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Le syndrome Paris-Trousseau (PTS), également connu sous le nom de syndrome de Jacobsen, est un désordre congénital associant des anomalies telles qu’un retard mental modéré et un retard de croissance postnatale, une cardiopathie, une dysmorphie faciale avec hypertélorisme et trigonocéphalie [1]. Il est accompagné d’une dysmégacaryopoïèse et d’une thrombopénie avec un nombre élevé dans la moelle osseuse de mégacaryocytes (MK) de petite taille (microMK), fréquemment apoptotiques, et la présence dans le sang périphérique de plaquettes contenant des granules α géants incapables de libérer leur contenu lors de l’activation par la thrombine [2]. Une délétion de la partie terminale du bras long du chromosome 11 avec un point de cassure en 11q23.3-24 est toujours présente chez les malades. Deux facteurs de transcription apparentés, Ets1 et Fli1, capables de transactiver de nombreux gènes mégacaryocytaires (GPIIb, c-mpl, PF4, GPIX, GPIb-α), sont localisés dans la région délétée. Leur délétion pouvait donc être considérée comme potentiellement responsable de la thrombopénie [3, 4]. De ces deux facteurs de transcription, Fli1 présente un intérêt particulier : les souris homozygotes Fli1-/- présentent un nombre élevé de microMK immatures synthétisant des granules α anormaux. La désorganisation des membranes de démarcation des plaquettes est également un point commun entre les malades Paris-Trousseau et les souris Fli1-/- [3, 5]. En revanche, Ets1 ne semble pas essentiel pour la mégacaryopoïèse, puisque les souris Ets1-/- ont une différenciation mégacaryocytaire normale alors que d’autres défauts hématopoïétiques, essentiellement sur les lignées lymphoïdes, sont présents [6]. Confirmant un rôle prédominant de Fli1 dans les MK, nous avons démontré que son expression y est environ 100 fois plus élevée que celle de Ets1 [7]. L’ensemble de ces données suggère que la délétion hémizygote de Fli1, et non celle de Ets1, est responsable de la thrombopénie chez les malades présentant un syndrome Paris-Trousseau. À l’appui de cette hypothèse, nous avons mis en évidence, in vitro, que le transfert d’ADNc de Fli1 dans les progéniteurs hématopoïétiques (CD34+) des malades restaure, au moins partiellement, la maturation des MK [7].

Quel est le mécanisme de l’haplo-insuffisance de Fli1 chez les malades atteints du syndrome Paris-Trousseau ?

La présence de deux sous-populations distinctes de MK dans la moelle osseuse des malades, l’une composée de MK normaux et l’autre de microMK, nous a conduits à nous demander pourquoi une seule copie de Fli1 suffit pour permettre la maturation de la première sous-population, mais pas de la seconde ? Il apparaissait vraisemblable que ces deux sous-populations expriment différemment l’allèle restant de Fli, cette expression atteignant un niveau suffisant dans les MK normaux, mais demeurant trop faible, ou nulle, dans les microMK. Afin de vérifier cette hypothèse, nous avons cherché à examiner s’il existait deux sous-populations, du point de vue de l’expression de Fli1, parmi les MK des malades. La technique de RT-PCR à l’échelon unicellulaire a montré qu’il existe effectivement deux fractions distinctes de MK au sein de la population CD41+CD42- des malades, l’une exprimant l’ARNm Fli1, et l’autre non. En revanche, comme attendu, chez les sujets normaux, ayant les deux allèles de Fli1, tous les MK CD41+CD42- expriment l’ARNm Fli1.

Il restait à expliquer cette hétérogénéité dans l’expression de Fli1 parmi les MK des malades. Pour y parvenir, nous avons suivi l’expression allélique de Fli1 par la méthode de FISH-ARN au cours de la mégacaryopoïèse normale et avons détecté, au sein des MK diploïdes, une phase pendant laquelle l’expression de Fli1 est monoallélique, correspondant au stade CD41+CD42-(Figure 1). On peut donc imaginer que l’expression mono-allélique de Fli1 pendant une courte période de la mégacaryopoïèse entraîne, chez les malades, la genèse de deux sous-populations de MK : l’une n’exprime pas Fli1 et est, par conséquent, incapable de se différencier ; l’autre, exprimant Fli1 à partir de l’allèle conservé, poursuit sa maturation aboutissant à une plaquettogenèse normale (Figure 2). Ainsi la thrombopénie modérée des malades atteints d’un syndrome Paris-Trousseau reflèterait la co-existence de ces deux sous-populations de MK [7].

