel que l’on retrouve dans la plupart des analyses explicatives d’échecs stratégiques majeurs, par exemple ceux d’Enron (Chaterjee 2003) ou de Polaroid (Tripsas et Gavetti 2000). Pousser à l’extrême la création d’un pli peut donc détruire la liberté de l’action en imposant un mode d’action au sein duquel l’acteur peut perdre tout ou partie de son libre arbitre et le contrôle volontaire sur ses projets et actions. En cela, pour celui qui créé le pli, ce régime stratégique est une voie d’extension de la liberté car il impose à l’Autre le plan d’action auquel il s’identifiera et au sein duquel il agira. Il permet une domination pratique sur les actions d’autrui en lui régulant une certaine manière d’agir. Encore faut-il s’assurer des réalisations récurrentes par un régime stratégique qui assure la création d’une performance pour l’action.

La création d’une performance ou le régime de réalisation

Proposition 3.1 – La création d’une stratégie vise une performance pour l’action par la pratique d’un régime stratégique de réalisation qui renforce la liberté, formelle et réelle.

La création d’une stratégie revient à créer les moyens et conditions de sa réalisation. Cette concrétisation, qui permet à la réalité d’advenir, présente une dualité extrême faite d’indétermination totale et de détermination totale. Ce qui est, est. Une fois le réel advenu, il n’y a plus d’échappatoire. Ainsi, après avoir réalisé un investissement stratégique une entreprise ne peut plus revenir en arrière. Et pourtant, simultanément, cet investissement stratégique reste indéterminé. Rien ne prédéterminait à ce qu’il en aille forcément ainsi, d’autres chemins auraient aussi pu être empruntés. D’autres investissements sont toujours envisageables. De plus cette ouverture qui existait hier, vaut aussi pour demain, pour ce qui adviendra. Dans ces conditions la réalisation d’une stratégie représente un état quelconque du monde sans signification a priori, sans une signification qui le précède et pilote son actualisation et sans que cette signification soit éternelle. Fruit du hasard de l’action, cet état du monde n’est pas modifiable une fois réalisé. Et pourtant il n’est rien d’arrêté. Il poursuit sa lente et inexorable course permanente vers un état autre.

Cette dualité radicale de la réalité couplant indétermination et détermination selon l’attention portée aux événements permet de considérer l’existence d’une liberté dans et par l’action stratégique. La liberté ne s’impose plus seulement par une quête formelle d’un sens pour l’action visant la construction d’un réel. Elle s’avère plus vaste et forte que cela. Nul besoin de recourir à un sens puisque le réel est là, déjà, encore et toujours là. Un réel inexorablement vaste, infini et indéfini. En son sein la création d’une stratégie vise avant tout à faire advenir quelque singularité sensible en stabilisant un ordre parmi un ensemble de multiples déterminations. Tant la pensée stratégique grecque, avec l’idée du Kairos, que la pensée stratégique chinoise, avec le principe d’une propension des choses, ont envisagé ce phénomène. Il y a fermeture et ouverture. Ce qui compte pour la stratégie c’est d’assurer un passage continu en usant de la liberté pour clore un moment et s’ouvrir à un autre par un déplacement permanent au sein de zones de résistance. Autrement dit, la stratégie est là pour permettre de faire advenir une réalité, instant après instant. Loin de tout ordre permanent de stabilité, il importe d’assurer le déploiement de l’action. Un tel déploiement consiste en la création d’une performance dans les deux sens du terme utilisé aussi bien par les gestionnaires que dans les pratiques artistiques. D’une part, il y a performance par regroupement d’acteurs qui réalisent des actions et interviennent sur la réalité pour créer sensations, mouvements, productions et échanges au bénéfice d’autres acteurs. D’autre part, il y a performance par création d’une option du réel et construction d’une empreinte sur le réel, soit par confrontation radicale avec la rugosité du monde, soit dans un contact plus fluide qui laisse place à la circulation des idées et des actions. Un regard rétrospectif, classique en gestion, sur le résultat et sur l’output vient qualifier les transformations opérées par cette empreinte sur le réel.

Proposition 3.2 – Le régime stratégique de réalisation assure la création d’une performance par la combinaison de pensées et d’actions de rationalisation et d’évaluation pour ouvrir à la liberté de l’instant (figure 3).

