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L’innovation dans les PME constitue un levier majeur de développement économique et un enjeu pour les pouvoirs publics (e.g., Jones et Tilley, 2003). Ainsi une littérature abondante s’est attachée à comprendre les spécificités et le rôle des PME en matière d’innovation (voir par exemple Acs et Audretsch, 1990; Cobbenhagen, 2000; Motwani et al., 1999; Rothwell, 1989). Néanmoins, comme le soulignent par exemple Chanaron (1998) et Edward et al. (2005), les processus d’innovation au sein des PME sont encore largement méconnus.

Notre travail traite de l’émergence d’une fonction d’innovation basée sur des activités de conception inventive au sein des PME. Nous appréhendons l’activité de conception comme un processus de résolution de problèmes (Simon, 1960; Alexander, 1964; Pahl et Beitz, 1996; Smith et Eppinger, 1997). Dans ce contexte, la conception inventive concerne le développement de solutions en rupture avec celles qui ont été mises en oeuvre par le passé (Christensen, 1997; Henderson et Clark, 1990; O’Connor, 2008). En d’autres termes, on considèrera que plus le problème cible traité par l’entreprise est différent des problèmes sources traités par le passé (Visser, 2002), plus la résolution du problème nécessitera une forme de créativité permettant à la fois de dépasser les contradictions inhérentes à la formulation du problème (Livingston et al., 2002) et de maîtriser la complexité de l’activité de résolution (Suh, 2005).

Bien plus qu’une recherche de solutions inédites au sein d’un espace dont les frontières sont définies et maîtrisées, la conception inventive implique la création d’espaces de solutions nouveaux (Le Masson et al., 2006). Ainsi elle constitue une option sérieuse pour les PME qui désirent développer un avantage concurrentiel tout en évitant un affrontement direct sur le terrain des acteurs dominants du marché (Dumoulin et Simon, 2006).

Le caractère organique des PME constitue dans bien des cas un atout pour innover. En revanche, les PME manquent de ressources financières et humaines leur permettant de renouveler les projets de rupture dans le temps (Dumoulin et Simon, 2006). En outre, les PME font face à un paradoxe en matière d’innovation : ces entreprises sont caractérisées d’une part, par un besoin de créer des projets innovations de rupture de manière répétée et d’autre part, par une difficulté à supporter les coûts et risques associés à ces projets.

C’est pourquoi les PME qui désirent miser sur l’innovation ont besoin, au même titre que les grandes structures innovantes, de faire émerger une fonction d’innovation (au sens de Le Masson et al., 2006) leur permettant de systématiser la conception inventive. Alors que l’activité classique de R&D se situe généralement dans des contextes de projets singuliers et bornés, l’innovation répétée implique un passage à la « R.I.D » (Le Masson et al., 2006). Il s’agit ici de mettre en place une stratégie articulée autour de projets multiples et interdépendants. La réflexion porte alors notamment sur la dynamique de gestion des connaissances, qui permet d’envisager la transformation des métiers, et sur l’émergence de concepts à la source de nouvelles lignées de produits. Cette R.I.D devra néanmoins tenir compte des capacités limitées des PME à supporter certains coûts et risques.

Selon Boldrini (2008, 2010), les PME peuvent bénéficier d’une aide extérieure pour la mise en oeuvre d’une fonction d’innovation. Notre travail exploratoire repose sur l’étude de deux cas, qui mettent en évidence une solution alternative : la mise en place d’un acteur jouant le rôle d’intrapreneur. L’intrapreneuriat (Pinchot, 1985) ou Corporate entrepreneurship (Burgelman, 1983) est défini comme la transposition du modèle entrepreneurial au sein de l’entreprise. Ainsi « l’entrepreneur entreprend pour lui-même, tandis que l’intrapreneur entreprend à la solde d’une organisation qui l’emploie » (Carrier, 1997, p.199). Alors que de nombreux travaux se sont attachés à expliciter les processus et dispositifs d’intrapreneuriat dans les grandes entreprises (cf. par exemple Basso, 2006; Bouchard et al., 2010; Chirita et al., 2008; Hatchuel et al., 2009), la question de l’intrapreneuriat en PME est encore peu explorée, malgré son intérêt manifeste (Carrier, 1996). Dans la lignée des travaux de Carrier (1996, 1997), notre texte vise à apporter une contribution à la question de l’intrapreneuriat en PME. En effet, nous tentons de montrer que l’intrapreneur peut être porteur d’innovations organisationnelles (Daft et Becker, 1978; Hage, 1999) et qu’il contribue ainsi significativement à l’émergence d’une fonction d’innovation en PME.

Dans une première section, nous présenterons la notion de conception inventive vue comme un processus de résolution de problèmes et nous aborderons certaines spécificités de cette activité dans les PME. La seconde section sera consacrée à une présentation de la méthodologie et de notre terrain de recherche. Dans une troisième section, nous procéderons à une analyse de cas comparative selon trois perspectives : les produits et orientations stratégiques, les approches de l’innovation, et enfin les porteurs de projet. Dans la quatrième section, nous montrerons qu’au-delà de leurs différences, les deux cas mettent en évidence le rôle possible de l’intrapreneur dans l’émergence d’une fonction d’innovation en PME.

La conception en PME

La conception vue comme un processus de résolution de problèmes

De nombreux chercheurs, en particulier dans le domaine des sciences pour l’ingénieur, considèrent que l’activité de conception de nouveaux produits est le fruit d’un processus collectif de résolution de problèmes complexes et mal définis.

Premièrement, la conception est dans la majorité des cas un processus collectif de résolution de problèmes. En effet, d’une part Woodmann et al. (1993) ont montré que la capacité d’une entreprise à être créative et à inventer des solutions nouvelles dépendait non seulement de la créativité des individus impliqués dans la résolution de problèmes, mais aussi des interactions entre ces individus au sein de groupes de projets et également de l’organisation globale de l’entreprise au sein de laquelle ils évoluent. D’autre part, la phase de formulation du problème est susceptible de générer des conflits de représentations entre les individus au sein des groupes et entre les groupes au sein des organisations. Cohen et al. (1972) suggèrent ainsi que bon nombre d’organisations innovantes fonctionneraient comme des anarchies organisées poursuivant par intermittence des buts contradictoires.

