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L’autisme reste un mystère pour les cliniciens et les scientifiques, et représente une expérience douloureuse pour les sujets et leur famille. Les témoignages émouvants, fascinants et riches d’enseignement de quelques autistes nous permettent d’appréhender le fonctionnement d’un esprit qui semble très différent du nôtre, tant par la nature de ses perceptions, que par la spécificité de ses aptitudes [1-3].

Si l’autisme est défini comme un trouble du développement apparaissant avant l’âge de trois ans, caractérisé par une perturbation des interactions sociales et des altérations dans la capacité à communiquer associées à des activités stéréotypées avec restriction des intérêts, une grande hétérogénéité est constatée dans les manifestations autistiques. La fréquence de l’autisme, évaluée entre 2 et 5 cas pour 10 000 jusqu’à la fin des années 1990, serait en augmentation. Pour la plupart des auteurs, il s’agit d’une augmentation apparente consécutive à une détection plus fréquente des cas, mais surtout à un élargissement des critères diagnostiques [4, 5]. La prévalence de l’autisme chez les garçons (4 pour 1 fille) reste constante.

Depuis sa description en 1943 par Kanner, l’autisme a donné lieu à deux approches, l’une psychanalytique et l’autre organiciste. Aujourd’hui, les psychiatres pour enfants et adolescents expriment leur volonté d’aborder ces troubles par une approche transdisciplinaire faisant appel à une large palette de professionnels: psychiatres, pédiatres, psychologues, psychomotriciens, psychanalystes, éducateurs, orthophonistes, chercheurs en sciences cognitives, spécialistes en imagerie cérébrale, généticiens et neurobiologistes. Cette volonté se heurte pourtant à de multiples obstacles: rivalités disciplinaires, concurrence entre les théories et les approches, diversité des cas, désaccords concernant les choix thérapeutiques, découragements, tensions avec les familles et entre les soignants, lenteur et instabilité des progrès scientifiques et thérapeutiques. En France, l’absence de valorisation de la recherche clinique et le clivage entre pédopsychiatrie et pédiatrie constituent également des obstacles. Les problèmes liés à la classification, aux définitions de l’autisme, aux étiologies et aux thérapeutiques se trouvent au coeur des controverses. Les discours sur la transdisciplinarité sont une chose, leur mise en application en est une autre. Il ne suffit pas de faire intervenir des professionnels aux compétences multiples, encore faut-il établir de réelles interactions entre ceux qui ont pour objectif de mieux comprendre la vie mentale des personnes autistes et de contribuer à une meilleure adéquation des attitudes thérapeutiques pour favoriser l’autonomie, l’adaptation et la communication. Pour les cliniciens, il paraît aujourd’hui évident que le développement des capacités de socialisation des enfants autistes ne peut se concevoir sans une collaboration impliquant les enfants, leurs parents et l’ensemble des professionnels.

Pour les chercheurs, les enjeux sous-jacents à la compréhension de l’autisme sont importants à plus d’un titre, puisque les troubles autistiques renvoient à des problématiques essentielles: sentiment de soi, perception de la réalité, fonctionnement de la pensée, communication, influences héréditaires et acquises, développement normal et pathologique.

L’objectif de cet article est de détecter les sources possibles de clivage, mais aussi de rencontre, et de soulever les questions à approfondir pour tenter de mieux comprendre et prendre en charge les enfants comme les adultes autistes. Nous essaierons également de détecter si de nouveaux fossés, risquant de rendre caducs les efforts récents, sont potentiellement à l’oeuvre.

Problèmes de classification et rôle de la psychanalyse

La première question concerne les processus par lesquels l’autisme est reconnu, nommé et classifié. C’est en 1943 que Léo Kanner décrit cette affection spécifique de l’enfance que constitue l’autisme infantile, en mettant l’accent sur les perturbations des relations affectives avec l’entourage, la résistance au changement, les stéréotypies et les troubles du langage [6]. À la même époque, en 1944, le psychiatre Hans Asperger distingue des «personnalités anormales à tendance autiste». Ce qui sera nommé par la suite «syndrome d’Asperger» regroupe différentes manifestations proches de celles décrites par L. Kanner, mais parfois compensées par l’expression de talents remarquables [7].

