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Le brevet tend à exclure les tiers de l’usage économique de l’invention concernée, et permet à l’innovateur de s’approprier la rente de l’innovation tout en diffusant l’information technologique sur l’invention (Scotchmer, 2004). Toutefois, de nouvelles fonctions du brevet apparaissent : à la fonction traditionnelle de protection et de valorisation (via les licences) des innovations s’ajoute aujourd’hui une dimension stratégique forte incluant différents aspects : image, réputation, négociation, signal, blocage, etc. Les brevets (et plus généralement les actifs de propriété intellectuelle) aident les entreprises à créer et à maintenir des avantages sur leurs concurrents. En ce sens, les brevets ayant cette fonction sont « stratégiques ». Etant admis que les brevets ont un impact sur les avantages concurrentiels, les structures de marché, les barrières à l’entrée, le rapport aux fournisseurs, en bref, sur le pouvoir de marché des entreprises, il s’agit de traiter les dépôts, le suivi, l’utilisation et l’échange de brevets non comme seulement liés à la protection de certaines inventions, mais aussi comme « une arme stratégique dans l’arsenal de la firme » (Reitzig, 2004).

Les recherches fondatrices de Granstrand (1999) et les travaux empiriques, notamment ceux de Cohen et al. (2002) et de Blind et al. (2006), dessinent une fonction dont le point essentiel est, nous semble-t-il, que le dépôt de brevet n’est plus fait principalement pour protéger directement l’invention décrite dans le document de brevet, mais une partie ou la totalité du capital de connaissances technologiques de l’entreprise. Le dépôt de brevet est ainsi vu comme un instrument pour sécuriser les champs technologiques de développement de l’entreprise contre une intrusion, réelle ou potentielle, de ses compétiteurs et/ou pour réduire leur marge de manoeuvre et leurs trajectoires de développement technologique. Il y alors une volonté d’accroître la liberté d’opérer en accroissant le pouvoir de marché de la firme sur des champs de connaissances et sur des produits (Corbel et Le Bas, 2010).

Le fait qu’on brevète aussi pour barrer les routes de l’innovation à ses concurrents définit une dimension « stratégique » essentielle dans le contexte de concurrence par l’innovation du capitalisme contemporain (Corbel, 2004, 2007; Granstrand, 1999; Hanel, 2006; Le Bas, 2007). Le brevet bloquant est sans doute le comportement de brevet dont le rôle stratégique est un des plus importants. Aussi notre objectif est-il de faire le point sur la littérature traitant de ce sujet, et de cerner les déterminants de l’utilisation de ce type de brevet de la part des entreprises françaises[1]. Notre problématique peut donc être formulée de la manière suivante : quels sont les déterminants de l’utilisation du brevet bloquant de la part des entreprises ? A partir des recherches existantes, essentiellement empiriques et utilisant des échantillons d’entreprises de nationalités diverses, nous élaborons un modèle théorique des déterminants de l’utilisation du brevet bloquant. Notre investigation empirique nous conduit à appréhender les pratiques des entreprises françaises et à enrichir le modèle théorique par des propositions théoriques issues du terrain. Dans une première partie, nous réalisons une synthèse de la littérature sur la fonction stratégique du brevet et sur les déterminants du brevet bloquant. Dans un second temps, nous exposons les résultats de notre recherche empirique, en discutant les propositions issues de la littérature d’une part (démarche déductive) et en faisant émerger d’autres déterminants du terrain d’autre part (démarche inductive). La démarche concilie ainsi une démarche inductive et déductive avec, dans un premier temps, une élaboration déductive pour ensuite, suite aux entretiens, faire émerger des propositions de nature plus inductive[2]. Cette démarche inductive vient ainsi compléter la démarche déductive afin d’enrichir la théorique existante (Eisenhardt et Graebner, 2007). La conclusion présente les implications théoriques et empiriques de notre recherche et propose quelques pistes de recherches.

Le brevet bloquant et les déterminants de son utilisation

Cette première partie commence par positionner le brevet bloquant comme un brevet stratégique avant d’en présenter ses propriétés ainsi que les déterminants de son utilisation par les entreprises grâce à une analyse de la littérature existante, de nature essentiellement empirique.

La dimension stratégique du brevet

On trouve dans la littérature différentes manières d’appréhender le brevet stratégique. La première renvoie à l’idée que certains brevets sont considérés comme stratégiques parce qu’exemplaires des directions prises par les investissements en R&D réalisés par l’entreprise (Granstrand, 1999)[3]. Ces brevets sont importants parce qu’ils vont donner à son détenteur un pouvoir d’exclure les autres de l’usage des nouvelles connaissances produites et, donc, renforcer son pouvoir de marché.

La deuxième acception est typique des transformations intervenues au cours des années 80. Jusqu’alors, les firmes brevetaient essentiellement les innovations ayant une haute qualité technique qu’elles escomptaient mettre en oeuvre. Les autres inventions, quel que soit le stade où elles se trouvaient, n’étaient pas brevetées. Cette attitude traditionnelle est issue d’une culture d’ingénieur (Granstrand, 1999). A cette époque, les firmes affectaient peu de ressources à la gestion de la propriété intellectuelle, qui ne recevait pas une réelle attention de la part des managers. Un changement est intervenu lorsque certaines entreprises se sont aperçues que, parfois, un brevet n’était pas suffisant pour protéger efficacement les rentes de l’innovateur. D’où l’idée de déposer aussi des brevets de moindre importance autour de l’invention de base pour renforcer le pouvoir du brevet central (stratégie dite de fencing). Reitzig (2004) montre, sur un échantillon de brevets dans différentes industries que, en moyenne, une invention est protégée par un groupe cohérent de cinq brevets, ces brevets étant souvent associés à des transformations des processus de fabrication. Si la firme n’entoure pas elle-même ses inventions importantes, ses concurrents le feront (stratégie de surrounding). Elle pourra alors être dans l’impossibilité de valoriser elle-même ses innovations principales. On touche ici une des racines du dépôt de brevet stratégique. Former des portefeuilles de brevets appropriés pour protéger l’innovation centrale, et aller plus vite que les concurrents pour éviter qu’ils ne gênent, constituent les conséquences naturelles de ces nouveaux comportements de course au dépôt de brevets. Cette concurrence peut éventuellement se dénouer par des accords entre les entreprises. Chacune adopte un comportement agressif de dépôt de brevets de manière à pouvoir améliorer sa capacité de négociation à l’occasion d’un échange ultérieur de brevets ou de licences. L’échange de brevets constitue ainsi un sous-produit de ces comportements stratégiques.