Deuxièmement, la conception implique souvent la résolution de problèmes que l’on peut qualifier de complexes dans la mesure où les interdépendances entre les paramètres de conception sont importantes. Tant que le degré de complexité est maîtrisé, le processus de résolution peut être organisé de manière linéaire et séquentielle (Pahl et Beitz, 1996). Mais à mesure que la complexité augmente, elle génère une incertitude qui a pour effet de multiplier le nombre de boucles de rétroactions au sein du processus de résolution, ce qui dégrade sa performance globale (Nightingale, 2000). Dans ce contexte, Simon (1960) suggère de décomposer le problème général de manière à ce que les équipes de concepteurs « rationnellement limités » soient en mesure d’identifier des solutions satisfaisantes à des problèmes locaux : c’est le principe de la conception modulaire bien décrite par Sanchez et Mahoney (1996).

Troisièmement, le concepteur est souvent confronté à des problèmes mal définis (Reitman 1964), ou mal structurés (Newell et Simon, 1972; Simon, 1973). A partir d’une revue de la littérature portant sur les problèmes mal structurés, Jonassen (1992) souligne que les éléments de ces problèmes sont partiellement inconnus ou imprécis et qu’il existe de multiples solutions qui ne font pas consensus. Dans le processus de résolution, les concepteurs sont donc conduits à exprimer des jugements subjectifs entrant en conflit avec ceux des autres. Le processus de résolution de problèmes mal définis est donc de nature dialectique (Churchmann, 1971). Plus précisément, le développement de solutions inventives implique une capacité à dépasser en certaines occasion des contradictions (Livingston et al., 2002).

Nous nous intéressons dès lors à la conception inventive vue comme une forme de conception innovante orientée vers la recherche de solutions de rupture et le dépassement de contradictions. La démarche TRIZ, qui propose un certain nombre de concepts et d’outils dédiés à la conception inventive, est fondée sur le principe de contradiction (encadré 1).

Selon Cross (2001), les problèmes mal structurés font apparaître une co-évolution entre la définition du problème et la définition de la solution. La compréhension du problème et sa résolution vont de pair, de sorte que l’objectif du processus de conception se construit pendant le déroulement de ses activités, au cours de négociations entre les acteurs. L’acquisition de compétences et de connaissances nouvelles permet, en fin de processus, d’envisager une solution qui n’était pas envisageable au début (Lerch, 1998; Tan et al., 2009).

Finalement, comme le souligne Visser (2002, p. 6), la résolution d’un problème dépend beaucoup de sa similarité avec des problèmes résolus par le passé :

Si un problème est connu tel quel d’un concepteur (de sorte que la solution correspondante peut être évoquée telle quelle en mémoire), il ne s’agit pas d’une tâche de résolution de problème d’un point de vue de la psychologie cognitive. Si un concepteur ayant construit une première représentation du problème à résoudre (le problème cible) juge celui-ci similaire à un problème connu (et résolu dans le passé, le problème source la représentation mentale du problème-cible peut évoquer dans sa mémoire la solution source correspondante

Cela illustre bien la différence de nature entre une innovation incrémentale et une innovation radicale ou de rupture. Dans le premier cas, le problème à résoudre est relativement similaire aux problèmes traités dans le passé. Le problème est relativement bien défini, sa complexité est maîtrisable dans une démarche séquentielle de résolution de problèmes, et le potentiel de conflits entre les acteurs est limité. Le processus de résolution de problèmes est focalisé sur la recherche d’une solution satisfaisante au sein d’un espace de solutions partiellement connu, selon les principes de rationalité procédurale. Lorsqu’on s’engage vers une innovation de rupture, la difficulté réside dans la définition même du problème à résoudre. Enfin, dans le cas de la conception d’un produit nouveau, le concept du produit et la technologie qui permet d’implémenter ses fonctionnalités sont susceptibles d’être remis en question.

Dans ce contexte, Hatchuel (2002) remet en question l’approche Simonienne qui inclut la conception dans le paradigme de la théorie de la décision. Selon lui, la fonction de conception ne se limite pas à un processus de résolution de problèmes visant à choisir des solutions satisfaisantes au sein d’un espace borné. Il s’agit plutôt de créer des espaces nouveaux de solutions, selon une rationalité qualifiée d’expansive. A travers ses lois telles que l’idéalité et le dépassement des contradictions, la démarche TRIZ facilite la découverte de ces nouveaux espaces de solutions comme le montre l’encadré 2. Belleval et al. (2010) ont montré que la conception d’une innovation de rupture impliquait à la fois la maîtrise de mécanismes d’arbitrage permettant de sélectionner les solutions selon une logique procédurale, et la maîtrise de mécanismes dialectiques visant à dépasser des contradictions et à créer de nouveaux espaces de solutions.

La spécificité des PME

Les PME, qui possèdent un poids économique considérable en Europe, disposent d’une réactivité face aux évolutions de l’environnement, d’une souplesse d’organisation, de dirigeants impliqués tant au niveau stratégique qu’opérationnel. Ces éléments constituent des atouts indéniables lorsqu’il s’agit d’innover (e.g., Le Roy et Yami, 2004). Selon Dumoulin et Simon (2005), l’innovation de rupture serait un choix stratégique à conseiller aux PME dans la mesure où ces dernières ont souvent des difficultés à lutter à armes égales sur le terrain des grandes entreprises, qui bénéficient notamment d’effets d’expériences et d’économies d’échelle :

Le concept de rupture est présent dans l’ensemble de la littérature sur le management stratégique. L’idée générale qui s’en dégage est qu’il est bien souvent inutile de combattre les acteurs dominants d’un environnement sur leur terrain, au risque de s’essouffler à répliquer les stratégies, les manoeuvres et outils du leader du marché. La rupture consiste alors à rompre avec les facteurs clés de succès de l’environnement pour tenter d’imposer ses propres règles du jeu.

Dumoulin et Simon, 2005, p. 2

La capacité à transformer une innovation de rupture en avantage concurrentiel suppose deux conditions. Premièrement, il faut que la rupture débouche sur une création de valeur pour le client. En effet si tel n’est pas le cas, l’effort lié à la résolution d’un problème complexe et mal défini ne portera pas ses fruits. Deuxièmement, il est nécessaire que l’entreprise ne soit pas imitée par la concurrence pendant une période suffisamment importante, de façon à pouvoir générer des profits. Cette non-imitabilité peut résulter du caractère tacite, complexe et spécifique de la ressource qui est à l’origine de l’avantage concurrentiel (Reed et DeFilippi, 1990). L’imitation peut également être freinée par le système des droits de propriété.