Figure 3

La création d’une performance ou le régime de réalisation par la dynamique du couple évaluation – rationalisation

La création d’une performance ou le régime de réalisation par la dynamique du couple évaluation – rationalisation

-> Voir la liste des figures

Loin d’une complexité sans nom, la performance permise ou recherchée par ce régime stratégique qui contribue à la réalisation de la stratégie se construit par un travail récurrent autour de deux leviers somme toute assez simples. La réalisation passe par une pratique de l’évaluation car les acteurs agissent selon les fins et les moyens, selon les conditions et projets qu’ils jugent et évaluent comme performants et pertinents. En cela l’évaluation revient à élaborer des critères de jugement sur le réel, présent ou souhaité, ainsi que sur les actions en cours. Ensuite la pratique de cette évaluation et de ce jugement, les acteurs privilégient certains modes opératoires et certains principes d’action qu’ils estiment opportuns pour parvenir à une certaine performance afin de transformer le réel et d’agir sur ses conditions. Les acteurs en suivant cette rationalisation en viennent à évaluer les contours et conditions de l’action collective et du monde et interrogent les voies et moyens d’actions à partir de cette rationalisation et des projets imaginés.

La stratégie, comme la liberté, peut vite devenir de vains mots, bien que séduisants. Ce régime stratégique de réalisation vise à éviter ce piège de l’absence de concrétisation par la création d’une performance. Celle-ci nécessite un ordre de stabilisation pour parvenir effectivement à marquer la réalité. L’histoire des techniques et des innovations apporte une riche source d’information pour saisir les conditions spécifiques de la réalisation et de la création d’une performance. Tel est le cas de l’histoire proposée par A. Chandler de l’innovation radicale que fut la conception de la firme multi divisionnelle par Dupont entre 1920 et 1921. Cette innovation organisationnelle repose en effet sur la création d’un système de performance en phase avec la stratégie de diversification. Ce groupe pour concevoir la stratégie multi divisionnelle a dû simultanément mener une évaluation de l’action (statistiques sur les performances, analyse des sources de perte, comparaison avec d’autres groupes), proposer de nouveaux systèmes d’évaluation (formule du retour sur investissement, analyse de rentabilité pour comparer les projets, uniformisation des rapports mensuels des branches), s’affranchir du critère de rationalisation de l’action établi par le Président de Dupont (théorie de l’organisation fonctionnelle et spécialisation), établir un autre mode de rationalisation de l’action (création de divisions, mise en place de fonctions de support et de la technostructure au niveau du groupe) (Chandler 1962). Un nouveau régime de réalisation a donc été mis en place qui a créé un nouveau cadre pour la performance.

Ce double levier se retrouve dans le raisonnement stratégique écrit par le Président de la multinationale étudiée ci-dessus lorsque par écrit il développe l’affirmation suivante en vue de définir le les conditions de réalisation à pratiquer au sein du groupe : « Nous confirmons l’objectif minimal daccroissement de productivité de x % par an pour des opérations stabilisées. Pour y parvenir les activités amélioreront significativement le contrôle de la performance en réalisant un benchmarking plus précis du notre niveau de performance par rapport à celui de nos concurrents, en affinant les méthodes d’analyse des coûts, et en sachant mieux caractériser les effets de rentabilité des produits/marchés ». Dans ce raisonnement apparaît clairement la nécessité d’opérations d’évaluation pour réaliser la stratégie (benchmarking par rapport à la concurrence, caractérisation de la rentabilité, etc.) tout en édictant un principe d’action général (accroissement de la productivité). La création de cette performance via ce régime stratégique de réalisation poursuit l’oeuvre accomplie par les précédents régimes stratégiques. Cette performance concrétise la création d’un imaginaire par la désignation d’un monde (« leader des matériaux de construction ») et l’établissement de critères de jugement à prendre en considération (« niveau de performance »), puis la création d’un pli pour actualiser cet imaginaire par l’édiction de principes d’action (« conjuguer création de valeur et croissance ») et identification à une « valorisation » de la stratégie par les parties prenantes externes, notamment les marchés financiers.