D’autres utilisations stratégiques du brevet sont également mentionnées. Le brevet peut aussi avoir une fonction stratégique de négociation, donc une valeur d’échange. Hall et Ham Ziedonis (2001), dans une enquête auprès de l’industrie des semi-conducteurs, démontrent qu’il est potentiellement rentable d’utiliser les brevets comme valeur de négociation. Le brevet possède également une fonction de « signal » de performance de l’entreprise. L’usage du brevet tend aussi à améliorer la réputation de la firme (Blind et al., 2006). Par ailleurs, MacDonald (2004) note que des brevets sont maintenant déposés plus pour des motifs de poursuites juridictionnelles que pour mettre en oeuvre des innovations. Enfin, le dépôt de brevet peut être systématiquement encouragé même s’il n’est pas prévu d’industrialiser l’invention (simplement parce que l’entreprise ne veut pas cannibaliser ses ventes réalisées avec les produits anciens). Ce comportement peut notamment s’expliquer par la volonté de protéger de façon systématique les résultats de la R&D pour gêner les progrès technologiques des concurrents (motif stratégique s’il en est) ou par l’espérance de passer des licences ultérieurement – et donc de valoriser le brevet via le « marché de la technologie ». Nous nous focalisons ici sur le brevet bloquant, brevet stratégique par excellence.

Le brevet bloquant 

Nous donnons ici une définition du brevet bloquant, des stratégies offensives et défensives, et des demandes de brevets bloquantes. Un brevet est un document légal donnant à l’inventeur des droits exclusifs quant à l’exploitation commerciale d’une invention pour une période de temps limitée (20 ans en général) et une aire géographique précise (un pays), moyennant la publication du descriptif de l’invention. Il empêche les tiers de fabriquer, d’utiliser, de vendre l’invention protégée sans l’autorisation de l’inventeur (Granstrand, 1999). En contrepartie de la révélation d’une information concernant la nouvelle connaissance technologique, le titulaire du brevet a le pouvoir d’exclure les tiers de l’usage économique des connaissances protégées. Un brevet comprend plusieurs revendications, c’est-à-dire plusieurs éléments clairement identifiés de l’invention, sur lesquels le déposant veut marquer qu’il est le premier à avoir proposé ces progrès de manière à en « revendiquer » la propriété. En général, un déposant désire mettre dans sa demande de brevet le plus grand nombre possible de revendications – celles-ci ont d’ailleurs augmenté vertigineusement ces dernières années - et élargir au maximum la portée des revendications de manière à prendre en considération toutes les caractéristiques d’une invention, y compris de futures versions possibles. D’une certaine façon, ce brevet peut « bloquer » le développement technologique d’une autre entreprise qui recherche dans des champs de connaissances proches et qui se trouve confrontée à des revendications déjà acceptées par l’examinateur d’un office de brevet. Sa dynamique de recherche n’est pas matériellement « bloquée » mais, si une invention valorisable économiquement était trouvée, il ne pourrait pas l’exploiter sans l’accord du titulaire, car gênée par les revendications du brevet déjà accepté.

Définition du brevet bloquant

Ce qu’on entend par brevet « bloquant » va au-delà de la définition du brevet[4]. Pour Granstrand (1999), un brevet bloquant tend à empêcher les concurrents de valoriser leur R&D en protégeant de façon ad hoc des éléments de connaissance qui ne sont donc plus brevetables par d’autres. Au mieux, ce brevet gêne les concurrents et les dissuadera d’investir des ressources de R&D dans ces champs. Ici, le blocage apparaît comme volontaire, délibéré. Le « vrai » brevet bloquant est donc le fruit d’efforts appropriés pour bloquer, sa vraie fonction n’étant pas tant de protéger l’invention, mais de gêner les progrès technologiques des concurrents. En cela, le brevet bloquant est stratégique.

Ce blocage n’est toutefois pas indéfini. Les concurrents peuvent utiliser des tactiques pour essayer de lever le blocage (Granstrand, 1999) : invalider le brevet, inventer autour (ce qui n’est pas toujours facile), acquérir la technologie (notamment par un contrat de licence), attendre que le brevet expire, ignorer le blocage et contrefaire, ou encore construire une position de force pour négocier. Les entreprises peuvent aussi ne rien faire en arrêtant les programmes de recherche affectés par ce blocage[5]. Le fait qu’il y ait plusieurs réponses possibles démontre que le champ concurrentiel est riche d’alternatives stratégiques au blocage lié à des brevets. Un blocage par un seul brevet est donc, dans ce contexte, plutôt transitoire. Il n’est ainsi pas étonnant que, dans ces conditions, les chercheurs ne trouvent pas de preuves empiriques tangibles de blocage indéfini (Reitzig, 2004). La négociation semble souvent le dénouement, avant que ne recommence une nouvelle vague de dépôts de brevets bloquants. Le blocage sera d’autant plus fort que c’est un ensemble de brevets qui bloque, autrement dit un portefeuille de brevets. Les directions de R&D des concurrents ont alors beaucoup plus de mal à progresser.