Cependant, comme l’indique le Livre vert sur l’innovation[3] de la Commission Européenne, les PME qui souhaitent innover font face à de multiples obstacles : difficulté de financement de projets innovants, environnements juridique et réglementaire complexes, ressources humaines et structure souvent inadaptées. Par exemple, les PME qui manquent de ressources financières pour breveter certaines de leurs innovations ont peu de moyens pour se défendre face à la contrefaçon. C’est pourquoi les PME qui souhaitent survivre sont condamnées soit à grandir soit à créer en permanence de nouveaux espaces concurrentiels. En outre, il est difficile pour ces entreprises de supporter le risque inhérent aux projets d’innovations de rupture. L’enjeu est alors d’introduire des dispositifs favorisant l’innovation répétée tout en limitant le facteur risque inhérent à ces projet. Ceci passe notamment par une « rupture contrôlée » qui, pour reprendre la terminologie de Le Masson et al. (2006), correspond à une forme partielle de rationalité expansive, qui ne cherche pas à tout prix l’exploration « tous azimuts ».

L’objet de notre recherche est d’apporter des éclairages concernant l’émergence d’une fonction d’innovation en PME. En particulier, il nous paraît important de comprendre comment une « rupture contrôlée » est susceptible de se mettre en place concrètement dans des organisations dotées de ressources humaines et financières limitées.

Pour notre étude, l’accent a été mis sur l’approche TRIZ, qui constitue un cas particulier dans la famille des approches de conception inventive. Outre la qualité de l’information dont nous pouvions disposer, ce choix est motivé par les caractéristiques de TRIZ. Il s’agit en effet d’une démarche de conception inventive relativement flexible, qui autorise une créativité à géométrie variable en fonction des contraintes et des objectifs de l’entreprise (Cavallucci et al., 2008).[4]

Présentation du terrain

Dans le prolongement de ses démarches de recherche-action concernant l’approche TRIZ, l’INSA de Strasbourg a créé en 2002 un mastère de formation continue qui vise à former des ingénieurs et responsables R&D aux démarches de conception innovante (innovative design). Ce mastère constitue à la fois un lieu de transfert de connaissances et de compétences vers les entreprises et une voie d’accès à des entreprises impliquées activement dans la mise en oeuvre de démarches de conception innovante.

Méthodologie

Afin de mener notre recherche exploratoire, une approche qualitative (e.g. Miles et Huberman, 2003) nous semble pertinente. En effet, l’objectif n’est pas tant de tester un modèle existant, que de mettre en évidence des éléments précis concernant l’implémentation d’une démarche de conception inventive tenant compte des contraintes des PME. Notre recherche se situe donc dans le courant de l’élaboration de théorie (Lee, 1999) qui vise à la construction de théories par l’induction de phénomènes observés (Glaser et Strauss, 1967). La méthodologie employée est une étude de cas comparative (Eisenhardt, 1989; Stake, 1995; Yin, 2003). En effet une analyse comparée de cas judicieusement sélectionnés est susceptible de faire émerger des régularités et par là même d’apporter des réponses à notre question de recherche.

Deux entreprises, que nous nommerons CODIX et CHALUMEX, ont été retenues pour leurs caractéristiques.[5] Il s’agit d’entreprises qui présentent à la fois de très fortes similitudes, et des caractéristiques propres que nous exposerons par la suite. Notre recherche est fondée sur des entretiens semi-directifs d’une durée approximative de 3 heures chacun, menés par les trois auteurs avec le porteur de la démarche d’innovation dans chaque entreprise. Ces entretiens enregistrés puis retranscrits dans leur intégralité visaient à apporter une connaissance approfondie des cas sur trois aspects[6] : l’axe stratégie-produit, l’approche de l’innovation et le rôle du porteur de la démarche d’innovation.

  • Axe stratégie-produit : les deux entreprises diffèrent sensiblement eu égard à la nature du produit; cette différence a des incidences non négligeables sur la stratégie concurrentielle de l’entreprise.

  • Approche de l’innovation : les entreprises étudiées ont des approches sensiblement similaires de l’innovation (cf. infra), mais ces approches se déclinent de manières différentes en fonction notamment des orientations dans la conception de produits.

  • Porteur de l’innovation : dans les deux entreprises, la volonté de systématiser la démarche d’innovation est portée par une personne unique. Sa position dans l’entreprise et sa légitimité auprès des acteurs classiques de l’innovation dans l’entreprise a, nous semble-t-il, une incidence sur la mise en oeuvre de la démarche.

La comparaison des deux cas selon cette grille de lecture nous permettra in fine de mieux comprendre les conditions de succès des approches de conception inventive dans les entreprises concernées.

Les entreprises étudiées

CODIX est spécialisée dans la conception et la fabrication de codeurs. Il s’agit de capteurs ayant pour fonction la mesure de positions angulaires. Cette fonction trouve son utilité dans tous les dispositifs impliquant des mesures de rotations (machines-outils, bras robotisés …). Outre leurs fonctionnalités et les technologies employées qui peuvent être très variables selon les applications, les codeurs présentent des caractéristiques générales. En effet bien qu’ils soient nécessaires au fonctionnement des dispositifs qui les emploient, les codeurs ne contribuent que pour une partie infime à la valeur des dispositifs. Ainsi pour les clients de CODIX, un codeur est généralement considéré comme étant une pièce dont il s’agit de minimiser le coût. Une autre caractéristique est que les codeurs ne constituent pas des produits finis, mais des éléments de systèmes techniques. Ainsi il est indispensable que le codeur mis en oeuvre soit compatible avec les contraintes imposées par le système et son environnement d’utilisation. En l’absence de standardisation, les codeurs sont des éléments qui présentent un fort degré de spécificité par rapport à leur destination. Enfin, la conception de codeurs fait appel à des notions scientifiques relativement pointues (notamment en électrotechnique) et, à ce titre, on peut parler d’activité intensive en connaissances (Dasgupta et David, 1994).

L’activité de CHALUMEX concerne la conception et la fabrication d’équipements de soudure (chalumeaux, pistolets soudeurs…). Il s’agit donc d’outils dotés de fonctionnalités et de caractéristiques diverses, qui répondent à des contraintes d’utilisation mais qui ne sont pas soumis aux contraintes d’intégration dans un système. Du fait de l’hétérogénéité des utilisateurs en termes d’usages et de besoins, l’activité de conception inclut une réflexion en termes de gammes et de versions afin de satisfaire les différents types d’utilisateurs. S’agissant d’outils et non de composants de systèmes, le prix de vente n’est qu’un critère parmi d’autres pour le client potentiel, et une différenciation par le haut (Blanc et al., 1991) peut être observée.