Le régime stratégique qui assure la réalisation de l’action et la création d’une performance inscrit l’acteur stratégique dans une continuité dans le temps par la poursuite, jour après jour, de sa capacité d’action et aussi dans ses espaces d’action par une stabilisation structurelle de ses champs d’opération et de décision. En cela la réalisation de la stratégie et la création d’une performance renforcent la liberté réelle par une mise en place des capacités d’action. La liberté formelle se trouve aussi renforcée car la poursuite de la performance permet de se prémunir des entraves imposées par les Autres pour mieux suivre l’évolution guidée par les initiatives stratégiques (Lovas et Ghoshal 2000). L’Autre se retrouve affecté d’une place précise en tant que facteur contributif à la performance et au programme de réalisation. Simultanément, par effet de symétrie, la création d’une performance représente une ouverture pour la liberté. Elle travaille sur les discontinuités du temps en permettant de répondre aux aléas des événements. Elle fait aussi face aux distorsions de frontières organisationnelles qui prennent forme dans le cours de l’action et aux espaces d’action non forcément délimités. Elle peut enfin jouer avec la diversité amenée par les relations à l’Autre dont les actions s’étendent forcément au-delà du seul cadre de la réalisation. Cette situation s’avère particulièrement bien prise en compte dans les activités de services où le personnel au contact apprend à faire face aux aléas inhérents à la présence du client dans le système de réalisation du service.

Ce régime stratégique est une voie d’extension de la liberté car il permet de créer la performance dans laquelle se déploie continuellement et irrémédiablement l’action. Il permet une acceptation simple des actions entreprises. Ce détachement facilite la poursuite du mouvement, l’approfondissement de l’effort de réalisation, la sensation de la liberté au sein de l’action. A condition bien sûr que cette création soit effective et ouvre vers d’autres potentialités.

La création du désir d’engagement ou le régime de potentialisation

La liberté et son épanouissement ne sont envisageables qu’au profit de tous, à moins de ramener certains acteurs au rang de simple agent, les autres bénéficiant de l’immense mérite (et chance) d’être un principal. En cela la liberté forme une dialectique avec la puissance de l’action, avec le pouvoir de l’acteur, quel qu’il soit (Aron, 1988, p.209). Elle s’exprime dans un champ de forces et de tensions instauré par la dialectique conflictuelle des projets et contre projets des acteurs les uns devant les autres. Ce champ de forces et de tensions représente le champ des possibles. Celui-ci ne vaut que par l’engagement des acteurs vers l’action, à un moment donné, que par leur aspiration à opérer une transformation de la situation. Pour que la liberté soit réelle il faudra passage à l’acte. Cependant la possibilité de ce passage nécessite au préalable à la fois un développement des volontés, des capacités d’action et un désir d’engagement.

Cette création du désir d’engagement relève d’un régime stratégique particulier, celui de la potentialisation. Cette potentialisation travaille sur la mise en mouvement car elle introduit une différence dans la situation. Sans préjuger des effets négatifs ou positifs, les deux étant envisageables, il y a changement dans le niveau d’aspiration, de volonté et d’énergie. Cette différence provient d’une ouverture ou d’une fermeture de l’espace des possibles. En cela la potentialisation constitue le bassin d’attraction ou de répulsion vers d’autres actions selon les luttes et tensions entre acteurs. Se joue là la libération ou bien l’exclusion de certains faits, acteurs et logiques. Ces développements, en conditionnant le niveau de volonté et d’énergie, vont accélérer l’engagement et le désire, ou au contraire le désengagement et le dégoût pour la stratégie et le projet politico stratégique.

Ce régime stratégique de potentialisation créateur d’un désir de mouvement et de projection vers un possible ailleurs interroge directement à quelles conditions la stratégie peut opérer son oeuvre transformatrice favorable à une extension de la liberté formelle et réelle (Denis, Tannery, 2008). En premier lieu, il s’agit de développer des expériences de pensée pour vivre et ressentir les capacités d’ouverture et de fermeture des systèmes de possibilités. A défaut de telles expériences, les acteurs s’enfermeront dans le pli du schéma actuel. Cela revient en conséquence à distinguer les frontières des situations actuelles pour mieux saisir les contours et les passages vers d’autres formes d’action possibles. Enfin, ces efforts doivent être complétés par une pratique de ce que l’on peut considérer comme des mouvements de vérité qui visent à circonscrire les systèmes référentiels et identitaires des différents mondes possibles. L’ensemble de ces opérations et activités procèdent par deux leviers somme toute assez simples.

Proposition 4.2 – Le régime stratégique de potentialisation assure la création d’un désir par la combinaison de pensées et d’actions d’identification et d’argumentation pour ouvrir le champ de la liberté au-delà de la situation actuelle (figure 4).