Définition des brevets bloquants défensif et offensif

On trouve dans la littérature deux types de stratégies de blocage : défensive et offensive (Arundel et Patel, 2003; Blind et al., 2006, Cimoli et Primi, 2008). La définition de ces deux catégories est maintenant bien établie. La stratégie de blocage défensif renvoie à l’objectif de sécuriser la flexibilité technologique propre à l’entreprise, c’est-à-dire de pouvoir, dans le futur, investiguer certaines directions de recherche. On retrouve ici le « clôturage » (« fencing[6]  », Granstrand, 1999) en tant que motivation défensive. Cette stratégie vise à empêcher d’autres entreprises de breveter des inventions similaires, mais non identiques, à l’invention que l’entreprise projette de commercialiser. Il s’agit de construire une famille de brevets, un ‘mur’ autour de l’invention – même si l’entreprise ne projette pas de mettre sur le marché ou d’accorder des licences sur ces autres produits. La stratégie défensive permet soit d’empêcher une autre firme de breveter son invention, même si elle n’a pas immédiatement besoin du brevet pour bénéficier de retours sur investissements, du secret ou d’un avantage en termes de temps, soit de l’utiliser dans des négociations avec d’autres entreprises en échange d’accès à des technologies (notamment les technologies de l’information et de la communication). Le blocage offensif, quant à lui, vise explicitement à gêner les progrès technologiques des concurrents. La stratégie de surrounding (entourage) est typique de ce motif (Granstrand, 1999) : un groupe de brevets individuellement moins importants peut limiter l’efficacité commerciale d’un important brevet central d’un concurrent[7].

Définition d’une « demande de brevet » bloquante

On assiste aujourd’hui à un raffinement des stratégies de blocage avec l’apparition d’une nouvelle classe de brevets : les brevets préemptifs (Guellec et al., 2009). On peut les définir comme des demandes de brevets dont l’effet principal est d’empêcher la délivrance d’autres brevets. Destinés à préserver les marges de manoeuvres de leur déposant, ils visent à maintenir des concurrents sans brevets à l’écart du marché ou de la technologie. Guellec et al. (2009) montrent que ces demandes de brevets correspondent à une faible inventivité et peuvent même être retirées avant que les examinateurs aient statué. Leur analyse statistique indique qu’elles sont très souvent un « repackaging » d’inventions antérieures, un « remix » de l’état de l’art à bas coût. Conçues pour bloquer les dépôts de brevets des concurrents, elles entrent dans la catégorie du « blocage défensif » puisqu’elles sont proches des inventions antérieures de la firme et visent à préserver sa marge de manoeuvre.

Aussi des demandes de brevets sont-elles stratégiquement conçues par leur titulaire pour bloquer la prise de brevets par d’autres. Dans cette configuration, le brevet n’a pas besoin d’être accordé, la demande possède en elle-même un pouvoir bloquant. Remarquons que ce pouvoir bloquant perdure même si la demande de brevet est retirée, puisqu’il est suffisant que cette demande soit publiée. Une demande de brevet présentée ultérieurement par un concurrent ne pourrait être acceptée puisqu’un des critères de la brevetabilité, celui de la nouveauté, ne serait plus rempli[8]. On retrouve ici le phénomène d’astuce juridique ayant un pouvoir sur l’environnement de concurrence, dont Aliouat (2009) a récemment fait l’analyse.

En synthèse, le brevet bloquant correspond à une certaine sophistication du comportement autour du brevet, qui se trouve au coeur de la dimension stratégique du dépôt et de la fonction du brevet, qui va bien au-delà de la fonction traditionnelle de protection. Il est en effet motivé par la recherche d’avantages concurrentiels dans le domaine de la production de connaissances technologiques nouvelles, cruciales pour la position concurrentielle de l’entreprise dans les économies fondées sur la connaissance.

Vers un modèle des déterminants du brevet bloquant

Nous avons procédé à une analyse de la littérature, encore peu abondante, sur les facteurs pouvant avoir des effets sur la propension à déposer des brevets bloquants, en examinant leur poids sur les deux types de brevets bloquants (défensifs et offensifs). Les déterminants identifiés sont la taille de l’entreprise et son secteur d’activité (appréhendé au travers du type de technologie et de son intensité technologique).

Taille de l’entreprise

Les recherches existantes témoignent d’un réel effet taille s’agissant de la mise en oeuvre du brevet bloquant. L’étude PATVAL (Giuiri et al., 2007), la seule étude portant sur un large échantillon de brevets européens, fait ressortir que 21,7 % des brevets des grandes entreprises (plus de 250 employés) entraient dans cette catégorie, contre 13,9 % pour les moyennes et 9,6 % pour les « petites » (moins de 100 employés). Blind et al. (2009) montrent également l’existence d’un effet taille, qui n’est toutefois pas monotone. On sait par ailleurs que les grandes entreprises ont les ressources financières et les compétences pour gérer efficacement la protection de leurs inventions via le dépôt de brevets, et suffisamment de visibilité pour inscrire leur comportement dans la durée, ce qui est nécessaire à toute action stratégique. Un autre élément joue également en faveur d’un effet positif de la taille de l’entreprise : la taille des actifs de propriété intellectuelle. Elle constitue un facteur incitant à mener des stratégies de protection par des dépôts de brevets (défensifs) autour des actifs principaux (Jung, 2009). Certains auteurs ont avancé que les PME (y compris les startups) possédant une technologie mais manquant d’équipements industriels peuvent (doivent) créer une clôture autour de leurs technologies pour bloquer l’entrée de leurs concurrents sur les mêmes technologies et sur leurs marchés. Il s’agit pour elles de comportements vitaux leur permettant de s’approprier les retombées économiques de leur investissement en R&D (Jung, 2009). Cette stratégie de brevets bloquants est néanmoins coûteuse, y compris pour les grandes entreprises, certaines d’entre elles commençant à limiter le nombre de brevets non valorisés (Jung, 2009)[9]. D’où la proposition suivante :