Au-delà de différences sensibles, CODIX et CHALUMEX présentent de fortes similitudes qui légitiment leur choix dans le cadre d’une analyse comparée. Les deux entreprises comptent environ cent salariés localisés sur un site unique français, et ont une activité qui englobe conception et fabrication de produits. Les deux entreprises sont challengers sur leurs marchés respectifs et font face à la concurrence d’acteurs majeurs dans leurs secteurs. Face à un environnement concurrentiel a priori hostile, les deux entreprises ont adopté depuis quelques années une démarche de systématisation de l’innovation en utilisant des approches inspirées de TRIZ. Dans les deux cas, cette stratégie est guidée par la position de l’entreprise sur son marché. En effet, pour des raisons d’échelle de production et d’effectifs, les entreprises étudiées ne sont pas en mesure d’affronter frontalement la concurrence des entreprises leaders sur leurs marchés respectifs. Les stratégies adoptées impliquent alors une différenciation par l’innovation (cf. infra) et leur mise en oeuvre repose en très grande partie, comme nous le verrons, sur l’adoption d’une démarche de conception inventive.

Pour les deux entreprises, cette démarche est portée en interne par un acteur ayant suivi pendant un an le mastère spécialisé en conception innovante et disposant d’une très bonne connaissance de l’entreprise. En effet les porteurs de TRIZ ont tous les deux une dizaine d’années d’ancienneté dans leur entreprise et ont adopté une démarche active pour orienter leur trajectoire professionnelle vers la gestion de l’innovation. Ces démarches ont notamment consisté en un travail de conviction de leur hiérarchie concernant le bien fondé de la formation dédiée et les exigences de l’entreprise en termes de politique d’innovation. Depuis cette formation et au moment des entretiens que nous avons menés, les porteurs étaient sous la tutelle hiérarchique directe du PdG de l’entreprise et ainsi dotés d’une très forte autonomie dans la réalisation de leurs missions.

Enfin, comme nous le verrons par la suite, les porteurs ont su adapter l’approche TRIZ aux contingences de l’entreprise. En effet, au travers des entretiens réalisés, nous avons pu constater que les porteurs possèdent une représentation partielle de l’approche TRIZ qui présente à la fois un caractère de fidélité par rapport à l’approche enseignée en génie de la conception et d’adaptation aux besoins et ressources de l’entreprise. Concrètement, plutôt qu’appliquer les principes TRIZ de manière classique, les porteurs appuient leur démarche d’innovation sur une sélection de quelques principes clés (lois d’évolution, notions de contradictions et d’idéalité) : il s’agit en quelque sorte d’une utilisation détournée et simplifiée de TRIZ. L’on peut ainsi parler d’assimilation de TRIZ dans la mesure où les porteurs semblent avoir transformé leur connaissance en compétence (Le Boterf, 2000) au service de la fonction d’innovation. Cette approche permet selon nous de développer une forme de créativité limitée ou « rupture contrôlée » comparable à celle qui a été observée par Reich et al. (2010) où il s’agit d’appliquer le principe « being creative while staying in the box » (Reich et al., 2010, p.1). Dans nos cas, les porteurs tiennent compte du besoin de concentration des efforts de R&D pour la PME et pour reprendre la métaphore précédente, appliquent le principe « being creative while keeping one foot in the box ».

Analyse comparée des cas

Les PME que nous avons étudiées sont présentes sur des marchés dominés par des leaders qui pratiquent des stratégies de coûts. Dans ce contexte, l’innovation constitue pour les deux PME un moyen de se dégager de la pression concurrentielle.

Produits et orientation stratégique

CODIX : une logique de différenciation horizontale 

Dans le cas de CODIX, la stratégie consiste à explorer des niches de marché nouvelles selon une logique de différenciation horizontale vers le haut (Blanc et al., 1991). En procédant à des analyses sectorielles, le porteur de TRIZ cherche à comprendre les besoins potentiels en termes de codeurs dans différents secteurs, ainsi que les fonctions spécifiques des codeurs concurrents qui opèrent sur ce secteur. Dans un deuxième temps, son objectif est de proposer un produit différent permettant de répondre aux attentes des clients du secteur. Le choix des marchés à conquérir s’effectue en fonction des problématiques techniques à régler. Les marchés ciblés sont prioritairement ceux qui impliquent la résolution de contradictions techniques similaires. Chaque secteur requiert des fonctionnalités spécifiques et donc un codeur adapté. C’est pourquoi dans un troisième temps, lorsqu’une solution intéressante a été développée, CODIX cherche à identifier les problèmes auxquels cette solution pourrait s’appliquer. Le mode de résolution de problèmes ressemble quelque peu à celui décrit dans le modèle du Garbage Can (Cohen et al., 1972).

A titre d’exemple, CODIX a commencé à s’implanter sur le marché agroalimentaire et à développer une collaboration avec des acteurs majeurs du secteur, qui constituent ici des lead users (von Hippel, 1988). C’est en misant sur la robustesse des codeurs, que CODIX est parvenue à pénétrer ce nouveau marché. En effet, ce marché requiert des codeurs aux qualités spécifiques[7], notamment en termes d’étanchéité et de corrosion. Pour répondre à ces besoins, CODIX a choisi de développer un « mini-codeur » en titane qui a la propriété d’être immergeable. Cette caractéristique pourrait être considérée comme de la sur-qualité, mais elle permet d’envisager dans le futur des applications dans le secteur fluvial (niche inexploitée par CODIX à l’heure actuelle).