Figure 1

Expression allélique de Fli1 au cours de la différenciation mégacaryocytaire.

Expression allélique de Fli1 au cours de la différenciation mégacaryocytaire.

Les cellules CD34+ isolées à partir de la cytaphérèse des sujets normaux ont été cultivées en présence de la thrombopoïétine pendant 6 jours. Les cellules ont été triées selon les marqueurs de différenciation des mégacaryocytes (CD34, CD41, CD42). L’ARN nucléaire de Fli1 (en vert) et le chromosome 12 (en rouge) sont détectés par la méthode de FISH-ARN couplée à FISH-ADN. Le nombre de spots verts indique le nombre d’allèles de Fli1 transcrits. Le niveau de ploïdie indiquant le nombre de copies de Fli1 dans la même cellule est déterminé par le nombre de spots rouges. La chromatine est marquée par le DAPI (bleu). L’analyse statistique de l’expression mono-/bi-allélique de Fli1 dans les MK (mégacaryocytes) diploïdes au cours de leur différenciation montre qu’environ 70% des cellules CD34+CD41+CD42- expriment un seul allèle de Fli1 alors que le même pourcentage de cellules CD34+CD41+CD42+ expriment les deux allèles de Fli1, démontrant une commutation de l’expression de mono- à bi-allélique de Fli1 au cours de la maturation des MK.

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Figure 2

Différentes étapes de la mégacaryopoïèse normale (1) et de celle des malades atteints du syndrome Paris-Trousseau (PTS) (2).

Différentes étapes de la mégacaryopoïèse normale (1) et de celle des malades atteints du syndrome Paris-Trousseau (PTS) (2).

Au cours de la mégacaryopoïèse, les progéniteurs des mégacaryocytes (MK) acquièrent différents marqueurs de surface (CD41, CD42…), les MK matures deviennent ensuite polyploïdes et, au stade terminal, donnent lieu à la formation de proplaquettes. Dans le modèle que nous proposons, le gène codant pour le facteur de transcription Fli1, nécessaire à la transactivation de CD42, est exprimé de façon mono-allélique au stade CD41+CD42- et son expression redevient bi-allélique au moment de l’apparition du CD42. Chez les malades atteints du syndrome de Paris-Trousseau, deux situations peuvent se produire au stade de l’expression mono-allélique de Fli1 : l’une pour laquelle l’allèle conservé de Fli1 est exprimé, permettant à la cellule de poursuivre une maturation correcte (A), et l’autre pour laquelle l’allèle conservé de Fli1 sera éteint de façon transitoire, ce qui perturbera la différenciation et entraînera la cellule vers la lyse (B). La co-existence des MK avec et sans expression de Fli1 pourrait expliquer la genèse de deux sous-populations de MK et la thrombopénie (modérée) liée au PTS.

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L’expression mono-allélique d’un gène est souvent liée à l’empreinte génomique au cours de l’embryogenèse [8] ou à l’exclusion allélique comme, par exemple, dans le cas des immunoglobulines [9], de certaines cytokines [10] ou des récepteurs olfactifs [11]. Dans le cas du syndrome Paris-Trousseau, la délétion en 11q23.3 concerne aussi bien l’allèle maternel que paternel [12], ce qui exclut que Fli1 soit soumis à l’inactivation d’un allèle par empreinte génomique [8]. Deux autres mécanismes peuvent dès lors expliquer cette expression monoallélique : (1) l’expression de Fli1 s’éteint sur un des deux allèles (chez les sujets normaux) de façon stochastique au stade CD42- de maturation des MK menant à leur ségrégation en deux sous-populations chez les malades selon le « choix » de l’allèle éteint. Cette extinction est réversible puisque, au stade suivant de différenciation (CD42+), l’expression de Fli1 redevient bi-allélique ; (2) l’expression mono-allélique de Fli1 est en réalité le reflet d’une expression intermittente et asynchrone des deux allèles de sorte qu’un seul allèle (pas forcement le même) est exprimé à un instant donné. En effet, pour d’autres gènes, la transcription apparaît comme un processus discontinu au niveau d’un seul allèle [13, 14]. La perte d’un allèle de Fli1 pourrait ainsi également conduire à l’interruption complète, mais transitoire, de l’expression de Fli1 dans les MK CD41+CD42- mimant (transitoirement) une délétion homozygote du gène. Nos résultats montrent donc, confirmant une hypothèse formulée à partir de modèles mathématiques [15], que l’expression transitoirement mono-allélique d’un gène essentiel pour la différenciation, quel qu’en soit le mécanisme, pourrait être à l’origine de maladies associées à une haplo-insuffisance.