P1 : plus la taille de la firme est élevée, plus son utilisation du brevet bloquant sera élevée

Parallèlement, et en règle générale, on peut considérer que la PME, compte tenu du volume limité de ses ressources de R&D, ne développera que très peu de programmes de recherche, et principalement autour des programmes existants (donc fortement liés les uns aux autres). Les inventions qu’elle pourra breveter seront liées, et, par conséquent, elle ne pourra que mettre en oeuvre une stratégie défensive, manquant de moyens pour inventer autour des inventions de ses concurrents. La grande firme aura plus de capital investi en recherche pour travailler autour des inventions de ses concurrents, et pourra « faire du brevet offensif ». Cette analyse, directement issue des travaux entrepris par Jung (2009), nous conduit aux propositions suivantes:

P2a/b : plus la taille de la firme est élevée/faible, plus le brevet bloquant sera offensif/défensif

Secteur/type de technologie

La littérature fait état de différences réelles entre industries quant aux formes de blocage. De manière quelque peu schématique, elle retient deux types d’industries, fondées sur des modèles technologiques distincts selon que les technologies sont discrètes ou complexes[10] (Merges et Nelson, 1990; Reitzig, 2004). Dans les technologies discrètes (pharmacie ou chimie), les connaissances sont codifiables, c’est-à-dire qu’elles peuvent être, en totalité et dans les détails, décrites par une formule (Anand et Khanna, 2000). L’objet à protéger peut être strictement défini, et il est parfaitement possible de faire la différence entre une formule et une autre. Dans cette configuration, il est difficile d’imiter. On ne peut alors qu’inventer autour de l’innovation. Le fencing constitue alors le schéma pertinent de la stratégie de blocage : on protège l’innovation centrale par des brevets périphériques. Le brevet bloquant serait donc plutôt défensif. Dans ces industries discrètes, le blocage de brevet est en général efficace et peut persister : on aboutit à une exclusion des concurrents. En chimie pourtant, la tendance est moins nette, des échanges de licences ayant lieu permettant des échanges de connaissances.

Dans le cas des technologies complexes, les connaissances sont moins facilement codifiables. On peut apporter une description, fournir des dessins, mais il n’en demeure pas moins que l’invention n’est pas totalement, ou facilement, « enfermable » dans une formule. Les contrats conçus pour empêcher l’imitation par d’autres sont, en fait, incomplets. Il y a donc place pour de « l’invention autour », surtout si on n’a pas multiplié les revendications claires. Le système de brevet est donc, dans ce cas, moins « performant ». Un exemple type est celui de l’électronique[11]. Dans ces industries où la dimension systémique des technologies est très forte, les firmes ont besoin des technologies mises au point et brevetées par les autres[12]. L’échange de brevets et/ou les échanges croisés de licences constituent le plus sûr moyen de lever les blocages. La littérature récente (Guellec et al., 2009) souligne une autre spécificité des secteurs à technologies complexes. Leurs produits sont un assemblage de plusieurs sous-systèmes ou sous-produits, reposant sur des inventions complémentaires : il suffit donc de détenir un brevet sur une toute petite partie pour « bloquer » la commercialisation du produit.

A notre connaissance, peu d’études empiriques distinguent les stratégies de brevet bloquant défensive et offensive. Le rapport PATVAL met en exergue que c’est dans la chimie/pharmacie que la proportion de brevets bloquants est la plus forte, suivie par la construction électrique/ingénierie (Giuiri et al., 2007), mais sans précision sur le type de blocage. L’étude de Cohen et al. (2000) sur les stratégies de brevet des firmes américaines conclut pourtant que la stratégie offensive est favorisée avec les technologies complexes alors que la stratégie de fencing domine pour les technologies « discrètes ». Ce lien entre type de technologie semble toutefois assez controversé. Nous faisons la double proposition suivante :

P3a/b : les secteurs à technologies discrètes utilisent plutôt le brevet bloquant défensif/ les secteurs à technologies complexes plutôt le brevet bloquant offensif

Secteur/intensité technologique

L’intensité technologique des secteurs est définie par rapport au volume relatif (rapport à la valeur ajoutée) des dépenses de R&D. Compte-tenu de la forte corrélation entre les dépenses de R&D et les dépôts de brevets, on peut s’attendre à trouver, en quelque sorte par définition, plus de brevets bloquants dans les secteurs intensifs en R&D. D’ailleurs, les travaux fondateurs dans le domaine du brevet bloquant s’appuient sur des données empiriques issues de secteurs intensifs en R&D (e.g., Blind et al., 2006; Cohen et al., 2000; Palomeras, 2003; Reitzig, 2004). Le travail de Lelarge (2009) sur les brevets des entreprises françaises des secteurs de haute technologie (1998-2004) fournit des résultats intéressants en ce qu’il montre que d’autres effets interfèrent ou pourraient modérer l’effet intensité en R&D, notamment la distribution par âge des entreprises faisant des dépôts de brevets. Il y aurait ainsi deux pics en termes d’âge, au niveau des entreprises de 6 à 10 ans et de celles de 40 et plus, la densité la plus grande étant localisée au niveau du premier groupe. Toutefois, la situation est quelque peu renversée si on pondère le poids des firmes par le nombre de brevets déposés, les firmes matures déposent alors le plus grand nombre de brevets. Si on pense que le nombre de brevets bloquants est proportionnel au nombre de brevets déposés, au bout du compte, un effet âge de la firme agissant positivement s’ajouterait à (et pourrait être confondu avec) un effet de l’intensité technologique. D’où la proposition :

P4 : plus l’intensité technologique de l’entreprise est élevée, plus son utilisation de brevet bloquant sera élevée (l’âge de la firme pouvant modérer cet effet)

Ces propositions issues d’une logique déductive sont synthétisées dans le modèle théorique des déterminants de l’utilisation du brevet bloquant en Figure 1.