L’innovation conduit parfois les concepteurs à reformuler le problème par interactions avec le client potentiel. En particulier, les codeurs étant des composants qui s’intègrent dans un système plus vaste, il est souvent utile de développer une véritable activité de co-conception avec le client. La solution du problème réside alors souvent dans la redéfinition de l’ensemble système et non pas exclusivement dans la conception du codeur. Dans ce contexte, une PME comme CODIX dispose d’un savoir-faire pour proposer des solutions sur mesure à ses clients. Cependant le plus souvent, les besoins ne sont pas directement exprimés par les clients : il s’agit alors d’adopter une logique proactive d’anticipation des problèmes des clients. Par exemple, en expliquant à des entreprises du secteur fluvial l’intérêt de disposer de codeurs immergeables. Le porteur de projet juge même que « c’est dans les secteurs où il n’y a pas de codeurs que le potentiel commercial est le plus grand (…). Mieux vaut pour CODIX se positionner sur les niches inexploitées du marché que d’entrer en concurrence sur des produits standards. »

CHALUMEX : une logique de différenciation verticale

La stratégie adoptée par CHALUMEX consiste à entrer en compétition avec la concurrence en proposant une offre à un prix comparable, mais en ajoutant des fonctionnalités nouvelles par rapport à l’offre de référence, selon une logique de différenciation verticale vers le haut (Blanc et al., 1991) : « C’est la quête d’idéalité qui doit guider le concepteur vers un produit qui est en rupture par rapport à ceux de la concurrence. »

Le chalumeau Vulcane, récemment développé, constitue l’archétype d’un projet qui révolutionne les pratiques au sein de l’entreprise et l’offre sur le marché. Le responsable de projet estime que ce produit comprend 14 innovations et les deux innovations les plus remarquables, qui se situent au niveau de l’ergonomie et de la maintenabilité, ont fait l’objet d’un dépôt de brevet. En ce qui concerne l’ergonomie, deux contraintes s’opposent. Le carburant de la flamme du chalumeau est un gaz liquide qui se vaporise lorsqu’il passe par un détendeur. Lorsque la température du détendeur diminue de manière trop importante, la flamme a tendance à s’éteindre. Ce phénomène de refroidissement s’accélère dans certaines positions d’utilisation (notamment « tête en bas »). Afin de pouvoir utiliser le chalumeau dans toutes les positions, il est nécessaire de concevoir un système qui limite le refroidissement du détendeur. Traditionnellement, cette fonction est assurée par la masse propre du produit. Cependant plus la masse du chalumeau augmente, moins celui-ci devient aisé à manipuler. Idéalement, le chalumeau devrait donc être massif afin de favoriser le refroidissement du détendeur et léger pour faciliter son maniement. Grâce à un système original de réchauffement à air du détendeur, le chalumeau Vulcane est parvenu à dépasser cette contradiction. Par ailleurs, pour faciliter la maintenance du chalumeau, CHALUMEX a mis au point un système de lance démontable sans outils, ce qui permet de changer aisément l’injecteur et l’allumeur piezoéléctrique en cas de nécessité (il s’agit d’une opération courante sur ce type de produits). Les opérations qui nécessitaient une quinzaine de minutes sont à présent réalisées en quelques secondes.

La conception de ce produit résulte d’une démarche proactive dans la mesure où les fonctions qui ont été implémentées dépassent les demandes des clients et des commerciaux. D’ailleurs le porteur de projet déclare : « je pense que le produit de demain, le client ne le connaît pas ! ». Il s’agit de prendre des risques en proposant au client de nouvelles fonctions qui s’appuient sur la résolution de problèmes provenant de sources diversifiée (réclamations clients, marketing, SAV, bureau d’études, production…). L’objectif est ainsi de se placer en quête d’une certaine idéalité : il s’agit de faire disparaître les problèmes et non pas simplement d’atténuer leurs conséquences. Il devient alors possible de produire de nouveaux standards de conception qui seront exploités dans les produits futurs : utiliser un brûleur inversé, utiliser un détendeur à air… Selon cette nouvelle approche de la conception, CHALUMEX adopte donc un raisonnement en termes de gamme de produits. La prise de risque liée à la mise en oeuvre de fonctionnalités nouvelles qui ne sont pas demandées par le client est jugée indispensable par le porteur de projets dans la mesure où ce dernier constate que lorsque l’entreprise n’innove pas suffisamment, la concurrence parvient très rapidement à proposer des offres équivalentes à moindre prix.

Approches de l’innovation

Le processus de création de nouveaux produits ne se limite pas à la mise en oeuvre d’activités de conception visant à résoudre les problèmes posés par les requêtes des clients. Il s’agit d’orienter l’exploration au-delà des demandes spécifiques des clients dans de nouveaux espaces de solutions choisis et maîtrisés par les entreprises (Le Masson et al., 2006). Afin d’orienter les explorations futures et d’accélérer les processus de résolution de problèmes, les deux entreprises ont été conduites à développer des outils inspirés de la démarche TRIZ. Mais au-delà des outils, nous constatons dans le cas de ces deux PME l’émergence d’une véritable fonction d’innovation partiellement indépendante de la R&D, qui permet aux concepteurs de prendre du recul par rapport aux produits qu’ils développent ou aux problèmes techniques à résoudre pour amener l’entreprise vers une véritable stratégie d’innovation.

CODIX : à la recherche de nouveaux marchés selon une logique à la garbage can

L’entreprise CODIX dispose d’un catalogue de produits à destination de ses clients. Cependant, il peut être parfois nécessaire d’adapter le produit à un besoin spécifique auquel l’entreprise n’avait jusqu’alors pas encore répondu, ce qui implique une phase spécifique de conception. Néanmoins, les explorations de l’entreprise ne sont pas orientées simplement au hasard des demandes des clients : il s’agit de mettre en place une véritable démarche stratégique de conquête de nouveaux marchés.

La stratégie de l’entreprise consiste à identifier des problèmes jugés pertinents selon une logique en entonnoir. Lorsqu’un nouveau marché est considéré, il s’agit d’identifier clairement les problèmes techniques à régler, par exemple concevoir un codeur capable de supporter un environnement hostile (température élevée, choc, vibration, humidité,…). C’est dans ces phases très amont du processus de conception que le porteur utilise la démarche TRIZ, afin d’améliorer sa compréhension des besoins et d’approfondir l’analyse technique des produits. Grâce à la maîtrise de la démarche TRIZ et à l’identification des contradictions dans les requêtes du client, le porteur parvient à formuler le problème cible qui est rarement exprimé de manière directe et claire par le client. L’objectif est d’identifier des orientations stratégiques structurant le développement des produits futurs telles que : réduire la taille du produit, améliorer sa robustesse, le rendre étanche...