Dès les premières descriptions, un clivage s’opère entre les psychanalystes, qui préconisent un traitement purement psychologique, et les psychiatres, qui envisagent l’autisme comme une incapacité biologique innée à constituer le contact affectif avec les personnes.

En 1952, Margaret Mahler distingue deux formes de psychoses précoces: l’une à forme autistique et l’autre, la forme symbiotique (symbiose avec la mère), d’apparition plus tardive. Par la suite, elle proposera une théorie du développement psychoaffectif normal de l’enfant, qui est sensé franchir des étapes allant d’un état d’autisme normal, aux toutes premières semaines de l’existence extra-utérine, à un processus de séparation-individuation, en passant par la phase symbiotique. Les hypothèses de M.Mahler ont été en partie contredites par les recherches sur les compétences du nouveau-né, qui semblent infirmer une période d’autisme normale; toutefois, ses descriptions cliniques restent valides d’un point de vue nosographique, même si le terme de psychose symbiotique n’a pas été retenu dans les classifications récentes [8].

Dans les années 1970-1980, l’autisme infantile a fait l’objet de nombreux débats concernant sa nature et sa définition exacte. Les classifications américaines (DSM-III et DSM-IV, diagnostic and statistical manual of mental disorders) et la classification internationale des maladies (CIM 10, de l’Organisation Mondiale de la Santé) dessinent un cadre nosographique insistant sur les symptômes et les anomalies du développement, alors que les psychanalystes mettent davantage l’accent sur la notion de troubles du développement de la personnalité et sur les modalités particulières de relation au monde et à autrui.

En se fondant sur son expérience des camps de concentration nazis, Bruno Bettelheim a lié le retrait autistique à l’impression d’être soumis, impuissant, à un sort auquel on ne peut échapper [9]. Focalisés sur les relations mère-enfant, les écrits de B. Bettelheim ont été interprétés comme mettant en cause les parents, et surtout la mère, dans la survenue de l’autisme chez l’enfant. Si, aujourd’hui, ces interprétations sont remises en cause, des parents d’enfants autistes continuent à reprocher aux psychanalystes de développer chez eux un sentiment de culpabilité.

En supervisant des traitements psychanalytiques d’enfants autistes, Mélanie Klein a mis en évidence une difficulté à accéder à la formation des symboles, qui lui paraissait particulièrement importante pour le développement du Moi. Une véritable clinique psychodynamique a été créée par des psychanalystes (E. Bick, G.Haag, D. Houzel, S. Lebovici, D. Meltzer, F. Tustin, D.Winnicott...), qui ont décrit différentes caractéristiques retrouvées chez nombre d’enfants autistes: absence de reconnaissance claire des limites de soi, utilisation de la main de l’adulte comme un prolongement de soi, absence de reconnaissance de l’autre en tant que tel, attirance pour des objets pourvoyeurs de sensations.

Si l’approche psychanalytique peut contribuer à une meilleure compréhension de la vie mentale des personnes autistes et, par là-même, à une meilleure adéquation des attitudes thérapeutiques, la prise en charge d’inspiration psychanalytique, qui a longtemps prévalu, a suscité un conflit entre certaines associations de parents et les psychiatres. Dans les années 1990, une crise s’est installée: crise de confiance chez les parents, crise de gestion de l’accueil et de la prise en charge des enfants, adolescents et adultes autistes, crise des modèles, crise de la pédopsychiatrie française et de son isolement par rapport aux modèles anglo-saxons. Alors qu’en France les conceptions de l’autisme sont souvent restreintes aux cas graves définis par L. Kanner, d’autres pays, et notamment les États-Unis, font appel à des critères élargis. On parle de spectre ou de continuum autistique [4]. La question est de savoir si le syndrome d’Asperger diffère radicalement de l’autisme de Kanner, ou s’il existe un continuum reliant les cas les plus graves aux individus les plus performants fonctionnellement.