Figure 1

Déterminants de l'utilisation du brevet bloquant

Déterminants de l'utilisation du brevet bloquant

-> Voir la liste des figures

Les entreprises françaises et le brevet bloquant

L’objectif de cette partie empirique est triple :

  • décrire les pratiques des entreprises françaises en matière de brevet bloquant;

  • discussion des propositions issues de la littérature au regard des éléments empiriques;

  • faire émerger du terrain d’autres déterminants de l’utilisation du brevet bloquant.

Pour ce faire, nous présentons la méthodologie de la recherche et les principaux résultats obtenus, qui nous permettent d’affiner et de compléter notre modèle théorique.

La méthodologie de la recherche auprès de conseils en propriété intellectuelle

Plusieurs motivations nous ont conduits à entreprendre une étude sur le comportement des entreprises françaises en matière de brevet bloquant. A ce jour, peu d’informations sont disponibles sur les entreprises françaises. Les résultats de l’enquête PATVAL (Giuiri et al., 2007), qui interroge les inventeurs de plus de 9000 inventions brevetées en Europe, ne fournissent pas de conclusions utiles pour la France, l’importance des non-réponses dans ce pays ayant rendu la lecture des données difficile. Par ailleurs, l’échantillon avait volontairement été déporté en faveur des brevets de grande valeur. Les informations sur ces sujets, souvent stratégiques, sont difficiles à obtenir de la part des entreprises elles-mêmes, et ce d’autant plus qu’on touche au brevet dans sa fonction de blocage des concurrents. L’autre étude sur les entreprises françaises (Duguet et Kabla, 1998) ne concerne que les grandes entreprises. En outre, les recherches sur les déterminants des stratégies de blocage, qu’ils soient de nature technologique, sectorielle ou liés à la taille des entreprises, sont récentes (à l’exception du travail précurseur de Reitzig, 2004) et les résultats encore préliminaires. Il y a peu de données quant à l’impact du secteur ou de la taille sur le type de stratégie (défensive ou offensive) poursuivie lors de l’utilisation du brevet bloquant.

Notre objectif était de combler quelque peu ces vides afin d’identifier si le comportement des entreprises françaises en matière de brevet bloquant rejoint celui des entreprises internationales déjà sondées, notamment par la prise en compte de différences de taille et de domaine technologique. Tout « naturellement », nous avons commencé, pour notre partie empirique, par nous tourner vers des responsables PI. Nous avons interrogé 10 dirigeants[13] ou responsables de PI d’entreprises industrielles, de tailles et de secteurs industriels divers : Danone, Michelin, le groupe SEB, Somfy (volets roulants), Mécalac (machine-outil), Maped (fournitures de bureau), SNR (roulements), Pilot (instruments d’écriture), Staubli (machines pour les industries textiles) et Salomon. Les dirigeants interrogés nous ont aisément parlé de leur stratégie de protection, de leurs attaques en contrefaçon et de leurs maquis de brevets. En revanche, peu d’entre eux ont souhaité développer le thème du brevet bloquant : certains ont refusé de traiter ce thème, d’autres ont dit ne pas utiliser ce type de brevet, ne pas connaître cet usage, ne pas savoir ce qu’il signifiait, ou répondait de manière rapide : « en fait, vous savez, il est très difficile d’avoir des brevets de barrage » (groupe SEB), « ce n’est pas trop le cas de Salomon, en fait on protège par un brevet large », etc., coupant court à l’entretien ou changeant de sujet. Michelin (entretien avec Michel Rollier, gérant) adopte une stratégie de plus en plus offensive en matière de PI de manière générale, et de brevets bloquants en particulier, de même que Somfy (entretien avec Bernard Gréhan, directeur de la PI), qui annonce que 2/3 des brevets déposés sont des brevets de barrage. En outre, les personnes interrogées ne connaissaient pas les pratiques dans d’autres secteurs. Aussi avons nous poursuivi nos investigations en nous tournant vers les Conseils en Propriété Intellectuelle (CPI), qui non seulement ont parlé de manière plus libre, et ont une vision plus globale des pratiques des entreprises en matière de PI, puisqu’ils interviennent souvent pour des entreprises dans différents secteurs d’activité.

La majorité des CPI a essentiellement un rôle de rédaction de brevets et de suivi stratégique. Toutefois, nous avons sélectionné des conseils dont le rôle était aussi, notamment parce qu’ils interviennent auprès de PME industrielles souvent leaders sur leur marché, de suivre la stratégie de leurs clients en matière de PI. Les CPI interrogés avaient donc, pour la plupart, une grande connaissance des pratiques de leurs clients et, de manière générale, de l’ensemble des acteurs des secteurs d’activité concernés. Passer par les conseils, qui suivent le dépôt des brevets et la gestion du portefeuille des brevets de leurs clients, constitue une démarche originale permettant, en outre, de contourner, au moins dans une certaine mesure, la difficulté pour les entreprises de communiquer sur ces thématiques souvent hautement stratégiques. La sélection des cabinets interrogés s’est faite de la manière suivante : dans un premier temps, nous avons envoyé un courrier électronique à tous les cabinets français en PI, et avons effectué une relance sélective pour obtenir un échantillon « représentatif » en termes de taille et de secteur technologique d’intervention, d’après les indications données sur les sites Internet des cabinets et celles fournies par les conseils interrogés, qui nous ont aidés à mieux cibler et connaître leurs confrères (effet « boule de neige »).