Figure 4

La création d’un désir ou le régime de potentialisation par la dynamique du couple identification – argumentation

La création d’un désir ou le régime de potentialisation par la dynamique du couple identification – argumentation

-> Voir la liste des figures

Le régime stratégique qui vise la création du désir permet ce travail sur la potentialisation par un double mouvement combinant l’argumentation sur et pour l’action et l’identification à l’action. L’argumentation opère sur la persuasion par la rhétorique qui définit un ordre pour l’action (Chanal et Tannery 2007, Hartelius et Browning 2008) et permet de mettre en mots et en images ce qu’il pourrait s’agir de faire. L’énonciation édicte le monde et peut ainsi le rendre séduisant, attirant, désirable. Pour effectivement attirer et provoquer le désir d’action, cet ordre du discours doit se combiner avec une appropriation et une identification des acteurs aux énoncés ainsi établis. Ceux-ci en arrivent à se définir par le champ de forces, de volontés, de projets et de représentations qui oriente les actions à venir. Plus ce champ se trouve affirmé, plus les acteurs s’y retrouvent, s’y identifient et se mobilisent. Ces acteurs renforcent alors le potentiel de la situation et développent un désir, un espoir, une aspiration de s’engager vers l’avenir. Cette ouverture des possibles qui accroît d’autant les degrés de liberté en situation s’appuie sur la création de l’imaginaire par virtualisation et argumentation d’un projet ainsi que sur la création d’un pli par actualisation et identification à une logique d’action.

Comme pour les précédents régimes stratégiques, certaines recherches documentent particulièrement bien le phénomène en cause. Tel est notamment le cas de la recherche de Dutton et Dukerich (1991) sur l’histoire et le développement stratégique de l’autorité portuaire de New York qui leur permet de conceptualiser les processus stratégiques mobilisés par les organisations pour ouvrir leur champ des possibles par adaptation à leur environnement et changement de leur environnement. L’histoire de la transformation de cette autorité portuaire sur près de huit années montre la nécessité d’une double activité pour créer un désir d’engagement vers un ailleurs permettant de se redonner des degrés de liberté et des possibilités d’action stratégique. Dans le début des années 1980, l’autorité portuaire de New York doit faire face à un problème stratégique majeur à la suite d’une double évolution du contexte (changement du cadre réglementaire, augmentation de la pauvreté). Il a été nécessaire de mobiliser l’ensemble des registres identitaires de l’organisation pour ouvrir et stabiliser les représentations et les systèmes d’interprétation des acteurs. Les acteurs s’identifiaient à un ensemble de caractéristiques (organisation professionnelle au service du public avec un engagement en faveur du bien-être collectif de la région considérant qu’elle pouvait et savait agir) qui définissent un champ élargi d’action possible, notamment vis-à-vis des pauvres. Simultanément, le travail de la direction a porté sur l’argumentation du projet. L’effort langagier, à titre d’exemple, a provoqué un effet de bascule et d’inflexion vers de nouvelles possibilités lorsque les pauvres qui traînaient n’ont plus été dénommés « alcooliques et clochards » mais transformés en « sans abris » auxquels il s’agissait de concevoir une place sociale et pour lesquels des services devaient être mis en place. Doucement, mais sûrement, un autre monde a alors pris forme qui attirait les acteurs et vers lequel ils faisaient preuve d’un désir d’engagement et d’action.

Ce double travail qui vise la création d’un désir est aussi présent dans les raisonnements stratégiques pratiqués par écrit par le Président de la multinationale dans l’extrait suivant : « Notre objectif reste de construire un groupe uni, malgré son inévitable complexité, par des valeurs partagées, des stratégies claires et cohérentes, et des politiques en nombre limité mais réellement respectées. Un groupe qui sait développer des leaders jugés sur leurs résultats et où la confiance se mérite par la rigueur, l’initiative et la responsabilité ». Il y a là un souci explicite de travailler sur les valeurs, individuelles et collectives, auxquelles les acteurs peuvent s’identifier. Cette mobilisation est couplée avec une argumentation sur l’objectif et les contours du groupe.