Dans de nombreux pays, l’hypothèse de l’origine organique de l’autisme prend aujourd’hui le pas sur les interprétations psychanalytiques. En France, des parents groupés en associations et certains professionnels tiennent à ce que l’on reconnaisse l’origine organique des troubles des enfants et exigent des prises en charge éducatives comme celles utilisées aux États-Unis. L’intégration scolaire hors les murs des institutions spécialisées leur paraît d’une importance cruciale. Elle peut parfois s’effectuer dans des classes normales à faible effectif (avec l’aide d’auxiliaires de vie scolaire), mais ce choix n’est pas sans poser des problèmes de mise à l’écart de l’enfant autiste par les autres enfants. L’intégration scolaire peut également être entreprise dans des CLIS, classe d’intégration scolaire pour un groupe d’enfants présentant un handicap, accueillis avec leur instituteur spécialisé dans un établissement de l’Éducation nationale. Trop souvent, les enfants autistes se retrouvent sans prise en charge scolaire du fait de leurs troubles du comportement.

Anomalies organiques et recherches en génétique

En 1994, l’association Autisme-France saisissait le Comité consultatif national d’Éthique pour dénoncer les difficultés à obtenir un diagnostic précoce, l’absence de prise en compte des classifications diagnostiques internationales et la méconnaissance de l’origine organique de l’autisme par la majorité des psychiatres français, qui auraient encore tendance à privilégier l’approche psychanalytique.

Concernant l’origine organique de l’autisme, les hypothèses s’orientent vers des anomalies du développement du système nerveux central et vers l’implication de facteurs génétiques (voir l’article de S. Jamain et al., p.1081 de ce numéro). Lorsqu’une pathologie organique associée à l’autisme est recherchée, elle est retrouvée en moyenne dans 25% des cas [10]; cependant, dans la majorité des cas, l’étiologie de l’autisme reste inconnue.

Alors qu’un retard mental est souvent associé à l’autisme, les généticiens pédiatres ne se sont que très peu intéressés à l’autisme. Ce point mérite d’être signalé car les méthodologies de recherche utilisées dans le retard mental, qui ont consisté, dans un premier temps, à une plus grande précision des phénotypes et un rétrécissement des groupes de sujets, se sont avérées très différentes de celles appliquées à l’autisme par des psychiatres généticiens (exemple des analyses de liaison). Les résultats parlent d’eux-mêmes puisque plusieurs centaines de gènes associés au retard mental sont aujourd’hui connus. Récemment, deux gènes associés à l’autisme dans deux familles dont plusieurs membres sont atteints ont été mis en évidence grâce à l’utilisation d’une approche identique à celle des généticiens pédiatres (voir l’article de S. Jamain et al., p.1081 de ce numéro).

L’implication de facteurs génétiques dans l’autisme est illustrée, depuis de nombreuses années, par des études familiales. Des anomalies de développement du langage ou des relations sociales, proches de celles observées dans l’autisme mais d’intensité mineure, sont retrouvées avec une incidence élevée chez les apparentés au premier degré, et sont nommées «endophénotypes». Mais ne prête-t-on pas davantage attention à des manifestations qui ne seraient pas décelées dans une autre famille ? Où se situent les limites entre le normal et le pathologique ? Qu’est-ce qui ne relève que de la singularité ou de la personnalité ? Quelle signification donner à ces «endophénotypes» définis par les généticiens pour désigner ce qui correspond aux traits retrouvés chez les apparentés qui ne développent pourtant pas la pathologie ?