Nous avons pu interroger 14 cabinets, et plusieurs conseils au sein des gros cabinets, pour un total de 18 entretiens (cf. Annexe 1 pour la description des cabinets interrogés, et Annexe 2 pour le guide d’entretien). Ces entretiens en face à face, d’une durée d’1h30 en moyenne, se sont déroulés entre juin et décembre 2008. La première partie du guide d’entretien visait à caractériser le portefeuille de clients du cabinet (taille et secteur d’activité), la deuxième se focalisait sur la stratégie en matière de dépôt de brevets des clients du cabinet, la troisième sur les brevets stratégiques et leur utilisation selon les entreprises et les différents domaines technologiques. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits intégralement, puis validés par les personnes interrogées. Nous avons procédé à un codage des données par regroupement thématique. Des verbatims sont donnés par thème en Annexe 3. Nos résultats sont présentés autour de deux principaux thèmes : perception du brevet bloquant (appelé brevet « de barrage » par les conseils) et déterminants de l’utilisation de ce type de fonction du brevet.

Perception du brevet bloquant

Plusieurs aspects sont perçus dans le brevet, le meilleur effet étant celui de barrer la route aux concurrents (verbatims 1 et 2). Le brevet est considéré, par nature, comme bloquant (V.3 et 4). Les conseils parlent généralement, pour caractériser les brevets dont l’objectif intentionnel est de barrer la route à la concurrence, de brevets « de barrage ». A priori peu utilisés par les PME, les grandes entreprises en font, en revanche, un usage intensif, et souvent par l’intermédiaire de filiales à l’étranger (V5). D’après les CPI, ce phénomène se produit dans tous les domaines d’activité. Les adeptes des brevets de barrage pratiquent une politique (« souvent inavouée »[14]) ayant pour but de créer un maximum de difficultés à tout concurrent au moyen de droits découlant d’un brevet. Très souvent d’ailleurs, ces brevets « de barrage » ne sont pas exploités par leur titulaire. Leur finalité essentielle est de bloquer les voies que doivent emprunter chacun des concurrents du titulaire dudit brevet. Les entreprises déposent souvent plusieurs brevets par invention (sur les différentes applications possibles de l’invention, et non en considérant le nombre de brevets déposés dans les différents pays), même si ce phénomène dépend largement du type d’invention, d’entreprise et de marché (V6). Dans ce cas, les CPI mentionnent que l’entreprise tente de bloquer les exploitations possibles qui concurrencent leur produit. Dans les cas de dépôt d’un seul brevet, il n’y a pas de brevet bloquant, les entreprises ayant alors l’intention de l’exploiter ou de réaliser des échanges technologiques par des licences. La rédaction ingénieuse de revendications se développe également fortement (V7).

Le brevet de barrage est peu courant chez les PME (V11). Ceci va dans le sens de notre proposition 1 sur l’effet de la taille. Parmi les brevets bloquants, l’utilisation de la stratégie offensive est encore rare (environ 20 % des cas), et réservée aux grandes entreprises (ce qui conforte notre proposition 2a/b). Les petites entreprises ont tendance à adopter des comportements plus défensifs, n’ayant pas les ressources financières et humaines pour déposer beaucoup de brevets. Deux cabinets (un petit et un grand) considèrent que la stratégie offensive sera de plus en plus fréquemment utilisée, surtout par les grandes entreprises à fort contenu technologique (ce qui est en accord avec la proposition 4), du fait d’une concurrence internationale de plus en plus « rude ». Du coup, ce qui fait la différence, c’est l’exclusivité. C’est aussi la qualité de la recherche, la nature de l’invention et le type de R&D : des recherches incrémentales (ou « étroites ») donneront lieu à un comportement plutôt défensif, des innovations radicales (ou « larges) à des stratégies plus offensives – comme c’est le cas dans les biotechnologies, en pharmacie ou dans le diagnostic (V6 et 10). Les situations de brevets mutuellement bloquants, nombreuses, touchent tous les secteurs d’activité : ce sont des brevets « perfectionnant » (V14). Par ailleurs, les entreprises déposent souvent des brevets sans aller jusqu’au bout du processus d’examen : cette stratégie de barrage est fréquemment utilisée, y compris par les PME (V15).

Les avis ne sont en revanche pas unanimes quant aux domaines technologiques où les brevets bloquants sont le plus utilisés. Notre étude empirique ne valide pas la proposition 3. En effet, les secteurs à technologies discrètes (pharmacie/chimie) sont vus comme non seulement plus fortement utilisateurs de brevets bloquants mais plus offensifs. Les CPI font par ailleurs une autre distinction que la littérature entre les types de technologies : ils « assimilent » la santé, les biotechnologies, la pharmacie, le diagnostic, l’informatique, l’instrumentation, l’électronique. Ces industries nécessitent un portefeuille large de brevets. Appelées « technologies complexes » par les CPI, ces secteurs induisent une interdépendance forte entre les technologies et les produits - et donc des interactions entre acteurs (V8 -10). Certains mentionnent les domaines de haute technologie, comme l’électronique ou l’informatique, d’autres, la pharmacie, les biotechnologies ou la chimie (V16-18)[15]. L’utilisation de brevets bloquants diffère selon les secteurs. Dans les technologies complexes, il est véritablement utilisé avec l’intention de bloquer; dans la pharmacie en revanche, il en va de la survie de l’entreprise, qui est obligée de se ménager l’avenir (V19).

Les autres déterminants de l’utilisation du brevet bloquant

La section précédente nous a permis de conforter les propositions émises quant à l’impact de la taille et de l’intensité technologique sur l’utilisation du brevet bloquant, et des stratégies offensive ou défensive. Le « réflexe » en matière de brevet stratégique (notamment dans son aspect bloquant) ne concerne pas encore, ou encore très peu, les PME industrielles françaises. La majorité des entreprises, hormis les PME, tentent de barrer la route aux concurrents.