Ce régime de potentialisation instaure des relations de force et de puissance entre les acteurs. Il s’agit d’attirer, de susciter du désir, donc d’amener l’Autre à se déplacer, à faire évoluer ses positions. Ces attractions concernent par exemple un dirigeant à l’égard de ses parties prenantes stratégiques (clients, actionnaires, investisseurs, administrateurs, cadres, etc.) pour que chacun apportent ses ressources pour renforcer le potentiel stratégique de l’entreprise. Pour un acteur, l’enjeu concerne clairement sa propre transformation ainsi que celle de son milieu par rapport de force et de puissance. Dans ces conditions, la relation au temps devient complexe car duale. D’une part, elle met en jeu l’immédiateté et la fulgurance des émotions. Dans l’instant, il s’agit de séduire, de faire désirer, de mobiliser les sensations pour soi et pour les autres. Déjà le délai introduit un laps de temps et de distanciation trop important. D’autre part, elle met en jeu des discontinuités par l’introduction de coupures dans la situation de soi et des autres pour s’ouvrir à d’autres possibilités, pour créer des attractions vers des projets différents. Cela se prolonge dans la relation à l’espace où il s’agit d’amener l’Autre à vouloir changer de place et de position pour agir en faveur du ou des projets à venir.

Ce régime stratégique de la potentialisation est une voie d’extension de la liberté car il permet de créer le désir sans lequel l’acteur ne rentrerait pas dans la danse, ne s’engagerait pas. Il développe une énergie de changement indispensable pour se transformer, pour transformer la réalité, pour transformer les Autres.

Variations

Tout exercice de réflexion sur la question de la liberté en stratégie amène sur le rivage des conditions de création de l’action collective car ces deux concepts ont en commun de viser l’institution de nouvelles réalités sociales et d’animer la force de changement des acteurs individuels ou collectifs. Cet absolu que constitue la liberté est et sera toujours une construction politique nécessitant la création d’une stratégie. Dès lors, explorer plus intimement les liens entre liberté et stratégie revient à affronter l’invitation formulée en son temps par G.Hamel (1998) de prendre comme programme de recherche l’élaboration d’une théorie de la création de la stratégie. Y parvenir requiert un travail théorique d’un autre ordre, d’une nouvelle nature, qui considère pleinement la place de la conception en stratégie à moins de tomber dans l’insignifiance (Martinet, 2008). La conception n’est plus périphérique mais au centre même de l’activité stratégique. Le concept de régime stratégique présente une option, riche et plausible, pour approcher cette création de la stratégie. Chaque régime stratégique présente un type de dynamique singulière qui constitue une voie spécifique d’extension de la liberté d’action stratégique.

La modélisation des régimes stratégiques proposée dans l’article invite à faire un retour, ou un détour, sur la stratégie en tant qu’entreprise et activité résolument particulière. Le stratège est cet acteur à part qui développe un rôle multiple par la nécessaire pratique de toutes les modalités de l’activité humaine. Il doit créer les conditions d’action et de pensée, mais aussi développer les sensibilités pour jouer sur la virtualisation, l’actualisation, la réalisation et la potentialisation. C’est le prix passionnant à payer pour espérer toujours renouveler la liberté, pour développer d’autres conduites des affaires humaines et sociales dans une visée résolument transformatrice et politique.

Les quatre régimes stratégiques exposés (la création d’un imaginaire par virtualisation, la création d’un pli par actualisation, la création d’une performance par réalisation, la création d’un désir d’engagement par potentialisation) sont complémentaires les uns des autres. Si chacun définit une certaine logique de transformation de la réalité et de création d’une réalité, sur la durée tout stratège est amené à intervenir avec chacun d’entre eux. La modélisation de leur complémentarité reste oeuvre ouverte. Elle permettrait de renouveler la question du changement stratégique en considérant qu’un certain régime stratégique forme le complémentaire d’un autre en cas de crise. On sait que trop combien chaque stratégie, et donc chaque régime stratégique qui assure la création de la stratégie, porte en soi la capacité de sa propre destruction, de son blocage, de sa crise, notamment à la suite d’une montée ou poussée aux extrêmes de la stratégie pratiquée. Chaque régime stratégique peut devenir en cela une source d’erreur stratégique. La seule issue possible devient de parvenir à changer de régime par la pratique d’un autre régime stratégique, le complémentaire de celui qui vient d’échouer. Ainsi en cas de déconnexion de la réalité par enfermement dans l’ornière d’un pli, la principale voie de sortie reste la création d’un nouvel imaginaire par une pratique de la virtualisation. La crise économique du début du 21e siècle vient le rappeler comme ce fut déjà le cas au début du 20e siècle.