Les études réalisées sur des couples de jumeaux ont montré que l’un d’entre eux pouvait être sévèrement atteint quand l’autre ne présentait que quelques traits autistiques [11]. La composante environnementale reste donc indéniable; toutefois, elle est prépondérante ou minime, selon les cas. Différentes atteintes du système nerveux (infectieuses, toxiques ou traumatiques) qui affectent l’enfant pendant la grossesse, l’accouchement ou les premières années de la vie peuvent entraîner le développement d’un tableau autistique.

Parallèlement aux approches génétiques, les recherches portent sur la redéfinition du phénotype autistique; le problème de la classification n’est toutefois pas encore résolu. Les difficultés nosographiques et thérapeutiques sont en partie liées à la diversité des cas, les enfants autistes différant entre eux par leurs aptitudes, leurs préférences et leurs aversions, mais aussi par les origines de leurs troubles et la sévérité de leur handicap.

De nombreux traitements ont été tentés: approches comportementales, éducation spécialisée, stimulation sensorielle, traitements médicamenteux, régimes alimentaires, suppléments nutritifs. Quelques résultats encourageants ont été obtenus, mais si certains autistes paraissent réagir à l’un ou à l’autre de ces traitements, d’autres ont besoin de soins en institution toute leur vie, du fait de leur comportement violent et autodestructeur ou de leur inaptitude aux relations avec le monde extérieur [12]. Néanmoins, l’idée qu’un enfant puis un adulte autiste puisse progresser tout au long de sa vie doit rester à l’esprit des professionnels en charge de l’aider à franchir ces portes symboliques qui constituent autant d’obstacles à la compréhension du monde qui l’entoure.

Les différents professionnels impliqués

Les psychiatres cliniciens

La prise en charge des autistes commence par le travail du clinicien qui doit porter et affiner le diagnostic. Un dépistage précoce est important pour conseiller très tôt les parents et prévenir certains troubles. Dès la première année, des signes peuvent se manifester: l’enfant ne tend pas les bras, ne cherche pas le contact par le regard, paraît indifférent au monde sonore, semble trop calme ou, au contraire, se manifeste par des cris et des colères [13].

La démarche diagnostique devant un syndrome autistique implique une enquête familiale, une anamnèse et un examen clinique approfondis. Certains estiment que le choix des examens paracliniques à prescrire (métabolique, génétique, neurologique, imagerie) est à adapter à chaque cas et doit être orienté par les résultats de l’investigation clinique. Pour d’autres, les investigations doivent se pratiquer de façon systématique en raison de la fréquence d’une pathologie organique associée.

Les psychologues, éducateurs, orthophonistes, psychomotriciens

L’évaluation des compétences (perception, imitation, coordination, motricité, langage...) et la prise en charge des enfants se pratiquent en général au sein d’une équipe pluridisciplinaire. Les pratiques quotidiennes sont parfois inspirées de méthodes telles que les programmes Teacch (treatment and education of autistic and related communication handicapped children), Makaton (Makaton vocabulary development project), PECS (picture exchange communication system). Le programme Teacch, conçu par l’Américain Eric Schopler et son équipe, met l’accent sur la collaboration entre parents et professionnels et sur la nécessité de structurer le temps ainsi que l’environnement de l’enfant avant toute tentative d’éducation [14]. Le programme Makaton est un programme de rééducation qui allie la parole, les signes et la langue des signes ainsi que des pictogrammes. Les méthodes de rééducation du langage et de la psychomotricité sont importantes pour stimuler les compétences communicatives.

La communication facilitée, méthode inaugurée par l’australienne Rosemary Crossley, postule que, dès lors que le poignet ou le bras d’un sujet est soutenu par un «facilitateur», le sujet peut devenir capable de communiquer en tapant sur le clavier d’un ordinateur. Le rapport de l’Andem (agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale) de 1994, qui concluait que les études expérimentales quantitatives tendaient à invalider cette méthode (hypothèse de la suggestion inconsciente induite par le «facilitateur») n’a pas encouragé les initiatives en ce sens en France. Pourtant, certains professionnels suggèrent que cette méthode pourrait entraîner l’apparition de nouvelles capacités communicatives chez un certain nombre d’autistes [15].