La recherche de solutions va au-delà d’une simple réponse aux problèmes des clients. En effet le dépassement des contradictions doit permettre à l’entreprise de s’ouvrir vers de nouveaux marchés, voire de nouveaux secteurs d’activités. L’entreprise adopte en quelque sorte une démarche de type Garbage Can : « Nous sommes en train d’élaborer des solutions intéressantes. A quels nouveaux problèmes pourrais-je les appliquer ? ». Ce travail est systématisé dans le cadre d’analyses sectorielles, qui permettent au porteur d’explorer les secteurs traditionnellement utilisateurs de codeurs. Il s’agit alors d’identifier les fonctions spécifiques des codeurs chez les concurrents qui opèrent sur le secteur afin d’envisager une manière différente de répondre aux attentes des clients. Mais l’exploration concerne également les niches inexploitées du marché. Il s’agit alors d’identifier les besoins potentiels de codeurs dans le secteur concerné. Là encore chaque niche de marché existante ou potentielle peut être caractérisée par une contradiction spécifique. TRIZ est utilisé dans ce cas comme un outil permettant de positionner les marchés les uns par rapport aux autres. Ainsi, par exemple, en cherchant à résoudre un problème d’étanchéité posé par l’utilisation des codeurs dans l’industrie agroalimentaire, CODIX s’est rendue compte que d’autres domaines, comme le secteur fluvial, avaient des contraintes de même nature, même si les degrés d’exigence peuvent être différents (les contraintes en termes d’étanchéité sont plus fortes dans le secteur fluvial que dans le secteur agroalimentaire).

Dans le cas de CODIX, c’est l’expansion du concept qui reste limitée (ou contrôlée) alors que la création de connaissance induite par l’exploration des solutions technologiques nouvelles est susceptible d’être longue et coûteuse. C’est la R&D qui a la main sur l’exploration des connaissances, et le rôle de la fonction d’innovation est de focaliser l’attention cognitive des chercheurs sur les concepts les plus prometteurs, par exemple le concept du codeur étanche, robuste, anti-corrosif. La création de valeur économique repose sur le principe d’exploitation des contradictions clés (Cavallucci et al., 2008), par exemple réduction de la taille du codeur et augmentation de sa robustesse. Nous sommes dans un processus d’exploration en profondeur d’un nombre limité de concepts. Dans la terminologie de Le Masson et al. (2006), l’innovation est donc le fruit d’un raisonnement ∂C -∆K.

CHALUMEX : à la recherche de nouveaux standards dans la quête du produit idéal

Les clients finaux de CHALUMEX sont constitués d’une multitude de petits artisans évoluant dans le domaine du bâtiment. La majorité des ventes s’opère par l’intermédiaire de magasins spécialisés ou de grandes surfaces et il s’agit de convaincre les chefs de rayon d’accorder des mètres linéaires à CHALUMEX. Dans ce contexte, les clients n’ont pas de demandes techniques spécifiques (comme cela pouvait être le cas pour CODIX) et l’innovation n’est donc pas tirée par la clientèle. Les marges de manoeuvre de CHALUMEX se situent au niveau des performances des produits (par exemple la maniabilité et la maintenabilité), des fonctionnalités apportées (par exemple la possibilité d’utiliser le chalumeau en « poste fixe »), et du coût de revient.

Afin de dynamiser l’innovation, CHALUMEX a systématisé une démarche de capitalisation des idées permettant de faire émerger de nouveaux standards de conception dans le but ultime de progresser dans la quête du produit « idéal ».

Au coeur de cette démarche, le porteur a systématisé et modernisé l’utilisation d’un cahier de laboratoire. Le cahier de laboratoire a d’abord pour vocation de prouver l’antériorité des concepts développés. Mais dans le cas de CHALUMEX, il permet également de systématiser la capitalisation des bonnes idées. En effet au cours d’un projet, les idées qui émergent ne sont pas toujours exploitées pour le projet en question. Il s’agit néanmoins de conserver une trace de ces idées, qui sont susceptibles d’être mises en oeuvre dans des projets de conception futurs. L’utilisation du cahier de laboratoire est également un moyen d’identifier la contribution de chacun à l’innovation et, à ce titre, elle contribue à donner du sens au travail des concepteurs. Le porteur de la démarche demande aux sept membres de son équipe de produire au moins une idée de cahier de laboratoire par semaine afin de développer les fertilisations croisées des idées.

Les idées de cahier de laboratoire peuvent avoir différents statuts. Dans le meilleur des cas, il s’agit de solutions éprouvées qui seront considérées comme de nouveaux standards de conception (par exemple le brûleur inversée, la lance démontable…). Il peut également s’agir de principes qui vont guider l a recherche de solutions : principe de zéro-maintenance ou de zéro-usinage, suppression si possible de l’assemblage par collage et vissage. Mais souvent ces idées ne sont que des hypothèses dont il est nécessaire de tester la robustesse en laboratoire. Finalement le cahier de laboratoire permet de réaliser un véritable plan directeur permettant de définir un échéancier concernant le processus de validation des idées en fonction des urgences liées à la conception de nouveaux produits ou des problèmes rencontrés dans la fabrication. Cette démarche a porté ses fruits dans la mesure où l’augmentation de la productivité en termes d’innovation (la production d’idées nouvelles) a tendance à saturer le processus de conception qui a parfois du mal à exploiter les nouveaux concepts de solutions.

Dans le cas de CHALUMEX, les concepts sous-jacents aux composants des produits sont repensés, mais la technologie mise en oeuvre reste relativement classique. En d’autres termes, la validation des propositions nécessite un investissement raisonnable et l’acquisition de connaissances pour résoudre le problème reste limitée. C’est le concepteur qui a la main : il propose de nouveaux concepts de solutions qui devront être validés par la suite. La valeur économique repose sur le principe d’exploitation des bons standards de conception. Le coût de l’exploration des connaissances étant limité, on s’autorise à multiplier le nombre de concepts testés. Ainsi le produit phare de CHALUMEX recèle une multitude de « bonnes idées » (14 innovations), ce qui fait sa force. Dans la terminologie de Le Masson et al. (2006), l’innovation est le fruit d’un raisonnement ∆C -∂K.

Les porteurs de projets

Dans les deux PME étudiées, la créativité et le développement des projets innovants sont portés en grande partie par un seul individu. C’est au retour d’une formation de onze mois dans le mastère spécialisé « conception innovante » de l’INSA de Strasbourg que les deux porteurs ont mis en place les principaux dispositifs favorisant l’émergence d’une fonction d’innovation dans leurs organisations respectives.