En revanche, l’effet du type de technologie (discrète/complexe) a été invalidé, d’une part parce que les personnes interviewées n’ont pas toutes la même définition de ce qu’est une technologie « complexe », d’autre part parce que certaines technologies dites discrètes, comme la pharmacie et la chimie, sont vues comme adoptant largement des stratégies offensives en matière de brevet bloquant, alors que d’autres, de nature complexe, comme la mécanique, ont des brevets bloquants essentiellement défensifs. Les déterminants sectoriels semblent ainsi assez flous. Les avis des conseils ne sont pas unanimes quant aux domaines technologiques où les brevets bloquants sont le plus utilisés. Ce point mérite de plus amples investigations car il n’est pas dans la lignée des conclusions de Reitzig (2004), qui opposait de façon claire les technologies discrètes (pharmacie-chimie) où le brevet stratégique serait plutôt défensif, et le champ des technologies complexes (électronique) où règne le maquis de brevets.

D’autres facteurs semblent intervenir, ayant un impact soit direct soit modérateur sur le lien entre certains déterminants et l’utilisation du brevet bloquant, et/ou le type de stratégie adoptée (défensive/offensive). Cet usage du brevet bloquant dépendrait donc d’autres facteurs que ceux déjà identifiés, externes (législation, culture nationale en matière de PI, type de marché) et internes (stratégie et culture de l’entreprise, type de produits).

Facteurs externes

Système juridique (et judiciaire) national. S’agissant des législations nationales (ou supra nationales, comme pour le brevet européen), lorsque les examens des demandes de brevets sont plus tolérants ou indulgents en permettant à des brevets de peu de valeur (avec une très faible inventivité) d’être acceptés, cela renforce ou facilite les pratiques de brevets bloquants (comme aux Etats-Unis). Les CPI mettent l’accent sur le fait que le système juridique français ne privilégie pas le recours au tribunal, l’indemnisation en cas d’action judiciaire y étant minime[16]. L’importance croissante de la PI conduit, certes, au développement des brevets bloquants, mais celui-ci est aussi conditionné par l’évolution de la législation (aboutissement des procès, dommages perçus, etc.). Jusqu’à présent, l’image de la PI et les caractéristiques du système juridique français découragent les PME (V13). La perception de cette relative « inefficacité » et de la longueur des procédures juridiques semble donc influer sur les pratiques des entreprises en matière de brevet, de PI et, a fortiori, de brevet bloquant (V14). D’où :

P5 : les caractéristiques des systèmes juridique et judiciaire influent sur les pratiques en matière de brevet bloquant. Les entreprises dans un système nord-américain (ou d’inspiration nord-américaine) recourraient au brevet bloquant.

Culture nationale en matière de PI. Les entreprises françaises, qui ont la culture du mérite inventif, non seulement déposeraient moins de brevets bloquants, mais adopteraient une attitude plus défensive que leurs homologues allemands (V12-13). La majorité des personnes interrogées, y compris les responsables de PI, indiquent que la culture de la protection de l’innovation (ou de l’invention) est encore insuffisante en France, et en tout cas très en deçà de celle que l’on trouve dans les autres pays européens (Allemagne), japonais ou américains[17]. D’après les CPI, les entreprises françaises, y compris les grandes, n’ont pas de forte culture de la PI, hormis dans certains secteurs d’activité où les brevets sont au coeur du métier (pharmacie). On met traditionnellement en avant deux effets pour expliquer ce retard, notamment par rapport à l’Allemagne : la culture technique forte des industriels et des ingénieurs allemands, qui remonte loin dans le passé, et le système allemand d’indemnisation de la contrefaçon qui, protégeant bien (par rapport à ce qui se fait en France par exemple), donne une réelle force au brevet (cf. P1 au point précédent). D’où :

Proposition 2a/b : la culture nationale en matière de PI influe sur le degré d’utilisation du brevet bloquant, et de son caractère plus ou moins offensif. Les entreprises françaises ayant un retard par rapport aux entreprises allemandes (P2a), américaines ou japonaises, utiliseraient des stratégies plus défensives (P2b).

Type de marché. Les entreprises opérant dans des industries de volume (chimie, pharmacie) et/ou grand public (pneumatiques comme Michelin, volets roulants comme Somfy, Sport comme Salomon, etc.), fortement concurrentielles, sembleraient plus utilisatrices de brevet bloquant (V6 et 18). D’où :

P6 : les industries de volume et/ou grand public où la concurrence est agressive utiliseraient plus le brevet bloquant que les autres industries.

Facteurs internes

Stratégie et culture de l’entreprise. La majorité des personnes interrogées, directeurs de la PI et CPI, déplore le manque de stratégie et de culture de la PI en France (V 6, 9, 12, 17, 22) – qui se concrétise notamment par un faible budget dédié à la PI. Plus cette culture de la PI est développée dans l’entreprise, plus elle utilisera des brevets de barrage, considérés par les personnes interrogées comme stratégiques pour survivre dans une économie de la connaissance où la PI, de manière générale, joue un rôle clé. Plus que jamais, le brevet (et autres marques, droits d’auteur, dessins et modèles, etc.) doit faire partie intégrante de la stratégie. D’où :

P7 : les entreprises avec une forte stratégie et culture en matière de PI utiliseraient plus le brevet bloquant que les autres

Type de produits. Les entreprises dont les produits sont à forte valeur ajoutée (comme dans l’électronique) et susceptibles d’être imités utiliseraient plus le brevet bloquant, avec des stratégies plus offensives (V18). Michelin, le groupe SEB ou Somfy l’indiquent clairement : il est nécessaire de déposer de plus en plus de brevets bloquants pour contre-attaquer les distributeurs vendant des contrefaçons, notamment venant de Chine. Toutefois, le terme « offensif » signifie souvent, dans l’esprit des personnes interrogées, un comportement offensif en matière d’attaques en contrefaçon et de résolution de litiges – et pas en termes de type de blocage. D’où :

P8 : les entreprises vendant des produits à forte valeur ajoutée ou sujets à l’imitation utiliseraient plus le brevet bloquant que les autres.