Les aspects éducatifs, pédagogiques, psychothérapeutiques et médicaux doivent être pris en compte, et des réunions de synthèse sont nécessaires pour aboutir à une cohésion dans la prise en charge du sujet. Découvrir l’approche adéquate, les dons cachés des enfants autistes et la façon de les développer est l’un des enjeux essentiels.

Chercher à les aider au lieu de vouloir sonder à tout prix les secrets les plus intimes de leur subconscient paraît primordial pour Temple Grandin [2]. Diagnostiquée à l’âge de trois ans comme autiste par un neurologue qui avait laissé entendre qu’un placement à vie dans des établissements spécialisés serait vraisemblablement nécessaire, elle a réussi à poursuivre ses études, à rédiger une thèse de doctorat en psychologie animale et à devenir maître assistant dans le département de zoologie de l’Université du Colorado. Elle explique: «Enfant, au lieu d’une psychothérapie, j’aurais dû bénéficier davantage de séances d’orthophonie. M’exercer avec des enregistrements de ma voix que j’aurais écoutés aurait été plus utile pour améliorer ma vie sociale que de fouiller dans mon psychisme à la recherche de sombres secrets. J’aurais aimé qu’une de ces psychologues me dise que j’avais un problème de voix plutôt que de s’inquiéter de mon moi »[2]. Pourtant l’écrivain Donna Williams témoigne du rôle majeur des psychothérapeutes qui l’ont aidée à mieux comprendre son mode de fonctionnement et celui des autres [1]. Les psychiatres insistent également sur la place importante de la psychanalyse dans le traitement des angoisses, et surtout dans l’accompagnement des équipes et des familles.

Les neuropharmacologues

Les études neuropharmacologiques, fondées sur l’analyse de la concentration des neurotransmetteurs dans le sang périphérique, n’ont pas donné de résultats consensuels. Les deux systèmes pour lesquels des perturbations semblent relativement reproductibles sont les systèmes sérotoninergiques (augmentation de la sérotonine plaquettaire dans 30% à 40% des cas) et opiacés (baisse des β-endorphines plasmatiques) [16].

Les bénéfices cliniques des traitements médicamenteux sont souvent décevants (exception faite des anticomitiaux) et les effets secondaires fréquents. Le recours aux prescriptions varie d’une équipe à l’autre et est principalement motivé par l’épilepsie (présente dans près d’un cas sur quatre), les états d’excitation, d’anxiété ou d’agressivité, ou encore les troubles du sommeil. Les neuroleptiques peuvent être utiles pour éviter les automutilations et pour traiter les problèmes comportementaux survenant parfois à la puberté. Pour les adultes, les antidépresseurs et les sédatifs apportent souvent un soulagement. En réduisant la sensibilité du système nerveux à la stimulation, les traitements qui agissent sur les récepteurs β-adrénergiques, par exemple, soulagent des autistes présentant une hypersensibilité sensorielle.

Les neurophysiologistes et les spécialistes en imagerie cérébrale

Les troubles sensoriels des autistes, longtemps ignorés, paraissent aujourd’hui bien identifiés [17]. Selon Temple Grandin [2]: «Une anomalie dans les systèmes qui traitent les informations sensorielles à leur entrée fait que l’enfant réagit trop à certains stimuli et pas assez à d’autres. Pour contenir l’assaut des stimulations extérieures, l’enfant autiste se replie sur lui-même... ».

Sont décrites des difficultés à traiter les sons complexes (conversations multiples, par exemple). Certains autistes ont par ailleurs l’ouïe si fine que les bruits quotidiens leur sont insupportables. D’autres n’arrivent pas à filtrer les bruits de fond gênants, ou ont une capacité auditive fonctionnant par intermittence. Certains autistes présentent des troubles visuels très sévères, d’autres une hypersensibilité au toucher et aux sons. Parfois il s’agit de confusion sensorielle en stimulation bimodale: difficulté à voir et entendre en même temps, par exemple.