Sacha : Un relai des clients potentiels au sein de l’entreprise suggérant aux acteurs du bureau d’études des champs d’exploration nouveaux

Traditionnellement les évolutions de produits au sein de CODIX étaient générées en réponse à deux types de problèmes. D’une part, il s’agissait d’améliorer le produit afin de corriger des non-conformités constatées par les services de production et de méthodes[8]. D’autre part, la conception avait également pour fonction de répondre aux besoins spécifiques de clients qui ne pouvaient se contenter des produits présentés sur catalogue (cela correspondait à la majorité des cas). Dans les deux situations, la conception de produit était essentiellement guidée par une logique de progrès visant à améliorer les produits existants.

Depuis que Sacha a pris sa place à la tête du département Marketing, son rôle a consisté à focaliser l’attention des concepteurs (qui constituent une ressource rare pour CODIX) sur la résolution de problèmes considérés comme stratégiques. En effet, Sacha a tenté de mettre en évidence le fait que, parmi l’ensemble des problèmes à résoudre par la conception, certains étaient plus importants que d’autres, dans la mesure où leur résolution était susceptible d’ouvrir des perspectives de marché nouvelles. Dans le même ordre d’idée, certaines demandes de clients sont potentiellement plus créatrices de valeur que d’autres et peuvent alors donner naissance à de véritables collaborations.

Sacha s’est également évertué à orienter les acteurs du bureau d’études vers le choix de solutions radicales plutôt que d’opter pour des modifications incrémentales de l’existant. Ainsi par son action, Sacha incite les concepteurs à prendre du recul par rapport à leur vision du produit et de la technologie, l’avenir de l’entreprise passant selon lui par la conquête de marchés jusqu’alors inexplorés par la concurrence.

Yves : Un responsable conduisant son équipe de concepteur à partager et à capitaliser ses bonnes idées afin de dynamiser les activités de résolution de problèmes

Avant qu’Yves ne prenne sa nouvelle fonction, le travail des concepteurs chez CHALUMEX résultait principalement de la sollicitation par les commerciaux qui transmettaient les préoccupations des responsables rayon de la grande distribution, qui concernaient principalement les coûts. Yves a toujours eu un rôle central dans l’activité de conception au sein de CHALUMEX. Cependant à l’issue de son mastère, son rôle a été élargi dans la mesure où il pilote désormais la production, le prototypage, les méthodes, les activités de conception et les activités de R&D. Il a ainsi sous sa responsabilité tous les acteurs importants dans le processus de création d’un nouveau produit. Cette nouvelle fonction a permis à CHALUMEX de se détacher en partie de la résolution à court terme des problèmes, afin de développer des produits en rupture avec l’existant, qui intègrent fortement les contraintes et besoins des clients finaux.

L’augmentation de la création de valeur au sein de CHALUMEX passe essentiellement par un accroissement significatif de la productivité et de l’efficacité des processus de résolution de problèmes. Ainsi, comme dans le cas précédent, Yves encourage les membres de son équipe à mettre au point de nouveaux standards de conception applicables à des gammes entières de produits. Le fait que le développement de standards de conception soit devenu aussi important que le développement de nouveaux produits est une évolution majeure chez CHALUMEX. Yves est au coeur de cette dynamique dans la mesure où c’est lui qui conçoit et anime le dispositif de capitalisation des bonnes idées qui permettent l’émergence des nouveaux standards de conception.

Une synthèse des caractéristiques des cas étudiés est présentée dans le tableau 1.

Tableau 1

Synthèse des cas

Synthèse des cas

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L’intrapreneur au coeur de la fonction innovation

Au-delà de leurs différences en termes de stratégie et de produits, les entreprises étudiées présentent une caractéristique commune : la démarche de systématisation de l’innovation qui repose sur TRIZ correspond à une innovation organisationnelle, qui est portée en interne par une personne unique.

Innovation et créativité : le rôle de l’intrapreneur

Depuis les années 80, une littérature très conséquente s’est développée autour du concept d’intrapreneuriat ou Corporate entrepreneurship (Burgelman 1983; Pinchot, 1985; Morse, 1986; Knight, 1987; Roner, 1988). Cette notion a notamment permis de mettre en évidence le fait que la croissance de grandes entreprises passe par l’implémentation en interne de comportements entrepreneuriaux. Ainsi l’intrapreneuriat se définit comme le fait « d’entreprendre dans une organisation innovante » (Pinchot, 1985) ou, plus précisément, comme « le processus par lequel un individu (ou un groupe d’individus), en association avec une organisation existante, crée une nouvelle organisation ou provoque le renouvellement ou l’innovation au sein de cette organisation » (Sharma et Chrisman, 1999). Ainsi l’intrapreneuriat recouvre plusieurs composantes et dispositifs distincts (Bouchard et al., 2010, Basso, 2006). En particulier, la dynamique d’intrapreneuriat est intimement rattachée à la notion même d’intrapreneur. Si l’intrapreneuriat ne peut se faire sans l’existence d’un intrapreneur (Pinchot et Pellman, 1999), le processus intrapreneurial ne peut être compris que si l’on s’intéresse simultanément à l’intrapreneur, à l’organisation et aux opportunités intrapreneuriales (Menzel et al., 2007; Hatchuel et al., 2009). En particulier, on ne peut faire l’économie de resituer les formes d’intrapreneuriat dans les contextes organisationnels dans lesquels elles prennent place.

Dans la littérature, le concept d’intrapreneuriat renvoie tout d’abord au besoin des grandes entreprises de se doter de capacités dynamiques (Teece et Pisano, 1994) et, dans une certaine mesure, il peut être rattaché à la question de l’ambidextrie organisationnelle (O’Reilly et Tushman, 2004; Basso 2006). Certains travaux (voir notamment Carrier, 1996; Wortman, 1987) se sont par ailleurs attachés à montrer que le concept d’intrapreneuriat offre un éclairage intéressant sur les pratiques d’innovation dans les PME. En outre les PME offrent un contexte organisationnel particulièrement favorable, dans la mesure où la taille et la flexibilité de la PME permettent une convergence entre le processus entrepreneurial et la stratégie de l’entreprise (Carrier 1996).