La Figure 2 présente le modèle complet issu de cette double logique déductive et inductive en incluant ces cinq propositions issues du terrain.

Figure 2

Modèle général combinant approches déductive et inductive

Modèle général combinant approches déductive et inductive

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Conclusion

Les entreprises (et parfois aussi des CPI) ont des réticences à communiquer sur les brevets de blocage, pas toujours « avouables ». Certaines sont pourtant connues, comme d’autres, pour adopter ce comportement de barrage (V20). Selon M. Lévy (Bletry & Associés), la répartition des brevets dans l’industrie pour les grandes entreprises est, en moyenne, la suivante : « 1/3 de brevets pour l’exploitation interne, 1/3 de brevets pour bloquer les concurrents, surtout mondiaux, et 1/3 de brevets dormants qui ne servent à rien ». Si le brevet de barrage n’est pas courante chez les PME françaises[18], il l’est donc en revanche pour les grandes entreprises, et ce quel que soit leur secteur d’activité (mais surtout dans le domaine du grand public, de l’électronique, de la pharmacie ou des biotechnologies). Le développement du brevet stratégique, notamment du brevet bloquant, devrait se poursuivre en France - même si les brevets bloquants ne sont pas toujours « solides » (V21).

Nous avons, dans cette recherche, identifié un certain nombre de déterminants de l’utilisation du brevet bloquant, que ce soit dans la littérature (taille, intensité technologique) ou grâce à l’étude qualitative (système juridique, culture nationale et d’entreprise en matière de PI, marché de volume, produits à forte valeur ajoutée et facilement imitables) effectuée auprès de responsables de PI et de CPI. Les propositions sont confortées par les données d’entretiens, hormis celle sur l’impact du type de secteur d’activité et de technologie, qui mériterait d’être investigué de manière plus approfondie.

Deux autres résultats peuvent être mentionnés : d’une part, la stratégie de blocage n’est pas seulement utilisée pour bloquer les concurrents dans leurs développements technologiques, cas le plus fréquemment évoqué dans la littérature, mais aussi pour empêcher certains concurrents d’avoir accès à un marché, pour les bloquer dans leurs débouchés commerciaux (V15). D’autre part, les entreprises font aussi barrage aux distributeurs, fournisseurs et sous-traitants. Dans les secteurs où l’entreprise passe par des distributeurs, les fabricants n’hésitent pas à attaquer les distributeurs qui importent des produits de contrefaçon. Cette politique offensive est aussi menée par les groupes touchés par « l’invasion » des produits bon marché, en provenance de Chine notamment. Bloquer les fournisseurs est aussi une stratégie couramment utilisée, par exemple par l’Oréal, qui cherche ainsi à mettre les « bonnes PME » en situation de dépendance. En effet, « dans les entreprises qui externalisent une grande partie de la production, et dont la rentabilité provient en grande partie des marges qui sont réalisées sur les produits fabriqués en sous-traitance, cette question des fournisseurs est clé » (M. Lévy, Bletry & Associés). La stratégie de blocage vise ainsi aussi à verrouiller la filière et à mettre les PME en situation de dépendance.

Cette recherche s’inscrit dans les analyses récentes se focalisant sur le « brevet stratégique » ou la fonction stratégique du brevet. Elle est de plus en plus utilisée par les entreprises pour imposer/maintenir/consolider un avantage concurrentiel pour, éventuellement, par la suite, créer un rapport de forces destiné à négocier des échanges de brevets en position favorable. Elle apparaît centrale pour le management stratégique du brevet – même si elle est, de fait, déjà partiellement contenue dans la définition du brevet. L’utilisation stratégique du brevet ne peut toutefois se concevoir sans une stratégie claire en matière de valorisation de la propriété intellectuelle[19]. Or, trop peu d’entreprises aujourd’hui se préoccupent de savoir la manière dont les inventions peuvent être valorisées (en interne, en externe, par des cessions de licences, par des ventes de brevets, par des licences croisées, etc.), en développant une vision et une intention stratégiques (Hamel et Prahalad, 1990). Certaines recherches (e.g. Ayerbe et Mitkova, 2005) se sont déjà penchées sur cette valorisation, notamment sur la manière dont Air Liquide s’organise en interne pour valoriser les brevets. Ces recherches sur la valorisation de la propriété industrielle méritent d’être approfondies.

D’autres pistes de recherche pourraient également être poursuivies afin de combler les limites du notre travail, d’une part sur la distinction entre les rôles défensif et offensif du brevet de blocage, d’autre part sur le couplage entre les brevets et les autres formes, moins étudiées, de protection des inventions : marques, dessins et modèles, etc. La stratégie de blocage est en effet loin de passer uniquement par les brevets : elle est souvent intimement liée avec la stratégie portant sur d’autres types de droits de la propriété industrielle. Dans ce domaine, y compris les PME sont nombreuses à accompagner le dépôt de brevets par des demandes d’autres titres de propriété industrielle (OSEO, 2009). La thématique du brevet de blocage, et de la fonction stratégique des différentes formes de propriété intellectuelle, mérite, de par son intérêt et son importance croissante pour les entreprises quelle que soit leur taille, toute l’attention des chercheurs en management stratégique et de l’innovation.