Les troubles sensoriels suggèrent l’existence d’un dysfonctionnement sous-cortical, tandis que les altérations du langage et de la cognition évoquent un dysfonctionnement cortical. Des anomalies cérébrales peuvent être à l’origine de ces altérations et, inversement, des troubles précoces de la perception sensorielle peuvent empêcher le développement de certaines régions cérébrales. Un retard dans la maturation cérébrale a été détecté, notamment au niveau du cervelet ou du système limbique [18], mais ces anomalies cérébrales ne sont pas systématiquement observées. Des études sur la latéralisation indiquent un hémisphère droit hyperactivé au détriment de l’hémisphère gauche (spécialisé dans le langage et les fonctions symboliques), même si tous les autistes ne présentent pas un schéma de latéralisation anormal [19].

Les études en imagerie fonctionnelle cérébrale révèlent une hypoactivité dans certaines régions du cerveau (lobe frontal, préfrontal ou gyrus cingulaire). Dans une étude française utilisant la tomographie par émission de positons (TEP), une hypoperfusion temporale a été constatée dans 76% des cas étudiés [20]. Lorsque l’imagerie par résonance magnétique (IRM) est pratiquée au cours d’une activation auditive ou visuelle, des anomalies sont constatées, notamment dans le cas de la perception des visages: des zones habituellement impliquées dans la reconnaissance des objets inanimés sont anormalement activées [21]. Les chercheurs en imagerie fonctionnelle souhaiteraient pouvoir corréler symptômes cliniques et profils cognitifs.

Les chercheurs en sciences cognitives

Les recherches de déficits cognitifs ont identifié des troubles dans la structure du langage, un abaissement du seuil perceptif et une hypersensibilité sensorielle, une perception spatiale globale affectée et des troubles de la symbolisation. Les travaux menés sur le développement du langage ou d’autres compétences précoces chez les enfants autistes présentent un intérêt thérapeutique. Ainsi, les travaux de Dorris Allen et Isabelle Rapin sont reconnus pour leurs applications pratiques dans la prise en charge des troubles du développement du langage de l’enfant autiste [22].

Si la plupart des auteurs décrivent un déficit de l’imitation gestuelle chez les enfants autistes, Jacqueline Nadel souligne que ce déficit porte sur l’imitation différée, qui fait intervenir le développement des capacités de représentation. Elle montre qu’en situation d’interaction avec d’autres enfants, des comportements d’imitation immédiate s’observent chez certains autistes et constituent un support d’interactions avec le partenaire. Elle fait l’hypothèse que la stimulation de ces imitations de bas niveau pourrait être utilisée pour promouvoir des actions autonomes chez ces enfants [23].

S. Baron-Cohen et al. [24] ont émis l’hypothèse selon laquelle l’essentiel des troubles de l’autisme pourrait s’expliquer par un déficit de la capacité à reconnaître l’existence d’états mentaux, de pensées et d’intentionnalité chez autrui. Cette capacité, dénommée «théorie de l’esprit», est entendue comme l’ensemble des processus par lesquels chacun postule, chez autrui, l’existence d’états mentaux internes. C’est en 1978 que les éthologues D.Premack et G. Woodruff proposèrent le terme de «théorie de l’esprit »pour expliquer la capacité de tromperie qu’ils observaient chez les chimpanzés. Ils montrèrent qu’en trompant l’autre, ces animaux pouvaient tenir compte des états mentaux de leurs congénères. Le psychologue cognitiviste anglais Alan Leslie et ses collègues reprirent cette idée de tromperie, l’appelant «faire semblant», et exposèrent à la fin des années 1980 la «théorie de l’esprit». Ils partaient de l’idée que l’enfant acquérait un système de représentations du monde et, qu’une fois ces représentations intégrées, l’enfant pouvait en jouer tout en sachant qu’il en jouait: ce sont les métareprésentations. Chez l’enfant autiste, la mise en place des représentations serait défectueuse, ce qui entraînerait une inaptitude à comprendre les interactions et les bases de la communication.