Alors que l’intrapreneuriat concerne la mise en oeuvre d’innovations sous différentes facettes, la plupart des travaux se sont intéressés aux aspects relatifs à la création de nouveaux produits ou de nouvelles activités (voir notamment Menzel et al., 2007). Notons à ce sujet que pour Hatchuel et al. (2009), l’intrapreneuriat peut être vu « soit comme une compétence organisationnelle utile que le management doit soutenir pour certains types de projets, soit comme le signe d’une inadaptation croissante des processus d’innovation en place » (Hatchuel et al., 2009, p.171). En outre ces auteurs notent qu’en intégrant le développement de nouvelles activités ou de projets en rupture dans la mission « normale » des responsables de projets, la mise en place d’une R.I.D résout le dilemme autour du caractère transgressif de l’intrapreneuriat.

Notre travail complète la littérature existante en s’intéressant au rôle de l’intrapreneur dans la mise en place d’une innovation organisationnelle particulière : la création d’une fonction d’innovation.

L’intrapreneur au coeur de l’innovation organisationnelle

Selon Daft et Becker (1978), Hage (1999) ou Wolfe (1994), une innovation organisationnelle correspond à l’adoption d’une idée ou d’un comportement nouveau au sein d’une organisation. Comme nous l’avons exposé, l’implémentation de méthodes inspirées de TRIZ implique un renouveau de la manière de penser la conception et constitue une démarche active de modification des pratiques des concepteurs. Il s’agit donc d’une forme d’innovation organisationnelle. Fait remarquable dans nos deux cas, cette innovation peut être rattachée à l’implication d’un seul individu : le porteur de la démarche TRIZ dans l’entreprise. En effet le rôle joué par la direction de l’entreprise consiste essentiellement à laisser la latitude nécessaire au porteur pour sa démarche.

Bien que les deux porteurs de la démarche TRIZ présentent des différences sensibles, un certain nombre de points communs sont à observer :

  • Initiative et engagement : Yves et Sacha sont à l’origine de la mise en oeuvre d’une démarche TRIZ dans l’entreprise. D’une part, le choix de suivre le mastère spécialisé en conception innovante relève d’une démarche individuelle et, d’autre part, les deux porteurs ont une attitude extrêmement active vis-à-vis de l’implémentation de la démarche dans leur entreprise.

  • Autonomie : les deux porteurs possèdent une totale autonomie concernant la mise en place de TRIZ. Cette autonomie se reflète au niveau de l’organigramme hiérarchique (Sacha et Yves sont tous les deux sous la responsabilité directe du chef d’entreprise, mais il faut également noter que, dans les faits, les deux porteurs possèdent une liberté d’action importante.

  • Prise de risque : les démarches d’innovation organisationnelle impulsées par Sacha et Yves traduisent une prise de risque. En effet, comme le remarque Boldrini (2010), la mise en oeuvre de démarches inspirées de TRIZ n’est pas toujours couronnée de succès. Dans le cas présent, un échec des démarches menées aurait sans aucun doute eu un impact négatif sur la trajectoire professionnelle des porteurs au sein de l’entreprise.

  • Vision : dans les deux cas, le pilotage de l’innovation traduit une vision claire du rôle stratégique de l’innovation pour l’entreprise. Ainsi, les porteurs possèdent-ils une vision qui s’apparente à la vision entrepreneuriale (Cossette, 1996; Filion, 1991, 2004).

Bien sûr, les actions entreprises par les porteurs ne peuvent être totalement dissociées du contexte organisationnel. En particulier, le rôle joué par la hiérarchie vis-à-vis de l’émergence d’intrapreneurs n’est pas négligeable. Dans les deux cas étudiés, l’esprit d’initiative des porteurs semble avoir trouvé un écho favorable auprès de la direction, qui accorde l’autonomie nécessaire à l’exercice d’un rôle d’intrapreneur. Par ailleurs dans les deux situations décrites, les questions de la légitimité de l’intrapreneur et de son expertise technique semblent essentielles (Bootz et Schenk, 2009, 2012). En effet s’agissant d’innovations organisationnelles, l’enjeu pour Yves et Sacha est de parvenir à influencer les pratiques des concepteurs dans l’entreprise.

Conclusion

Par ce travail, nous avons tenté d’apporter des éléments permettant de mieux comprendre l’émergence d’une fonction d’innovation en PME. En particulier, notre attention s’est portée sur les démarches de conception inventive, qui conduisent à des innovations de rupture par le dépassement de contradictions, tout en tenant limitant la prise de risque liée à la rupture. Notre travail repose sur l’analyse comparée de deux PME industrielles ayant réussi la mise en oeuvre d’une démarche de conception inventive basée sur l’approche TRIZ. Cette dernière permet en effet la mise en oeuvre d’une « créativité limitée » compatible avec les contraintes des PME en termes de ressources. Au-delà de quelques similarités, les entreprises étudiées présentent des différences significatives au regard du couple stratégie-produit et de la position du porteur de la démarche de conception inventive. Dans les deux cas, le porteur joue un rôle central quant à la mise en oeuvre d’une fonction d’innovation. Alors que de nombreux travaux mettent en avant le manque de ressources internes des PME pour la mise en oeuvre d’une telle fonction et le besoin d’accompagnement (Boldrini, 2008, 2010) de ces entreprises, notre travail suggère que l’intrapreneur constitue une ressource clé pour les PME. En effet il apparaît que l’intrapreneur peut se situer au coeur de la mise en oeuvre d’innovations organisationnelles. Il convient alors de mieux comprendre les facteurs favorables à l’émergence d’une culture entrepreneuriale (Basso, 2006) dans l’entreprise.

Plusieurs éléments des cas étudiés nous conduisent à penser que les expériences menées dans ces deux entreprises pourraient être transposables. Premièrement, la mise en place d’un porteur de la fonction d’innovation n’est pas le fruit du hasard. Elle résulte du choix explicite des directions respectives, qui ont permis à un acteur ayant un rôle important dans la conception de suivre une formation aux approches de conception inventive, pour lui attribuer ensuite un poste aux responsabilités élargies. Deuxièmement, dans les deux cas, les formations suivies par les acteurs avaient pour caractéristiques de développer leur capacité à mener des raisonnements dialectiques propices à l’émergence d’innovations de rupture. Enfin, bien que les deux acteurs jouent un rôle actif au niveau de la conception de produit, leur activité se concentre essentiellement sur la mise en en place d’une nouvelle organisation dotée d’une véritable stratégie d’innovation. Ainsi notre travail exploratoire ouvre des perspectives de recherches autour des aspects relatifs à l’ancrage organisationnel de l’intrapreneur et autour du rôle des organismes de formation et de recherche comme moteurs de l’intrapreneuriat.