La notion de déficit de «théorie de l’esprit » comme facteur explicatif de l’autisme est cependant critiquée, compte tenu du fait que cette capacité ne se manifeste qu’assez tardivement, vers l’âge de 3-4 ans, alors que les signes autistiques apparaissent antérieurement. De plus, 20% des enfants autistes réussissent les épreuves de «théorie de l’esprit», ce qui remet en question la valeur étiologique attribuée à ce déficit. D’autres théories ont été proposées par les chercheurs en sciences cognitives (modèle du déficit des fonctions exécutives, modèle du déficit de la cohérence centrale) mais, jusqu’à présent, aucune d’entre elles n’est parvenue à rendre compte de l’ensemble des manifestations autistiques [25].

Face aux difficultés rencontrées lors de la prise en charge des sujets autistes, les professionnels sont de plus en plus nombreux à reconnaître la nécessité de collaborations interdisciplinaires. Les approches se complètent souvent: ainsi, la détermination des altérations psychologiques donne des indications sur les structures cérébrales et les systèmes neurologiques touchés, tandis que, à l’inverse, la découverte d’anomalies neurologiques ou génétiques oriente différemment les efforts pour identifier les déficits psychologiques clés. Cependant, bien des formations véhiculent encore d’anciennes conceptions, aujourd’hui remises en cause, et les batailles disciplinaires se poursuivent. Entre les cliniciens confrontés aux épreuves quotidiennes et les chercheurs éloignés de la clinique, un fossé se creuse souvent. Au sein de l’équipe thérapeutique, les tensions peuvent être fréquentes, et la collaboration avec les enfants et les parents difficile à réaliser. L’autisme, de par son étrangeté et le sentiment d’impuissance qu’il suscite chez les professionnels et les parents, favorise alors les clivages.

Le rôle des associations

Les clivages se retrouvent également dans le milieu associatif. En juin 2002, une première tentative de rapprochement entre l’association Autisme-France, créée en 1989, et la Fédération française Sesame Autisme, qui existe en région parisienne depuis 1963 et compte aujourd’hui 36 associations, a échoué. De nombreuses divergences existent encore, notamment en ce qui concerne l’attitude à adopter vis-à-vis des psychiatres et des psychanalystes (collaboration versus méfiance).

Les actions menées par des associations de familles d’autistes ont conduit à la mise en place, par le ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, d’un plan d’action consacré à la prise en charge des enfants, adolescents et adultes autistes, plan d’action qui a fait l’objet de la circulaire n°9512 du 27 avril 1995. Ce texte prévoyait la mise en place sur cinq ans d’un réseau de prise en charge thérapeutique, pédagogique et éducative adaptée aux enfants autistes. Pourtant, un rapport produit en janvier 2001 par l’association Autisme-France souligne le peu d’impact de la politique menée depuis 1995: quelques centaines de places supplémentaires ont été créées, alors qu’une dizaine de milliers paraissent nécessaires.

Conclusions

L’autisme représente un ensemble de troubles du développement pour lesquels les différentes thérapeutiques mises en oeuvre n’obtiennent que des résultats partiels et instables pour la majorité des enfants, même si l’on assiste chez d’autres à des améliorations importantes et durables. Les corpus théoriques proposés par la psychanalyse, la psychologie cognitive, la neurophysiologie, la neuropharmacologie ou la génétique n’offrent que des éclairages très focalisés, laissant de larges zones d’ombre. La psychanalyse, qui a pendant longtemps constitué l’approche privilégiée, est aujourd’hui décriée par certaines associations de parents, qui préfèrent aux théories psychanalytiques les hypothèses organiques de l’autisme. Les clivages et controverses sont probablement en partie liés à la diversité des manifestations de l’autisme, aux interrogations qu’elle engendre et au sentiment d’impuissance qui envahit parfois les soignants et les parents.

S’adapter à chaque sujet autiste paraît primordial du fait de l’importance des différences interindividuelles. Croire que les avancées de la génétique psychiatrique, de l’imagerie cérébrale ou de toute autre discipline permettra de résoudre les problèmes des enfants autistes reste illusoire, non pas que ces recherches soient accessoires, mais la disparité des cas, de leurs origines possibles et de leurs manifestations incite à penser que c’est dans l’adaptation à chaque cas que se trouvent d’éventuelles solutions. Les associations, et notamment Autisme-Europe, considèrent que l’autisme est un handicap qui nécessite une éducation précoce et spécialisée visant à rendre l’environnement plus accessible à la personne autiste et à combler les déficits particuliers de chacun. Si terrible que soit le tableau clinique effectivement constaté à l’âge de trois ans, quelques autistes, contre toute attente, finissent par acquérir des compétences langagières et sociales satisfaisantes. Certains réussissent à devenir autonomes, à exercer un métier et à mener une vie en apparence normale, même si une profonde singularité persiste [1, 2, 26].

En France, la crise traversée par la prise en charge psychiatrique des autistes semble avoir provoqué une sorte de révolution culturelle qui tend à bouleverser les références théoriques, et conduit à rechercher des causes organiques et à développer des projets thérapeutiques et éducatifs intégrant les avancées de la psychologie cognitive et de nouvelles expériences éducatives. Les résultats obtenus en neurobiologie, en imagerie cérébrale et en génétique fournissent également des pistes pour une meilleure compréhension des manifestations autistiques.

Le fait que les anomalies cérébrales retrouvées chez certains autistes ne soient pas observées systématiquement désoriente les chercheurs qui aimeraient préciser clairement la nature des zones cérébrales atteintes. Les déterminations individuelles peinent à s’instaurer dans une communauté scientifique et médicale où l’attrait pour la statistique et le quantifiable l’emporte parfois sur les études de cas. Chaque autiste étant différent en raison de l’origine possible et des manifestations de son trouble, c’est une évaluation et une thérapeutique individuelle qui semblent s’imposer, alors que la médecine actuelle est bien souvent orientée vers une approche statistique.

L’un des risques actuels des réaménagements en cours dans le champ de l’autisme est le déplacement des clivages, toujours à l’oeuvre, et l’apparition de nouveaux fossés: (1) entre les équipes des centres diagnostiques hyperspécialisés, situées dans des centres hospitalo-universitaires et consacrés à la recherche, et les équipes des centres de soins, coupés de ces structures et organisés dans une perspective plus occupationnelle que thérapeutique; (2) entre les structures pour enfants, dotées de moyens pour la mise en oeuvre de soins et de recherche, et les structures pour adolescents et adultes, trop souvent laissées pour compte; (3) entre l’autiste, objet de recherches diverses et de programmes rééducatifs, et l’enfant, sujet souffrant d’autisme, toujours en détresse; (4) enfin, parmi les sujets souffrant d’autisme, entre ceux dont l’équilibre psychologique et social de la famille leur permet de bénéficier plus facilement des avancées récentes, et ceux dont le contexte ou le parcours les fait rejoindre le groupe social des exclus.

Malgré les tentatives de mise en commun des savoirs et des pratiques, il reste encore beaucoup à faire pour appréhender et traiter au mieux ces troubles autistiques. Prendre en compte les témoignages d’autistes qui ont réussi à faire part de leur expérience, de leurs modes de pensée et de leurs difficultés peut être riche d’enseignements pour éviter des erreurs aux conséquences graves, ou pour imaginer des méthodes éducatives ou des thérapies originales [1-3].